Faire avec le faire communicationnel
les prétentions de la sémiotique face à l’horizon des pratiques

Yves Jeanneret

Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse
Laboratoire Culture et communication (EA 3151)

En dépit de la formule "pragmatique", qui tend à replier le signifier sur le faire, la question de la pratique signifiante est extrêmement complexe. L’étude s'emploie à décrire la façon dont cette question est mobilisée, en sciences de la communication, à propos des pratiques médiatiques courantes. L’invocation des pratiques suscite dans cette discipline une stigmatisation de la sémiotique, dont on pourra comprendre qu'elle marque des questions pertinentes, tout en remuant l’illusion d'une communication presque sans le sens (CPSS). Ce qui conduira à discuter la fausse évidence de la notion de "trace", centrale dans cette querelle, à partir des acquis de la recherche sur l’écriture. C'est sur le terrain de l'écriture, modifiée par la métamorphose contemporaine des médias, que pourront être  discutés quelques-uns des efforts actuels pour intégrer une problématique des pratiques dans la description des dispositifs et des textes, à partir des notions de prétention (intervention dans le processus de communication), préfiguration (écriture anticipée des pratiques) et prédilection (mobilisation d’une histoire des formes).

In spite of the « pragmatic » model, which is often understood as a way to explain sense by action, the problem of signifying practices is nothing but simple. The paper aims to describe the way such a problem is addressed, in information and communication sciences, about ordinary mediatic practices. The stress on practices est often associated in this discipline with a form of stigmatization of semiotics. Such a critic points out important questions, but it support the illusion it would be possible to communicate almost without sense (CAWS). It is necessary to submit to examination the notion of « track » and « tracking », a reality that must not be taken for granted, as shows the theories of writing. Writing is deeply affected today by contemprorary mediatic metamorphoses. On this field, some tentatives ar made to integrate the problematic of communicational practices in the description of texts and devices. The three notions of pretention (way of taking part to the communicational process), prefiguration (way of writing an anticipation of practices) and predilection (way of acualising the memory of forms) are useful in this perspective.

Index

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Mots-clés : communication, écriture, inscription, médias, pratique, trace

Auteurs cités : Marc Arabyan, Sémir BADIR, Jacques FONTANILLE, Yves JEANNERET, Isabelle Klock-Fontanille, Bruno LATOUR, Éric Maigret, Alex Mucchielli, Philippe Quinton, Alain Rey, Emmanuël Souchier, Cécile Tardy, Eliseo VERÓN

Plan

Texte intégral

Les recherches auxquelles je contribue abordent la question du faire d’un point de vue particulier. Elles envisagent les processus de communication ordinaires, ceux qu’on rencontre dans les médias et la vie quotidienne, et non des pratiques pionnières ou des gestes artistiques visant l’originalité. Il s’agit par exemple de comprendre comment les querelles publiques élaborent un imaginaire des savoirs, comment certains outils d’expression envahissent le quotidien du travail, comment l’édition, la collecte, la manuélisation des textes transforment, non seulement ces textes, mais la pratique de ces textes.

Engager ce type d’analyse suppose l’hypothèse qu’un faire est en jeu dans de tels phénomènes : un faire qui élabore des médiations déterminantes pour le partage et la transformation de savoirs et de valeurs dans la société. Cela conduit aussi à s’interroger sur la place qu’occupe la création d’objets sémiotiques, empiriquement observables, et tout particulièrement d’objets écrits, dans un tel ensemble de pratiques.

C’est pourquoi ce courant de recherche est confronté, de longue date, à la question de savoir quels rapports peuvent entretenir dans les analyses de la communication, la dimension des textes, celle des objets et celle des pratiques. La question est extrêmement vaste : il ne saurait s’agir ici de proposer une théorie de ces rapports, seulement de mettre en évidence quelques difficultés d’une telle mise en relation et, finalement, la part d’hétérogénéité, voire d’irréductibilité que celle-ci conserve. L’idée qui guidera cette analyse est que, lorsqu’elle choisit de ne plus se définir simplement comme une science des textes, la sémiotique ne fait pas que prolonger son projet, elle s’engage à rencontrer ses limites, parce qu’envisager des pratiques ne signifie pas du tout la même chose qu’envisager des objets, si l’on entend participer à l’analyse de la production du sens.

En somme, le sémioticien ne peut éviter de s’interroger sur ce qu’est sa propre pratique à partir du moment où il entend dire quelque chose des pratiques sociales ordinaires.

Du faire sémiotique au faire social, et retour

Sur le terrain des formes triviales de la culture, l’analyse sémiotique doit faire avec le faire des sujets sociaux. En effet, dès qu’on vise à comprendre, non seulement telle ou telle œuvre singulière, mais les processus de circulation sociale des savoirs, on rencontre un composite inextricable de textes et de pratiques. La gamme de ces pratiques est elle-même très étendue : stratégiques, interprétatives, manipulatoires, relationnelles, etc. On le voit particulièrement aux innombrables traductions conceptuelles que connaît le verbe faire dans ce domaine : action ? activité ? comportement ? pratique ? usage ? appropriation ? Prendre au sérieux le trivial, c’est manifester d’emblée l’hétérogénéité irréductible de ce qui fait ressource dans ces processus, dont les catégories structurantes sont difficiles à classer, soit du côté des objets textuels, soit du côté des pratiques : médiation, réécriture, transformation, interprétation.

