La Grande Réinitialisation : projet, symptôme ou promesse ? La transition comme une arme de guérilla sémiotique The Great Reset: project, symptom or promise? Transition as a weapon of semiotic guerrilla warfare

Razmik Haboyan

Université Lumière Lyon2, ICAR UMR 5191

https://doi.org/10.25965/as.8487

La grande réinitialisation est une des formules les plus discutées sur internet depuis l’avènement de la Covid-19. C’est le nom de la cinquantième réunion annuelle du Forum Économique Mondial mais c’est également le titre d’un ouvrage-manifeste rédigé par le fondateur du Forum Klaus Schwab et par l’économiste Thierry Malleret, traduit et diffusé en plusieurs langues. C’est en outre le nom d’un grand projet de transformation in progress, qui trouve un espace de déploiement sur le site de l’organisation, dont la dernière série des conférences portait sur l’impératif d’élaborer un nouveau Great Narrative. Au-delà des enjeux politiques et économiques ambitieux et des critiques excessives et démesurées dont cette expression est la cible, par cet article, nous proposons une lecture sémiotique de cette formule médiatique, à la fois pluridiscursive, stratifiée et intégrant plusieurs supports, déclinée en plusieurs objets, portée par un éthos protéiforme générant une polyphonie objectale, et dont la notion de transition s’avère être l’une des clés interprétatives indispensables à sa description.

The Great Reset is one of the most talked-about formulas on the Internet since the advent of covid-19. It's the name of the fiftieth annual meeting of the World Economic Forum, but it's also the title of a manifesto written by Forum founder Klaus Schwab and economist Thierry Malleret, translated and distributed in several languages. It is also the name of a major transformation project in progress, which is being rolled out on the organization's website, with the latest series of conferences focusing on the imperative of developing a new Great Narrative. Over and above the ambitious political and economic stakes involved, and the excessive and disproportionate criticism of which this expression is the target, this article proposes a semiotic reading of this media formula, which is at once pluridiscursive, stratified and integrating several media, declined into several objects, carried by a protean ethos generating an objectal polyphony, and for which the notion of transition proves to be one of the interpretive keys indispensable to its description.

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Mots-clés : éthos protéiforme, Forum Économique Mondial, Grande réinitialisation, polyphonie objectale., transition

Keywords : Great Reset, object polyphony, protean ethos, transition, World Economic Forum

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Texte intégral

La Grande Réinitialisation ou The Great Reset est une des formules les plus discutées sur internet depuis l’avènement de la Covid-19. C’est le titre d’un ouvrage rédigé par deux économistes (Schwab et Malleret, 2020), traduit et diffusé en plusieurs langues.

Or, si notre objectif initial consistait à analyser le discours de ce texte, cela nous est cependant apparu très rapidement comme un exercice stérile, dans la mesure où se cantonner dans les limites internes de ce livret couvrait non seulement toute la complexité d’un processus en acte, mais nous entrainait aussi vers une impasse et un piège interprétatif, ce qui est le destin de toute analyse exclusivement textuelle des objets sémiotiques complexes, dont le composant textuel n’est que l’un des points qui tisse leur ligne syntagmatique et qui génère leur lignée paradigmatique.

1. À la recherche d’une « guérilla sémiotique »

Note de bas de page 1 :

4 450 000 000 de résultats apparaissent sur Google en octobre 2022.

Ainsi, si la formule, la proposition, le syntagme-récit qu’est le « Great Reset » s’est si rapidement répandu sur internet1, et s’il a été la cible des critiques, pour devenir ensuite la source des critiques de ces critiques, cela s’explique surtout par la pluralité des discours qu’il déploie. D’ailleurs, l’absence d’une stratégie interprétative et la carence d’une méthodologie appropriée étaient sans doute suffisantes pour créer l’impasse et le piège dans lesquels sont tombés la majorité des lecteurs de ce texte-programme. Une grille de lecture qui se caractérise par un langage dénué de nuances, utilisée par une partie importante des journalistes et des politiciens, et qui s’est transformée en une confrontation binaire entre ce qui était considéré comme « complotiste » ou comme « non-complotiste ». Il faut voir là une opposition vaine et surtout dangereuse qui paralyse toute réflexion critique, en écartant d’avance toute lecture plus complexe et surtout plus nuancée.

Cela dit, il faut préciser que nous ne prétendons pas avoir trouvé la stratégie nécessaire, ni même avoir adopté la méthodologie appropriée : nous avons précisément fait le choix de prendre comme point de départ l’absence même de méthode. Au lieu d’analyser exclusivement le discours de cet objet, nous allons essayer de montrer pourquoi l’application d’une telle méthode vis-à-vis des objets complexes sera toujours problématique. Nous proposerons un outil d’analyse qui concerne les objets sémiotiques dont la délimitation des frontières nous échappe. Ce flou épistémique dans lequel nous met cet objet ne pourra ainsi être surmonté que par une sorte de « guérilla sémiotique » comme celle que Eco (1985 : 71) proposait d’adopter face aux médias. Donc, au lieu de dire ce qu’est ce texte-objet, nous préférons montrer ce qu’il n’est pas.

1.1. La première scène du Nous : Un récit multidiscursif

Revenons au texte de La Grande Réinitialisation et essayons de présenter les grandes lignes qui le composent. Comme nous le rappelle Rastier (1994), si c’est le global qui détermine le local, la première question que l’on doit se poser consiste à définir le champ générique d’où émerge notre objet, et dans ce cas précis, il sera plus approprié de parler de la pluralité des champs qu’il traverse. En commençant notre analyse par le titre : COVID-19 / La Grande Réinitialisation, la première remarque que l’on peut faire sera de souligner la tonalité à la fois apocalyptique, prophétique et téléologique explicitée par le titre et qui s’impose dès la première ligne du livre :

La crise mondiale déclenchée par la pandémie de coronavirus n'a pas d'équivalent dans l'histoire moderne. Elle plonge notre monde dans son intégralité́ et chacun de nous individuellement dans les moments les plus difficiles que nous ayons connus depuis des générations. Nul ne pourra ici nous accuser d’hyperbole. C'est notre moment décisif - nous allons devoir faire face à ses retombées pendant des années, et beaucoup de choses changeront à jamais. Elle entraînera des perturbations économiques d'une ampleur monumentale, créera une période dangereuse et instable sur de multiples fronts (politique, social, géopolitique), suscitera de profondes préoccupations environnementales et développera également l’étendue (pernicieuse ou non) de la technologie dans nos vies. Aucune industrie ou entreprise ne sera épargnée par l'impact de ces changements. Des millions d'entreprises risquent de disparaitre et de nombreuses industries sont confrontées à un avenir incertain ; seules quelques-unes prospèreront. (Schawb, Malleret 2020 : 11).

