Les mutations sociétales à l’égard de la véridiction et de la fiducie Societal changes with regard to veridiction and trust

Diana Luz Pessoa de Barros

Université de São Paulo – USP ; Université Presbytérienne Mackenzie – UPM, Brésil

https://doi.org/10.25965/as.8471

Cet article traite des transitions sociales résultant des changements dans les contrats véridictoires et fiduciaires proposés par Algirdas Julien Greimas. L’énonciateur du discours choisit un régime de véridiction afin de développer un faire croire chez son énonciataire, qui, à son tour, interprète le message et y croit ou non. Notre propos est de montrer que ces contrats font l’objet d’opérations et établissent différents parcours véridictoires. Les opérations d’assertion, de négation et d’implication déterminent quatre parcours parmi les métatermes de la véridiction : 1- fausseté → mensonge → vérité ; 2- vérité → secret → fausseté ; 3- fausseté → secret → vérité ; 4- vérité → mensonge → fausseté. Ces parcours caractérisent plusieurs contrats véridictoires : des fake news ; des fausses révisions de l’histoire ; des discours humoristiques et poétiques ; des discours poétiques « fondateurs ». Au Brésil, les deux premiers parcours, dans lesquels l’apparence sélectionne l’essence, sont des stratégies amplement utilisées par l’extrême droite ; les deux derniers, dans lesquels l’essence sélectionne l’apparence, sont caractéristiques de la gauche.

This article discusses social transitions resulting from changes in veridictory and fiduciary contracts proposed by Algirdas Julien Greimas. The speaker of the speech chooses a regime of truth in order to develop a belief in his speaker, who, in turn, interprets the message and believes it or not. Our aim is to show that these contracts are the subject of operations and establish different truthful paths. The operations of assertion, negation and implication determine four paths among the metaterms of truth: 1- falsity → lie → truth; 2- truth → secret → falsity; 3- falsehood → secret → truth; 4- truth → lie → falsity. These paths characterize several truthful contracts: fake news; false revisions of history; humorous and poetic speeches; “founding” poetic speeches. In Brazil, the first two paths, in which appearance selects essence, are strategies widely used by the far right; the last two, in which essence selects appearance, are characteristic of the left

Index

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Mots-clés : contrat de véridiction, discours politique, fiducie, opérations de véridiction, parcours véridictoires

Keywords : political discourse, trust, veridiction contract, veridiction operations, veridictory journey

Plan
Texte intégral
Note de bas de page 1 :

Une version plus développée de ce texte sera publiée en portugais dans Estudos Semióticos, n.18, 2022.

Cet article1 traite des transitions sociales résultant actuellement des changements dans les contrats véridictoires et fiduciaires. Le contrat de véridiction, proposé par Algirdas Julien Greimas (Greimas et Courtés 1979 ; Greimas 1970, 1983), constitue notre point de départ. L’énonciateur du discours choisit un régime de véridiction ainsi qu’un faire paraître vrai afin de produire un faire croire chez son énonciataire. Cet énonciataire, dont le rôle est fondamental dans ce contrat, interprète le message et y croit ou non. La véridiction est donc traitée non seulement dans le cadre des études narratives de la manipulation, mais également dans celui des études sur la modalisation (la modalisation épistémique par le savoir et par le croire ainsi que la modalisation véridictoire). La modalisation véridictoire détermine la relation entre le sujet et l’objet. Elle est dite vraie ou fausse, mensongère ou secrète, et appartient de la sorte à la modalisation de l’être et non pas à celle du faire. Avec la modalisation véridictoire, la question de la véridiction ou du dire vrai se substitue à celle de la vérité : un état est considéré comme vrai lorsqu’un sujet, autre que le sujet modalisé, le dit vrai. D’abord se présente le paraître ou le non-paraître de la manifestation ou de l’apparence, puis se construit ou est inféré l’être ou le non-être de l’immanence ou de l’essence.

Dans le cadre des modalisations, les discours vrais et faux apparaissent, encore, comme des discours implicatifs, qui confirment l’horizon d’attente de l’énonciataire. En revanche, les discours secrets et mensongers se présentent comme des discours concessifs, car la relation entre le paraître et l’être contrarie ce qui est espéré (Zilberberg 2000 ; Barros 2019, 2020b).

