Faire un point

Anne Beyaert-Geslin

Université de Limoges

https://doi.org/10.25965/as.3232

« Faire » un énoncé artistique, c’est toujours, au départ « faire un point », fût-il grain du pigment archaïque, point de la peinture (Kandinsky), point-écran de la vidéo (Kuntzel) ou pixel de l’écran informatique. Ce grain-point qui détermine la genèse du visuel procède de pratiques différentes selon qu’il manifeste une intentionnalité rituelle (Leroi-Gourhan) ou esthétique. Il suggère également des rapports distincts à l’énonciation et plusieurs définitions épistémologiques : le grain est posé ; avec un liant, il devient peinture et se dispose au geste du peintre tandis que le pixel, échangeur entre l’image et le calcul mathématique, se « fait » à l’écran.
Qui « fait » ? (quelle instance) et que « fait »-il (poser, tracer, composer à l’écran…) ? On voit aussi que le lien intime qui relie, par-delà les âges, le pigment de la Préhistoire au pixel d’aujourd’hui, sous-tend des modèles génératifs et des régimes sémiotiques distincts (l’alternative représentation/simulation de Couchot). La différence porte de même sur les rapports à la perception, l’effet « pelliculaire » du pixel renouant avec celui du pigment mais s’opposant résolument aux profondeurs de la peinture.

Pourtant, en dépit de ces différences, une ressemblance essentielle subsiste qui tient au caractère veridictoire du grain-point. En effet, c’est toujours ce grain-point qui, devenu ligne (Kandinsky) et figure, déclare l’image comme telle, qu’il trahisse sa fiction au travers du flou ou du carré insistant du pixel-art. Par cet effet métadiscursif, il révèle que l’image a été faite et relève bien d’un « faire » poïétique séparé de l’être, quand bien même elle paraît-être. En ce sens, la « vérité » des images tiendrait moins à la collusion du paraître et de l’être que consacre le carré de la véridiction qu’à une déhiscence fondamentale entre l’être et le « faire ».

This article seeks to praise the importance of the point in graphic arts. As it is the origin, the « starting point » of writing, drawing as well as photography or images in printed form, the point can also, as a metadiscourse, « tell the truth ». Nevertheless, to discuss those functions, one must find a new epistemological point of view, leave the place of the observer familiar to semioticians and take the place of the producer. From this point of view, semiotics turn into poïetics and aims to understand the proceeding : how the image has been made.

Index

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Mots-clés : pixel, point, pratique

Auteurs cités : Groupe , Leon Battista ALBERTI, Raymond Bellour, Anne BEYAERT-GESLIN, Manlio Brusatin, Edmond Couchot, Lucien Dällenbach, Jacques FONTANILLE, Nelson GOODMAN, Clement Greenberg, Algirdas J. GREIMAS, Wassily Kandinsky, Paul Klee, André LEROI-GOURHAN, Maurice MERLEAU-PONTY, Herman PARRET, Paul VALÉRY

Plan
Texte intégral

Introduction

Note de bas de page 1 :

 « Les petits pas sur la pointe des pieds dessinent des points sur le sol. Le point apparaît aussi dans les sauts du danseur, la tête en s’élançant vers le haut, les pieds en touchant le sol les indiquent » explique Wassily Kandinsky, Point-ligne-plan, Contribution à l’analyse des éléments picturaux, traduction française de Suzanne et Jean Leppien, Denoël, 1984, p. 49.

Note de bas de page 2 :

 L’origine de la discipline se trouve dans le texte de P. Valéry relatant son cours au Collège de France et publié sous le titre Cours de poétique (Gallimard, 1938). Valéry observe que l’acte créateur (en l’occurrence la création littéraire) est traversé  par une expérience intime et profonde du monde qui s’incarne dans le « langage en acte ». En situation d’écriture, le poète est confronté à « son pouvoir d’abstraction, comme à la force de ses émotions et ne peut échapper à la tension entre rationalité et sentiments ». Il veut donc observer de l’intérieur le processus mental et émotif qui guide la production de l’œuvre, le faire intime de l’artiste.

