Les transitions du croire : de la parabole vers un nouveau modèle sémiotique The transitions of belief: from the parable to a new semiotic model

Pierluigi Cervelli

Université de Rome « La Sapienza »

https://doi.org/10.25965/as.8463

Cette contribution a pour objectif d’explorer les stratégies discursives et narratives opérant dans les paraboles, considérées comme des dispositifs de transition « d'un croire à l’autre ». L'intérêt de la parabole dans la problématique des transitions sociales réside dans la particularité du modèle de communication qui est lui sous-jacent, dont l’objet n’est pas le passage d’une quantité d’information mais la transformation du faire des sujets de la communication. La parabole opère, ainsi, en tant que schéma interprétatif d'expériences et en tant que schéma productif de nouvelles actions. Afin d’explorer cette dimension où la pragmatique et la sémantique se croisent, mon analyse sera conduite en analysant, avec la méthodologie de la sémiotique structurale et générative, un corpus constitué d’un film de Pier Paolo Pasolini (Uccellacci e Uccellini) et les pratiques de protestation de Danilo Dolci, l'intellectuel italien qui demandait l'application de la nouvelle constitution démocratique après la deuxième guerre mondiale.

The aim of this paper is to explore the discursive and narrative strategies at work in parables, which are seen as transition devices from one way of believing to another. The interest of the parable in the problem of social transitions lies in the particularity of the communication model that underlies it. Its object seems in fact not to be the passage of a quantity of information but the transformation of the way in which the subjects of communication act. My hypothesis is that parable thus operates as an interpretative scheme of experiences and as a productive scheme of new actions. In order to explore this dimension where pragmatics and semantics intersect, my analysis will be carried out by using the methodology of structural and generative semiotics to analyse a corpus consisting of a film by Pier Paolo Pasolini (Uccellacci e Uccellini) and the protest practices of Danilo Dolci, the Italian intellectual who called for the application of the new democratic constitution after the Second World War.

Index

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Mots-clés : cinema, croire, métaphore, parabole, Pasolini

Keywords : belief, cinema, metaphor, parable, Pasolini

Plan
Texte intégral

1. Introduction

Dans cette contribution je me propose de réfléchir sur la parabole à partir d'un film de Pier Paolo Pasolini pour arriver à considérer des changements anthropiques de nature politique. Je voudrais avant tout mettre en évidence les raisons pour lesquelles la parabole serait liée aux transitions anthropiques.

L'intérêt d'une réflexion sur la parabole réside dans le dépassement qu'elle permet d’un modèle de langage basé sur le concept de code, auquel on peut renvoyer, selon Youri Lotman, la presque totalité des modèles de communication existants (Lotman 1993). Ce modèle puise sa source dans la révision, opérée par Roman Jakobson (Jakobson 1963), de la théorie mathématique de l’information élaborée par Shannon et Weaver (Eco 1975). Le linguiste russe avait introduit dans ce modèle le concept de code en déplaçant le problème de la redondance dans les communications vers l’existence d’un système conventionnel commun entre émetteur et destinataire du message.

D’un point de vue linguistique, ce modèle n’explique pas comment il est possible qu’un destinataire puisse comprendre parfaitement un message sans que celui-ci ne produise d’effet sur lui-même : le problème des transitions anthropiques, du changement du croire, reste inexplicable à partir de ce modèle de communication. En effet, dès lors que l’on s'intéresse aux problèmes liés à l’efficacité des langages, à leur capacité de conviction et d’obtention de la disponibilité du destinataire – qui accepte ainsi d’être transformé pendant le processus de communication –, le problème n’est plus d’analyser la manière dont il est possible de faire-savoir mais comment il est possible de faire-croire.

D’un point de vue opératoire ce déplacement signale l’inutilité de se concentrer sur les processus d’optimisation du passage d’information dans un canal communicatif, sans considérer d’abord la question de la crédibilité du sujet qui produit le message et le système de croyances de son destinataire. Mais cela implique une nouvelle conception du langage, qu'il conviendra de traiter comme une « technologie » de modification des convictions, de production et de transformation des actions et passions. En ce sens les phénomènes du croire et du faire-croire pourraient être conçus, selon les mots d’Algirdas Julien Greimas, comme la différence entre la « communication transmise » et la « communication assumée » : dans ce dernier cas, le jugement de vérité sur un énoncé ne s'établit plus sur la base de son adéquation, supposée ou réelle, à un univers référentiel positivement conçu, mais plutôt sur son rapport au système de croyances du destinataire de la communication (Greimas 1985).