Note de bas de page 2 :

Dans la Grande Réinitialisation, on a compté onze occurrences du lexème « catastrophe ».

Le texte se présente comme une vision lucide « de la période dangereuse et instable » que nous traversons. Mais il se donne également comme une voix qui apporte une série de propositions qui veulent non seulement reconstruire l’économie mondiale de manière durable après la pandémie de Covid-19, mais qui visent surtout à remodéliser l’ensemble des domaines et des activités qui sont évidemment économiques mais également sociétaux, géopolitiques, éducatifs et comportementaux. En effet, l’humanité fait face « à une menace » qui « est publique, universelle et existentielle » (Schawb, Malleret 2020 : 82). Ainsi, ce texte diagnostique les symptômes, prévoit les effets et incite à réagir immédiatement, afin d’éviter la grande « catastrophe »2. Néanmoins, dans ce discours à la fois apocalyptique et téléologique, préventif et programmatique, le récit démarre en annonçant une catastrophe imminente, laquelle devient très rapidement le fond et le fil rouge sur lequel un hyper-programme viendra se greffer, devenant par là même la figure principale du texte.

Ainsi, ce que le Great Reset propose modestement consiste, ni plus ni moins, à redéfinir « un nouveau contrat social mondial » (Ibid., 78). Pour les auteurs, les causes sont nombreuses : « système de santé défaillant », « manque de confiance vis-à-vis les gouvernements », « système financier incontrôlable », « situation géopolitique marquée par l’incertitude », « nationalisme rampant », « jeunesse sans avenir », « système éducatif défaillant ». Cette série de causes explique pourquoi « il est important de limiter les inconvénients d'une éventuelle chute libre qui provoquerait des dommages économiques et une souffrance sociale majeurs » (Ibid., 92). Et » si nous ne voulons pas nous diriger vers un monde plus pauvre, plus méchant et plus petit » (Ibid.), il faudrait absolument et immédiatement introduire de nouvelles modalités qui devraient être adoptées par tout un chacun aux quatre coins de la planète. Ainsi s’établirait une réinitialisation totale (économique, sociétale, géopolitique, environnementale, technologique, individuelle) et, au fond, anthropologique et ontologique puisqu’elle exige un nouveau comportement de l’homme, qui soit à la hauteur de la gravité de la situation.

L’intégralité du texte mobilise ainsi deux lignes narratives-programmatiques : la première ligne explique et expose ce que l’on devrait changer, alors que la deuxième argumente et configure l’identité de l’actant collectif qui sera capable de les organiser. Or, si un tel changement exige un rajustement éthique et un activisme social, il exige surtout la mise en place d’une série de mesures gouvernementales et internationales. Et puisque « l'économie mondiale est si étroitement interconnectée que mettre un terme à la mondialisation est chose impossible » (Ibid., 87), cela nécessite à son tour une nouvelle forme d’organisation qui peut uniquement être menée par la mise en place d’une gouvernance mondiale, seul moyen efficace afin que la planification des projets mondiaux à long terme soit possible et surtout opérationnelle et efficace. Pour les auteurs, ce constat est sans appel et :

[l’] on peut craindre que, sans une gouvernance mondiale appropriée, nous soyons paralysés dans nos tentatives de relever les défis mondiaux, en particulier lorsqu'il existe une si forte dissonance entre les impératifs nationaux à court terme et les défis mondiaux à long terme […] [Et c’est également pourquoi] en fin de compte, le changement systémique viendra des décideurs politiques et des chefs d'entreprise désireux de profiter des plans de relance liés à la COVID pour stimuler une économie favorable à la nature. Il ne s'agira pas seulement d'investissements publics. (Ibid. : 93,123).

Note de bas de page 3 :

Plus de 150 références sont citées : enquêtes, statistiques, ouvrages historiques, politiques et économiques.

Note de bas de page 4 :

Pour plus de détails sur le « discours scientifique », voir Rastier (2011), et sur le « discours du manifeste », voir Rabatel (2015).

Ainsi, de la fin inéluctable du monde, on passe à la prévention et, de celle-ci, à une vision téléologique et programmatique, pour aboutir enfin à l’exposition d’un nouveau modèle d’organisation individuelle et institutionnelle. Ce qui explique également la coprésence paradoxale de séquences explicatives et argumentatives qui s’apparentent au genre scientifique3, et d’autres séquences qui rappellent le genre de manifeste4. La cohabitation aporétique de ces deux dernières est particulièrement intéressante. Ainsi, d’une part ce texte configure un éthos scientifique en adoptant dans certains passages un registre objectif et neutre, alors que d’autre part, dans d’autres passages, il dessine les contours d’une nouvelle collectivité, d’une subjectivité engagée et passionnée.

Bref, on peut dire qu’une des particularités de ce texte consiste précisément dans sa mobilisation en une série de discours hétéroclites, une série d’actes de langage qui traversent plusieurs champs génériques en visant, au cours de leur passage, différents effets perlocutoires (par ailleurs irréconciliables) et qui dessinent plusieurs parcours de sens. Ainsi, l’un expose, explique, prévient et avertit sur la fin irréductible d’un modèle économico-social alors que l’autre encourage, incite et invite à adopter une nouvelle forme de vie, tandis que le troisième ordonne, planifie et établit la feuille de route qu’il faudrait suivre afin que le premier ne s’accomplisse pas et que le deuxième trouve un environnement propice dans lequel se mouvoir.