Le faire artistique commence par un point1, fût-il tracé par la plume de l’écrivain, le pinceau du peintre ou les pointes de la danseuse classique. Pourtant ce point omniprésent ne laisse aucune prise à une sémiotique du visible centrée sur les formes actualisées dans le discours et convoque une sémiotique du faire, soucieuse de l’effectuation des formes par le corps. Il révèle ainsi certaines limites de la sémiotique du visible et l’importance du geste. Restreignant le corpus aux arts graphiques, je voudrais préciser le statut paradoxal de ce point qui, non content d’être l’origine des images, assume aussi une fonction véridictoire. Pour cette démonstration, j’adopte un point de vue inaccoutumé pour la sémiotique, celui du poïéticien. Un déplacement épistémologique radical s’opère ainsi, qui remplace le point de vue de l’observateur par celui du producteur et donne consistance à la notion d’énonciation en acte. En partant du principe fondateur de la poïétique2 « L’action qui fait, est plus importante que la chose faite », c’est la relation de l’action et de la chose, du faire à l’énoncé qui se trouve donc interrogée.

Téléologie du point

Note de bas de page 3 :

 Paul Klee, Théorie de l’art moderne, traduction française, Denoël, 1999, p. 34.

Note de bas de page 4 :

 Wassily Kandinsky, Point- ligne-plan, contribution à l’analyse des éléments picturaux, idem, p. 33. Piero de la Francesca tenait cependant le point pour « la plus petite chose que l’œil peut saisir », cité par Brusatin, Histoire de la ligne, traduction française, Flammarion, p. 47.

Note de bas de page 5 :

 Le constat vaut pour les artistes : « ce qui ne relève pas de la vue ne concerne en rien le peintre. En effet, le peintre ne s’applique à imiter que ce qui se voit sous la lumière», note Alberti dans De Pictura (1435), Macula, Dedale, Paris, 1992, p. 75. « Cette vérité seule (…) importe puisque c’est elle que nous voyons et c’est celle qui nous frappe. Incité par l’artiste à suivre le développement d’un acte à travers un personnage, le spectateur en le balayant du regard, a l’illusion de voir le mouvement s’accomplir », Paul Virilio La machine de Vision, Galilée, p. 15. Virilio cite les propos de Rodin.

Note de bas de page 6 :

 W. Kandinsky, Point ligne plan, idem, p. 38.

Note de bas de page 7 :

 Le terme est emprunté à Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Gallimard, 1997 (1964).

Note de bas de page 8 :

 W. Kandinsky, Point ligne plan, idem, p. 41.

Note de bas de page 9 :

Cette définition aspectuelle pourrait être assimilée au mouvement de l’intentionnalité dont elle éclaire le fonctionnement. Tel que nous l’avons conçu, le point représente en effet le principe existentiel lui-même, qui se conçoit dans la transformation et tend vers l’actualisation ou la réalisation. Le devenir du point étant de se stabiliser sous forme de ligne ou de figure, cette hésitation téléologique permet aussi de saisir la notion d’intentionnalité qui définit nécessairement l’acte ex post.

Dans sa Théorie de l’art moderne, Klee affirme que l’art ne reproduit pas le visible mais rend visible3. Cette proposition bien connue, donnée comme credo de l’artiste, circonscrit dés l’abord notre difficulté : certes l’art rend visible mais en commençant par un « être invisible », une instance insaisissable « défini(e) comme immatériel(le) » et qui « égale zéro »4, le point. Si l’invisibilité semble éluder toute possibilité de jonction sujet/objet et dénie au point une existence sémiotique5, cette affirmation doit pourtant être nuancée : le point, en tant que forme « la plus petite »6 est le « quelque chose » par quoi la « chose » commence, le  début d’un phénomène. Il relève de ce que Merleau-Ponty dénomme la « foi perceptive »7, supposition que « quelque chose est là », présent « à quelqu’un » et, relevant du croire, il exerce une présence au moins potentielle. Plus qu’une forme, le point est surtout une forme de vie dont la manifestation serait essentiellement aspectuelle, marquée par l’inaccompli : il est « l’affirmation la plus concise et permanente, qui se produit brièvement, fermement et vite »8, résume Kandinsky 9.