2. La communication et les transitions sociales

À partir de cette redéfinition du thème il sera possible de considérer la communication comme un processus de persuasion, dont l’objet n’est plus une quantité d’information (un simple message) mais la transformation de l’identité et des pratiques des sujets de la communication, chacun d’entre eux ayant la même importance dans l’échange. Dans un tel cadre, il n’est plus possible de concevoir le langage uniquement en tant que système d'éléments minimaux qui composent les signes ou syntagmes à partir de combinations à expliciter. Le langage ne se réduit pas non plus à un modèle que l’on pourrait rapprocher de ce que Paul Ricœur (1975) avait défini comme un « monisme sémiologique », dont le modèle demeure le langage écrit et non pas le langage ordinaire, et en particulier des langages dans des interactions polémiques où coopératives.

Il faudra au contraire concevoir le langage comme un ensemble dans lequel des « techniques du croire » différenciées opèrent à travers des unités discursives, dont les effets sur la compétence d’action des individus engagés dans la communication ne peuvent pas être séparés de la situation pragmatique (le « contexte » discursif, selon Greimas 1966) dans lequel ils sont situés. Ce passage signale aussi l’émergence d’un lieu théorique nouveau et fondamental : celui d’un écart toujours possible, ainsi que l’avait nommé Michel de Certeau (de Certeau 2001 : 66), dans lequel se situe « l'énigme du consommateur-sphinx », et dans lequel les produits reçus deviennent un répertoire que le consommateur culturel – n'importe quel récepteur d'un message –, investit d’autres significations. Plutôt que le lieu de la stabilité des règles – et donc du code –, la communication se mue ainsi en lieu d’une faiblesse continue.

Dans cette hypothèse théorique il faut remettre en question le cadre analytique propre aux modèles informationnels ou basés sur le concept de code, qui oublient l’activité de ceux qui remplissent le rôle des destinataires de la communication. Afin d'analyser les processus du croire et du faire-croire, la parabole semble très intéressante en tant que type de discours spécifique. Cette dernière est considérée comme un cas particulier de la métaphore : une métaphore narrative, c'est-à-dire un conte qui se présente comme la métaphore d’un autre conte, fonctionnant sans faire correspondre leurs éléments terme à terme, chose qui aurait pour effet de réduire la parabole à l’allégorie. Ce champ de recherche constituerait donc une occasion pour sortir d’une conception formaliste et référentielle du langage (Groupe d'Entrevernes 1977).
La parabole est un genre de discours principalement analysé en relation à l'exégèse. Comme dans la métaphore, le discours parabolique présente en effet la particularité de ne pas être réductible à l’organisation du niveau dénotatif du langage, à son statut référentiel ou au seul niveau de sa manifestation linguistique. Elle dépasse ainsi un modèle de signification lié au rapport signe/renvoi aux objets du monde ou aux unités culturelles prédéfinies par une encyclopédie culturelle donnée (Eco 1984), mais aussi les modèles de signification connectée à des opérations logiques entre figures élémentaires du niveau du contenu linguistique (typiques d’une sémantique componentielle, comme chez Hjelmslev 1961).

La parabole semble ainsi pertinente pour investiguer le vaste champ des transitions sociales. Selon Greimas (1983), la parabole évangélique ne se préoccupait pas de fournir une morale ou de transmettre un précepte, mais plutôt de convaincre, en obligeant son destinataire à activer un faire interprétatif par rapport à une connaissance allusive. Elle est exprimée par le niveau figuratif du récit, qui est organisé, et ici la particularité de la parabole, dans l'impossibilité de faire correspondre point par point, comment dans un système symbolique, les figures du niveau figuratif de la narration et celles du contenu profond (Geninasca 1982).

Elle devient ainsi capable de communiquer un savoir inédit dans le champ social ou inexprimable, parce qu’elle est « dotée de capacités métaphoriques, auxquelles s'ajoutent cependant des concepts qui font lentement glisser le concept vers le point de différenciation » (Fabbri 2000 : 46).