Note de bas de page 1 :

 Jean Davallon rappelle par exemple que selon Barthes l’époque « refait la carte du faire humain » (dans « Littérature et signification », ce qui montre l’ambition d’une anthropologie critique présente à l’arrière-plan du travail sémiologique (voir Jean Davallon, L’image médiatisée : de l’approche sémiotique de l’image à l’archéologie de l’image comme production symbolique, Thèse, EHESS, 1990, pp. 196-197).

L’analyste des pratiques de communication hérite de cette question selon une double archéologie, faussement symétrique. D’un côté, la pratique des sujets hante de longue date l’aventure sémiologique et sémiotique : souvent refoulée sur un plan empirique au nom du principe d’immanence (qui est finalement une épistémologie de l’objet) elle n’est pas moins puissamment présente dans les hypothèses anthropologiques sous-jacentes à la lecture1. La sémiotique a donc toujours eu affaire (maille à partir, à tout le moins) avec les pratiques dans la relation qu’elle a développée vis-à-vis des objets, même dans les moments où elle a entendu se centrer exclusivement sur ce que ces derniers étaient censés exhiber clairement du sens.

Note de bas de page 2 :

 Voir Yves Jeanneret « La prétention sémiotique dans la communication : du stigmate au paradoxe », Semen n° 23, 2007.

A l’opposé, le développement des théories de la communication d’inspiration sociologique et politique a constamment valorisé les figures de la pratique : l’activité du récepteur, la dynamique des usages, le rôle des « acteurs », la régulation des « interactions », etc. Ce qui a conduit plus d’un auteur à émettre des réserves vis-à-vis de l’intérêt même de l’analyse sémiotique, voire à stigmatiser celle-ci comme une pratique élitiste, abstraite, coupée de la réalité de la vie sociale. Aspect intéressant à analyser, mais que je laisserai de côté ici2, pour regarder plutôt comment les relations aux pratiques, non pas apparaissent, mais se redéfinissent, à partir du moment où il devient explicitement revendiqué – et non plus secrètement indéniable – que la sémiotique ne travaille sur des textes qu’en prenant position vis-à-vis de pratiques, et tout particulièrement des pratiques sémiotiques des non sémioticiens dans toute leur complexité. A mes yeux, la situation actuelle se caractérise par le fait que les sémioticiens sont de plus en plus nombreux à s’imposer une prise en compte explicite de ce que je nommerai l’horizon des pratiques, plutôt que de tenir celui-ci pour un espace extérieur à la sémiotique.

Cela doit-il se traduire par le développement d’une sémiotique des pratiques ? Pour moi, cela ne va pas de soi. Pour en venir à cette question, j’éprouve le besoin de faire le détour par la façon dont certains courants d’analyse de la communication ont voulu expliquer le sémiotique par les pratiques. J’appelle cela la « communication presque sans le sens ».

La communication presque sans le sens (CPSS)

L’idée de décrire la communication en partant des activités des sujets, ou des acteurs (selon les courants de recherche) est très souvent revendiquée au sein des sciences de l’information et de la communication et, plus largement dans les disciplines qui prennent pour objet les formes de la communication sociale (sociologie, ethnologie, sciences politiques, etc.). Certains modèles d’analyse, qui ont été développés dans un champ disciplinaire défini, sont ainsi devenus disponibles pour circuler de discipline en discipline, jusqu’à alimenter fortement les sciences de la communication. Ces théories ont l’intérêt de radicaliser un certain parti pris du faire, car le projet y est pleinement assumé de modéliser la communication comme une pratique. Or on découvre rapidement que ce parti pris induit, sinon une théorie sémiotique, du moins un certain regard sur la question des signes, des textes et des interprétations.

Ces projets se présentent souvent comme un effort de clarté, voire, dans certains cas, qui nous intéressent particulièrement, comme le projet d’élucider la logique même du faire que constitue la communication. Cela ne les dispense pas de se charger d’un poids inévitable d’ambiguïté : ils ne peuvent déterminer si le sens compte ou ne compte pas dans la communication. Ils se situent à la lisière d’une prise en compte du sémiotique. Ce que je nomme « communication presque sans le sens » ne relève pas en effet d’un déni de la signification, mais de la description d’un univers où on pourrait presque se passer de la fonction sémiotique et des catégories essentielles par lesquelles celle-ci se définit : la création de formes, la construction de la signification, l’épaisseur de la culture symbolique, les rapports d’énonciation et d’interprétation. Presque : ceci est important. Il n’est jamais question de nier tout cela, mais il n’est pas vraiment nécessaire de lui attribuer un rôle théorique crucial.

Si l’on force le trait, pour pousser l’interrogation, il semblerait qu’on puisse d’autant mieux ramener la communication au statut d’activité descriptible que l’on retient un concept non interprétatif de l’action. L’idée que la communication constitue un processus produisant du sens reste en permanence affirmée, à titre de principe. Mais ce qui prend du relief dans la description effective, ce qui s’impose au bilan de l’analyse, c’est une conception de l’action qui se déploie en dehors de l’espace du sens. Ce serait même, plus exactement, une forme de rationalité qui ne pourrait réellement s’affirmer qu’à condition de mettre entre parenthèses l’élaboration du sens. Aussi bien les textes dont il est question ici ne proposent-ils pas une lecture cohérente du social, mais plutôt un discours susceptible d’osciller sans cesse entre deux pôles : d’un côté, la prise en compte des situations sémiotiques dans la description, de l’autre, l’écrasement de l’activité sémiotique dans l’explication.