Néanmoins, la présence de plusieurs domaines (juridique, scientifique, etc.) dans le même espace énonciatif ne serait pas problématique si l’éthos collectif qui les régit était identique, cohérent ou convergent, ce qui n’est pas le cas et qui explique d’autant plus la tension interprétative que le texte avait générée. Au final, la diversité des parcours du sens qui traverse ce texte n’est que le résultat d’un éthos complexe et pluriel et qui déborde l’économie d’un seul texte, d’où son aspect déroutant et provocateur mais également son message confus et désordonné. Il ne sera pas exagéré de parler d’un éthos-ambulant et protéiforme qui se décline sur plusieurs scènes, qui déborde sans cesse l’espace de son objet-texte, qui construit des écarts référentiels irréconciliables, en projetant sur chacune de ces scènes une nouvelle configuration. Si l’éthos du savant est neutre, rationnel et objectif, et celui du planificateur pragmatique et compétent, alors l’éthos de l’auteur du manifeste est alarmiste et prophétique. Si le genre de ce texte est indéfinissable et que sa lecture prête à confusion, cela est dû à la multiplicité des scènes qui l’habitent, et dont celles qui sont potentiellement présentes pèsent autant que celle qui est activée à travers ce texte.

La saisie des différentes voix énonciatives sur lesquelles joue cet éthos exige ainsi l’élargissement des paramètres interprétatifs de l’objet-étudié. Et il suffit de se concentrer sur les éléments paratextuels éditoriaux et auctoriaux (la préface, les notes en bas de page, les remerciements, les titres, les sous-titres, la biographie des auteurs, la provenance des rapports et des enquêtes citées et mentionnées) pour se rendre compte que le texte est rempli de panneaux qui nous renvoient vers les autres scènes, et dont ce texte-ci n’est que l’une des destinations. Pour suivre ces panneaux et pour décrire les scènes à travers lesquelles l’éthos protéiforme décline ces mouvements, le déictique nous peut être particulièrement utile. Signalons que, dans ce texte, on peut attester 135 occurrences de nous. Ce nous est par ailleurs l’unique signe-charnière qui assume la cohésion d’un texte si hétérogène, qui justifie et guide le passage d’une scène vers l’autre, qui porte et supporte la présence de textes et d’isotopies fort divergentes, qui distribue et organise les tâches actorielles et les jeux des langages actantiels que tel ou tel public-destinataire doit assumer. Autrement dit, si ce texte réussit à traverser plusieurs champs génériques, tout en indiquant les autres contrées qu’il faudrait visiter, c’est parce qu’il est porté par un nous presque omnipotent, qui à la fois fait et fait faire.

1.2. La deuxième scène du Nous : le site du Forum

Qui est ou plutôt qui sont les autres nous, ceux qui se logent dans le texte comme des actants-virtuels ou potentiels et qui possèdent néanmoins leur propre territoire énonciatif à travers lequel ils s’actualisent ?

Pour répondre à cette question, on peut suivre l’un des panneaux récurrents de La Grande Réinitialisation, celui qui renvoie vers une institution, en l’occurrence le World Economic Forum, dont l’un des auteurs, Karl Schwab est le fondateur. C’est pourquoi, afin de pouvoir cartographier l’espace de ce nous, il faut également décrire l’objet qui l’accueille.

Note de bas de page 5 :

https://www.weforum.org/.

Signalons ici que le WEF est d’abord un site internet, une immense surface numérique en progression continuelle, qui se présente avant tout comme une institution non-lucrative, et productrice des savoirs scientifiques5. Néanmoins, malgré l’impartialité revendiquée, il faut souligner qu’il s’agit de certains types de savoirs programmateurs et évolutionnistes, inséparables d’une ligne syntagmatique dont ils sont l’une des composantes, située et situable entre certains types de devoirs citoyens et certains types de pouvoirs gouvernementaux. Autrement dit, le savoir élaboré, diffusé ou encore encouragé à travers le site est un savoir spécifique, voire inédit, puisque les visées de son application, tout comme les acteurs et les modalités de sa mise en pratique, sont fixés à l’avance. C’est un savoir né pour devoir faire, et également un savoir ajusté et adapté pour pouvoir faire. C’est un savoir qui a comme mission la création de la chaîne manquante entre l’impératif du changement dont le texte sonne l’alarme et la formation des acteurs qui acquerront les compétences nécessaires pour l’accomplir.

Note de bas de page 6 :

https://www.younggloballeaders.org/. Il est intéressant de rappeler que plusieurs responsables politiques actuels : E. Macron, J. Trudeau, J. Ardern (la première ministre de Nouvelle-Zélande), pour ne citer que les plus connus, sont d’anciens membres de cette organisation.

Ceci explique d’une part la terminologie hybride de son appareil épistémologique (des termes comme « strategic intelligence », « gouvernance corporative », « digital inclusion », etc.), une terminologie à la fois transactionnelle et programmatique, performative et formatrice ; et d’autre part des termes qui relèvent de la formation des groupes, des équipes et des communautés des experts. Par exemple, l’un des programmes de l’institution s’intitule Young Global Leaders. Il a pour mission spécifique la formation « d’une communauté dynamique de personnes exceptionnelles ayant la vision, le courage et l'influence nécessaires pour apporter des changements positifs dans le monde »6.

Note de bas de page 7 :

Sur les « organisations intergouvernementales », voir Battistella (2006), Laroche (2000), et Defarges (2017).

Note de bas de page 8 :

https://www.vie-publique.fr/fiches/38225-quest-ce-quune-organisation-non-gouvernementale-ong.

Note de bas de page 9 :

https://www.younggloballeaders.org/

Note de bas de page 10 :

Pour donner un exemple plus précis, voir le travail de Djelic (2014) sur le rôle des cabinets de conseils.

L’identité hybride de l’institution concerne également son statut juridique. Par exemple, le Forum n’est pas une organisation intergouvernementale puisque ses membres n’ont pas la mission de représenter leurs gouvernements et leurs états respectifs. Et par conséquent, tout en possédant une assemblée générale, celle-ci n’est pas un organe délibératif ou décisionnaire7. Il n’est pas une ONG parce qu’il ne répond pas aux critères principaux qui définissent une ONG, comme le but non lucratif de son action, l’indépendance financière, l’indépendance politique ou encore la notion d’intérêt public8. Si les deux premiers critères pourraient lui être accordés, les deux derniers posent néanmoins un problème, dans la mesure où l’un des objectifs principaux de ce Forum consiste précisément à mettre en place un système de coopération entre les institutions publiques (dont font partie les États, mais également les institutions intergouvernementales) et les entreprises privées. Cet objectif-formule qui se répète comme un « mantra » couvre chaque article, chaque étude, chaque data, chaque émission ou projet exposé sur ce site. C’est une identité juridique hybride qui est par ailleurs explicitement formulée puisque « l'institution mélange et équilibre soigneusement le meilleur de nombreux types d'organisations, qu'il s'agisse du secteur public ou du secteur privé, d'organisations internationales ou d'institutions universitaires9 ». Un tel désir de mélange et d’équilibre s’applique également à d’autres institutions ou actants collectifs que l’on ne peut pas énumérer ici, telles que les universités, les groupes d’intérêt (les « lobbys »), les « think-tanks », les partis politiques ou encore les clubs fermés, les bureaux d’études, les cabinets de conseils, etc.10.

