Des Dieux aux hommes et de la Terre à Gaïa. Transitions dans les mythes et dans certains discours contemporains : éléments pour une caractérisation sémiotique de la transition From Gods to men and from Earth to Gaia. Transitions in myths and in certain contemporary discourses: elements for a semiotic characterization of the transition

Santiago Guillén

Université Lumière Lyon 2

https://doi.org/10.25965/as.8481

Cet article étudie la notion de transition en relation aux concepts de devenir (Zilberberg et Fontanille), de parcours/passage (Basso Fossali) et de concept (Bergson). Après une lecture critique de la littérature existante, nous définissons les phénomènes de transition sur les plans figuratif, narratif, énonciatif, axiologique et praxéologique. Nous étudions ensuite un ensemble de textes mythiques puis de discours contemporains sur la transition écologique dans le but de mieux comprendre la tension inhérente aux institutions symboliques entre l’être et le devenir, le transitif et l’intransitif, l’abstraction fixiste de l’être et du concept dans le logos, et la réalité du devenir donnée à voir par le mythe. Notre article est guidé par la problématique suivante : en quoi l’étude de la transition dans les textes mythiques peut-elle nous permettre d’avancer sur certaines problématiques sémiotiques actuelles et nous aider à mieux analyser les discours contemporains sur la transition et en relation à la crise environnementale ?

This article studies the notion of transition in relation to the concepts of becoming (devenir) (Zilberberg and Fontanille), itinerary/passage (parcours/passage) (Basso Fossali) and concept (Bergson). After a critical reading of the existing literature, we define the phenomena of transition at the figurative, narrative, enunciative, axiological and praxeological levels. We then study a set of mythical texts and contemporary discourses on ecological transition, with the aim of gaining a better understanding of the tension inherent in symbolic institutions between being and becoming, the transitive and the intransitive, the fixist abstraction of being and concept in logos, and the reality of becoming made visible by myth. Our article is guided by the following question : how can the study of transition in mythical texts enable us to make progress on certain current semiotic issues and help us to better analyse contemporary discourses on transition and in relation to the environmental crisis?

Index

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Mots-clés : concept, devenir, muses, mythe, transition

Keywords : becoming, concept, muses, myth, transition

Plan
Texte intégral
Note de bas de page 1 :

« Comment l’on devient ce que l’on est » (1888, nous traduisons)

Wie man wird, was man ist1
(Friedrich Nietzsche, Ecce homo)

Note de bas de page 2 :

« Il en est un troisième qui se distingue encore par d’autres artifices : Phantasos, il se déguise en terre, pierre, eau, tronc d'arbre, en tout espèce d’objets inanimés. » tiré de la traduction de l’édition des Belles Lettres.

Est etiam diuersae tertius artis Phantasos ;
ille in humum saxumque undamque trabemque
quaeque uacant anima fallciter omnia transit
2
(Ovide, Métamorphoses, XI, v. 643-, nous soulignons).

Introduction

Une transition désigne, dans le langage courant, le fait de passer d'un lieu à un autre, ou d'un état à un autre. Le mot français vient du verbe latin transire et du substantif transitio (« passage »). Si la notion de transition a été étudiée par d’autres disciplines, autant dans les sciences de la nature comme dans les sciences de l’esprit, elle n’a pas encore été étudiée en tant que telle et de manière exhaustive en sémiotique ; son introduction, prometteuse, nécessite donc de réfléchir d’abord à l’étendue de ses définitions puis aux interactions possibles avec les concepts sémiotiques avec lesquels elle pourrait potentiellement entrer en relation, notamment avec les concepts de : devenir (Zilberberg et Fontanille), de parcours/passage (Basso Fossali) mais aussi de concept (Bergson). Mais que veut dire transitionner selon la perspective de la sémiotique et des sciences de la culture ? Par exemple, quels sont les phénomènes à l’œuvre dans les transformations narratives, figuratives et énonciatives des textes ? Comment les textes et objets culturels tentent-ils de rendre visible cet entredeux du passage d’un état à un autre ? Comment le sémiotique (re)présente-t-il le devenir ? Et en définitive : en quoi l’étude dans les textes du phénomène sémiotique de la transition peut-elle nous permettre d’avancer sur certaines problématiques sémiotiques contemporaines tout comme nous aider à mieux analyser les discours contemporains sur la transition et en relation à la crise environnementale ?

La notion de transition est donc à mettre en relation avec le concept du devenir, hérité de la philosophie grecque qui oppose donc είνειν (éinèin, être) et γιγνέσθειν (guignestèin, devenir), très étudié en sémiotique, et nommément en sémiotique musicale. C’est le langage musical qui se prête le plus à mettre en évidence cette transition infinie, ce devenir constant, puisque la musique, en tant qu’art du temps, se définit par sa continuité. Sur ce point, Eero Tarasti soutient (dans : Greimas et Courtés (éds) 1986 :67) :

Étant donné que la musique est un phénomène coulant dans le temps, la temporalité de la musique n’est pas seulement un des paramètres ordinaires de la musique c’est aussi un élément encore plus fondamental à l’intérieur de la musique elle-même. C’est dire que la temporalité ne peut être ramenée à de simples schémas rythmiques : c’est plutôt la catégorie d’une structure profonde dont les phénomènes rythmiques ne sont que des manifestations de surface. À cause de cette temporalité, la sémiotique musicale est celle d’un processus continu et non discontinu.

Le devenir est naturellement la perspective qui convient le mieux pour une enquête sémiotique de la musique comme langage culturel. C’est donc au sein d’une réflexion sur la musique, qu’Eero Tarasti définie, au sein du second volume du Dictionnaire de Greimas et Courtés, le concept du devenir (Tarasti dans Greimas & Courtés (éds.), 1986 : 67) :

La temporalité peut ainsi être défini en musique, par la notion de devenir, qui se situe, par rapport aux catégories fondamentales de l’être et du faire, en dessous d’elles, comme quelque chose qui n’est ni être, ni non-être, mais quelque chose entre les deux, le “presque rien” selon la définition de V. Jankélévitch. En vue du devenir, l’être et le faire représenteraient pour lui ses surmodalisations : ils peuvent tous les deux modaliser le devenir.

La notion de devenir est également au chœur du colloque « Linguistique et Sémiotique III » tenu en 1993 et dont les actes apparaissent sous la direction de Jacques Fontanille en 1995 (1995). Claude Zilberberg et Jacques Fontanille définissent le devenir sous le prisme de la prédication comme : « propriété d’une instance énonçante dans la prédication, instance contrôlant les transformations touchant à la présence, à son intensité et à son étendue. » (1998 : 124). Ainsi les auteurs mettent en évidence trois types des polarités tensives : (i) l’intensité : tonicité vs atonie ; (ii) l’existence : absence vs présence et (iii) l’extension : ouverture vs fermeture. Ces trois types de tensions prédicatives définissent un type de prédication et génèrent un certain type de discours tel que :

Figure 1 : Typologie des prédications (Fontanille et Zilberberg, 1998 :124).