Mobile sémiotique, logistique immuable

Note de bas de page 3 :

 Bruno Latour « Ces réseaux que la raison ignore : laboratoires, bibliothèques, collections », Le pouvoir des bibliothèques : la mémoire des livres en Occident, Baratin, M. & Jacob, Ch. (dirs), Paris, Albin Michel, pp. 23-46, 1996, p. 23.

Pour mieux indiquer ce que j’entends par « Communication presque sans le sens », je m’attarderai sur un texte de Bruno Latour, qui a fait l’objet de nombreuses reprises en sciences de l’information et de la communication et qui résume de façon particulièrement saisissante un raisonnement présent dans beaucoup de ses œuvres ou de celles de chercheurs appartenant au même courant. Dans cet article, intitulé « Ces réseaux que la raison ignore : laboratoire, bibliothèques, collections », Bruno Latour propose une approche qui intéresse doublement notre sujet : d’abord parce qu’il décrit une institution culturelle, la bibliothèque, non comme un dispositif, mais comme un ensemble d’opérations qui relèvent du faire ; ensuite parce que, pour mettre en évidence la façon dont opère la bibliothèque, il entend « la peindre comme le nœud d’un vaste réseau où circulent non des signes, non des matières, mais des matières devenant signes »3. Dans ce but, Latour adopte une analogie délibérée, qui fait de bibliothèque un « centre de calcul » : plus exactement, il la décrit comme une machine étendue capable de prélever ce qui provient du réel pour le transformer en information. Ainsi, la matière, déplacée, traduite en messages, opère-t-elle des liaisons entre les lieux, les acteurs, capables à leur tour d’instituer la continuité d’un savoir.

Note de bas de page 4 :

 Bruno Latour « Ces réseaux que la raison ignore : laboratoires, bibliothèques, collections », idem, p. 26.

L’évidence apparente de cette démonstration masque l’étendue des questions qu’elle soulève. Latour entend-il seulement corriger la prédilection excessive des littéraires pour les textes au bénéfice d’une attention aux procédures d’action et aux objets matériels qui servent de substrat à ces opérations ? Propose-t-il au contraire un modèle qui écrase définitivement les signes sous le mouvement des objets et de leur matérialité ? La réponse que le lecteur donnera à cette question dépendra de la focale avec laquelle il lira ce texte. Le détail de l’analyse mobilise des dimensions subtiles de la pratique, mais l’argument général de la démonstration replie la dimension symbolique de la culture sur la dimension opératoire de l’industrie. Latour écrit par exemple : « L’information n’est pas d’abord un signe mais le "chargement", dans des inscriptions de plus en plus mobiles et de plus en plus fidèles, d’un plus grand nombre de matières »4. Ce qui, aux yeux des sciences de l’information et du document, constitue une énormité, mais présente, vis-à-vis du projet de réconcilier la pratique et les objets, une équivalence commode. Sur de telles bases – qui, si on les prend au sérieux, définissent le signe par sa négation – il n’est pas étonnant qu’une fois parcouru un univers où il aura été question en permanence des signes, le sociologue décrive un monde entièrement expliqué par des rapports purement industriels, plus exactement logistiques (liés aux techniques de transport matériel des objets). Ce que résume admirablement la formule, devenue célèbre, de « mobile immuable » :

Note de bas de page 5 :

 Bruno Latour « Ces réseaux que la raison ignore : laboratoires, bibliothèques, collections », idem, p. 38.

Des réseaux de transformations font parvenir aux centres de calcul, par une série de déplacements – réduction et amplification –, un nombre toujours plus grand d’inscriptions. Ces inscriptions circulent dans les deux sens, seul moyen d’assurer la fidélité, la fiabilité, la vérité entre le représenté et le représentant. Comme elles doivent à la fois permettre la mobilité des rapports et l’immuabilité de ce qu’elles transportent, je les appelle des "mobiles immuables", afin de bien les distinguer des signes »5.

C’est évidemment le terme « inscription », crucial dans ce texte, qui évoque, sans l’assurer, la possibilité de régler la question sémiotique avec les seuls outils de l’industrie logistique. Nommer l’inscription, c’est évoquer l’univers symbolique de l’écriture, mais autoriser aussi une explication du social en termes de fixation matérielle des rapports de pouvoir. C’est l’inscription, et plus généralement la lecture logistique du fait médiatique, qui permettent dans cette sociologie de parler d’attachement, de chaîne, de prise entre acteurs humains et non humains. Le sémioticien ne peut que rester perplexe. Pour lui, la dimension logistique de l’inscription des signes est évidemment une composante essentielle de l’écriture en tant que système de communication, mais il n’en résulte pas que la transmission logistique des matières suffise à analyser le pouvoir social des formes d’expression.