Notre propos est de montrer que ces contrats font l’objet de certaines opérations et établissent différents parcours véridictoires.

1. Opérations de véridiction

Afin de traiter les contrats de véridiction, cet article examinera les points suivants : d’abord, les opérations véridictoires effectuées dans les différents types de contrat et, par voie de conséquence, de discours ; puis, les stratégies mises en œuvre par le destinateur pour effectuer ces opérations et obtenir un succès dans l’établissement de la vérité de sa proposition ; enfin, les connaissances, les croyances et les émotions du destinataire, qui le conduisent à interpréter, selon l’accord réalisé, la proposition et les opérations véridictoires, et à y croire ou à les refuser.

La proposition de Algirdas Julien Greimas et Joseph Courtés (1979 : 29-33) pour le carré sémiotique prévoit des opérations d’assertion, de négation et d’implication, dont procèdent les parcours syntagmatiques, et qui assurent la narrativisation des relations. Ainsi, l’organisation en carré sémiotique de la relation vie vs mort, autorise les parcours syntagmatiques suivants : vie → non-vie → mort ; mort → non-mort → vie. Ces parcours syntagmatiques se produisent différemment entre les termes du carré sémiotique par rapport aux modalités véridictoires. Ils se réalisent cependant lorsque des relations de seconde génération s’établissent, c’est-à-dire entre les métatermes (le complexe vérité, le neutre fausseté et les schémas mensonge et secret).

Figure 1 : Carré sémiotique de la véridiction

Figure 1 : Carré sémiotique de la véridiction

Source : Greimas et Courtés, 1979

Un modèle de seconde génération est alors créé, envisagé par Greimas et Courtés dans leur Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage (1979 : 29-33) ainsi que par Jacques Fontanille et Claude Zilberberg dans Tension et signification (1998 : 58). La vérité et la fausseté y sont proposées comme des termes premiers et le mensonge ou le secret, comme leurs contraires. Deux carrés et quatre parcours possibles se présentent donc, chaque carré autorisant deux parcours :

Figure 2 : Carré 1 (le secret est le terme contradictoire de la vérité ; le mensonge est le terme contradictoire de la fausseté)

Figure 2 : Carré 1 (le secret est le terme contradictoire de la vérité ; le mensonge est le terme contradictoire de la fausseté)

Source : Schéma élaboré par l’auteur

Figure 3 : Carré 2 (le mensonge est le terme contradictoire de la vérité ; le secret est le terme contradictoire de la fausseté)

Figure 3 : Carré 2 (le mensonge est le terme contradictoire de la vérité ; le secret est le terme contradictoire de la fausseté)

Source : Schéma élaboré par l’auteur

Carré 1
Parcours « A » - fausseté → mensonge → vérité
Parcours « B » - vérité → secret → fausseté
Carré 2
Parcours « C » - fausseté → secret → vérité
Parcours « D » - vérité → mensonge → fausseté

Les parcours caractérisent des modes distincts de véridiction dans les discours. En suivant le parcours « A », nous traiterons des fake news ; avec le parcours « B », des discours de fausse révision de l’histoire et de la science ; avec le parcours « », des discours humoristiques, comme les dessins de presse, et des discours poétiques généraux ; avec le parcours « D », des discours poétiques « fondateurs ».

2. Carré 1 : fake news et discours de fausse révision de l’histoire et de la science

Lorsque le carré 1 établit le secret comme le contradictoire de la vérité, le paraître est nié, car la vérité paraît vraie et le secret ne le paraît pas, mais les deux sont vrais. De la même façon, la fausseté ne paraît pas vraie, alors que son contradictoire, le mensonge, le paraît, mais tous deux ne sont pas vrais. Ce carré de seconde génération opère, par la négation, le passage du paraître au non-paraître, et vice versa, afin d’établir les termes contradictoires. L’apparence sélectionne alors, dans l’opération d’implication, l’être ou le non-être, en complétant le parcours. Dans ce carré, le rôle du paraître prédomine donc dans les opérations. Il convient de souligner ici, comme d’ailleurs dans le carré 2, la fonction d’implication. Jacques Fontanille et Claude Zilberberg (1998 : 58), alors qu’ils traitent des carrés de seconde génération, affirment que « c’est alors que la valeur et le rôle de l’implication dans la stabilisation du carré sémiotique apparaissent pleinement ».