Note de bas de page 10 :

 W. Kandinsky, Point-ligne-plan, idem, p. 65.

Mis en activité, le point immobile peut se laisser décrire comme une ligne,  « trace du point en mouvement, donc son produit »10 ou comme une figure. Il est donc une induction de la ligne ou de la figure. Cette téléologie élémentaire mérite cependant examen car elle oblitère le critère de rupture entre le point et ses dérivés : il manque la limite aspectuelle qui convertit, dans une sémiotique du faire, le point en « autre chose ».

Note de bas de page 11 :

 Le point, « en se matérialisant, doit atteindre une certaine dimension et avoir des limites –contours- qui l’isolent de l’entourage », W. Kandinsky, ibidem.

Note de bas de page 12 :

 Groupe µ, Traité du signe visuel, Pour une rhétorique de l’image, Le seuil, 1992, p. 67 et sv.

Note de bas de page 13 :

 « Ce qui peut être considéré comme point sur une surface de base totalement vide doit être désigné comme surface, si sur la même surface de base une ligne fine s’ajoute». Kandinsky convient aussi qu’il est bien difficile d’établir « la limite entre point et surface », idem, p. 37.

Kandinsky assure que le point, suffisamment agrandi, laisse percevoir des contours11. Or si l’actualisation de ces contours suffit selon nous12 à transformer un point en figure, elle ne constitue pas un critère suffisant pour cet auteur qui prescrit en outre une résonance de la figure avec une ligne13, ajoutant ainsi une dimension exogène à sa définition.

Ainsi posées, ces dynamiques endogène (sur lui-même) et exogène (dans une composition) du point permettent en tout cas de déduire deux principes génératifs qui, surmontant toutes les différences de pratiques, prédiront les formes. Premier principe, le point se développe en densité. C’est le principe séminal qui donne naissance à la ligne comme à la figure. Quelque soit le support, ces derniers se laissent définir comme des assemblages de points et, s’ils sont suffisamment rapprochés, produisent l’effet de continuité perceptive caractéristique de la fusion.

Note de bas de page 14 :

 « La ligne peut se diviser en parties dans sa longueur mais (sa) largeur est si mince qu’on ne peut jamais la fendre », L.B. Alberti, De Pictura (1435), idem, p. 75.

Note de bas de page 15 :

 « La largeur (de la ligne) est celle du point », M. Brusatin, Histoire de la ligne, idem, p. 47.

Pour faire une ligne, ce principe reste néanmoins insuffisant et doit être associé à une direction comme l’indiquent les descriptions d’Alberti14 et de Brusatin15:la ligne serait donc un point densifié dans une direction (la longueur) mais pas dans l’autre (la largeur). C’est d’ailleurs sur cette composante directionnelle que se concentre Kandinsky qui, dans son effort pour « rendre vivant » le point, montre que l’orientation des lignes dans la composition permet de diversifier la signification. Selon que la ligne suit une direction horizontale, verticale ou diagonale, celle-ci produira un effet de sens d’immobilité (horizontale) ou de mouvement (verticale, diagonale), des effets de sens thermiques (l’horizontale est froide et la verticale chaude) et, plus fondamentalement, des effets thymiques puisque par convention, la diagonale ascendante est associée à l’euphorie et la diagonale descendante, à la dysphorie.

Sémiotique du visible et sémiotique du faire

En éprouvant les limites d’une sémiotique du visible, cette téléologie du point le voue à une sémiotique du faire dont il serait l’origine. Origine du faire et origine du sens, le point se plie aux mille directions de la signification en mobilisant à chaque fois des affects particuliers, comme l’a montré Parret à propos de la touche qui permet de transcender le registre des sensorialités :

Note de bas de page 16 :

Herman Parret, Présences, NAS n°s 76-77-78, 2001, p. 38.

« La main, pour avoir ce pouvoir sensitif et sensible, est une main qui caresse plus qu’elle ne touche, au sens de la touche, de ses traces et ses grâces, de cet il y a, cet avènement miraculeux de l’événement du con-tact toujours unique, jamais renouvelable, qui brûle la main et fait pâlir le sujet tout comme le son strident blesse l’oreille »16.