Il s'agirait donc d'une communication, toujours dialogique, dont l'objectif est, selon Paolo Fabbri, le passage d'une forme de croyance à une autre (Fabbri 2000 : 48) :

C’est-à-dire que les paraboles servent à enseigner au moment où l'on passe d'une croyance à une autre, ou comme le dirait Kuhn, d'un paradigme à un autre ; elles sont très utiles pour expliquer les moments de crise de la croyance. En apparence, les paraboles sont de simples homologations. En réalité, sous l'apparence, la parabole opère de légères déformations internes par lesquelles on croit continuer à croire une vérité connue, alors qu'en réalité un changement s'opère, qui est soudainement révélé (nous traduisons).

La parabole oblige plutôt à considérer les significations des signes comme un devenir, redéfini à l'intérieur de la narration. Les significations des signes sont ainsi prises dans un processus de transformation catégorielle que Greimas (Greimas 1993) avait défini comme une recatégorisation. En ce sens, le modèle linguistique nécessaire à l’analyse de la parabole ne peut pas être celui de la langue naturelle conçue comme système de conventions, mais plutôt celui de la poésie ou d’une communication dont la finalité est esthétique. En effet, l’activité métaphorique de la parabole possède un caractère fortement pragmatique et la compréhension de sa signification n’est pas liée à l’acquisition d’un savoir mais plutôt à celle d’un « savoir-faire » : « le problème consiste en l’application concrète de ce savoir dans des situations toujours nouvelles, dans l’assignation d’une référence pratique. Il ne s’agit pas d’attribuer une nouvelle signification à la parabole mais de l’insérer d’une manière correcte dans une nouvelle situation » (Groupe d'Entrevernes 1982 : 162). L'intérêt de la parabole dans la problématique du faire-croire découle à notre avis justement de sa dimension de schéma interprétatif d'expériences et de schéma productif de nouveaux comportements : parmi eux, le dévoilement progressif d’un savoir caché qui devient lisible seulement à travers le niveau figuratif du langage, mais dont le sens ne peut pas être véritablement compris comme une simple production d’actes pragmatiques.

Pour ces raisons, Fabbri (2000) a proposé l'hypothèse qu'il était possible de généraliser la parabole à un mode de raisonnement figuratif conçu comme « un type spécifique de rationalité » (2000 : 46), qui serait également flanqué dans le discours scientifique de la rationalité inférentielle. Il proposait enfin « d'utiliser la description textuelle comme critère pour découvrir des types de formes discursives qui utilisent différents types de rationalité » (Fabbri 2000 : 48). Le modèle reformulé de la relation E/C que je présente dans la dernière partie de l'article tente de modéliser cette "rationalité parabolique » à partir de la formulation de Hjelmslev (1963).

3. La parabole au cinéma : un texte à pratiquer

Afin de mettre en évidence la spécificité de la parabole en tant que narration métaphorique, en essayant de définir les caractéristiques de la parabole comme forme spécifique du « raisonnement figuratif » et non causal, qui se base sur une non-homologation des niveaux du discours, suivant la réflexion de Greimas (Greimas 1985 : 127), ma contribution sera consacrée à l’analyse d'une « parabole cinématographique », afin de repérer comment la parabole opère pour produire une transformation de la compétence interprétative de son destinataire, en se concentrant sur l’analyse de mécanismes de sens et sur les stratégies rhétoriques enracinées dans le texte.

On a décidé de prendre en considération un texte éloigné (d’un point de vue temporel) des paraboles évangéliques, de façon à aborder des processus communicatifs syncrétiques, dans lesquels le langage verbal s’associe à d’autres formes d’expression. On considérera donc une partie de l’œuvre cinématographique de Pier Paolo Pasolini, en particulier le film Uccellacci e Uccellini (réalisé en 1966). Ce film est entièrement organisé d’un point de vue narratif sur le modèle des paraboles évangéliques, avec un conte intermédiaire qui prend la forme d’une narration métaphorique pour le premier récit, contenant des « instructions » pour l'interprétation du troisième récit, situés dans la Rome prolétaire et périphérique des années 1960. Il semble pouvoir offrir des perspectives de réflexion intéressantes sur le fonctionnement des mécanismes discursifs de la parabole dans le champ de transitions sociales et politiques, dès lors qu’on les considère – d’une manière hypothétique – comme des « lieux » de fonctionnement possibles du raisonnement parabolique au-delà de ses frontières textuelles traditionnelles.