Les opérations du carré 1 se produisent généralement pour les discours mensongers, à l’instar des fake news et des discours de fausse révision de l’histoire et de la science, chacun d’eux observant un parcours distinct.

Pour les fake news , le parcours est le suivant : la fausseté → le mensonge → la vérité. À l’instar du schéma précédent, le paraître y joue un rôle prédominant pour les opérations. L’énonciateur de la fake news espère accomplir, moyennant ces opérations et les procédés mis en œuvre pour les réaliser, le passage d’un discours concessif (celui du mensonge) à un discours implicatif (celui de la vérité), en obtenant ainsi l’adhésion du destinataire à ses valeurs. Ces valeurs deviennent progressivement des valeurs attendues par le destinataire et vont intégrer son cadre de croyances. Lorsque l’interprétation se fonde principalement ou uniquement sur ces croyances et émotions du destinataire, les discours mensongers sont plus facilement compris comme vrais et l’événement extraordinaire devient effectif. Afin d’illustrer ces opérations, nous reprenons une fake news à propos de la vaccination infantile. Il s’agit d’une vidéo d’un homme désespéré par la mort d’un enfant. La légende est la suivante :

Un enfant de 11 ans meurt après avoir reçu le vaccin. Le père désespéré se sent impuissant. Les enfants sont assassinés par les entreprises pharmaceutiques, par les politiciens corrompus, par la presse et par les médecins, tous génocidaires. Tous corrompus par l’élite psychopathe. Des victimes innocentes des vaccins… des enfants fragiles et sans défense sont livrés à la mort par leurs propres parents. Ne vaccinez pas votre enfant ! ! ! (Source : WhatsApp ; transcription et traduction en français par l’auteur).

Le coin inférieur gauche de la vidéo indique son auteur, le photographe Ali Haj Suleiman, lequel a assuré sur Twitter que l’enfant en question est mort lors d’une attaque militaire contre des civils en Syrie en octobre 2021. Ces informations pointent la fausseté du texte, qui, pour être cru, doit alors effectuer les passages du parcours « A » : le non-paraître de la fausseté est nié et le mensonge s’installe ; l’affirmation de la vérité est effectuée avec l’opérateur apparence. Afin d’opérer ces passages, l’énonciateur recourt principalement aux stratégies suivantes : l’usage des images pour attribuer une crédibilité au message, car les images ancrent le texte et produisent des effets de sens de réalité ou de référent ; l’emploi du camouflage objectivant, tant dans le verbal (« Un enfant de 11 ans meurt après avoir reçu le vaccin […] ») que dans le visuel (une vidéo à la troisième personne, montrant la scène du père fou de douleur) ; l’usage également du camouflage subjectivant (« Ne vaccinez pas votre enfant ! ! ! »), dans la légende verbale ; l’étrangeté, l’anomalie textuelle d’une légende qui narre une histoire autre que celle de la vidéo ; l’emploi de points d’exclamation et de réticences afin de créer une adhésion émotionnelle ; la programmation temporelle, spatiale et actorielle du texte, qui a rendu concomitants des événements ayant eu lieu à des moments et en des lieux différents, et identiques des acteurs radicalement distincts (d’un côté, le père qui perd son fils durant la guerre et, de l’autre, le père qui vaccine son fils).