Figure 1 : Typologie des prédications (Fontanille et Zilberberg, 1998 :124).

La prédication existentielle fonderait le mythe, plutôt selon l’acception de Cassirer que celle de Lévi-Strauss et Greimas, dans la mesure où elle procure à l’advenir l’authenticité d’une absence revivifiée, convoquée certes comme une « présence », mais présence validée par son immersion antérieure dans un passé immémorial et révolu. Ce type engendre à son tour, par dégénérescence ou par dérivation, toute une classe de discours historiques ou symboliques et allégoriques (Fontanille et Zilberberg 1998 :124)

Note de bas de page 3 :

Sur l’assertion de l’être et ses variations selon ses modalités, ses modalisation et ses modes d’existence dans les textes mythiques voir notre article paru dans la revue SIGNATA (Guillén 2022d). Sur l’étude des travaux de Usener et de Preuss sur la transformation des structures de la pensée religieuse et leur rôle fondamentale dans le projet sémiotique d’Ernst Cassirer, voir notre article paru dans les actes du Congrès Mondial de Linguistique Française de 2022 : (Guillén 2022a).

Si les auteurs caractérisent ici le mythe comme le type discursif d’une « prédication existentielle », c’est assurément parce qu’ils perçoivent, suite à leur lecture d’Ernst Cassirer, lui-même inspiré des travaux de Konrad Preuss et d’Hermann Usener, que l’être dans le mythe est soumis à une tension entre ce que Fontanille et Zilberberg nomment une « passéification » et une « présentification » et que nous pourrions qualifier – et avons qualifié ailleurs - selon les modes d’existence de la virtualité et et de la réalisation et à l’intérieur d’un phénomène propre au discours mythique que nous avons nommé figurativisation mythique (Guillén 2022a et 2022c)3. Ce passage du virtuel à l’effectif est soumis à une intermittence continue, si bien que les divinités des mythes sont moins des êtres stables, que des énergies potentielles et des figures en devenir. Voilà pourquoi les récits mythologiques s’offrent comme un terrain fertile pour enquêter les phénomènes de transitions à tous les niveaux.

Mais alors, si l’on peut faire une typologie discursive selon les tensions prédicatives du devenir, qu’en est-il pour la transition ?

Note de bas de page 4 :

Le titre complet de cette section est : « Petite sémiotique de la transition : tendances et diaphanéité́ du présent ».

La notion de transition a déjà été mentionnée quelque peu en sémiotique. Pierluigi Basso Fossali s’y intéresse au sein d’une réflexion sur les notions de « parcours » et de « passage » (Basso Fossali 2017 : 281‑85)4. L’auteur distingue notamment une typologie de transitions : actorielle, spatiale, et temporelle, qu’il baptise, respectivement : transitaire, transitionnelle et transitoire. Cette première catégorisation, fort pertinente, pourrait selon nous être étendue au-delà du figuratif, puisque, c’est notre thèse, les textes et objets culturels rendent compte de transitions sur tous les plans de la configuration du sémiotique, à savoir : le narratif, l’actantiel, l’énonciatif, l’axiologique et le plan des pratiques.

En raison de tous les aspects mentionnés jusqu’ici il nous semble la notion de transition peut nous permettre d’avancer dans le débat sémiotique actuel en permettant, plus particulièrement, de mettre en évidence les différentes transitions au sein des configurations narratives des textes et de prolonger, voire de revenir sur certains aspects du modèle traditionnel de la syntaxe narrative de tradition greimassienne. Aussi, en raison de ses particularités sémiotiques déjà citées, les mythes s’avèrent être des objets culturels particulièrement intéressants pour penser la transition. En quoi les aspects mythiques de certains discours contemporains nous permettent-ils de mieux saisir la « transition écologique » actuelle, et plus généralement, la notion de « transition » en sémiotique ?

Pour répondre à cette question nous proposons de nous attarder d’abord sur les conceptions du phénomène de transition dans notre culture pour ensuite étudier la manière dont les textes mythiques ont thématisé ce phénomène pour enfin nous intéresser aux textes contemporains qui exploitent certains éléments mythiques pour parler de la « transition écologique ». Pour mettre en évidence ces phénomènes transitionnels, nous proposons de mener une étude de corpus divisée en deux temps, un premier temps sera consacré aux textes mythiques et dans un second temps nous étudierons l’usage de la notion et du mot de transition dans les textes en relation avec la crise environnementale actuelle.

1. Définitions préliminaires de la notion de « transition »

1.1. D’une définition doxique vers une première caractérisation sémiotique

Pour mieux comprendre le phénomène de transition selon une perspective sémiotique, nous proposons de commencer par nous intéresser au concept de transition dans l’opinion commune. Le dictionnaire Le Grand Robert propose les définitions suivantes (éd., 2022) : « Ce qui constitue un état intermédiaire, ce qui conduit d'un état à un autre. », « Passage d'un état à un autre, d'une situation à une autre », et « Manière de passer de l'expression d'une idée à une autre ; de lier les parties d'un discours ».

De ces définitions on peut retenir le lien étroit entre la transition et le passage : « le fait de passer » ; mais surtout la transformation puisqu’il s’agit de passer « d’un lieu à un autre » ou « d’un état à un autre ». Pour Aristote l’être relève de la substance (et le devenir du prédicat) ; Greimas reprend dans sa grammaire narrative la conception grammaticale aristotélicienne dans la mesure où, au fond, l’acteur est un être, résultant de la transformation des rôles actantiels à travers l’action et ses modalités. Or cette vision stable de l’être, de la substance, et de l’acteur n’est qu’un artifice : sur le plan strictement physique elle ne correspond nullement à des réalités ontologiques mais à des stabilisations perceptives et, dans le cas des textes, à des stabilisations figuratives subjectives (ou, au mieux, intersubjectives) mais toujours en transformation, puisque la langue même, entendue comme « langue naturelle » est un « organisme » toujours en évolution (Saussure 1891). Selon nous, c’est justement parce que tout système de significations et de valeurs est changeant que, Saussure, inspiré de la biologie de Goethe à travers les écrits de Humboldt, définit les langues comme des « langues naturelles », car elles aussi, à l’image des organismes biologiques, sont soumises au changement, qui, dans le cas de ces dernières est dû aux usages effectifs et innovants des locuteurs et à leurs effets actualisants dans la langue virtuelle.