J’ai choisi l’exemple de ce texte de Latour, parce qu’il donne une forme spectaculaire à une tension qu’on retrouvera, sous une forme souvent plus discrète, moins triomphante, dans beaucoup d’autres figures de la CPSS. Portée à un certain seuil d’intensité, la prétention explicative de l’analyste doit, pour triompher pleinement, estomper l’activité interprétative du sujet social. C’est pourquoi ce qui m’intéresse dans ce texte, ce n’est pas sa véracité, mais sa lisibilité. On peut lire le texte de Latour de l’intérieur, au fil du détail des analyses, et constater le soin avec lequel il examine l’ensemble des médiations symboliques qui se présentent dans le cours de l’élaboration et de la diffusion des savoirs. Mais il se lit et se récrit beaucoup plus aisément en surplomb, comme la reconstruction d’une chaîne de médiations. C’est la lisibilité de ce modèle qui donne au propos le caractère, non seulement de travail, mais d’œuvre (Bubuisson 2007). Or, précisément, le projet de reconstruire le jeu des médiations avec la continuité et la solidité d’une chaîne produit le paradoxe que les signes sont niés dans leur qualité de signes, au moment même où ils sont censés intervenir. Car si les livres, les plans de classement, les cartes, l’énonciation du travail documentaire, ne sont pas seulement les objets d’un transport logistique, mais les médiations d’une activité interprétative, ils ne peuvent être mis en chaîne et rien de ce qui est mobile n’est vraiment immuable.

Note de bas de page 6 :

 Roger Chartier et Henri-Jean Martin, Histoire de l’édition française, vol. 1, Paris, Promodis, 1982, p. 11.

Latour ne peut prétendre intégrer sujets et objets à un faire qui se donne pour homogène que dans la mesure où, tout en reconnaissant une place aux signes, il n’a pas concédé à l’interprétation et à l’invention des formes une réelle place dans l’institution du social. On le voit bien si l’on compare son approche de la bibliothèque avec celle des historiens du livre. Ceux-ci accordent une place essentielle aux objets, mais marquent le jeu qui s’institue entre ces objets et les pratiques qui peuvent les investir. Ils sont à la recherche d’une jointure souple entre l’ordre des livres et la culture pratique du lire. « L’histoire des livres ne peut plus esquiver les lectures, pour partie inscrites dans l’objet lui-même, qui définit les possibles d’une appropriation, mais pour partie aussi portés par la culture de ceux qui lisent et qui donnent sens, mais un sens qui est le leur, aux matériaux lus »6. Si les activités de lecture ne sont que pour partie inscrites dans les objets écrits, alors les inscriptions ne peuvent détenir complètement la rationalité des pratiques.

Extension ou extinction du sémiotique ?

Les textes de Latour ne nient pas cette tension, mais le mouvement de la démonstration latourienne conduit à son effacement et, surtout, beaucoup d’auteurs qui reprendront la formule des mobiles immuables oublieront tout de go que la question de l’inscription n’est écriture que lorsqu’elle postule une lecture (Christin 1995).

Pourtant cette ambiguïté, si elle prend un caractère systématique et éclatant chez les sociologues de la médiation, n’est pas du tout l’apanage de ce courant théorique : la CPSS connaît beaucoup d’autres formes. Il est même possible de décrire plusieurs voies différentes par lesquelles l’analyse des pratiques de communication peut aboutir au paradoxe de compromettre une analyse des formes signifiantes et des élaborations du sens. A condition de pousser à leur limite les principes explicatifs les plus répandus, on peut engendrer des formes de lisibilité du processus de communication qui marginalisent totalement l’activité de production de sens chez les sujets. Je n’ai pas le loisir de développer ici cette analyse ; je me bornerai à indiquer ces grandes matrices dans lesquelles une communication presque sans le sens est envisageable.

Catégorie efficace

Champ de recherche d’origine

Normes justificatrices de la connaissance

Principe de simplification de l’analyse

Définition de la pratique signifiante

Interaction

Anthropologie de la communication

Aborder la communication dans sa dynamique

Primauté de la situation sur le sens

Comportement à observer

Influence

Sociologie politique

Révéler les logiques sociales sous-jacentes

Lecture de tout signe comme un indice

Jeu à décrypter

Contrat

Analyse de discours

Objectiver le social  dans des marques

Homogénéisation des univers sémiotiques

Productions dont il faut reconstruire les règles

Socio-technique

Etude des usages des technologies

Etre en prise avec l’univers microsocial

Disparition de l’activité d’interprétation

Ajustement inventif à des contraintes

Inscription

Sociologie de la médiation

Reconstituer la construction du social

Repli du sémiotique sur le logistique

Efforts pour pérenniser les relations sociales

Définitions du statut des pratiques
dans la « communication presque sans le sens » (CPSS)