Sur la base l'analyse empirique du texte on cherchera enfin à articuler une réflexion théorique en lien avec les dynamiques de transformation de l’organisation catégorielle du niveau dénotatif du langage, à partir du fonctionnement du « raisonnement figuratif » que la parabole engendre (Greimas 1985 : 127). Plus généralement, je cherche à vérifier les possibilités d’extension à des formations discursives syncrétiques de l’hypothèse théorique proposée par Ricœur (1975), sur la base de l’un des concepts les plus productifs élaborés par Greimas (1966), sur la capacité d’invention et d'opération de la métaphore à travers des substitutions « libres » (capable de rendre « vive » la métaphore, selon Ricœur), opérant un lien avec le contexte d'émission des métaphores (un discours) et non pas vis-à-vis d’un code hypothétique et global structuré sur la base des signes minimaux. On sort ainsi de la conception atomique du langage qui est à la base de l’interprétation jakobsonienne de la métaphore, encore présente dans la réflexion proposée par Eco (1984). Dans le dernier texte écrit avant sa mort, à propos de la parabole évangélique, Greimas (Eco 1993) reprenait la même hypothèse que Ricœur, en posant la question de la « re-catégorisation » des figures linguistiques dans les paraboles évangéliques. Je pense que ces réflexions pourraient profitablement être mises en relation, permettant une confrontation théorique avec Michel de Certeau, un des auteurs dont les travaux sur les mécanismes du croire et du faire-croire demeurent très importants, et qui a justement fait du concept d’invention le pivot de l’un de ses travaux majeurs. Dans son ouvrage L’invention du quotidien (1980), de Certeau a en effet analysé les « arts de faire », les pratiques quotidiennes, en tant que mécanismes de transformation du sens.

Bien que le texte parabolique ait été analysé principalement dans le cadre de la sémiotique structurale et générative, une indication importante nous vient de Youri Lotman. Selon Lotman, au moment de la transformation maximale des croyances – la phase explosive de la culture –, l'inférence logique est remplacée par des métaphores. Lotman écrit : « parmi les effets d'une explosion particulièrement forte, qui passe d'une sphère à l'autre, il y aura le problème de la traduction incorrecte : les sens précis seront remplacés par des explosions de métaphores » (Lotman 1994 : 38). Une autre indication importante est donnée par Michel de Certeau, quand il parle des récits du miracle sur Frei Damiao utilisé par les paysans de Pernambuco (mais valable aussi pour les pratiques des Indios colonisés) comme « une réponse a latere » (1980 : 47), à travers laquelle ils « (...) mettaient en métaphore l'ordre dominant ». De Certeau n'analyse pas dans le détail, mais se limite à suggérer « l'opacité de la culture populaire » (Ibid. : 48). Cette opacité est propre aussi à la parabole : il s'agit d'un récit qui en métaphorise un autre mais sans la correspondance totale de l'allégorie, un écart qui exige de l'interlocuteur ce que Jacques Fontanille (2019) a appelé « grande agilité sémiotique », c'est-à-dire l'activation maximale de son faire interprétatif.

Note de bas de page 1 :

Il faut souligner aussi que la forme communicative de la parabole n'est pas étrangère à la filmographie de Pasolini puisqu'il avait également écrit un scénario pour un projet de film sur Saint Paul avec des textes tirés exclusivement des Saintes Écritures mais se déroulant dans la New York contemporaine.

Pourquoi choisir un film de Pasolini ? Je vais prendre en considération Uccellacci e uccellini, parce qu’il est explicitement construit comme une « parabole comico-politique », avec des images documentaires, et je crois que ce film nous dit quelque chose sur la parabole en tant que forme sémiotique générale1. Dans la direction indiquée par Paolo Fabbri, comme souligné aussi par Fontanille (2019), il s’agit de considérer l'extension narrative de la métaphore et de faire l’hypothèse que la métaphore puisse être traitée comme une parabole condensée.

4. La structure narrative de Uccellacci et uccellini

Note de bas de page 2 :

« Boh » est un mot du langage familial italien, intraduisible en français, qui signifie dans ce cas « on ne peut absolument savoir » mais qui peut signifier aussi scepticisme où réprobation.