De nos remarques sur cette première définition on peut retenir quelques sèmes ou traits définitoires du concept de « transition » : /action/, /espace (trajectoire) // /temps (tempo)/, mais aussi sur le plan des modes d’existence : /effectif/ et /virtuel/. Analysons en détail chacun de ces aspects définitoires :

En premier lieu, la transition en tant qu’action se définit d’abord par son aspectualité imperfective inhérente : « la seule chose qui ne change pas est que tout change », pour ainsi dire. L’action saisit sous l’optique de la transition relève donc d’un processus infini toujours en train de se dérouler. Ensuite la transition comme action est caractérisable à l’intérieur d’une double tension aspectuelle entre d’un côté la finitude : inchoativité vs terminativité et de l’autre la répétition : semelfactivité vs itérativité. La première tension aspectuelle caractérise le processus selon sa position (dans l’espace-temps) soit vers le début soit vers la fin de celui-ci, alors que la seconde tension aspectuelle caractérise le processus selon sa singularité ou sa multiplicité c’est-à-dire selon qu’il se produise une seule fois ou plusieurs fois.

Note de bas de page 5 :

Le déplacement n’est qu’une « forme » que peut prendre le mouvement (dans la motricité interne du battement du cœur, il n’y a pas de déplacement à proprement parler.

En second lieu, la transition est définissable sur le plan purement spatial. Puisque le temps-espace sont des aspects figuratifs qui s’inter-définissent, alors la transition en tant que mouvement est caractérisable selon des repères spatiaux comme la position, ou la trajectoire. On se déplace vers quelque part5. La préposition vers indique en français le lien de complémentarité qu’avec l’action entretient le repère spatial, en syntaxe on qualifie cela comme un complément indirect puisqu’il se fait par le biais d’une préposition dans les langues flexionnelles et correspond à des cas différents dans les langues casuelles, dont notamment, à l’intérieur de la famille indo-européenne : le datif (grec), l’ablatif (latin) ou le locatif (sanskrit).

Note de bas de page 6 :

L’épisode se situe au chant XVII, nous reprenons l’éd. des Belles Lettres (1933).

En troisième lieu, la transition est caractérisable sur le plan actoriel. La transition en elle-même est imperceptible, ce qui est perceptible c’est la reconnaissance d’un état et en opposition avec un autre état. Voilà pourquoi Ulysse, rentrant à Ithaque après une vingtaine d’années d’aventures, n’est reconnu par personne, peut être même pas par lui –même, mais seulement par son chien Argos6 : c’est que tout changement d’état ne peut être perçu que de l’extérieur.

Nous pouvons donc retenir que la transition est un processus continu, caractérisable sur le plan aspectuel par : son imperfection, (inchoativité ou terminativité), son itérativité - et par son rythme (lent vs rapide).

Note de bas de page 7 :

Il existe au moins trois calculs du temps en physique qui sont assez différents : le temps quantique, le temps astronomique, et celui qui tente de rendre possible la conversion de l’un dans l’autre.

L’étude de la transition dans les productions culturelles exige donc de s’intéresser d’abord aux phénomènes perceptifs. Sur le plan de la temporalité, par exemple, l’interprétation médiée et objective de la réalité s’oppose à notre expérience perceptive, ainsi si le temps n’existe pas pour les sciences physiques et astrophysiques actuelles7, notre perception subjective est exprimée par la notion de durée. La valorisation du temps dans les cultures résulte donc d’une tension entre des expériences subjectives individuelles et des valorisations de cette expérience à travers des conventions sociales et à l’intérieur des systèmes de valeurs divers, dont les langues naturelles sont souvent dépositaires. Regardons à présent en détail ces deux polarités dans les élaborations culturelles de la transition : individuelle et collective, c’est-à-dire psychologique et sociale.

1.2. Conceptions philosophiques : la transition et le concept, entre perception et interprétation, entre intuition et catégorisation logique

La thématique de la transition est au chœur de l’immense œuvre du philosophe Henri Bergson. Bergson s’intéresse aux relations entre la conceptualisation objective du temps par les sciences de la nature et particulièrement les théories physiques d’Albert Einstein et les perceptions psychologiques de la durée par les individus. Bergson pense le temps et sa perception en relation au concept, c’est-à-dire à la prise intellectuelle et culturelle de l’expérience. Dans son cours prononcé au Collège de France le 6 décembre 1901, quatre ans avant la série d’articles d’Albert Einstein sur l’électrodynamique des corps en mouvement puis sur la relativité générale, (1905a, 1905b, 1905c, 1906), le philosophe français soutient :

Nous aborderons deux problèmes : celui du temps et celui de la connaissance conceptuelle ; ils sont, comme nous le montrerons, intimement solidaires. Notre objet principal est de déterminer la durée, d’en faire l’analyse, et, d’autre part, d’étudier les concepts et les idées. (Bergson 1901 :15, nous soulignons)

Bergson considère donc que l’élaboration conceptuelle permet, tout comme la perception, d’avoir un aperçu du monde, une prise du monde qui pourtant ne correspond que fort mal au monde phénoménologique en tant que tel. Ainsi va l’exemple qu’il donne sur la perception de la lumière (p. 15) :

Prenons par exemple une sensation représentative : la luminosité d’un objet. Pendant une seconde, je suis impressionné par quelque chose de relativement stable et fixer ; or, si j’analyse cette sensation, je découvre que ce qui paraissait homogène est un nombre indéfini de changements élémentaires, des millions de vibrations contractées en un moment. Une conscience qui vibrerait à l’unisson de la lumière, sentirait défiler tous ces éléments successifs. Cette conscience doit dominer le rythme de la matière. Sentir la lumière, c’est contracter un nombre énorme de mouvements élémentaires, de même qu’un historien concentre en un seul fait une pluralité de faits élémentaires. Donc dans la sensation, nous [é]prouvons l’autorépétition de quelque chose de toujours mouvant que nous solidifions en un moment. Dans la sensation déjà, nous voyons que penser, c’est arrêter, fixer.

Pour Bergson donc, nous percevons le monde à travers des fixations subjectives mais nécessaires et encore plus, un mécanisme analogue se passe sur le plan intellectuel : nous comprenons le monde, nous lui attribuons des significations – et des valeurs –, à travers une fixation intellectuelle grâce aux concepts. L’élaboration conceptuelle – à l’image de la perception –, consiste donc à fixer une réalité qui pourtant est dans un mouvement perpétuel. De fait, toute institution de sens, toute tentative de fixation d’une signification n’est qu’un artifice sémiotique, une opération intellectuelle, certes nécessaire pour interpréter le monde mais qui ne permet pas de le décrire tel qu’il est réellement.

Note de bas de page 8 :

Chez Bergson, le concept de transition, en tant que signifié, ne peut exister que grâce à une certaine organisation du plan du contenu, à un certain agencement des signifiants.

Mais alors, justement, comment penser, la transition, ce phénomène imperceptible par définition et qui, pour Bergson, définit la réalité même ? Bergson met en avant l’importance de l’intuition, qui par opposition à la conceptualisation, permet d’évoquer le devenir continu de la réalité que l’élaboration conceptuelle ne peut nullement (re)présenter. Dans son œuvre philosophique, qui commence donc par une problématisation biophysique de nos capacités perceptives, Bergson tente, par une prose épurée et un style avec une rythmique assez particulière, de laisser entrevoir, de suggérer, le mouvement, la transition, le devenir8.