Il serait assez commode de stigmatiser ces rhétoriques efficaces comme certains accusent la sémiotique de ne rien démontrer parce qu’elle peut tout expliquer. A ceux qui reprochent à celle-ci d’être abstraite et coupée de la vraie vie du social, on démontrerait qu’ils croient pouvoir un peu vite s’affranchir du travail du sens. Cette réponse, dans sa facilité, manquerait pourtant l’intérêt majeur que présente pour nous l’existence de ces discours limites de la pratique. Ceux-ci sont une invitation à interroger ce que l’analyse sémiotique peut prétendre mettre en évidence du processus de communication. Ils peuvent aussi constituer un avertissement vis-à-vis du projet d’annexer purement et simplement l’espace des pratiques en en faisant simplement un objet sémiotique parmi d’autres. Les exemples évoqués ici partagent le projet de rendre lisible, et même modélisable, le processus social de la communication dans son ensemble, c’est-à-dire, finalement, de proposer une sémiotique des pratiques, désignée ou non comme telle. Appelant à reconnaître le caractère primordial du point de vue pratique, ils ont en commun de muer le faire en un texte tellement lisible qu’il a fini par chosifier les pratiques elles-mêmes. Et sans doute est-ce parce que ces auteurs sont conscients du fait que, dans la communication, les pratiques ne sont pas des objets, comme peuvent l’être les textes, qu’ils ne vont pas jusqu’à défendre l’idée d’une communication sans le sens.

Note de bas de page 7 :

 J’intègre ici une série de catégories d’échelle provenant de plusieurs sémioticiens (en particulier Jacques Fontanille et Sémir Badir) et théoriciens de la communication (par exemple Alex Mucchielli).

Si l’on suit ma proposition et qu’on s’emploie à lire ainsi, par le haut en quelque sorte, le paradoxe que mobilisent ces discours, on peut défendre l’idée que les difficultés rencontrées par toutes ces théories intégratrices et objectivantes (pratico-pratiques) ressemblent beaucoup plus qu’on ne pouvait l’imaginer initialement aux difficultés qu’ont rencontrées les théoriciens de la communication en tant qu’ensemble de textes. C’est, dans un cas comme dans l’autre, la question du geste sémiotique lui-même qui est en jeu. Si le processus de communication pouvait être traité comme un parcours signifiant objectivable et à quelque titre homogène, en intégrant simplement des niveaux croissants de complexité – signe, texte, média, objets, situations, contextes, institutions, cadres économiques et sociaux, etc.7 –, on aboutirait à un résultat puissamment paradoxal, une sorte de triomphe tragique. D’un côté, la sémiotique aurait connu une extension considérable, une sorte de métamorphose doublée d’une assomption. Une méthode susceptible de décrire une production particulière deviendrait une herméneutique du social, capable de rendre compte du sens des cultures dans ce qu’elles ont de plus ambitieux, des « formes de vie ». Rien de ce qui est humain ne lui serait dès lors étranger. Mais, d’un autre côté, au fil de cette conquête continue de tous les plans de l’activité humaine, le projet sémiotique pourrait perdre en route le noyau problématique de sa propre constitution, qui est d’affirmer l’espace signifiant où s’investissent les sujets de la communication eux-mêmes. La sémiotique, au terme de l’extension universelle de sa saisie, aurait perdu toute visée propre. En effet, si l’ensemble des cultures se laissait analyser comme un parcours sémiotique, c’est la nature même du geste d’instauration de la fonction sémiotique, par les sujets sociaux eux-mêmes, qui deviendrait impossible.

Ici encore, le texte de Bruno Latour est très démonstratif. En effet, la façon dont il maintient le contact avec l’idée sémiotique, consiste à définir les objets qu’il décrit comme des matières/signes, traduisant assez vite ce couple dans un autre, posé comme équivalent, matière/information. Mais, précisément, la question sémiotique ne consiste pas à pouvoir inventorier telle ou telle entité comme étant ou n’étant pas un signe – on peut aisément montrer, comme le suggère à juste titre Latour, que cette qualité peut se gagner ou se perdre sans cesse ou défendre, comme Barthes, que tout signifie. Elle consiste plutôt à comprendre dans quelles conditions les sujets sociaux instituent la dimension signifiante du monde et comment ils donnent forme à ce geste par des procédures et des objets. De ce point de vue, le sujet de Latour est traqué : la posture qu’il est censé occuper est déjà définie par le réseau des inscriptions qui fixe autour de lui le réel. Si la logistique exprime l’information, le sujet est simplement assujetti à un ordre lisible. Le fait de ne définir l’écriture que comme une inscription – entendue comme un prélèvement orienté de la matière – efface du procès de ce qui est nommé « signe » la question de la lecture et de la réécriture, qui sont pourtant ce qui caractérise l’univers sémiotique en tant que tel.

La fausse transparence de la « trace »

On peut élargir la réflexion et marquer que la notion de trace est un opérateur particulièrement puissant des relations supposées entre les textes et les pratiques et ceci, dans chacun des modèles de la CPSS brièvement évoqué. On voit d’ailleurs assez systématiquement le terme apparaître dès qu’est supposée, sur le modèle décrit plus haut, une pure et simple réduction de la question sémiotique des textes et de leur interprétation à la question pragmatique des pratiques et de leur efficacité sociale. Voici, tirée d’un manuel de sociologie de la communication, une formule parmi d’autres, particulièrement emblématique de cette logique :

Note de bas de page 8 :

 Éric Maigret, Sociologie de la communication et des médias, Paris, Albin Michel, 2003, p. 244.