Note de bas de page 17 :

 Jacques Fontanille, Soma et séma, Figures du corps, Maisonneuve et Larose, 2004, p. 27.

L’exemple de la touche qui, en tant que forme produite et perçue, restitue un effet de sens de délicatesse, résultat d’une résistance à l’impulsion, révèle les deux versants de la prise de position du corps énonçant, une instance chair et une instance corps-propre. Le point engage la chair, comme centre de référence mais avant tout comme instance transformatrice confrontée à un support matériel, figuratif et sensible, donc réagissant à l’impulsion sensori-motrice. Inscrites sur le mode de la trace sur le support matériel, les formes vont ensuite contribuer à la construction identitaire de l’actant, en tant que corps-propre. Point de conversion entre le corps chair et le corps propre, le point restitue ainsi ce balancement que décrit Fontanille dans Soma et séma, où « le Soi prend forme dans les traces imprimées par les tensions et pressions dans la chair du Moi »17.

Note de bas de page 18 :

 W. Kandinsky, Point-ligne-plan, idem, p. 35.

Note de bas de page 19 :

 Pour Brusatin, le minuscule point clair d’une bougie chez Caravage et chez Georges de la Tour, « comme une âme réduite à un point », « transperce la surface et avec elle, l’espace psychologique du corps ». Voir à ce sujetM. Brusatin, Histoire de la ligne, idem, p. 61.

Si la prise de position du corps, matérialisée par le point, suffit à manifester ce balancement des deux instances fondatrices, elle occasionne aussi une transformation axiologique. L’enjeu est toujours, explique Kandinsky, de contraindre le « point mort et silencieux » à devenir vivant18 si bien que le devenir du point comme le faire de l’artiste prennent nécessairement le sens de la vie, le geste somatique du faire entraînant donc une conversion des valeurs19.

Point et pratiques

Note de bas de page 20 :

 Je reprends ici les différents niveaux de pertinence énoncés par J. Fontanille, NAS n°s 104,105, 106.

Pour assurer leur validité, ces principes généraux doivent être appliqués à des pratiques différentes. Le point est le plus petit élément dans la plupart des arts plastiques (sous réserve d’exceptions), son apparence étant entièrement déterminée par la pratique. Ce constat amène à souligner, par delà les différents niveaux de pertinence du texte ou de l’objet, la coïncidence la plus étroite du signe et de la pratique20 : chaque point, selon qu’il est ce qu’on appellera un point-geste, un grain ou un pixel, détermine une pratique qui le détermine en retour.

Note de bas de page 21 :

 L.B. Alberti, De Pictura, ibidem.

Note de bas de page 22 :

 M. Brusatin, Histoire de la ligne, Flammarion, 2002.

Note de bas de page 23 :

 Edmond Couchot, Images. De l’optique au numérique, Hermès, 1988. Ses caractéristiques sont décrites plus précisément dans Bernard Caillaud, La création numérique visuelle, Aspect du computer art depuis ses origines, Paris, Europia 2001, p. 49 et sv. Le pixel est la plus petite partie non divisible d’une image (« the smallest unit » : c’est le point commun à toutes les définitions du pixel sur internet  Ses dimensions sont d’environ un demi-millimètre sur un demi-millimètre (très exactement 0,5 sur 0,45 mm).

Le point apparaît par exemple au commencement du protocole de la peinture proposé par Alberti et se trouve alors défini comme « un signe qui, pour ainsi dire, ne peut être divisé en parties »21. Pour Brusatin22, il lui incombe d’assumer le lien entre toutes les pratiques du dessin, du tracé de la pointe sèche au dessin d’architecture et au design italien. Le point s’incarne de même dans le grain du pigment qui, avec un liant, devient peinture offerte au geste du peintre. Au-delà de ces domaines assez largement décrits, le point se retrouve sous forme de grain dans la photo argentique, et sous la forme du pixel (contraction de picture element), « le plus petit constituant de l’image depuis le siècle dernier » selon Couchot23. 