Dans les réflexions que Bergson fait du concept comme moyen culturel de fixation d’une réalité toujours en devenir, on doit pourtant mettre en évidence qu’il réfléchit sur et à partir des concepts élaborés par la philosophie occidentale avec et à l’intérieur des langues indo-européennes. Mais qu’en est-il dans les philosophies et les langues non indo-européennes ? Est-il exact, comme le souligne Bergson, que toutes les langues du monde et tous les systèmes philosophiques des cultures pensent le monde depuis la fixité abusée du concept ?

1.3. Une approche linguistique et sémiotique

1.3.1. La transition dans les sciences du langage

Note de bas de page 9 :

Le projet originel de la sémiologie saussurienne, définie en 1901 par Adrien Naville comme la science qui étudie « les lois de la création et la transformation des signes et de leurs sens » (Naville 1901 :104)

En sciences du langage, il est possible de mettre en évidence la transformation et la régularité de unités linguistiques sur plusieurs niveaux9. Sur le plan phonétique, on parle de « phonèmes de transition » ou de « transition formantiques » pour mettre en évidence des phénomènes de coarticulation, plus ou moins déterminants selon les cas, pour les changements diachroniques des langues naturelles. Sur le plan morphologique, le phénomène de grammaticalisation étudie la transformation d’une unité linguistique et son passage d’une catégorie grammaticale à une autre. À titre d’exemple, le passage de la locution latine cum clara mentis au morphème –ment qui en français permet de transformer les adjectifs en adverbes. En linguistique interactionnelle il est également possible de mettre en évidence des phénomènes de transition, par exemple lorsque, dans une interaction sans rôles prédéterminés des rôles commencent à émerger au sein du processus interactionnel, ou bien lorsqu’un locuteur se sert de quelques unités lexicales ou locutions pour commencer un récit. Aussi, en reprenant la schématisation proposée par Roman Jakobson en 1963 (1963), on pourrait interpréter les fonctions phatiques de certaines unités linguistiques, comme par exemple l’interjection « allô », en tant que transitions vers l’initiation ou la clôture d’une interaction verbale. Sur le plan de l’énonciation, notamment, on pourrait mentionner une certaine « transition déictique » et particulièrement un passage entres les différentes « zones anthropiques » car, dans le modèle proposé par François Rastier (2001), les objets situés aux frontières des zones anthropiques peuvent être définis comme des objets transitionnels. Par exemple, les fétiches permettent de passer de l’identitaire au proximal et les idoles du monde empirique ou monde transcendant. Dans ce dernier cas on remarque que dans plusieurs cultures, le passage vers la transcendance se fait justement par un stade de transe, incité souvent par des hallucinogènes et habituellement à l’intérieur d’une cérémonie rituelle où s’opère une transition à la fois actorielle, actantielle et énonciative : le chaman est toujours présent, mais ce n’est plus lui qui parle, à travers lui parlent les esprits qui le traversent : le chaman devient un medium, un lieu de passage, de transition de l’au-delà vers l’ici.

1.3.2. La transition en sémiotique

Note de bas de page 10 :

Le titre complet de cette section est : « Petite sémiotique de la transition : tendances et diaphanéité́ du présent ».

La notion de transition a déjà été mentionnée quelque peu en sémiotique. Pierluigi Basso Fossali s’y intéresse au sein d’une réflexion sur les notions de « parcours » et de « passage » (Basso Fossali 2017 : 281‑85)10. L’auteur distingue notamment une typologie de transitions : actorielle, spatiale, et temporelle, qu’il baptise, respectivement : transitaire, transitionnelle et transitoire. Cette première catégorisation, fort pertinente, pourrait selon nous être étendue au-delà du figuratif, puisque, c’est notre thèse, les textes et objets culturels rendent compte de transitions sur tous les plans de la configuration du sémiotique, à savoir : le narratif, l’actantiel, l’énonciatif, l’axiologique, et le plan des pratiques. Nous proposons de nommer : transitif la transition entre deux séquences narratives au sein d’un même récit, puis transitant la transition entre deux rôles actantiels, et enfin transe la transition entre deux sources énonciatrices. Ainsi on aurait sur les plans :

  • actoriel (transitaire) :

  • actantiel : (transitant) ou transitance

  • narratif : (transitif)

  • temporel (transitoire)

  • spatial (transitionnelle) :

  • énonciatif (transe)

Note de bas de page 11 :

Les mythologies avancent par des périodes de règne, de cycle, comment ne manquent pas de le montrer aussi bien Hans Blumenberg que Friedrich Nietzsche, sur ce point voir : (Guillén 2022c).

En outre, selon les remarques vues plus haut, il est possible de caractériser la conception culturelle de la transition temporelle (i.e. le transitoire) selon la trajectoire : rectiligne (avec une source ou une cible définie ou indéfinie) ou circulaire (à l’image du transit des planètes, des saisons, les mythologies ont souvent une temporalité cyclique)11.

Aussi, sur le plan de la transition actorielle (i.e. le transitaire), on peut distinguer des transitions qui vont de l’individualité à la collectivité et ce passage est marqué par une transition axiologique.

Note de bas de page 12 :

Plutôt que translation qui suppose uniquement un déplacement dans l’espace, les termes de traduction (inter linguistique) et d’adaptation (intersémiotique) indiquent que la signification et la valeur des objets dépendent de leurs environnements culturels.

Enfin, il convient de penser la transition en relation à la traduction. La langue anglaise nomme translation la traduction intralinguistique. Celle-ci peut caractériser selon sa trajectoire : source oriented vs target oriented. Or, comme les anglophones eux-mêmes le remarquent, la traduction parfaite est impossible et l’expression « lost in translation » le met bien en évidence, ce qui a été perdu dans le passage d’un système de signification à un autre, Saussure l’a nommé : la valeur. Ici, il devient évident qu’en sémiotique le sens n’est pas, comme il l’est pour les auteurs inspirés de l’ingénierie des télécommunications : « ce qui reste d’une transformation » (Greimas & Courtés 1979), mais, bien au contraire, la valeur sémiotique réside en ce qui ne peut pas être traduit12.

Pour étudier la transition sur tous ces plans nous proposons alors de passer à notre analyse de corpus.

2. Thématisation mythique

Il est impossible de saisir la transition à travers des catégories sémantiques fixes, comme les concepts propres à la philosophie occidentale (Bergson). Si un système de significations ne peut pas définir la transition, un texte, peut toutefois, suggérer celle-ci, la rendre perceptible. Les récits mythiques, en tant qu’objets culturels se situant sur la frontière transcendante des zones anthropiques, thématisent les phénomènes transitoires dans la culture ; aussi le muthos, s’opposant au logos, mobilise moins des concepts que des images, et ne cherche pas à démontrer, mais à montrer. Les mythes s’offrent comme un corpus d’analyse précieux pour notre enquête car ils thématisent la transition sur tous les plans de la narration : actantielle, actorielle, narrative, énonciative et axiologique.