Ainsi, l’on peut parler d’une nouvelle planète institutionnelle qui circule en dehors des frontières étatiques, et qui s’installe au seuil de la galaxie onusienne (FMI, OMS, UNESCO, etc.). Mais on peut également la considérer comme une pluri-institution qui produit des savoirs, les communique, les diffuse, éduque les jeunes, conseille et influence des instances décisionnelles, tout en formant ses propres agents, et sans oublier au passage de produire des objets vendables (des « datas » par exemple), de faire des affaires, donc de fonctionner simultanément comme une institution et comme une entreprise.

Si la Grande Réinitialisation est un texte au genre difficile à identifier ou à préciser, le site du WEF nous met devant un défi encore plus difficile à surmonter, notamment du fait de la diversité et de l’hétérogénéité des actes et des données. Les paratextes numériques du site, sans cesse augmentés, ne font qu’accentuer davantage l’identité ambivalente et hybride de cette organisation, en rendant impossible sa définition. C’est également un défi sémiotique puisqu’intégrer l’institution (la deuxième scène énonciative) dans l’analyse remet surtout en question la valeur que nous avions attribuée à ce texte-même. Autrement dit, la valeur d’un texte isolé, et celle d’un texte « co-saisi » avec son institution ne peuvent que bouleverser la stratégie adoptée pour leur valorisation.

Nous sommes ainsi devant un piège interprétatif aporétique qui exige à la fois un processus de réduction et un processus d’extension. En effet, d’une part, ne pas prendre en compte l’un des co-destinateurs et coproducteurs du texte qu’est l’institution voudrait dire que nous omettons sémantiquement une part non négligeable du sens du signe nous ; d’autre part, en les intégrant, nous nous trouvons face à deux objets dont les enjeux, en lien avec leur interdépendance, sont loin d’être simples. Il faut choisir entre la réduction du sens du nous et son expansion et, dans les deux cas, toute interprétation qui vise uniquement le texte devient problématique.

Par exemple, si la Grande Réinitialisation a comme sujet principal la Covid-19, ses conséquences supposées, et une série de propositions à adopter dans l’avenir, par l’intégration de l’institution dans les paramètres de l’analyse, on remarque que le projet d’un tel changement était déjà bien en cours. Rappelons que cette institution a été fondée en 1971 et que l’intégralité des propositions avancées dans le texte (surtout celles qui concernent la planification socio-économique et organisationnelle qu’il faudrait mettre en place) étaient déjà élaborées, discutées, formulées et diffusées tout au long de l’activité de cette institution. Le WEF n’est pas uniquement le co-destinateur de La Grande Réinitialisation, il est surtout le producteur d’une quantité non négligeable d’études, de datas et d’enquêtes, tout comme il est l’initiateur des communautés, des réseaux d’experts. Une sorte de nouvelle anthropologie intergénérationnelle qui est ancrée et élaborée dans un territoire numérique et transnational.

Note de bas de page 11 :

Chaque support se déploie comme une scène, qui diffuse la même pièce, dont la forme et le contenu dépendent de plus d’énonciataires que d’énonciateurs.

De l’introduction du processus de production à côté du produit découlent trois changements majeurs : d’abord, par cet élargissement, c’est l’identité multi-scénique de l’objet qui fait son apparition ; et ensuite, par voie de conséquence, c’est la répartition différée de l’actant collectif nous qui devient plus visible. Si le nous dominant de La Grande Réinitialisation était celui qui concernait l’humanité, en revanche, le nous dominant de ce Forum désigne plutôt les acteurs et les agents qui composent la communauté de l’institution. Les acteurs potentiels et virtuels de l’autre scène, en s’actualisant, occupent ici l’intégralité de l’espace institutionnel ; et c’est à lui que le nous abstrait du texte laisse sa place. Cela nous amène vers le troisième changement, celui qui concerne la densité figurative, thématique et modale de chaque scène11, c’est-à-dire la répartition des discours mobilisés et la prédominance de tel ou tel nous. Autrement dit, chaque espace met en scène un nous tandis que les autres sont présupposés ; chaque scène possède sa propre identité modale, qui stratifie et hiérarchise les discours différemment, dans un ordre graduel qui va d’un signe actualisé à celui d’une isotopie activée. En d’autres termes, la précision du rôle actantiel de l’identité du nous s’accompagne d’une nouvelle hiérarchisation discursive, certains rôles occupant une place plus importante alors que d’autres se déploient comme des isotopies.

1.3. La troisième scène du Nous : la réunion de Davos

La même procédure se répète dès qu’on passe à la troisième scène, celle concernant la rencontre, la réunion annuelle organisée par ce forum, qui se tient depuis trente ans, au début de chaque année à Davos, une petite ville suisse-allemande. C’est une rencontre qui actualise à son tour le troisième nous, celui qui peut mettre en place les solutions apportées, puisque celles-ci ne peuvent être menées que par des acteurs qui possèdent la modalité de pouvoir-faire.

Note de bas de page 12 :

Une partie du site de WEF concerne spécifiquement ces entreprises : https://fr.weforum.org/partners/#A. Listées par ordre alphabétique et désignées comme « Our parterns », chacune d’elle est présentée par un petit paragraphe, et un lien nous renvoie vers leur propre site internet. C’est une sorte de Facebook privé des corporations.

Note de bas de page 13 :

En 2020, il y avait des représentants de 91 gouvernements, avec la participation de 53 chefs d'État.