Les pixels sont de trois ordres. Les pixels graphiques de la quadrichromie, ronds, forment une trame à partir des trois couleurs primaires (rouge, jaune, bleu). Bien que représentés par convention sous forme de carré, les pixels numériques sont en revanche oblongs et constitués de trois luminophores rouge, vert et bleu. Parce que l’œil ne peut les séparer (le mélange est optique), ces luminophores produiront une couleur unique. Les pixels graphiques et numériques diffèrent donc par leur forme et leur couleur (rouge-jaune-bleu ou rouge-vert-bleu). A ces unités bien documentées s’ajoutent les pixels vidéo qui partagent le support électronique du pixel numérique, ses trois couleurs rouge, vert et bleu et le principe de la couleur additive (addition de lumière).

Note de bas de page 24 :

 Voir notamment Pascal Bonitzer, « La surface-vidéo », dans Champ aveugle, Cahiers du cinéma-Gallimard, 1982.

Note de bas de page 25 :

 Raymond Bellour, « D’entre les corps », L’entre-images, photo-cinéma-vidéo, La Différence, 2002.

Toutefois, ces parentés superficielles risqueraient de masquer quelques différences essentielles qui tiennent à la dominante prédicative de l’énoncé : le pixel graphique fonctionne sur le mode de la présence, le pixel numérique et le pixel vidéo sur le mode de la jonction ; les valences mobilisées sont celles de l’immédiateté (pixel graphique) ou de la médiation (pixel numérique et pixel vidéo) sachant que la forme typique de l’énoncé distingue encore la présence du pixel graphique et le principe d’apparition/disparition du pixel numérique, du crépitement du pixel vidéo qu’ont souligné des auteurs tels Bonitzer24 ou Bellour25.

pixel

Dominante
prédicative

valence

énoncé typique

graphique

présence

immédiateté

présence

numérique

jonction

médiation

apparition/disparition

vidéo

jonction

médiation

crépitement

Il faudrait s’attarder sur ces descriptions qui écrasent sans doute certaines différences essentielles. Ainsi esquissées, elles suffisent cependant à poser certains paramètres qui permettent de penser globalement cette constellation de points et d’envisager une trajectoire de transformation.

Point-geste et point trame

Note de bas de page 26 :

 André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, La mémoire et les rythmes, Albin Michel, 1965, p. 42.

En effet, on s’aperçoit que deux grands modèles articulent cette généalogie visuelle, le point-geste et le point-trame allant avec les arts du geste et les arts de l’écran. Les arts du geste empruntent le principe de la trace pour « faire une ligne » ou « faire une figure ». Ils thématisent un support matériel, figuratif et sensible, qui, tel un antactant matériel, interagit dans l’énonciation et résiste à l’impulsion du corps énonçant. Selon la sensibilité de cette surface d’inscription et les propriétés de l’outil, la ligne tracée apparaîtra plus ou moins profonde et noire, et cette variation tonale et texturale, modifiant la sémiosis, déterminera la signification. Dans ces arts traditionnels, il s’agit très explicitement de faire un point, de commencer par la page blanche en s’engageant, pour la remplir, dans cette durée qui, selon Leroi Gourhan et la paléontologie, serait l’apanage des espèces à tout faire26.

Note de bas de page 27 :

 Pour de plus amples descriptions, je reporte à J. Notaise, J. Barda, O. Dusanter, Dictionnaire du multimédia, Afnor, 1995.

A l’inverse, les arts de l’écran ne considèrent pas le point comme une origine mais comme une trame préexistante qu’il s’agit d’activer, de faire signifier. Le faire ne commence donc pas par le point mais par une trame de points multiples qui investit un espace déjà saturé. Echangeur entre l’image et le calcul mathématique27, le pixel ne se trace pas mais se « fait » à l’écran, induisant un nouveau rapport à l’énonciation et la médiation d’une interface. Une autre différence notable tient à la thématisation d’un support formel, figural et non figuratif, qui schématise les propriétés sensibles d’un support matériel. Cette caractéristique des arts de l’écran se conçoit relativement à un usage différent de la lumière. Dans les arts du faire, la réception est en effet redevable d’une sémiotique du visible et soumise à la lumière ambiante alors que les arts de l’écran sont soumis à un éclairage autonome qui actualise en même temps qu’il déictise l’énoncé. La lumière assure alors la jonction avec l’énoncé, le faisant apparaître/disparaître en associant, dans le cas du pixel-vidéo, un principe de crépitement. Du coup, le schéma aspectuel de ces images diffère en production comme en réception, celles-ci se trouvant subordonnées à la lumière du jour ou à l’allumage de l’ordinateur.