2.1. La transition actorielle dans les mythes : la métamorphose comme trait définitoire du genre discursif

Sur le plan actoriel, les récits mythiques mettent en évidence la transformation d’un acteur en un autre. Cette transformation est si importante dans le genre mythique que la métamorphose fonctionne comme trait définitoire de toute la catégorie des récits dits « mythiques », si bien que l’isotopie de la transformation des traits figuratifs d’un acteur constitue le trait de cohésion, le fils d’Ariane, de l’ensemble des textes des Métamorphoses d’Ovide, un des plus grands ensembles de théogonies et de récits mythiques de l’antiquité gréco-romaine et méditerranéenne. Mais, concrètement, à quels recours linguistiques le poète fait-il appel pour rendre visible l’imperceptible, c’est-à-dire, la transition ? Regardons en détail cet extrait où Ovide nous raconte la transformation de la jeune fille Daphné en laurier :

À peine elle achevait cette prière, que ses membres s’engourdissent ; une écorce légère enveloppe son sein délicat ; ses cheveux verdissent en feuillage, ses bras s’allongent en rameaux ; ses pieds, naguère si rapides, prennent racine et s’attachent à la terre ; la cime d’un arbre couronne sa tête ; il ne reste plus d’elle-même que l’éclat de sa beauté passée. Apollon l’aime encore, et, pressant de sa main le nouvel arbre, il sent, sous l’écorce naissante, palpiter le cœur de Daphné. Il embrasse, au lieu de ses membres, de jeunes rameaux, et couvre l’arbre de baisers, que l’arbre semble repousser encore : « Ah ! dit-il, puisque tu ne peux devenir l’épouse d’Apollon, sois son arbre du moins : que désormais ton feuillage couronne et mes cheveux, ma lyre et mon carquois ». (Ovide, livre Ier, v. 548-559, nous soulignons)

Cet extrait met donc en évidence cet état transitoire, cet entre deux de la transformation figurative qu’est la métamorphose. On remarque alors une alternance des traits figuratifs issus des deux figures différentes (la jeune fille et l’arbre) : membres, écorce, sein, cheveux, feuillage, bras, rameaux, pieds, racine, arbre, tête, arbre, Daphné. Cette alternance systématique met en évidence que l’expression de la transition par la poésie passe notamment par l’intermittence de traits figuratifs appartenant à des figures différentes, si bien que toute cohésion textuelle est altérée et se caractérise à la fois par un dédoublement et une continuité non linéaire mais en spirale.

La description poétique de la transition actorielle se caractérise par une intermittence des traits figuratifs de chacune des figures, ici l’arbre et la jeune fille. À travers cette intermittence et la structure en spirale, la cohérence imbriquée qui s’y dégage, le poète arrive à donner à voir, à (re)créer la perception de la transition. D’ailleurs on remarque dans ce texte que la séparation entre les états du début et de la fin de la métamorphose n’est pas achevée puisque que l’arbre « semble continuer à repousser » les baisers d’Apollon. Si bien que nous pouvons déduire qu’à la fin d’une métamorphose, la figure actorielle garde en mémoire une trace de son état antérieur – et nous pouvons nous demander si ceci est le cas également dans les transformations de type intersémiotique. Aussi dans cet exemple concret tiré du texte d’Ovide, la métamorphose actorielle est mobilisée comme recours à fin d’éviter une transformation actantielle : la jeune fille préfère devenir un arbre plutôt que de devenir l’amante d’Apollon.

2.2. Transitions sur le plan actantiel : les transitants dans le mythe

Note de bas de page 13 :

Il existe également une transition axiologique puisque Lucifer est un des noms de la déesse Vénus dans la mythologie latine.

Sur le plan actantiel, les récits mythiques nous livrent bien d’exemples de transformations et de transitions. Par exemple, l’apothéose marque le passage du héros du plan mortel vers le plan divin. La description d’une transition actantielle, reproduit en partie la structure textuelle vue plus haut : à savoir une incongruence perceptible mais moins sur l’état lui-même de l’acteur que sur son agir. La transition actantielle concerne donc une déstabilisation, une perte de repères entre deux ou plusieurs rôles actantiels d’un même acteur. On pourrait catégoriser ces transitions selon les rôles actantiels qu’elles impliquent, par exemple entre héros et anti-héros ou bien entre sujet et objet. De ce fait, les transitions actantielles impliquent également des transitions narratives puisqu'elles donnent à voir une imbrication de plusieurs programmes narratifs potentiels, par exemple un programme et un anti-programme narratif. Dans le passage biblique de la chute de Lucifer il y a bien une transition actantielle de l’ange « le plus brillant » vers l’antihéros chrétien par excellence. Ici la mémoire de la transition actantielle est marquée dans le nom de l’acteur puisque Lucifer signifie littéralement « porteur de lumière » (du latin : lux « lumière » et ferre « porter ») : le nom de la figure s’oppose au rôle actantiel comme pour rappeler que tout état est susceptible de varier13.

Les récits mythiques rendent bien compte des transformations actantielles à travers des cérémonies qui règlent, par des actes performatifs, le changement du rôle actantiel du héros. Si la transition concerne le changement d’un rôle actantiel à un autre, alors les voyages initiatiques sont à comprendre comme des transitions actantielles par excellence. Sous cet angle, la performance, n’est que la transition d’une longue transformation actantielle, qui va d’un sujet disjoint à son objet de valeur (S∩O) vers un sujet conjoint à son objet de valeur (S∪O). Si la situation finale d’une narration rend compte de la transformation actantielle et marque le passage aboutit d’une transformation, alors la performance n’est qu’une structure en spirale qui alterne des actions d’un héros à la fois héroïques et pathétiques, entre des actions ratées ou abouties. Les douze travaux d’Héraclès ne sont alors que la transition d’un condamné par ses actes reprochables (l’assassinat de sa propre famille) vers un Héros au sens grec du terme, c’est-à-dire un demi-dieu. La valeur du héros grec réside justement dans cet entre-deux : entre la démesure humaine (hubris, ὔβρις) et la vertu divine.

2.3. Les transitions narratives : le transitif dans le mythe 

Note de bas de page 14 :

Édition disponible en ligne sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k54430304/.