Note de bas de page 14 :

Il faut également souligner que l’accès est réservé́ aux membres de la Fondation qui doivent s’acquitter de cotisations annuelles comprises entre 50 000 dollars (premier niveau d’adhésion) et 527 000 dollars (tarif le plus élevé́ réservé à la catégorie des Strategic Partners) ; cela détermine également l’accès aux réunions dont certaines sont entièrement publiques (séances plénières), les secondes semi-ouvertes, et les troisièmes strictement privées. A cela s’ajoutent les frais d’inscriptions pour le sommet, fixés à 19 000 dollars, sans compter les frais de voyage et d’hébergement. Pour plus de détails, voir https://qz.com/1787762/davos-delegates-are-categorized-from-1-to-7-by-the-wef. Sur Davos en général, voir, Graz (2003,2006), Tachin (2015), Buxton (2016), et le rapport du parlement européen de 2016.

Cette réunion annuelle qui dure quatre jours accueille plus de 3000 participants et devient ainsi le modèle, le prototype, l’expérimentation de ce qui devrait être une « gouvernance coopérative », suggérée par le livre (2020 : 93), fermentée et préparée par le site. Un système de gouvernance qui n’est pas dénué d’ambiguïté, puisqu’il écarte par avance toute possibilité de concurrence, en refusant par là même toute possibilité de négociation. Il s’agit d’un modèle de gouvernance qui ne peut pas être remis en question, car il sollicite soit l’adhésion, soit la participation, soit le consentement. Mais au-delà de cet aspect, c’est la puissance organisationnelle et le protocole spécifique de cette machine qui doivent être soulignés. Par exemple, on peut noter que les 3000 participants ne viennent pas tous du même domaine : un tiers est composé par les représentants de grandes entreprises et de corporations12, un deuxième tiers est composé par des représentants politiques13 et enfin le dernier tiers comprend des universitaires-experts et des journalistes. Toutefois, les 3000 invités ne se trouvent pas sur le même pied d’égalité. Il existe toute une hiérarchie interne qui est basée sur des critères de catégorisations d’invités. Ainsi, les participants sont classés dans des catégories numérotées de un à sept - une indication, en quelque sorte, de l'ancienneté ou de l'importance d'un délégué dans le monde des affaires. Chaque personne présente se voit attribuer une position : par exemple les personnes classées dans la catégorie « un » sont étiquetées comme « cadre supérieur » ou « chef d'État » ; les « banquiers » sont au niveau « trois », etc.14.

En s’appuyant uniquement sur ces quelques détails, c’est la même question que l’on doit poser : comment définir cette réunion, dans et vers quel domaine se projette-t-elle, et surtout qui est le candidat idéal pour la valoriser : le juriste ? le politologue ? le sociologue ? ou l’économiste ?

Ainsi, l’impératif du changement comportemental suggéré par le support-livre trouve sur cette scène son pôle opposé, celui qui concerne l’impératif d’un changement organisationnel et plus précisément gouvernemental. Mais entre ces deux polarités, il existe une différence de taille, et qui concerne justement les rôles actantiels respectifs. Car si le premier changement était adressé à l’humanité et avait comme destinataire l’homme, le deuxième se distingue par son identité sélective et par l’équivalence qu’il impose entre le destinateur et le destinataire, et cela pour la simple raison que ce dernier concrétise déjà ce changement. Et même si celui-ci a toujours l’homme comme destinataire supposé, l’acte et sa réalisation sont surtout adressés à eux-mêmes. Les acteurs de la réunion de Davos n’énoncent pas un changement, ils le performent ; ils ne proposent pas de solutions à appliquer dans l’avenir mais ils les injectent immédiatement dans les structures de leur propre pratique ; ils ne planifient pas l’agenda des autres mais ils poursuivent l’agenda de leur propre planification, dont l’accès est indisponible, le contenu invérifiable, les résultats imprévisibles.

Note de bas de page 15 :

Sur les différents systèmes de représentation gouvernementale, voir Manin (1995).

De nouveau, nous sommes face à la même incertitude définitionnelle et à la même impasse méthodologique qui caractérisaient le livre et le site internet. Au fond, cet objet est également - mais autrement - pluriel et, outre son hybridité juridique que nous avons signalée plus haut, ici, nous pouvons ajouter une autre caractéristique : celle de sa hiérarchie décisionnelle. C’est par le croisement de ces deux processus que cette rencontre devient une machine génératrice d’une pluralité des performances, dont la plus audacieuse est celle qui cherche à surpasser à la fois le système de rencontres inter-gouvernementales (régi par la logique représentative des États) et celui du système de décisions gouvernementales (régi par la logique parlementaire et constitutionnelle de chaque État)15, dans la mesure où, pendant cette rencontre, le régime de gouvernance adopté, pratiqué et intentionnellement suivi est précisément celui qui fusionne les deux, en triant et en sélectionnant ces « représentants » selon ses propres critères. La conséquence principale d’une telle stratégie de sélection sera l’installation, sur la même strate, des acteurs économiques trans-étatiques et globalistes, et des acteurs publics et politiques inter-étatiques. C’est de leur coopération (voire de leur codécision) que dépendra l’organisation politico-économico-juridico-écologique de demain. Ainsi donc on peut considérer l’hybridité juridique comme le résultat de cette nouvelle hiérarchisation décisionnelle entre acteurs économiques et politiques ; ou, à l’inverse, on peut dire qu’une telle hiérarchisation ne peut que générer une crise juridique qui est également une crise représentationnelle. Et dans les deux cas la conséquence est la même : l’émergence d’un nouveau « nous en transaction » (Vernant, 1997 : 47-49).

Après le « nous-humanité » et le discours-préventif (eschatologique) de La Grande Réinitialisation, le nous-savants techniciens et le discours programmateur du site, voici donc le « nous-coopératifs » et le « nous des décideurs » : ceux qui performent pendant les réunions de Davos, qui organisent et négocient les modalités des plans et des programmes qui doivent être appliqués, en s’adressant directement aux décideurs sélectionnés et déjà présents. En un mot, c’est la naissance du « nous-pouvoir multiforme », tel qu’il a été défini par Foucault (2004).