Cette catégorisation fondamentale opposant le point-geste au point-trame permet de faire dériver deux termes contradictoires : le point graphique caractéristique des arts de l’impression et le point-grain caractéristique des arts de l’aura où lignes et figures s’inscrivent comme des traces d’une densité.

image

Grille et trame

Ces descriptions mériteraient d’être mieux instruites, ce qui risquerait toutefois de nous faire perdre de vue deux hypothèses essentielles. Tout d’abord, en tâchant de définir cette praxéologie du point, on ne pourrait masquer un certain embarras qui vient du caractère apparemment relatif des oppositions. Certes, la sémiotique exagère toujours car telle est l’exigence de l’intelligibilité, mais dans ce cas précis, au-delà des contraintes de la catégorisation, il semble que certaines coïncidences soient oblitérées.

Note de bas de page 28 :

 A.J. Greimas, « Sémiotique figurative et sémiotique plastique », Actes sémiotiques-documents, VI, 60, 1984, pp. 14-15

En effet, si la praxéologie des arts du geste commence par le tracé du point, ceux-ci n’ignorent pourtant pas le principe de la trame qu’incarne le Plan originel (P.O.) de Kandinsky aussi bien que les catégories topologiques de Greimas. Considérant le cadre comme « seul point de départ sûr » pour l’analyse de l’image, Greimas proposait de concevoir « une grille topologique virtuellement sous-tendue à la surface offerte à la lecture »28. Constituée par les catégories topologiques, les unes rectilignes haut/bas ou droite/gauche et les autres « curvilignes » -périphérique/central ou cernant/cerné, cette grille rencontrait les catégories plastiques et permettait d’entreprendre l’analyse de la surface cadrée.

Nous avions placé les arts électroniques ou graphiques sous l’égide de la trame et observons, dans les arts du geste ou de l’aura déterminés par la trace, que la production et la réception du sens mobilisent une grille dérivée de l’orthogonalité du cadre. Pourtant, si les termes sont voisins, trame et grille ne désignent pas la même chose. Il convient d’opposer la grille de projection orthogonale sous-jacente à l’énoncé plastique, c’est-à-dire guidant le faire artistique dans sa production comme dans son interprétation, à la trame active des arts électroniques. La confusion entre la grille présupposée et la trame préexistante étant facilitée par la ressemblance aspectuelle (trame et grille se conçoivent nécessairement ex ante), une différence existentielle doit encore être avancée : la grille relève en effet du potentiel et du croire être tandis que la trame relève de l’actuel et, déjà mise en discours, subit les inflexions du sens en fonction de l’activation différentielle des pixels.

Au milieu de cette constellation où la proximité lexicale dissimule des différences sémantiques profondes, des termes complexes apparaissent car certains tableaux construits sur le principe de la grille, lui superposent une trame de points colorés imitant la codification des pixels. C’est le cas bien connu du Pointillisme qui retient la leçon de Chevreul et juxtapose des points de couleurs primaires, le mélange optique permettant de conserver la luminosité que le mélange pigmentaire supprime.Faut-il y voir une anticipation technologique semblable à l’invention de la perspective à vol d’oiseau qui précède de plusieurs siècles l’aviation ? Il semble plus prudent de noter une contamination entre les pratiques, une dynamique d’emprunts ou de passage.