En surcroît de ce parcours « A », correspondant aux discours sur les fake news, ce premier carré présente un autre chemin possible : le parcours « B » vérité → secret → fausseté, qui caractérise un type différent de discours mensonger, celui des fausses révisions de l’histoire et de la science. Ainsi, les révisions de l’histoire qui nient, par exemple, le caractère antidémocratique et oppresseur de la dictature militaire au Brésil, et qui affirment son caractère modéré, patriotique et démocratique, ou les révisions qui n’admettent pas le nazisme et le fascisme comme des idéologies d’extrême droite, suivent le parcours de la vérité → secret → fausseté. Ce qui était jusqu’alors interprété comme paraissant et étant vrai est désormais nié. Le secret, qui ne paraît pas, mais qui est toujours considéré comme vrai, s’installe et, de nouveau, l’apparence sélectionne l’essence. La fausseté de l’histoire, par implication, est alors établie. Ces discours dits négationnistes rejettent des vérités largement admises par les historiens brésiliens et étrangers, qui montrent qu’il est historiquement incorrect, voire absurde, d’associer le nazisme à un mouvement de gauche ou de considérer la dictature militaire au Brésil comme un mouvement démocratique. Le débat scientifique sur ces questions est donc nié, il n’est aucunement pris en considération.

3. Carré 2 : discours poétiques et humoristiques

L’autre carré de seconde génération susceptible d’être formé avec les modalités véridictoires pose le mensonge comme le contradictoire de la vérité et le secret comme celui de la fausseté. Dans ce cas, les deux parcours, « » et « D », sont les suivants :

  1. Parcours « C » - fausseté → secret → vérité : le non-être vrai de la fausseté est nié et l’être du secret s’installe ; l’être, l’essence, sélectionne ici l’apparence, afin de parvenir à la vérité, qui paraît vraie et qui est vraie ;

  2. Parcours « D » - vérité → mensonge → fausseté : l’être vrai de la vérité est nié et le non-être du mensonge s’installe ; l’être, l’essence, choisit de nouveau l’apparence, de sorte que l’on parvient à la fausseté, qui ne paraît ni n’est vraie.

Le contrat de véridiction des discours humoristiques, tels que les dessins de presse, et des discours poétiques en général, est établi par les opérations du parcours « » – fausseté → secret → vérité. Dans ces discours, des stratégies sont utilisées pour que le destinataire interprète le texte « faux », qui ne paraît pas vrai et qui n’est pas vrai – il s’agit d’une « fiction » ou d’une « blague » –, comme un texte qui ne paraît pas vrai, mais qui est vrai. De la sorte, l’être est altéré et le secret, à savoir ce qui ne paraît pas, mais qui est vrai, entre alors en jeu. Le secret, comme nous l’avons déjà mentionné, s’installe, à l’instar du mensonge, dans le régime concessif – être vrai, quoique ne le paraissant pas. Les discours poétiques et humoristiques cherchent, dans ce cas, à opérer le passage de la fausseté implicative (non-paraître et donc non-être) au secret concessif (être vrai, quoique ne le paraissant pas), propre à un discours de l’événement, ce qui donne non seulement une connaissance et un plaisir esthétique à son énonciataire, mais provoque également le rire. L’ultime étape consiste à altérer, grâce à l’opérateur essence, le paraître du secret et à obtenir la vérité dévoilée.

Les discours humoristiques et poétiques sont compris comme des « secrets » dévoilés, grâce aux deux types de procédés suivants :

  1. les anomalies procédant de recours rhétoriques en usage, qui favorisent l’adhésion émotionnelle et sensorielle (Mancini 2020) et qui conduisent à l’interprétation selon laquelle que ces discours paraissent être des blagues ou des fictions, et donc ne paraissent pas vrais ;

  2. les procédures d’interdiscursivité et d’intertextualité qui permettent de lire ces discours comme « bien que ne paraissant pas vrais, ils le sont » et, finalement, comme ils « paraissent vrais et qu’ils le sont », ils produisent un croire et un savoir chez le destinataire.

Les recours rhétoriques, qui se présentent comme excessifs ou insuffisants, produisent les étrangetés et les anomalies que nous avons également observées pour les différents types de discours mensongers. Il s’agit de procédés fondamentaux pour l’établissement des contrats de véridiction.

Les dialogues avec d’autres textes ou discours, généralement montrés, confirment la vérité de ce que l’énonciateur du texte propose, sur le mode du secret, et le révèlent. Ils fonctionnent comme l’opérateur d’essence, c’est-à-dire que les relations intertextuelles et/ou interdiscursives révèlent la vérité proposée par l’énonciateur du texte, laquelle ne paraissait pas (le texte étant une blague, une fiction), mais était.