Il s’agit, écrit l’auteur, qui présente un courant de sociologie de la culture médiatique auquel il souscrit, de rompre avec l’idée d’une essence – matérielle ou sociale – des signes en présentant ces derniers comme des médiations figées, comme le résultat d’une conflictualité sociale qui serait momentanément gelée […] Les contenus des médias peuvent être vus comme les traces des interactions qui les ont constitués, comme des plus condensant les rapports sociaux, les logiques d’action et les mouvements culturels8

Ce texte (qui appartient, on l’aura compris, à la CPSS) est également, dans sa densité, très démonstratif. Prenons le temps de comprendre dans quel contexte le terme « trace » y est utilisé, avant d’approfondir une analyse critique de ce que ce terme (descriptif, mais aussi métaphorique) peut jouer comme rôle dans une posture épistémologique plus ou moins implicite. On voit bien ici que cet auteur, qui accuse les premiers sémiologues d’avoir été des « chercheurs en chambre » et les oppose aux courants qui sont réellement allés voir ce que font les gens, mobilise la notion de trace pour combattre toute conception de la communication qui se définirait par une clôture, dans l’espace social et dans le temps : la notion de trace intervient dans une perspective pratique et processuelle on ne peut plus clairement assumée comme telle. Mais il n’est pas moins évident que la notion de trace est aussi l’expression, pleinement métaphorique, d’une posture interprétative, apparentée à la théorie du reflet : celle qui tend à transformer tout texte en un signe indiciel qui doit être expliqué par le processus social qui l’a engendré. Ce qui signifie que la teneur d’exposition sociale et interprétative de ce texte s’évanouit en quelque sorte.

Cet emploi de la notion de trace n’est d’ailleurs pas absolument original, car l’idée que les discours portent la trace des pratiques qui les ont fait naître est largement en jeu dans l’analyse de discours. Plus exactement, tout se joue dans le passage possible de la notion de marque (qui indique le souci de la matérialité observable du signifiant) à celle de trace (qui qualifie cet observable comme un effet des structures du discours social et de l’idéologie dans les productions singulières). Eliseo Veron, qui a beaucoup réfléchi sur la question des rapports entre pratiques sociales et formes sémiotiques, l’avait précisé très clairement dans l’ouvrage théorique qu’il a consacré à cette question, La sémiosis sociale. Il posait clairement sa démarche comme visant à reconstruire, à partir d’hypothèses liées, soit à l’élaboration soit à la reconnaissance des textes, des opérations tenant à leur transformation et à leur interprétation : opérations qui ne sont jamais observables en elles-mêmes, mais inférées à partir des objets observables de la communication.

Note de bas de page 9 :

 Eliseo Veron, La sémiosis sociale : fragments d’une théorie de la discursivité, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 1987, p. 125.

Ces opérations, écrivait-il, sont reconstruites (ou postulées) à partir de marquesprésentes dans la matière signifiante. Ces opérations, autrement dit, sont toujours des opérations sous-jacentes, rétablies à partir de marques inscrites dans la surface matérielle. On peut parler de marques lorsqu’il s’agit de propriétés signifiantes dont le rapport soit aux conditions de production, soit aux conditions de reconnaissance, n’est pas spécifié […] Lorsque le rapport entre la propriété signifiante et ses conditions (soit de production, soit de reconnaissance) est établi, ces marques deviennent des tracesde l’un ou de l’autre ensemble de conditions9.

Mais, précisément, l’opération qui consiste à passer de l’observation d’une marque dans un texte à sa qualification comme la trace d’une pratique sociale n’est pas claire sur le plan sémiotique. En effet, dans le cadre de l’analyse du discours, il est loisible de postuler que la présence de régularités dans le plan de l’expression doit s’interpréter comme l’effet d’idéologies et de disciplines discursives déterminées. Mais si l’on décide de nommer « trace » cette relation supposée entre une expérience sociale et une pratique d’expression, on mobilise une métaphore, qui indique, d’une façon ou d’une autre, que « du social » vient s’inscrire, s’imprimer, directement dans la matière du langage. Le sémioticien n’est pas obligé de souscrire à cette hypothèse, car cette dernière suppose quelque chose comme une mise en forme matérielle dont le principe se dérobe. Rien n’est moins empiriquement descriptible que ce processus selon lequel le social viendrait s’imprimer dans le langage. On peut préférer – c’est mon choix – réserver le terme de « trace » à des situations dans lesquelles un objet technosémiotique reçoit effectivement une inscription : ce qui est le cas, par exemple, dans l’enregistrement photographique ou dans le texte écrit. Dans ce cas, sans nier l’intérêt d’une analyse de l’intériorisation des conduites rhétoriques et sémiotiques, qui demande d’autres ressources (sont-elles elles-mêmes sémiotiques ? J’en doute) on s’intéressera à un processus plus délimité, la façon dont certains objets médiatisants pour la communication enregistrent, de fait, les traces des pratiques d’écriture, que celles-ci soient discrètes et publiques. Ainsi entendue, la trace est bien un opérateur du rapport entre objets sémiotiques et pratiques, mais son interprétation est extrêmement complexe et ses niveaux de signification sont d’une richesse extrême, comme l’a montré de longue date la génétique matérielle des textes (Rey 1996).