Sur le plan de la narration, les récits mythiques nous livrent maints exemples fort intéressants, dont des transitions vers le début du récit lui-même (i.e. la diégèse) à travers l’invocation des muses. Ce passage narratif permet alors une étape transitive entre le monde phénoménal de la perception et celui du récit raconté (les mythes sont des stabilisations écrites d’une tradition orale). L’aède invoque donc les muses pour marquer la transition vers le début du poème. Mais cette transition n’est pas uniquement narrative, puisqu’elle est aussi actantielle, énonciative (du poète mortel vers les muses), spatiale : du monde divin vers le monde humain). Le passage suivant de l’invocation des muses dans le Théogonie d’Hésiode, la mythogonie la plus ancienne dont nous ayons connaissance dans la tradition gréco-romaine, illustre bien ses phénomènes (trad. De M. Platin de 1872, v.1-)14 :

Commençons notre chant par les Muses, habitantes du haut et divin Hélicon, qui, près d’une noire fontaine, devant l’autel du puissant fils de Cronos, mènent des danses légères ; qui, après avoir baigné leur beau corps dans les eaux du Permesse, de l’Hippocrène, du divin Olmeios, couronnent de chœurs gracieux, ravissants, les sommets de la montagne sacrée et les foulent sous leurs pieds agiles. C’est de là qu’elles descendent, lorsque, la nuit, dans un nuage, elles s’en vont parcourir la terre, faisant retentir au loin leur voix harmonieuse. Elles chantent Zeus qui s’arme de l’égide, Héra qui règne dans Argos et marche sur une chaussure dorée, la fille du roi des dieux, Athéna aux yeux d’azur, Apollon et sa sœur la chasseresse Artémis, Poséidon, ce dieu dont les eaux embrassent la terre, dont le sceptre l’ébranlé́, la vénérable Thémis, Aphrodite aux doux regards, Hébé́ à la couronne d’or, la belle Dionéé, l’Aurore, le grand Hélios, la brillante Séléné́, et Latone, et Japet, et Cronos aux rusés conseils, la Terre, le vaste Océan, la Nuit obscure, la race des autres dieux immortels.
Elles-mêmes elles enseignèrent leurs beaux chants à Hésiode, tandis qu’il paissait son troupeau au pied du divin Hélicon ; et voici comme me parlèrent ces déesses de l’Olympe, ces filles de Jupiter :
« Pasteurs qui dormez dans les champs, race grossière et brutale, nous savons des histoires mensongères qui ressemblent à la vérité́ ; nous pouvons aussi, quand il nous plaît, en raconter de véritables. »
Ainsi dirent les filles éloquentes du grand Zeus, et elles placèrent dans mes mains un sceptre merveilleux, un verdoyant rameau d’olivier ; elles me soufflèrent une voix divine, pour annoncer ce qui doit être et ce qui fut ; elles m’ordonnèrent de célébrer la race des immortels, les bienheureux habitants du ciel, elles surtout, dont la louange devait toujours ouvrir et terminer mes chants.
[…]
Filles de Zeus, je vous invoque. Donnez-moi des chants dignes de plaire, Dites cette race divine et immortelle, qui naquit de la Terre, du Ciel étoile, de la Nuit obscure, ou sortit du sein de l’onde amère ; dites comment furent avant tout le reste et la terre, et les fleuves, et l’immense mer, dont les flots se gonflent et s’agitent, et les astres rayonnants, et au-delà̀ le vaste ciel, et les enfants de ces dieux, les dieux auteurs de tous biens ; dites quelles possessions, quels honneurs ils obtinrent en partage, comment pour la première fois ils occupèrent l’Olympe aux sinueux replis ; dites-moi toutes ces choses, ô Muses, dont l’Olympe est le séjour, et, les reprenant dès l’origine, enseignez-moi d’abord par où tout a commencé.

Note de bas de page 15 :

Nous avons déjà remarqué plus haut comment la figure du nuage sert, dans la peinture chrétienne, à signifier l’au-delà divin. Maria Giulia Dondero remarque que la figure picturale du nuage joue ce rôle dans la peinture chrétienne : suggérer l’au-delà divin de la topologie céleste (Dondero 2016). Cette fonction transitoire du nuage est récurrente dans la culture grecque ancienne, par exemple, dans le récit d’Io, Zeus se métamorphose en nuage pour séduire la jeune fille.

Sur le plan figuratif, le poème met en place les Muses, acteurs appartenant à la zone distale mais qui habitent un espace frontalier entre le « monde obvie » et le « monde absent », que François Rastier nomme « frontière transcendante » (Rastier 2001). Les Muses sont donc des acteurs transcendants qui habitent un cadre spatio-temporel partagé avec celui du monde de l’expérience humaine : les Muses habitent « le haut du divin Hélicon », zone topologique qui leur permet à la fois, de rentrer en communication avec les humains, en descendant du mont et voyageant « en dessus d’un nuage », et de « danser devant le temple du fils de Cronos », un espace transitoire en somme. Les muses sont des acteurs transcendants qui assurent la transition déictique de l’au-delà̀ mythique vers l’ici phénoménologique, le haut des monts comme l’Hélicon sont les figures topologiques placées à la frontière transcendantale qui permettent d’entrevoir l’au-delà̀ mythique. Le propre de la figurativité mythique est donc de se placer à la frontière transcendante sur tous les testes : actorielle, spatiale et temporelle (par les pythies par exemple) : le mythe renvoi, certes, à un au-delà sur le plan déictique mais il a besoin toutefois de trouver un ancrage figuratif profond et, pour ainsi dire, esthésique, dans la mesure où les figures topiques mythiques — dont l’Hélicon — font référence à des montagnes qui existent « réellement ». À travers les discours mythiques, le mythique habite l’espace géographique et ceci est particulièrement visible dans la toponymie (Europe, Mer Egée etc.) – et il est possible de faire une réflexion similaire sur le plan temporel (e.g. les jours de la semaine « mardi », « mercredi », « jeudi » qui renvoient aux dieux romains Mars, Mercure et Jupiter)15.

2.4. La transition énonciative dans les mythes : la transe ou lorsque les muses parlent à travers le poète

Note de bas de page 16 :

Traduits respectivement ne français par « donnez-moi » et « glorifiez » dans la traduction de Paul Mazon pour l’édition des Belles Lettres (1964 :35).

Le brouillage énonciatif se produit lorsque l’auteur se place, à travers le discours qu’il profère et selon une illusion énonciative, non pas en énonciateur mais en énonciataire du discours qu’il produit. Par un effet de débrayage, Hésiode se place même en troisième personne – ou non-personne du dialogue selon le terme d’Émile Benveniste (Benveniste 1970) : « Elles-mêmes elles enseignèrent leurs beaux chants à Hésiode » (nous soulignons). Sur le plan stratégique, l’aède tente par ce mécanisme énonciatif de doter son récit mythogonique de légitimité : il n’invente pas le récit de l’origine du monde, il ne fait que reproduire le récit qui lui a été confié par les muses. Encore plus, par cette illusion énonciative, les muses sont placées comme la source énonciative et la médiation même du poète est affaiblie voire niée dans la mesure où Hésiode tente d’établir l’illusion d’un dialogue directe entre les muses et le lecteur : « Filles de Zeus […] dites cette race divine et immortelle, qui naquit de la Terre ». Par l’usage du mode verbal de l’impératif dans la version française, et du cas du vocatif en grec ancien : « Χαίρετε » (v. 104) et « κλείετε » (v. 105)16. L’aède s’adresse directement aux muses pour créer un effet dialogique : « Filles de Zeus, je vous invoque », puis il se pose comme le récepteur de ce message « Donnez-moi des chants dignes de plaire » et enfin il essaye de quitter la scène pour laisser se faire un dialogue direct entre l’énonciateur source, les muses, et l’énonciataire direct, le lecteur. Ainsi on remarque une progression énonciative en trois étapes : (i) fonction conative (du monde de l’expérience vers le distal), puis (ii) don transitif (du distal vers le monde de l’expérience), et enfin (iii) un dialogue direct (entre les muses et le lecteur).