Le but de Pasolini est de forcer la tradition afin de vérifier sa capacité à dire quelque chose sur les événements politiques actuels. Le début encadre un paysage vide superposant à l'écran ce qui est présenté comme le résumé d'une interview de Mao Tsé-Toung : « l'humanité va où ? Boh »2. Sur le fond, le ciel et la lune, pendant toute l'introduction et plusieurs instants après sa fin, paraissent comme une sorte de mirage.

Note de bas de page 3 :

Les noms pourraient être traduits en français par de locutions comme : Lillo Déchire-draps, Benito La-larme et Antonio Mange-macaroni (ou mange-pâtes) : c’est des lieux communs d’une condition sous-prolétaire de vie.

On est dans le paysage désolant et détruit des banlieues pauvres et illégales de Rome, construites par des paysans immigrés, un paysage dévasté auquel la lune s'oppose avec sa pureté un peu irréelle. Peu à peu deviennent visibles les protagonistes d'une promenade : ils apparaissent dans une route moderne, pas encore terminée, en béton. Il s’agit d'un père et son fils, expression du sous-prolétariat urbain, joués par Totò (peut être le plus fameux comédien italien des années 60-70 du XXème siècle) et Ninetto Davoli (un acteur de rue qui a beaucoup travaillé avec Pasolini). Étrangement, ils n'evoluent pas parmi des bâtiments mais des champs vides et des rues portant le nom non pas d’héros ou d'artistes mais, pour une fois, de ceux qui y vivent, dont on indique l'activité : via Lillo Strappalenzola (qui a fait une fugue à l'âge de douze ans) Benito La Lagrima (chômeur) et Antonio Mangiapasta3 (balayeur de rue) pas, et puis ils croisent des panneaux routiers indiquant Istanbul (à plus de 4 000 km) et Cuba (à 13 754 km). Où sommes-nous donc ? On ne le sait pas.

L'isotopie à laquelle se rattachent les épisodes auxquels les protagonistes assistent est le manque de compréhension, en particulier celui de l'amour, de la vie et de la mort. Cette incompréhension en tant qu’effet de sens isotopique s'exprime également à travers l'énonciation cinématographique : les images documentaires du film, de la banlieue et de ses habitants (en 1966), ne sont subjectives ni objectives : elles correspondent au mode que Gilles Deleuze (Deleuze 1984 : 92) appelle « semi-subjectif » dans lequel le point de vue ne peut être pas attribué avec certitude ni à l'énonciateur ni à aucun des acteurs de la narration. La mise en scène et la construction énonciative de l'incompréhension sont fondamentales pour le développement du texte parabolique : comme l’a dit Paolo Fabbri, plus que donner des réponses, la parabole formule interrogation à celui qui écoute : « quand sommes-nous le plus poussés à comprendre ? Seulement quand nous reconnaissons qu'il y a un manque qui ne peut pas être comblé » (Fabbri 2000 : 41, traduction de l’auteur). De ce point de vue, les panneaux de signalisation rencontrés lors de ce voyage sont très importants, car ils n'indiquent que deux lieux très éloignés dans un paysage dans lesquels on ne peut pas se repérer.

Note de bas de page 4 :

Palmiro Togliatti était le leader du Parti communiste italien du 1927, pendant le régime fasciste jusqu’à sa mort, en 1964.

Immédiatement après, la rencontre fondamentale du film : ils sont rejoints par un « corbeau parlant », dont la voix est de Pasolini lui-même, au moment où la musique du film assume la forme d’un chant de partisans dans la deuxième guerre mondiale en forme d'opéra lyrique. Un sous-titre nous apprend que le corbeau est un intellectuel marxiste avant la mort de Togliatti4 et il se présente comme le fils de M. Doute et de Mme Conscience, un habitant de la ville d'Idéologie dans la rue Carlo Marx numéro soixante-dix fois sept (un nombre qui dans l'évangile indique l'infini). Pasolini écrit dans son résumé qui accompagnait le film :

C’est le corbeau qui parle, de chaque rencontre il tire des significations, leur signification idéologique. Et il le fait avec une extrême modestie, pauvre, et avec une lucidité absolue, qui n'exclut pas l'humanité, il garde toujours à l'esprit qu'il s'adresse à des gens simples et il s'adapte à eux [...] il essaie de les éclairer en expliquant la nature des faits dans lesquels ils sont impliqués [et] pour rendre ses mots plus efficaces, il raconte une histoire authentique [...] Totò et Ninetto se retrouvent à vivre une aventure en l'an 1200. Saint François leur demande d'apprendre le langage des oiseaux afin de leur prêcher l’amour (Pasolini 2001 : 843).