Une prétention sémiotique limitée

Dans les usages où elle est censée permettre de traverser l’espace sémiotique pour rejoindre l’espace pratique, le terme « trace » est une expression vulgarisée de l’indicialité, entendue, selon une conception simplifiée, comme ce qui réunit l’expression du signe à son objet sur le mode de la causalité. Pas de fumée sans feu, pas de manœuvre discursive sans stratégie. Posture qui correspond à une prétention d’analyse très élevée (parvenir à reconstituer la chaîne de l’agir social) au prix d’un privilège assez exorbitant accordé, dans la sémiose, à une conception simplifiée de l’indice peircien, qui est d’ailleurs une médiation très difficile à définir au sein d’une pratique communicationnelle effective. On peut même dire que cette conception très directe de l’indicialité généralise de façon aventureuse les situations communicationnelles de prédilection de Peirce, qui sont dépourvues de réelle épaisseur médiatique ou discursive (Jeanneret 2006).

Précisément, ce rabattement du plan de l’expression sur une simple fonction de dévoilement d’un cours d’action (finalement, dans son essence, policière) est ce qui menace l’analyse de discours de type linguistique de se rabattre sur une théorie sans réelle médiation. Dans une perspective communicationnelle, on peut ainsi analyser la façon dont la trace graphique se laisse représenter et mobiliser effectivement par le corps dessinant dans les dispositifs informatiques (Quinton 2002) ; on peut décrire la manière dont les objets d’écriture et de lecture cadrent les conditions d’appropriation du texte (Souchier 1997 ; Jacob 2002) ; on peut inventorier les modalités de textualisation d’un ensemble de pratiques, interpersonnelles (Després-Lonnet et al. 2003) ou professionnelles (Cotte et al. 2007) et comprendre la façon dont cette écriture des pratiques ouvre de nouveaux espaces de pratique ; on peut identifier les espaces d’écriture, de réécriture et de manipulation des textes que permettent les écrits de réseau pour assurer une médiation d’usages, entre usages effectifs enregistrés et usages programmés dans le texte (Davallon et al. 2003). Il faudrait multiplier les exemples de ce type d’analyse, qui montre l’épaisseur de la construction médiatique qu’on est conduit à décrire lorsqu’on veut donner un sens précis et social à la notion de trace écrite aujourd’hui. Il s’agit d’ailleurs du prolongement de phénomènes dont la complexité n’est pas moindre dans l’histoire de l’écriture (Arabyan et Klock-Fontanille 2005). Dans chacun de ces cas, la notion de trace reçoit une signification circonscrite, et néanmoins complexe, qui permet de décrire la façon dont la création des formes écrites réalise une fonction sémiotique, tout en conditionnant (sans seulement les refléter ou strictement les assujettir) des pratiques possibles. C’est à ces conditions – et à ces conditions seulement – que la prise en compte de la dimension logistique de l’écriture n’écrase pas l’examen de ses dimensions sémiotique, pratique, herméneutique. On voit donc que la définition de la matérialité de la médiatisation participe à l’élaboration des conceptions de la pratique mobilisées pour penser plus globalement la communication.

Mais, dans cette perspective, où le concept de trace est un concept descriptif impliqué dans une analyse des médiations et des situations, la sémiotique ne peut avoir pour prétention de devenir tout simplement une sémiotique des pratiques : elle se borne à fournir des éléments pour comprendre dans quelles conditions celles-ci sont possibles. Dans les relations entre les différents niveaux de pertinence où l’analyse sémiotique peut se déployer (Fontanille 2005) le fait d’élargir le regard des objets vers les situations n’est pas seulement affaire de lieu mais de référence à des pratiques, représentées et effectives. C’est pourquoi, si l’inscription écrite y occupe la place d’un objet organisateur particulier capable de proposer des modèles de pratique extensibles à des ensembles de contextes étendus, elle ne fait qu’impliquer les sujets dans un horizon possible de pratiques.

Préfiguration, prétention, prédilection

Je n’ai pas le loisir de développer ici les questions méthodologiques que pose une recherche dès lors redéfinie comme une analyse de la médiatisation par l’écriture des formes et implications de la pratique, une recherche qui voit toujours se reproduire la dialectique entre écriture des pratiques et formes d’écriture, sans que jamais celle-ci puisse se résorber dans l’un de ses pôles (Tardy & Jeanneret 2007). J’évoquerai seulement la complexité et la très forte teneur en hétérogénéité de ce processus à partir d’un exemple unique, celui d’un objet qui associe pleinement la matérialisation de la forme et la dynamique des pratiques de médiation.

Le logiciel dit « de présentation » PowerPoint, développé par MicroSoft après le rachat du Presenter de Forethought, et aujourd’hui utilisé de façon très extensive dans les pratiques professionnelles, peut être légitimement considéré comme un espace d’enregistrement de plusieurs logiques qui se sont affirmées dans la vie des entreprises au cours d’une évolution de plus d’un siècle : la valorisation des formes schématiques de l’expression, la ritualisation d’un certain type de rhétorique orale, la revendication de « méthodologies » comme signe de la compétence : toutes tendances qui ont été abondamment analysées par la sociologie et les sciences de gestion. A cet égard, il porte bien, si l’on veut, la trace de logiques sociales identifiables. Il n’en est pas moins vrai que la création d’un objet qui revendique l’écriture entière d’une situation de communication fait plus qu’enregistrer ces pratiques existantes, elle crée à son tour une situation de communication nouvelle. Ceci, à la fois parce que ce qui émerge, c’est un modèle du texte écrit qui s’actualise d’une façon tout à fait nouvelle et, sur un autre plan, parce que les modalités d’appropriation et de transformation de cet objet, individuellement et en groupe, créent des situations de médiation sociale, organisationnelle, cognitive, rhétorique, mémorielle dotées d’une toute autre dynamique que celle qui existait lorsque les principes rhétoriques sous-jacents à la rédaction et à la manipulation de l’image se transmettaient, soit dans l’échange oral, soit par le biais de manuels imprimés (Tardy & Jeanneret 2006).