Deux dessins de presse, toujours à propos du thème de la vaccination infantile contre la Covid-19, publiés dans le journal Folha de São Paulo, l’un de Jean Galvão et l’autre de Laerte, illustreront ces opérations et ces parcours. Le premier dessin montre un enfant effrayé, en pleurs, demandant à ses parents de le protéger du « croquemitaine » Bolsonaro, le président du Brésil qui cherche à le contaminer, caché sous son lit. Chez Laerte, le « flûtiste » Queiroga, ministre de la Santé, tente de détourner de leur chemin les enfants qui se dirigent, le sourire aux lèvres, vers le centre de vaccination.

Figure 4 : Dessin de Jean Galvão, Folha de São Paulo, le 9 janvier 2022

Figure 4 : Dessin de Jean Galvão, Folha de São Paulo, le 9 janvier 2022

Source : Internet

Figure 5 : Dessin de Laerte, Folha de São Paulo, le 5 janvier 2022

Figure 5 : Dessin de Laerte, Folha de São Paulo, le 5 janvier 2022

Source : Internet

Les deux dessins font usage de la caricature, un recours rhétorique aux figures de l’excès, fondées sur l’exagération d’un point de vue (Fiorin 2014, 2015). L’étrangeté est donc provoquée par les traits excessifs de la caricature ainsi que par les impropriétés sémantiques d’un ministre de la santé « travesti » en flûtiste et d’un président se cachant sous un lit. Ces anomalies font rire (et pleurer) et créent un rapprochement émotionnel et sensoriel entre l’énonciateur et l’énonciataire. Les textes manifestent plusieurs dialogues : le dessin de Galvão évoque les nombreux messages et discours du président Bolsonaro contre la vaccination infantile ainsi que les discours des enfants sur les monstres cachés sous les lits ; le dessin de Laerte évoque les discours de soumission du ministre-médecin aux propos du président, les consultations auprès du public, qui ont retardé la vaccination des enfants, et le conte populaire du joueur de flûte de Hamelin. Ces dialogues opèrent les passages de la fausseté implicative de la « blague » au discours concessif de son secret et à la vérité, en montrant que les dessins, quoique ne paraissant pas vrais, doivent être interprétés comme vrais. La connaissance qu’ils mettent au jour est vraie : le président et son ministre de la santé sont des « monstres », responsables de la peur, de la contamination, de ses séquelles et de la mort des enfants au Brésil, en raison du retard de la vaccination infantile et de la désinformation à son sujet.

Les opérations et les parcours véridictoires du même type (« ») caractérisent généralement les discours poétiques, comme nous l’avons montré au cours de précédentes études (Barros 2020a, 2021). Nous n’aborderons ici, et très succinctement, que les discours poétiques « fondateurs », qui, contrairement aux discours poétiques généraux, sont définis véridictoirement par le parcours « » (vérité → mensonge → fausseté). Le poème suivant de Manoel de Barros (2011 : 12) illustre ces opérations :

VII
No descomeço era o verbo.
Só depois é que veio o delírio do verbo.
O delírio do verbo estava no começo, lá onde a
criança diz : Eu escuto a cor dos passarinhos.
A criança não sabe que o verbo escutar
não funciona para cor, mas para som.
Então se a criança muda a função de um verbo, ele
delira.
E pois.
Em poesia que é voz de poeta, que é a voz de fazer
nascimentos -
O verbo tem que pegar delírio.
[Traduction]

VII
Au non-commencement était le verbe.
Puis est venu le délire du verbe.
Le délire du verbe existait au commencement, là où
l’enfant dit : J’écoute la couleur des oiseaux.
L’enfant ignore que le verbe écouter
ne fonctionne pas pour la couleur, mais pour le son.
Alors si l’enfant change la fonction d’un verbe, il
délire.
Certes.
En matière de poésie qui est la voix du poète, la voix de faire
des naissances –
Le verbe doit être pris de délire.