Note de bas de page 5 :

En langue italienne uccellacci est le péjoratif du substantif « uccelli » (oiseaux) et uccellini le diminutif.

Le corbeau demande aux deux hommes s'il peut leur raconter une histoire sur « les mauvais oiseaux et les petits oiseaux »5 et il commence son discours en disant : « nous sommes dans l'an 1200 mais la référence à des faits et des personnes d'aujourd'hui n'est pas du tout accidentelle ».

Il s'agit de l'insertion d'une séquence « entrecoupée » dans l'histoire primaire, une autre histoire qui est liée à la première par la répétition des mêmes acteurs – Totò et Ninetto Davoli, le père et le fis – jouant d'autres personnages. Ainsi, une structure particulière de l'énonciation est établie : l'énonciateur de l'histoire est le corbeau, qui est aussi l'un des acteurs du film, et les acteurs de l'histoire qu'il raconte se superposent aux destinataires de sa propre communication. Il s'agit, je trouve, de l'équivalent cinématographique de l'opération énonciative que le Groupe d'Entrevernes (1982) a appelé « déplacement », soit l'usage des formules du vous inclusif au début d’une parabole, telles que « Quel est parmi vous l'homme qui a cent moutons ? », où

« Je vous déclare que... » […]. Depuis ce moment « les interlocuteurs qui acceptent le vous inclusif se retrouvent dans un récit dans lequel " les personnages sont les mêmes que dans le récit primaire (...) mais le temps, le lieu et les rôles sont différents, et des personnages absents du récit primaire entrent en jeu. (Groupe d'Entrevernes 1982 : 150).

Saint François, le destinant de la narration, poursuit le discours bi-isotopique du corbeau en affirmant de manière significative « vous devez commencer par deux classes très différentes : celle des faucons qui sont arrogants et celle des moineaux qui sont humbles ». Le vieux frère accomplit le miracle de l'apprentissage, comme l'écrit Pasolini dans son résumé du film : « il peut enfin parler aux oiseaux dans leurs langues respectives et les convertir à l'amour. Mais dans la joie de cette admirable découverte, les faucons se jettent sur les petits moineaux et les dévorent » (Pasolini 2001 : 833).

Comprendre n'est pas croire, dit Pasolini à travers l'histoire. Mais le reste du film n'est pas une réflexion sur ce que l'histoire intermédiaire, l’énonciation parabolisante, expose, mais représente plutôt l'échec, la faillite de sa traduction dans une pratique. Dans le reste du film les deux protagonistes ne parviennent pas en fait à mettre en pratique la parabole. Ils se comportent avec arrogance avec un paysan petit propriétaire avec le résultat de la guerre, et puis sans pitié avec une famille de paysans très pauvres qui leur doivent une dette qu'ils ne peuvent pas payer. En tant que débiteurs, immédiatement après, ils sont humiliés par un riche ingénieur et ils se sentent répéter leurs propres mots d'indifférence prononcé vers la famille pauvre. Le corbeau commente « ceux-là ne changeront jamais » et il se décrit comme « quelqu'un qui ne cesse de parler d'on ne sait quoi à des hommes qui vont on ne sait pas où ». Les deux hommes, affamés et agacés par sa pédanterie, le tuent et le mangent.

Nous pourrions résumer ainsi cette deuxième partie du récit primaire : les deux hommes se trouvent d'abord à user l'arrogance et à la subir, c'est-à-dire à jouer deux rôles thématiques correspondant aux mauvais oiseaux et aux petits oiseaux, entre des autres rencontres qu'ils ne comprennent guère, et à la fin ils tuent le maître qui leur fait la morale (autre analogie avec le récit évangélique). Dans le film, l'histoire des moines est l'isotopie figurative (avec faucons et moineaux) qui devrait fonctionner comme un modèle interprétatif permettant aux deux protagonistes, le père et son fils, de comprendre les nœuds problématiques entre relations et classe sociale dans leur propre vie.