2. La transition comme processus générateur d’une polyphonie objectale

Nous pouvons ainsi distinguer la coprésence de trois discours majeurs : eschatologique, programmatique et organisationnel, inscrits sur trois supports-objets à savoir le livre, le site et la rencontre annuelle. De même, il s’agit de trois pratiques sémiotiques (Fontanille, 2008), répartis sur trois scènes distinctes, dont chacune actualise un nous différent, qui possède une identité modale propre : celle du devoir-faire pour le premier, celle du savoir-faire pour le deuxième et enfin celle du pouvoir-faire pour le dernier. Ainsi, nous sommes face à trois nous, dont les liens sont à la fois distincts et enchevêtrés, hiérarchiques et indépendants, conjonctifs et disjonctifs. C’est pourquoi nous avons souligné la nécessité d’une guérilla sémiotique, car c’est uniquement ainsi que nous pouvons expliciter que la difficulté définitionnelle et les malentendus que l’analyse de cet objet engendre résulte principalement de son identité sémiotique hétéroclite (discursive, énonciative, pratique, modale), dont la forme d’expression se distingue par sa polyphonie disséminée. Au fond, il ne s’agit pas d’un objet, mais d’une constellation d’objets avec des grandeurs variables, d’une série de plans d’immanence inégale, quoique liés et déliés entre eux. Ceci explique la polyphonie disséminée qui la caractérise puisque, outre la polyphonie discursive interne de chaque texte, une telle constellation ne peut se former que par une autre polyphonie, externe cette fois, capable de transcender la polyphonie de chaque scène, tout en maintenant la continuité sémantique entre elles. En somme, une polyphonie trans-textuelle et objectale, dont le déploiement ne peut à son tour qu’être discordant, puisque c’est à la fois par l’intégration et par l’omission constantes de tels ou tels aspects spécifiques de chaque plan que cette polyphonie peut se composer et s’imposer comme une constellation complexe d’objets en mouvement et en acte.

Et c’est là que l’utilisation de la notion de la transition - que nous avons intentionnellement évitée jusqu’à maintenant - s’impose et devient même indispensable.

Nous utilisons ici la transition dans le sens de la définition donnée par Basso Fossali (2018 : 349-351) : en tant que processus sémiotique généré pendant un parcours et qui peut être saisi dans sa particularité temporelle, spatiale et actorielle que l’auteur appelle respectivement « transitoire », « zone transitionnelle » et « transitaire ». C’est un processus indépendant de sa finalité et surtout plus complexe puisque « la transition est la mise en phase de l’hétérogénéité qui s’oppose à la décomplexification nécessaire de la “précipitation” performative » (Ibid., 351).

Un tel découpage du processus de transition nous parait fort pertinent pour la définition de l’objet pluriel de cette étude, dont la complexité définitionnelle n’a fait que s’amplifier par l’intégration graduelle de ces multiples scènes, et par l’explicitation de sa polyphonie objectale. Si la stratégie de la guérilla sémiotique s’est avérée méthodologiquement utile, néanmoins, nous n’avons réussi à nommer ni l’acte, ni l’actant, ni le processus en cours. Et, au fond, l’absence d’un signe, d’une notion ou d’un concept correspondant à l’objet ne peut être expliquée que par sa dynamique exclusivement transitionnelle, celle qui traverse et englobe l’intégralité des signes mobilisés. La sémioisis de ces objets se joue dans les plis de leur espace interstitiel, dans cette « zone transitionnelle » par excellence. Cela pourrait également expliquer le spectre d’une transformation qui accompagne cette constellation : livre / site / réunion, comme son ombre, sa forme en devenir, ou encore sa figure à modeler, en provoquant et en déclenchant une série de confusions et des hypothèses interprétatives disproportionnées.

Une telle dynamique transitionnelle exclusive et complexe, privée d’une identité narrative, ne peut se mouvoir qu’en s’appuyant sur une perspective transformationnelle simpliste et élémentaire, c’est-à-dire avec l’appui d’un Grand récit. Et par conséquent, on ne peut pas décrire la sémiosis d’un tel objet sans prendre en compte son identité transitaire plurielle, celle régie par un double déploiement : celui transitionnel, en cours, et celui transformationnel, en devenir.

2.1. Les deux parcours, vertical et horizontal, de la transition intra-objectale

En revenant à notre objet d’étude, nous pouvons ainsi déceler la présence d’un triple parcours « transitoire » et « transformationnel », qui explique la confusion interprétative qu’il a provoquée et par lequel nous voulons terminer cette enquête sémiotico-médiatique.

Note de bas de page 16 :

Nous ne pouvons pas développer davantage ce point, ici, mais le rôle de la technique dans l’impulsion de ce parcours est plus qu’essentiel, à condition de la comprendre dans un sens simondonien. Rappelons ici simplement que pour Simondon « l’opération technique est un mouvement, une commutation, une transition ; elle ne tend pas vers un état terminal qui l’arrête ; La technique, opération de l’homme avec la nature - arte et natura -, s’engendre elle-même et renaît d’elle-même. (2014 : 156).

D’abord, c’est le parcours de la transition actantielle du nous qui, en traversant les trois scènes discursives, transactionnelles et pratiques indiquées plus haut, se transforme finalement en une communauté composée d’individus et de corporations dont l’unique tâche consiste à être les acteurs-transitaires d’un nouveau type de gouvernance, et dont le corolaire est le Grand récit adressé aux applicateurs potentiels. C’est également la transition entre le temps long et l’espace-monde, vers le temps d’ici-maintenant de l’espace topographique et limité du Davos. Cette transition passe par le temps-intermédiaire, celui qui se décline dans l’espace du site, qui assume la continuité entre deux polarités irréconciliables quoique enchevêtrées. Ce parcours, impulsé par la technique16, nous le nommons la transition intra-objectale : elle est multi-discursive, multi-actorielle et multi-modale, dans un mouvement continuel dont la description exige la mobilisation d’un double travelling, horizontal et vertical.

Car à l’opposé et parallèlement à celui-ci, on peut également relever la présence d’un deuxième parcours transitoire, en l’occurrence vertical, et qui est déployé à l’intérieur de chaque scène. La difficulté, voire l’impossibilité de nommer le genre du texte, la finalité du site et le fonctionnement de la réunion s’expliquent ainsi par leur structure mobile et par la dynamique transitoire qui les anime et qui, en s’intensifiant d’un objet à l’autre, devient l’unique processus déployé sur la dernière scène. La hiérarchisation décisionnelle et l’hybridité juridique ou représentative qu’on a désignée plus haut n’est, au fond, que la forme de l’expression d’une forme de contenu en transition radicale : celle menée et mobilisée par des acteurs venant des domaines variés mais surtout celle qui résulte d’un système politique et économique en crise, celui du système démocratique et libéral.

Note de bas de page 17 :

Nous n’avons pas abordé la dimension technologique mais elle est inséparable de ce processus.