Cet exemple nous permet de revenir sur la notion de trace et son extrême complexité sémiotique. On peut dire que la dynamique des pratiques est affectée par l’existence de traces, au sens le plus matériel du terme. Par le biais de l’inscription, ou de l’enregistrement et du codage (je n’ai pas le loisir de revenir là-dessus ici), c’est une forme d’écriture des pratiques qui se met en place. Toutefois, deux traits de ce dispositif écrit font qu’il est plus juste de parler d’un effet d’implication sur les pratiques de communication que d’un pouvoir de manipulation au sens strict – ce qui est dire, on le comprendra, que le modèle actantiel est susceptible de traduire ce processus, mais qu’il en rend très mal compte. Cette écriture ne consigne des pratiques passées que pour rendre possibles des pratiques futures et, d’autre part, le mode de conservation de la trace et de l’inscription en tant que faits matériels est très important à considérer pour comprendre comment il peut conditionner la dynamique même de ces pratiques futures. Par exemple, le fait que les formes du logiciel soient codées, reproductibles, réinscriptibles permet un ensemble de pratiques de lecture, à des focales diverses, des textes réalisés. Cela autorise des modalités spectatorielles diversifiées, et définit aussi des possibilités particulières pour introduire de nouveaux actes d’écriture (de nouveaux gestes d’auctorialité) au sein des textes déjà écrits.

En somme, si l’on veut employer le terme « trace » pour désigner ce qui sert en l’occurrence de médiation pour les pratiques de communication – et ceci parce que cet objet sémiotique est porteur de la mémoire des gestes d’écriture qui le transforment – on doit regarder de près de quel genre de trace il s’agit, inscrit dans quel type de matérialité, susceptible de quelle modalité d’appropriation et de transformation, porteur, à son tour, de quelle figure d’une pratique possible. On doit aussi admettre, me semble-t-il, que l’analyse sémiotique du logiciel peut montrer avec quelle précision une scénographie de la situation de communication est impliquée par le dispositif d’écriture et décrire les formes de représentation que l’écriture impose à ce modèle, mais qu’elle ne peut procéder à une modélisation des pratiques elles-mêmes, que seule une observation de type ethnographique extrêmement attentive révèle dans leur divergence, leurs contradictions et leur complexité. Voici un exemple très simple, parmi tant d’autres : lorsque les consultants des agences de marketing utilisent ce type d’outil, on peut légitimement décrire leurs pratiques comme assujetties aux formes matérielles de l’écriture que privilégie le logiciel, et même aux axiologies sous-jacentes (par exemple le primat de la structure visuelle du texte sur sa discursivité, la domination de cette visualité par la figure du cadre, la naturalisation d’une conception segmentée de la pensée). Il y a bien discipline du cadre (Béguin-Verbrugge 2006). Il n’en est pas moins vrai qu’on voit ces pratiques se détacher tout à fait de la formule situationnelle que présuppose en permanence l’outil d’écriture (celle de la présentation orale illustrée), puisque l’un des usages communicationnels effectifs qui se développe consiste à mobiliser tous ces formats écrits au bénéfice de la production de document imprimés.

Du point de vue d’une sémiotique dans laquelle les dispositifs de médiatisation de la communication et leurs formes matérielles jouent un rôle significatif, la relation entre les niveaux de complexité de la production du sens ne relève ni d’une simple empreinte du social au sein des discours, ni d’une théorie discursive de la pratique, ceci parce que toute communication médiatisée est marquée par la discontinuité du lien communicationnel. L’objet inscrit est un jalon dans ce processus, un moyen d’impliquer un espace de pratiques possibles, mais il est aussi, et en même temps, le point d’appui pour ce qui, dans les pratiques, peut sans cesse le transformer et le réinterpréter. Si l’isolement du texte est une illusion pour la sémiotique, l’espoir de traverser comme un continuum l’espace entre les textes et les pratiques en est une autre. L’élaboration du sens se dégage dans les rapports toujours redéfinis entre préfiguration (création matérielle des formes de la communication), prétention (degré d’intervention dans le cours des pratiques) et prédilection (exercice d’une capacité des sujets à redéfinir ce qu’ils jugent interprétable). La sémiotique ne peut prétendre décrire que certaines conditions de possibilité de ce processus, que l’histoire des sujets et des sociétés dessine d’une façon qu’aucune science ne peut modéliser. Si la sémiotique émettait une telle prétention, elle courrait le risque de ne plus savoir si le territoire sur lequel elle veut régner est encore le sien.