5. Parabole et signification : un sens à pratiquer

Cette organisation narrative a été beaucoup critiquée : la critique cinématographique italienne a contesté à Pasolini la manque de liens, et la confusion, entre les épisodes du film, alors que Pasolini (2001 : 833) aimait extrêmement ce film qu'il définissait comme « si sans défense, si réservé, si délicat » (ce qui rappelle l'idée de la parabole comme « utopie douce » proposé par Jacques Fontanille (2019 : 5). Je pense au contraire que ce manque de congruence entre les récits est l'aspect le plus intéressant du film, la manière dont il nous permet de réfléchir sur deux aspects fondateurs du discours parabolique : son principe d'indétermination sémantique, et sa signification en tant qu’effet pragmatique. Les deux énoncés parabolisant et parabolisé ne sont pas congruents, mais l'un des deux est toujours excédent s'il est lu avec l'autre comme modèle interprétatif. À propos de la parabole du fis prodigue, le Groupe d'Entrevernes a écrit : « la configuration familière ne constitue pas le dernier mot sur le message du chapitre (et de l'ensemble du récit évangélique) mais une clé qui permet, plus facilement que d'autres, d'accéder à son code » (Groupe d'Entrevernes 1982 : 152). Plus clairement encore l’a écrit Jacques Geninasca : « l'isotopie claire au lieu d'être le signifié de la parole de Jésus est son signifiant » (Groupe d'Entrevernes 1982 : 153). Geninasca a en plus montré comment pas toutes les figures de surface de la parabole du Semeur reçoivent une explication à travers l'isotopie thématique ; la correspondance est exclusivement entre des structures discursives et narratives mais pas entre les figures : les figures du « fruit de la parole » et de la « bonne terre », les oiseaux, n'ont pas de correspondance précise sur le plan de l'isotopie religieuse, tout comme le silence de l'homme blessé, qui ne demande rien dans la parabole du Samaritain. Il s'agit d'un principe d'indétermination des figures qui n'annule pas leur importance mais à travers lesquelles la parabole exige une comparaison entre des structures sémantiques pour être vraiment comprise. Elle attende donc un faire interprétatif ultérieure de la part de son destinataire : il s’agit pour lui de métaphoriser la narrativité en se situant en elle, de sa propre action. En effet dans la parabole des trois anneaux si finement analysée par Jacques Fontanille (2019), je trouve de même que l'accomplissement narratif de la parabole se situe dans la grâce que le souverain musulman fait au Juif qui conte la parabole : c'est seulement par cet acte que s’accomplit la signification de la parabole.

L'effet de cette absence de clôture n'est pas donc une faiblesse textuelle : pour Greimas (1993), c'est au contraire le moyen de dépasser les systèmes de valeurs existants afin de produire de nouvelles formes de catégorisation. Il s'agit donc du véritable moyen pour donner lieu à une transition sociale possible.

En fait, il a observé que dans la parabole du Samaritain on ne passe pas de l'idée de l'étranger comme allogène ennemi – le Samaritain pour les Juifs –, à l'idée de l'étranger comme proche et semblable, mais à l'effacement même de l'opposition entre étranger et voisin, allogène et semblable, pour aller vers une catégorie correspondant aux méta-termes (comme le note également Jacques Fontanille) définie plutôt vaguement par Greimas comme renvoyant à l'autre en tant qu'homme, on pourrait, peut-être parler, d'une réciprocité dans la différence. Mais l'élément narratif important que le film nous montre, davantage que les paraboles classiques, est la difficulté pragmatique de mettre la parole en pratique même lorsqu'on la reçoit. Fontanille et Geninasca ont souligné, même si de manière différente, l'importance fondamentale de l'aspect pragmatique de la parabole : elle est une tactique visant à « déconstruire la doxa sans l'affronter et obtenir la collaboration involontaire de l'adversaire » selon Fontanille (Fontanille 2019 : 14). Pour Geninasca,

Le problème consiste à appliquer concrètement cette connaissance [fournie par la parabole] dans des situations toujours nouvelles, à lui attribuer une référence pratique. Il ne s'agit pas d'attribuer un nouveau sens à la parabole, mais de l'insérer correctement dans une nouvelle situation (Groupe d'Entrevernes 1982 : 163).