Dans ce poème, le sens « commun » et unique d’« écouter le son » est récusé, en le considérant comme un paraître, mais non-être (un mensonge). Le paraître se trouve ensuite altéré : il ne paraît ni n’est vrai que ce soit le seul ou le meilleur usage du verbe. Pourquoi ne pas écouter une couleur ? Les transformations de la vérité en mensonge et du mensonge en fausseté s’éclaircissent lorsque Manoel de Barros affirme que la poésie est une « naissance », car elle rejette comme faux le déjà existant ou établi : « En matière de poésie, qui est la voix du poète, la voix de faire des naissances – Le verbe doit être pris de délire ». Le déjà existant et connu était dans le « non-commencement », un faux commencement, tel que le détermine l’essence. Donner naissance au poétique requiert d’abord de nier le « commencement ».

Ce contrat de véridiction (du parcours « D » - vérité → mensonge → fausseté) est également celui du démasquage des « fausses vérités » acceptées et consolidées, des intolérances et des préjugés « structurels », parmi d’autres discours.

Conclusion

Cet article a traité des différents contrats de véridiction. Assurément, d’autres subdivisions sont admissibles. En guise de conclusion à nos réflexions, nous expliciterons les points communs et les différences, dans le cadre de la véridiction, entre les quatre grands types de discours examinés : les fake news ; les fausses révisions de l’histoire et de la science ; les discours humoristiques et poétiques, en général ; les discours poétiques « fondateurs », de caractère métalinguistique.

Nous comparerons tout d’abord les discours dont la véridiction procède d’opérations effectuées à l’intérieur de chaque carré.

Dans le carré 1, les différents types de discours mensongers ont en commun la réalisation de parcours véridictoires dans lesquels l’apparence sélectionne l’essence, alors transformée. Ces mêmes discours se différencient cependant de la façon suivante : les fake news affirment comme vrai ce qui est en principe faux ; les révisions de l’histoire et de la science nient la vérité de ce qui est initialement considéré comme vrai. Il s’agit de deux façons de construire le mensonge. Les stratégies mises en œuvre sont analogues et les différences ne portent que sur la prédominance d’un type ou d’un autre. Dans les révisions de l’histoire et de la science, les procédures d’interdiscursivité et d’intertextualité priment. Dans les fake news, ces recours s’équilibrent avec les anomalies de leur organisation interne, aux différents niveaux de l’analyse discursive et textuelle.

Dans le carré 2, les différents types de discours humoristiques et poétiques se rapprochent en raison des parcours véridictoires, dans lesquels l’essence sélectionne cette fois l’apparence, alors transformée. Leur différence se manifeste de la façon suivante : les discours humoristiques et poétiques affirment comme vrai ce qui, en principe, est un secret à révéler ; les discours poétiques « fondateurs » affirment la fausseté des « commencements ».

Enfin, nous comparerons les discours mensongers des fake news et des fausses révisions de l’histoire et de la science, dans lesquels les opérations de véridiction se produisent dans le carré 1, avec les discours humoristiques et poétiques dont les parcours figurent dans le carré 2.

La différence majeure entre ces deux groupes de discours a déjà été signalée. Les discours mensongers des fake news et des fausses révisions de l’histoire et de la science effectuent un parcours véridictoire dans lequel l’apparence sélectionne l’essence, qui, à son tour, subit une transformation. En revanche, le contraire se produit pour les discours poétiques et humoristiques, l’essence sélectionne l’apparence, qui éprouve alors des changements. Autrement dit, les discours mensongers s’efforcent de maintenir le paraître et, à cette fin, « jouent » et altèrent l’être, alors que les discours humoristiques et poétiques assurent l’être ou l’essence et, dans ce but, opèrent sur le paraître.

Une autre différence notable entre ces deux groupes de discours concerne la relation entre l’énonciateur et l’énonciataire. Dans les discours mensongers, le rapprochement entre ces deux sujets, selon le contrat énonciatif, est émotionnel et sensoriel. Par contre, les discours poétiques et humoristiques recherchent, en surcroît de cette relation émotionnelle et sensorielle, des liens rationnels, de connaissance et de critique. Autrement dit, les textes humoristiques et poétiques ne se bornent pas à créer des liens émotionnels et sensoriels avec leurs destinataires en les faisant rire et en leur procurant un plaisir esthétique, mais leur apportent également un savoir. Nous l’avons observé dans le poème et les dessins analysés.