Ainsi conçue, on peut considérer la réunion de Davos comme le signe en devenir d’un système politico-économique en « transduction » dans le sens donné par Simondon (2005). Si le WEF n’est ni une ONG, ni une OIG, s’il n’est ni une institution privée, ni une institution publique, et s’il accueille en même temps et en un même lieu des hommes et des femmes politiques et économiques, c’est parce que son fonctionnement politique est à la fois démocratique et non-démocratique, tout comme sa vision économique est simultanément libérale et anti ou trans-libérale17.

Note de bas de page 18 :

Le premier Symposium européen du management a été tenu en 1971 par Klaus Schwab qui en est le président depuis. Ce Symposium deviendra le WEF à partir de 1987. (Laroche 2000 : 533).

Note de bas de page 19 :

L’ancien secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, lors de sa participation au WEF en 1999, avait souligné la nécessité « des voies à emprunter pour renforcer le partenariat entre Nations unies et secteur privé ». (Secrétaire général ONU, communiqué de presse SG/T/2115, 4 février 1999).

Note de bas de page 20 :

Sur les liens et la complicité entre instances politiques et économiques, voir Europe Inc. Comment les multinationales construisent l’Europe et l’économie mondiale, (OEI 2005).

Note de bas de page 21 :

Nous utilisons les « structures » dans le sens donné par Luhmann (2021).

Note de bas de page 22 :

Il existe une immense littérature économique sur le libéralisme, dont la définition n’a cessé de varier selon les décennies et les contextes politiques. Or, le libéralisme actuel, qui veut rester libéral en planifiant son avenir, tel que cela est suggéré par les acteurs de WEF, peut-il toujours être considéré comme un libéralisme ?

Note de bas de page 23 :

Sur la planification, voir « France Stratégie » (2020), « L’économie Politique » (2021).

Note de bas de page 24 :

Le nom de ce système hybride et mutant reste à trouver, et les propositions ne manquent pas. Par exemple, dans les études économiques, sociologiques ou politiques actuelles qui s’intéressent à ce sujet, on peut croiser des notions telles que le « libertarianisme » (Benquet et Bourgeron, 2021), le « dataisme » (Brooks, 2013), le « libéralisme numérique » (Sadin, 2016), la « post-démocratie » (Crouch 2013), le « néo-féodalisme » (CEPRISCA) ou encore le « techno-féodalisme » (Durand 2020), et la liste n’est évidemment pas close. Néanmoins, outre le fait que les notions utilisées jusqu’alors pour désigner les systèmes politiques ou économiques ne sont plus suffisantes, il faut également signaler qu’un des défis majeurs reste d’ordre descriptif, et que la sémiotique peut avoir un rôle dans la mise en place d’une nouvelle pratique descriptive des faits politico-économiques.

Même s’il sera impossible de développer ceci en détail, dans les limites d’un article, ajoutons simplement qu’il est difficile de considérer comme démocratique une institution qui est fondée et présidée par la même personne depuis 50 ans18, qui est par ailleurs l’unique je-nous qui traverse les trois scènes, en assumant ainsi un rôle unique et inédit : celui d’être l’acteur-actant charnière, le Grand-Médiateur entre le système politique-démocratique et le système économique-libéral du passé, ainsi que le Grand-initiateur de leur mutation dans l’avenir. En somme celui qui assume un rôle messianique. Cependant, il est également difficile de considérer la même institution comme non-démocratique, dans la mesure où les représentants des plus hautes instances gouvernementales élus démocratiquement ou désignés légalement sont l’une de ses composantes majeure, voire incontournable (présidence du conseil d’Europe, présidence du FMI, présidence de l’OMS, présidences des différents pays, des parlements, etc.), sans perdre de vue que la gouvernance coopérative, celle qui devrait être établie entre instances politiques (publiques) et instances économiques (privées) ne date pas d’aujourd’hui19. Par exemple, c’est le cas des lobbys qui ont élargi leur sphère d’influence en passant du niveau national au niveau international, pour aboutir enfin à cette nouvelle forme qui, contrairement aux précédentes, dispose d’un fonctionnement plus explicite et plus symétrique. Dorénavant, il ne s’agit pas seulement d’influencer en restant dans les coulisses, mais de s’exposer sur scène en étant un co-décideur à parts égales20. Le WEF peut être décrit comme la confluence vers laquelle convergent une série de pratiques hétérogènes, de reformes et de changements structurels, politiques et économiques21, dont ce type de rencontre, s’il n’était pas inévitable, était au moins prévisible. Par exemple, en ce qui concerne la vision économique de l’organisation, on peut dire que celle-ci oscille entre libéralisme et protectionnisme22, entre planification23 et libération des nouveaux marchés (principalement numérique et digital), entre interventionnisme et « laisser-faire », entre globalisme et localisme sélectif24.

2.2. Le parcours du transiteur entre énonciateurs

Après la transition intra-objectale et celle de la transition-transduction du système politico-économique, on peut mentionner la possibilité d’un troisième parcours de transition, qui découle de deux précédents et qui concerne l’énonciateur et le devenir de l’énonciataire.

Au fond, si le livre/site/réunion répète sans cesse la nécessité d’adopter de nouvelles normes, dont la grande transformation serait la finalité, cela pourrait être interprété de deux manières, selon le point de vue de l’« énonciateur dédoublé » : soit celui de l’énonciateur-destinateur, soit celui de l’énonciateur-destinataire.

D’abord, du point de vue de l’énonciateur-destinateur qui est celui du Forum et de son armada de représentants, ceci pourrait être interprété comme une autocritique, une remise en question, ou encore comme un changement de stratégie qui chercherait le maintien d’un système politique et économique fragilisé, dont il est l’un des artisans. Cette chaîne des transiteurs par le retour, par l’intermédiaire, par le medium de ce nouveau Grand récit, propose une série de normes (des pratiques et des usages) qui ont comme visée principale, d’une part la consolidation, le réajustement, la réorganisation d’un système déjà achevé, et d’autre part la préparation et l’adaptation de leurs pratiques pour le nouveau système à venir, dont ils veulent devenir les architectes-techniciens.

Note de bas de page 25 :

Signalons qu’il s’agit de l’un des rares, pour ne pas dire de l’unique récit-programmateur qui affiche son ambition de vouloir changer le cours de l’histoire.