Note de bas de page 17 :

En outre, la transition modale et modalisante met en évidence des états contradictoires sur tous les plans de la modalité : non-vouloir et devoir, le héros qui doit agir selon son devoir social et en dépit de sa volonté personnelle.

Enfin, sur le plan de la structure de la syntaxe narrative, l’invocation des muses se pose comme une séquence narrative introductive et transitoire qui permet de précéder la diégèse elle-même. Les raisons pour ceci sont multiples : (i) rythmiques, pour augmenter lentement la cadence narrative ; (ii) figuratives, pour assurer la transition entre l’espace observable (les montagnes) et l’au-delà̀ mythique non-visible (cours olympienne) et (iii) axiologiques, pour donner une légitimité́ au discours de l’aède sur le plan de l’énoncé et pour instaurer l’accord tacite du lecteur à « croire » au discours « fictif » du muthos. Deviennent apparents ici les traits structuraux inhérents à toute transition sémiotique : le tempo (narratif), le métamorphisme (figuratif), l’indéfinité (évaluative).17

3. Utilisations contemporaines : la transition écologique

La notion de transition est particulièrement inappropriée pour se référer aux mesures à prendre face à la crise environnementale actuelle. Ainsi que le remarque Jean-Baptiste Fressoz, historien des sciences, des techniques et de l’environnement :

Le terme de « transition énergétique » est apparu au milieu des années 1970 pour conjurer les inquiétudes liées à la « crise énergétique », cette dernière expression entant alors dominante. Dire « transition » plutôt que « crise » rendait le futur beaucoup moins anxiogène en l’arrimant à une rationalité́ planificatrice et gestionnaire. Or si l’histoire nous apprend une chose, c’est bien qu’il n’y a jamais eu de transition énergétique. On ne passe pas du bois au charbon, puis du charbon au pétrole, puis du pétrole au nucléaire. L’histoire de l’énergie n’est pas celle de transitions, mais celle d’additions successives de nouvelles sources d’énergie primaire. » (Fressoz 2014, nous soulignons)

Par son ampleur, plutôt que de transition, on devrait parler de disruption, comme le font certains auteurs dont le philosophe contemporain récemment décédé Bernard Stiegler. Cette disruption concerne par ailleurs plusieurs formes symboliques dans la culture : à la fois la technique (la technè), mais également la connaissance (l’épistémè).

Mais qu’implique donc l’utilisation du mot et de la notion de transition dans les discours contemporains sur la crise environnementale ?

Bruno Latour, sociologue des sciences récemment disparu, s’intéresse dans ses travaux à la crise environnementale et particulièrement aux travaux en sciences de la nature de James Lovelock et son « Hypothèse Gaïa ». Latour, très inspiré de la sémiotique de tradition greimassienne, utilise dans ses travaux la notion d’acteur pour signaler que, tout organisme biologique, au-delà de sa taille, joue un rôle socio-politique. Le long de son œuvre, Latour s’intéresse à la démarche sociologique de la science, à la « science telle qu’elle se fait » (1982), en appliquant une méthodologie de recherche purement anthropologique aux laboratoires de recherche en sciences de la nature pour mettre en évidence la vie de laboratoire (1988) afin d’esquisser une « anthropologie des modernes » (2012). C’est dans ce sens que, aux yeux de Latour, les microbes découverts par Pasteur, jouent un rôle socio-politique, tout comme le fait le macro-système biologique complexe que Lovelock nomme « Gaïa » (Latour 2015). Dans ses travaux, Latour montre donc en quoi la découverte scientifique de « Gaïa » relève d’un problème non uniquement scientifique à proprement parler, mais surtout socio-politique, puisque toute découverte scientifique, doit transiter vers la scène sociale. Et cette transition vers le social n’est pas sans poser une série de problématiques sémiotiques (actorielles, actantielles, narratives, axiologiques, pragmatiques, etc.).

Pour mettre en évidence la centralité de la notion de transition dans les travaux de Latour sur la crise environnementale, il suffit de lire l’introduction au livre écrit à dix plumes et dirigée par Frédérique Aït-Touati et Emanuele Coccia et intitulée Le cri de Gaïa (2021 : 5, nous soulignons) :

Face à Gaïa représente un aboutissement extrêmement cohérent du parcours intellectuel de Bruno Latour. On peut même tracer un parallèle entre ce livre et ses premiers travaux sur Pasteur […] Pasteur, n’a pas découvert les microbes, il a surtout élargi l’horizon politique pour permettre qu’un acteur nouveau, inconnu, puisse surgir sur la scène politique, sociale, économique et devenir progressivement incontournable. Il ne s’agit pas de passer d’un monde sans microbes à un monde peuplé de microbes, mais de permettre la transition vers une scène politique où l’on reconnaît aux microbes la capacité d’agir et donc d’exister en tant qu’acteurs sociaux, au même titre que les humains ou les institutions. James Lovelock et Lynn Margulis, explique Latour dans Face à Gaïa, ont fait une chose comparable : l’hypothèse Gaïa n’est pas la découverte d’une nouvelle entité dont on ne connaissait pas l’existence, mais l’effort pour reconnaître la puissance d’agir d’une entité qu’on a jusqu’à aujourd’hui considérée comme dépourvue de toute agentivité ou subjectivité

Mais quelles sont donc les implications de cette « transition vers une scène politique », de « devenir progressif » où l’on reconnaît « la puissance d’agir d’une entité qu’on a jusqu’à aujourd’hui considéré comme dépourvue de toute agentivité ou subjectivité » ?

Note de bas de page 18 :

Bien que Latour lui-même n’explicite pas l’inspiration sémiotique dans ces deux appellations siennes.

Nous soutenons que cette « transition », ce « devenir progressif » vers la « scène politique » a deux implications majeures : d’une part une transition sur le plan axiologique (dans la terminologie de Latour, la notion de « mode d’existence » peut être apparentée à la notion sémiotique de système de valeurs) ; d’autre part une transition sur le plan actantiel et actoriel (dans la terminologie de Latour, la notion de « puissance d’agir » peut être apparentée à la notion sémiotique d’acteur)18.