Les réflexions de cet article contribueront possiblement à mieux comprendre les changements sociaux, politiques, idéologiques et cognitifs liés à l’usage plus ou moins fréquent de différents types de contrats énonciatifs véridictoires dans les discours actuels. De nos jours, au Brésil, les discours définis par les deux grands types de contrats énonciatifs et par leurs parcours véridictoires, les discours mensongers et les discours humoristiques et poétiques, sont préférentiellement le fait d’adeptes de positions politiques bien distinctes. Alors que l’extrême droite a fréquemment recours, sur les réseaux sociaux, aux discours fondés sur le mensonge et opérés par l’apparence, la gauche brésilienne préfère les ressources de l’humour, basées sur l’essence. Ces diverses opérations véridictoires conduisent, par exemple, à des différences entre les usages rhétoriques et esthétiques de ces deux groupes de discours politiques, comme examiné dans d'autres études.

Un exemple rapide de ces mouvements et changements peut donc être dans les deux types de discours politiques mentionnés. Les discours de l'extrême droite au Brésil présentent des traits de l'esthétique nazie et fasciste (monumentalité et grandeur), ainsi que de l'esthétique kitsch ou ringarde, puisque l’utilisation des thèmes et des figures visuelles du nazisme et du fascisme devient souvent une farce. L’esthétique ringarde fait partie des esthétiques kitsch, qui, à l'origine du terme en allemand, sont liées à la vente de produits artistiques bon marché, sans valeur esthétique, fabriqués dans le but de plaire aux acheteurs potentiels. L'œuvre kitsch, créée comme un produit à vendre et présentée comme une œuvre d'art, est, alors, d'un point de vue véridictoire, un mensonge. En revanche, les discours de gauche sont esthétiquement plus liés à l'art populaire ou à l'art en général, qui cherchent par définition à réaliser un travail de création et à préserver ses traits identitaires d'origine. Et finalement, à partir d'études sur les grammaires du portugais, nous avons comparé le langage populaire de Lula et le vulgaire de Bolsonaro, pendant la période où ils étaient présidents. Dans ces études, nous avons pu démontrer, entre autres aspects, que le langage populaire de Lula a été fortement critiqué tandis que le langage vulgaire de Bolsonaro (par exemple : Il vous suffit de manger un peu moins. Vous me parlez de pollution environnementale. Il vous suffit de faire caca un jour sur deux, cela améliore beaucoup notre vie aussi (à un journaliste ; Folha de S. Paulo, 09/08/2019)) a été largement valorisé. Cela s'explique par deux raisons : d'une part, si le langage populaire, tout comme l'art populaire, porte toujours en lui la trace d'être le mode de parole et d'expression des couches déshéritées de la population, une caractéristique identitaire, le langage vulgaire a perdu cette caractéristique d'identité d'origine et permet donc aux utilisateurs des couches les plus prestigieuses de la société et aux locuteurs de la norme "cultivée" de mentir et d’employer des termes grossiers, vulgaires ou de valoriser l'esthétique ringarde, sans le "risque" d'être confondus avec des originaires des couches populaires ; d'autre part, parce que les utilisateurs du langage vulgaire et les amateurs de l'esthétique kitsch sont ainsi perçus comme des rebelles, "branchés", jeunes, combattants, authentiques. La vulgarisation de la langue, l'esthétique ringarde, utilisés comme tactique, comme stratégie discursive, ne sont plus considérés comme de mauvais goût ou comme de la grossièreté, de l'insulte, du préjugé et de la discrimination, mais comme le mode de vie des hommes blancs, machos, forts, authentiques, courageux.

L'éthique et l'esthétique se confondent de nos jours : l'opération véridictoire sur l'apparence, qui engendre des discours mensongers, produit également des esthétiques kitsch et des rhétoriques "vulgaires" ; les transformations de l'essence engendrent des discours qui privilégient des esthétiques et des rhétoriques populaires et identitaires.