Note de bas de page 26 :

Il ne s’agit pas bien évidemment de proposer un nouveau manifeste révolutionnaire. Nous cherchons simplement à montrer le potentiel heuristique de la sémiotique, en l’occurrence la notion de transition, afin de penser et de décrire autrement la politique, sa praxis et sa représentation médiatique.

En revanche, du point de vue des énonciataires-destinataires, ces normes visent une communauté homogénéisée, abstraite et mondialisée, à l’opposé de l’hétérogénéité et de l’individualité (fut-elle institutionnelle ou individuelle) des transiteurs du système. Une telle opposition pourrait être interprétée comme un rappel ou une invitation adressée aux destinataires à se positionner (à devenir des énonciateurs à leur tour) face à l’achèvement des systèmes politiques dont ils sont issus (systèmes démocratique et représentationnel, national et étatique), mais également face au changement des systèmes économiques dont ils sont les acteurs. Or, comme nous avons signalé plus haut, la distance (voire le gouffre) qui sépare les deux pôles, ne peut être comblée ou réduite que par le consentement du nous du livret ou par l’adhésion du nous du site, en écartant par là même toute possibilité d’être refusé. Une invitation paradoxale qui exclut d’être rejetée, mais sans imposer. Cette constellation d’objets prévoit exclusivement un destinataire qui a le choix entre donner son accord et/ou prendre part à sa mise en place, et par conséquent, celui qui ne veut ni l’un ni l’autre, est simplement un destinataire impossible. Ainsi, vu l’impossibilité de définir les contours et les limites de ce projet hybride en acte et en extension continuelle, il ne reste, pour les énonciateurs-destinataires qui refusent d’adhérer à cet éthos protéiforme, qu’à accepter la faillite, voire la carence du sens (idéologique et conceptuel) dont souffre l’imaginaire anthropologique post-moderne. Cependant, accepter cela ne fait qu’aggraver la crise du sens dans la mesure où cela exige l’élaboration, non seulement d’une guérilla sémiotique (interprétative), mais également d’une guérilla tactique vis-à-vis de cette nouvelle stratégie déjà posée et portée par ce nouveau Grand récit25. Ceci explique également le malaise ressenti par certains lecteurs du livret qui n’est, au fond, que le symptôme de l’impuissance actantielle d’un lecteur face à un récit, dont il découvre qu’il est un des acteurs. Ainsi, s’engager dans une telle guérilla sémiotique exige, pour sa survie, l’actualisation d’une autre guérilla, expérientielle cette fois. Autrement formulé, vu la dimension mondiale des défis et les immenses moyens qu’exige sa transformation, et vu que toute tentative de réhabilitation d’un ancien Grand récit (nationalisme, protectionnisme, communisme, anarchisme, etc.), est vouée à l’échec, l’unique issue reste l’élaboration et la mise en place d’une autre série de chaînes de transitions différentes26. Celles-ci ne peuvent qu’être portées par des actants-transitieurs qui ne chercheront pas à se confronter au WEF, pour la simple raison qu’une telle confrontation est perdue par avance. Néanmoins, si la guérilla sémiotique nous avait permis d’éviter le piège d’une lecture réductrice, parallèlement, la guérilla expérientielle de ces actants-transiteurs pourra au moins échapper à la saisie d’un récit de transformation, en acquérant le droit de ne pas vouloir l’accepter, et ceci en se lançant et en découpant la trajectoire et les calculs présuppositionnels de La Grande Réinitialisation. Ces tactiques de diversion auront comme unique support l’invention et le tissage d’une chaîne de transitions jusqu’alors non expérimentée, qui ne se superposera pas à cet hypersystème, mais qui rêvera d’autres normes que celles prévues par ce dernier. Installée dans la zone transitionnelle, cette chaîne de normes transitives, à la fois techniques, économiques, sociales et politiques, ne sera pas amenée par un système déjà existant, mais portera au contraire les germes d’un système à venir dont la pertinence tactique et la force persuasive seront les pierres d’achoppement qui jugeront et détermineront sa performativité.

Autrement dit, face à un hypersystème déjà solide qui engendre, impose et met en pratique de nouvelles normes, il faut proposer des normes en formation qui n’appartiennent à aucun système préfiguré. D’un côté, nous avons la transition en transduction, en tant que source qui a comme cible la grande transformation et, de l’autre côté, nous pourrions imaginer des formes plurielles de transduction en transition ouverte, dont les rôles et places des sources et des cibles se négocieraient constamment et s’élaboreraient ouvertement.

Ainsi, en nous appuyant sur la transition comme une arme à la fois interprétative et expérientielle, qui nous a permis de décrire la polyphonie disséminée et objectale de notre objet d’étude, nous préservons par là même, non seulement la liberté de je-lecteur du piège interprétatif tendu, mais aussi celle du je-potentiel cible des nous, d’un éthos protéhiforme. En guise de conclusion, et pour répondre à la question que nous avions posée dans le titre, nous pouvons dire que :

  • Le WEF est le projet d’un nouveau type de communauté des gouvernants, un projet utopique pour certains, totalitaire pour d’autres, pragmatique et réaliste pour une troisième partie ; cependant, c’est un projet déjà en cours.

  • LE WEF est également le symptôme d’un système économique, technologique et politique en transition, en mutation et en transduction, dont le versant narratif est simpliste et peu convaincant, dont le fonctionnement hiérarchique et sélectif est troublant et dont la vision totalitaire et homogénéisante est sémiotiquement fort discutable.

  • Et enfin, le WEF est surtout la promesse d’un changement et d’une transformation inévitable que, dorénavant, aucune pratique collective (politique, sociale, économique) ne peut écarter de son horizon. Un changement face auquel il faudrait impérativement se positionner.

Le choix qui s’offre à nous est le suivant : accepter de devenir l’acteur-à-être-transformé par et pour un hyper-programme, élaboré dans un huis-clos, négocié et négociable dans une perspective transactionnelle immédiate et privée ; ou accepter d’être l’actant-agissant d’une transition en devenir, celle que le parcours de tel ou tel nous, chaque fois unique, aura le courage de revendiquer, en se dotant d’une éthique technique, et en élaborant les formes d’expression, les médiums et les supports que son accomplissement nécessitera. Tel est le choix à faire entre deux formes de vie irréconciliables : celle de la transformation comme destination unique et, selon un terme derridien, celle de la transition comme « destinerrance plurielle ».