De plus, dans les discours contemporains sur la crise environnementale qui font appel à la figure mythologique de Gaïa, la transition actantielle (le transire dit Pierluigi Basso Fossali (2018 : 281) nécessite une transition non seulement actorielle (le « transitaire », (idem)) – car Gaïa possède « mille visages » (Zinna 2017) - mais également, et surtout, axiologique, c’est-à-dire à un système de valeurs transitoires (de la valeur « économique » à la valeur « écologique », ou encore de l’opposition discrète des concepts de « nature » et « culture » vers une vision homogénéisante de ces derniers : le « worlding » (Latour 2015).

Note de bas de page 19 :

Ici le mythique est utilisé comme génaios muthos : Latour utilise la figure de Gaïa dans un discours à l’intérieur des sciences humaines et sociales comme stratégie rhétorique dans une perspective politique – ou citoyenne. De ce fait, si on définit le politique sous la perspective platonicienne, c’est- à-dire comme l’éducation du citoyen pour favoriser l’amélioration de la Cité, alors le discours de Latour peut être pensée en relation à la notion platonicienne de génaios muthos (γενάιος μύθος), c’est-à-dire de la fonction « noble » du mythe qui se met au service de la raison (philosophique) dans le but de participer à l’éducation politique, c’est-à-dire éthique des citoyens. Dans ce cas le mythe serait utilisé comme stratégie communicationnelle pour étendre le nombre potentiel d’auditeurs mais cette extension se paie au coût d’une réduction proportionnelle de la teneur logique même du discours. Pour plus d’information sur ce point voir : (Guillén 2022c).

Note de bas de page 20 :

« Là où on ne peut rien savoir de vrai, le mensonge est permis. » (Friedrich Nietzsche, Œuvres philosophiques complètes, II/1, 19 {97}).

Si Bruno Latour et ses continuateurs continuent à utiliser la figure mythologique de Gaïa dans ses discours à propos de la crise environnementale, c’est justement, selon-nous, parce que Gaïa, comme toute figure mythique et pour les motivations vues plus haut, favorise tout type de transitions sémiotiques. D’abord, en tant que figure rhétorique, Gaïa permet de transiter du discours scientifique vers le discours public dans le but d’influencer l’opinion commune – allant du logos à la doxa et à travers le muthos19. Par le choix de son titre, L’hypothèse Gaïa, Lovelock situe déjà son ouvrage entre le scientifique et le (presque)fantastique, entre le savoir constitué et la (presque)superstition – au moins sur le plan figuratif –, car une hypothèse est en transition axiologique entre les valeurs épistémiques de certitude et de possibilité. Aussi, les énonciateurs eux-mêmes, sont en transition entre-deux ethoï : un ethos de scientifique et un ethos d’activiste car aussi bien Lovelock et Latour se sont engagés politiquement pour la cause environnementale. Pour toutes ces raisons, certains chercheurs ont valorisé dysphoriquement certains travaux de Lovelock comme de Latour, en raison de productions textuelles qui, pour les raisons citées plus haut, ne répondent pas totalement à l’exigence du discours scientifique (Rastier 2021). Quoiqu’il en soit, on remarque que le contexte d’urgence de la crise environnementale actuelle influence fortement les travaux scientifiques – aussi bien dans les sciences naturelles comme dans les sciences humaines et sociales – en forçant les auteurs à imposer une transition ou mieux, à accompagner la transition d’un savoir scientifique vers une réalité socio-politique : Lovelock comme Latour, ne cherchent pas uniquement à démontrer une réalité biologique mais plutôt et surtout, à accélérer la prise de conscience et l’action citoyenne. Le mythe est utilisé ici comme démarche rhétorique car il favorise cette transition du savoir scientifique vers l’action citoyenne car le discours mythique ne cherche pas à démontrer, mais à montrer, non pas à convaincre mais à persuader ; si bien que, par une actualisation de traits figuratifs potentiels de « terreur » de la figure mythologique de Gaïa, Latour cherche à « faire peur » à l’opinion commune, à inciter l’action citoyenne grâce à un effet passionnel et selon une stratégie de persuasion. Aussi, en raison de l’urgence actuelle, le mythe favorise la célérité que le discours scientifique ne peut nullement garantir car, sur le plan épistémique et paraphrasant Nietzsche, le mythe n’a pas besoin de dire le vrai mais seulement le vraisemblable20.

Conclusion

Suite à nos lectures critiques de la littérature existante (Bergson, Fontanille, Basso-Fossali), à nos propres propositions théoriques, et à notre analyse de corpus des certains textes mythiques, nous avons défini la transition selon les plans actoriel, actantiel, narratif, énonciatif et pragmatique.

Nous avons également remarqué l’usage actuel de la notion de transition dans le contexte de la crise environnementale actuelle et nous avons analysé certains discours contemporains sur la crise environnementale et à caractère mythologique, au prisme de la notion de transition telle que nous l’avons définie.

Note de bas de page 21 :

Pour plus d’informations, nous nous permettons de renvoyer à Guillén (2024, à paraître).

Nous voudrions finir par une réflexion sur une remarque Nietzschéenne sur la mythologie, la poésie et la culture grecques et leurs transfigurations possibles vers la culture moderne. Nous avons signalé comment la notion de transition a été pensée d’abord dans la sémiotique musicale, et comment elle a été pensée déjà chez Bergson et en relation à la notion de « concept ». Bergson oppose donc la transition, considérée plutôt comme l’énergie modalisante d’une transition, au concept, qu’il considère, au contraire, comme la tentative d’une prise intellectuelle et fixiste d’une réalité toujours en mouvement. Or, il est possible, selon nous, d’imaginer une réconciliation entre l’énergie modale du devenir et la catégorisation fixiste de l’être. Friedrich Nietzsche, dans son premier ouvrage publié intitulé La Naissance de la Tragédie (1871), analyse, jeune, philologue brillant qu’il est, le phénomène poétique grec sous le prisme de la distinction qu’il élabore entre deux énergies de l’art, qu’il nomme « le Dionysiaque » et le l’« Apollinien ». Le dionysiaque représente l’ordre, le logos, la vision fixiste de la culture, les images, la poésie épique, alors que l’apollinien représente l’énergie modalisante, la musique, la poésie lyrique. Si Homère est considéré comme le poète de l’esprit Apollinien, Archiloque est considéré comme l’esprit Dyonisaque. Mais Nietzsche soutient que ces deux énergies finissent toujours par se réconcilier, et que la tragédie et le dithyrambe classique sont le fruit de cette double tension féconde21. Au-delà d’une application au stricte domaine artistique, Nietzsche soutient que cette relation concerne également la science et la culture hellénique dans son ensemble, si bien que nous pourrions prolonger notre travail en nous demandant quels sont les autres possibles liens féconds dans notre culture entre le transitif et l’intransitif, la vision fixiste du concept rendue possible grâce au logos et la transition donnée à voir par le mythe.