Une telle hypothèse ne serait que la prémisse d’une observation plus générale affirmant que les arts se pensent finalement les uns les autres. En effet, en inversant l’approche, on rappellerait que le support formel des arts de l’écran schématise des propriétés du support matériel, le support figuratif et sensible des arts de la trace. Le support formel des arts de l’écran s’acquitte ainsi de la capacité de résistance du support matériel au faire de l’artiste, à la pression de la main sur le papier, pour réduire ce support une simple surface de projection. Les arts de l’écran schématisent de même un certain nombre de scènes énonciatives types (tracer, gommer, colorer) qui sont des conversions métaphoriques des gestes typiques des arts de la trace. En somme, les arts de la trame « pensent » les arts de la trace (mais après tout, ils sont postérieurs) tout comme les arts de la trace anticipent la trame.

Note de bas de page 29 :

 Dällenbach a montré les résonances culturelles de ce modèle au vingtième siècle. Voir à ce sujet Lucien Dällenbach, Mosaïques, Un objet esthétique à rebondissements, Le Seuil, 2001.

Note de bas de page 30 :

 Voir notamment Anne Beyaert, « Texture, couleur, lumière et autres arrangements de la perception », Protée vol. 31 n° 3 Lumières (M. Renoue dir.), hiver 2003-2004, pp. 81-90.

Au risque d’accentuer encore la confusion, rappelons que des méta-modèles circulent également entre les arts traditionnels et les arts de l’écran. Le plus répandu est sans doute le modèle archaïque de la mosaïque29 qui réunit dans un même imaginaire l’Art antique et les productions contemporaines, comme nous l’avons montré à propos des œuvres numériques de J. Maeda, de S. Equilbey et du Groupe Spaceinvader30.

La circulation des modèles

Note de bas de page 31 :

 Je reprends la structuration des niveaux de pertinence des pratiques décrits par J. Fontanille. Cette proposition croise, dans le champ de l’info-com, la recherche menée par Y. Jeanneret qui observe que les pratiques de communication sont prises dans le « mouvement de la trivialité ». Il avance l’hypothèse d’un agir directeur déposant des marques indicielles dans le discours. Voir à ce sujet Yves Jeanneret, « Analyse des pratiques de communication et trivialité : un champ de recherche entre prétention et exigence », p. 46.

Ainsi esquissées, ces circulations entre des objets pétris de contradictions appellent plusieurs commentaires. Tout d’abord, nous prenons acte d’une contamination des modèles qui oblige à repenser la notion d’intermédialité conçue comme relation entre deux supports (la peinture et la vidéo, la photographie et la peinture, la télévision et le théâtre). En effet, en amont du processus de génération du sens, avant que ne s’opèrent les transferts sémantiques dus au changement de supports, une contamination s’effectue entre les faire énonciatifs. Cette intermédialité repensée concerne alors le point lui-même tel qu’il est modélisé par une pratique, déterminé par un support médiatique et stabilisé dans un genre, comme point-geste ou comme point-trame. A l’intermédialité des textes s’ajoute en somme une intermédialité des signes qui enferme le texte dans l’imaginaire du point dont il subit les différents modèles. En se manifestant dès le niveau de pertinence du signe, en amont des déterminations du texte, de l’objet et de la situation énonciative31, le faire modélisateur du point imprime ainsi toute la trajectoire du sens.

Le point comme métadiscours

Note de bas de page 32 :

 Nelson Goodman, Langages de l’art, Une approche de la théorie des symboles, trad. française, Hachette, 1990. Il n’y a « pas d’enregistrement naïf », assure Goodman.

Note de bas de page 33 :

 Clement Greenberg, Art et culture, Essais critiques, trad. française, macula, 1989.

Un autre commentaire verrait dans ces circulations des interventions métadiscursives par lesquelles les images décrivent leur propre modèle génératif. Deux références s’imposent alors : Goodman et Greenberg, le premier32 assignant une dimension méta à la représentation en général parce qu’elle ne copie pas le monde mais le catégorise et de le caractérise, et le second33 y voyant une caractéristique de l’avant-garde qui, au lieu d’imiter le monde, imite les procédures de l’imitation. Si nous nous rallions à Goodman et faisons de la réflexivité une disposition commune de la représentation, nous souhaitons surtout montrer qu’elle s’exprime essentiellement par le point.

Note de bas de page 34 :

 Voir à ce sujet Anne Beyaert, « Crénelage, capiton et métadiscours. Où l’image numérique résiste à la ressemblance », dans Protée vol. 32, n° 2 L’archivage numérique. Conditions, enjeux, effets (S. Badir et J. Baetens dir.), Chicoutimi, 2004, pp. 75-83. De même, « L’esthétique du pixel. L’accentuation de la texture dans l’œuvre graphique de John Maeda », dans Communication et langages, n° 138, 2003, pp. 23-37.

En effet, la plupart des images utilisent le point dans la déclaration de leur modèle génératif. Les exemples les plus frappants sont ceux de l’art numérique où le pixel est mis en évidence sous forme de crénelage. Dans la mesure où la technologie pourrait pallier ces discontinuités par un lissage, celles-ci ne peuvent être imputées à des défaillances techniques mais illustrent une figure rhétorique, l’hyperbole qui déclare le pixel en exagérant son volume, en le dupliquant et en exploitant sa forme carrée conventionnelle. Sur ce principe rhétorique, le plan de l’expression semble s’emballer, bégayer et se désolidariser du plan du contenu pour déclarer le modèle génératif de l’image et son support  numérique34.

Note de bas de page 35 :

 Dans certaines installations de Païk, un écran est consacré à la neige.

Si ces manifestations métadiscursives du numérique ont été fréquemment commentées, celles de la vidéo restent passablement ignorées. Ici encore, le métadiscours est tenu par le point, tel qu’il est fabriqué dans le cadre spécifique d’une pratique, en l’occurrence sous forme de neige qui apparaît sur les écrans de N.J. Païk35, les vidéos de J.F.Guitton, W. Vostell et T. Kuntzel. A chaque fois, le point présenté sous une forme spécifique clame l’origine de l’image et son support. Dans la photographie, fût-elle argentique (grain) ou numérique (pixel), l’activité métadiscursive du point s’incarne dans le flou. Elle se manifeste par le pixel graphique dans les œuvres de R. Lichtenstein, de S. Pollock et certaines sérigraphies de Warhol. Résolument inscrites dans l’univers de la BD et de l’affiche et délivrées du geste du peintre, ces œuvres témoignent alors du « rêve machinique » (Warhol) que concrétisent les peintures mécaniques du Mec’art.

Conclusion : être et faire

Ces différents exemples autorisent quelques pas supplémentaires. Tout d’abord ils rappellent que, lorsque le point révèle le support, c’est en renouant avec un principe génératif déjà souligné, la densité. Révéler le point, c’est toujours produire un espacement, défaire les figures ou défaire les lignes, dé-densifier l’image en somme. Surtout, et cette remarque est plus décisive, on mesure l’incidence véridictoire du point qui, lorsqu’il déclare l’image, montre qu’elle est une fiction et non le monde lui-même. Le point trahit l’image et apporte un démenti à son régime de croyance. Il montre que, bien qu’elle paraisse être, celle-ci relève d’un « faire » poïétique séparé de l’être. En ce sens, le point montre que la « vérité » de l’image tient moins à cette collusion du paraître et de l’être que consacre le carré de la véridiction qu’à une déhiscence plus profonde entre l’être et le faire.

Pour citer ce document

Beyaert-Geslin, A. (2006). Faire un point. Arts du faire : production et expertise. https://doi.org/10.25965/as.3232

Auteur
Anne Beyaert-Geslin
Anne Beyaert-Geslin est maître de conférences à l'université de Limoges et membre de Centre de Recherches Sémiotiques. Elle est responsable de la publication de la revue Nouveaux actes sémiotiques électroniques <http://epublications.unilim.fr/revues/as> et de la revue Visible. Elle a publié en L’image préoccupée (2009, Hermès-Lavoisier), ouvrage consacré à la photographie de reportage, des articles de sémiotique visuelle et de sémiotique des médias ainsi que des notices de sémiotique générale (Dictionnaire des sciences humaines, PUF, 2006). Elle a en outre dirigé plusieurs ouvrages collectifs et pour les plus récents, L'image entre sens et signification, (Editions de la Sorbonne, 2006) et, avec Anne Henault, Ateliers de sémiotique visuelle (PUF, 2004).
Université de Limoges
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