Note de bas de page 6 :

Paolo Fabbri (2000) nommait l'acte que la parabole demande pour montrer de l'avoir vraiment comprise « abduction comportementale ».

Ce qui est intéressant, c’est que dans le discours parabolique, la présence d'éléments « indécidables » ne générerait pas des processus interprétatifs conduisant à un court-circuit exploratoire du code comme dans le cas de la métaphore selon Eco, mais qu’elle force à articuler les récits, et leur hypothétique signifié caché, avec une pratique cohérente. La parabole aurait alors la condition particulière d'un double mode d'existence sémiotique : elle serait à la fois texte et forme de vie, selon la typologie proposée par Fontanille (2015). Il s'agirait d'un texte qui, pour être interprété de manière adéquate, exigerait la production d'une forme de vie l'assumant comme contenu, c'est-à-dire devenant l’expression, mais seulement a posteriori, de son contenu abstrait, en le produisant en tant que référent de la parabole. Il s'agit donc d'un « référent » absolument paradoxal, à produire par des actes de signification6 qui ressemblent à l'interprétant logique-final Peircien (en tant qu'acte pragmatique qui clôt la sémiose illimitée) mais qui, au contraire de la conception de Peirce, ne sont pas le résultat d'un passage d'un signe à l'autre mais de la non-coïncidence entre deux structures sémantiques. C’est cette non-coïncidence qui, comme le disait Lotman à propos du texte artistique, « transforme l'incomplétude en signification » (Lotman 1998 : 75).

6. Sémiotique parabolique : un nouveau modèle de sémiose

Mais si le texte parabolique pousse à « inventer » un acte comme son référent et produit ainsi son expression matérielle dans une pratique, quel pourrait être le modèle structurel approprié de la relation entre expression et contenu ? Mon hypothèse est que l'on pourrait représenter l'articulation E|C de ce type de discours avec le modèle ci-dessous, adapté de la modélisation hjelmslevienne de la méta-sémiotique et de la sémiotique connotative. S’il y a méta-sémiotique quand une sémiotique a pour contenu une autre sémiotique, et il y a une sémiotique connotative quand une sémiotique devient expression pour un nouveau contenu, on pourrait faire l'hypothèse qu’on est face à un modèle de « sémiotique (ou sémiose) parabolique » quand on a un contenu figuratif qui joue le rôle d'expression pour un contenu abstrait, et leur relation est complétée par une expression qui correspond à un acte de signification. Le modèle d'une « sémiotique parabolique » serait donc de ce type, dans lequel la première expression (celle du langage verbal dans la parabole classique), ainsi que le Groupe d'Entrevernes et Geninasca l’ont soutenu, est négligeable :

(E)

C
_____
C
_____
E

L'exemple de la pratique des protestations de Danilo Dolci me semble pouvoir fournir un exemple important d'action cohérent avec ce modèle.

Dolci était un étudiant qui avait refusé la convocation de l'armée fasciste dans la république fantoche de Salò (créée après la chute du régime italien en 1943), alors qu’en 1950 il commença des protestations non violentes pour mettre en pratique la constitution italienne. C'est un moment de changement social majeur de l'Italie du XXème siècle, à savoir le passage du fascisme à une vraie démocratie avancée que l'Italie n'avait jamais connue.

La pratique de Dolci se réalise à travers la production d'un « acte de signification » (ainsi que Greimas qualifiait le silence des deux amis dans le Maupassant, 1976) pour mettre en pratique la constitution italienne. Le premier acte de protestation de Danilo Dolci fut une grève de la faim qu’il commença en 1952 puisque dans la constitution italienne on peut lire que la république s'engage à éliminer tous les obstacles à l'égalité et à la dignité de tous les citoyens. C'est veritablement un « acte de signification » parce que Dolci mena la grève de la faim dans le lit d'un enfant sicilien mort de faim peu de temps auparavant, en déclarant publiquement que s'il avait dû mourir de faim la protestation ne se serait pas arrêtée : d’autres l'auraient remplacé jusqu'au moment où les autorités italiennes auraient pris au sérieux la question de la pauvreté dans cette partie de l'Italie. La protestation devient publique et elle fut interrompue seulement quand on commença a mettre en place des mesures d'urgence pour améliorer les conditions de vie des paysans dans le quartier où l'enfant était mort.

La seconde pratique de protestation était appelée par Dolci « la grève au contraire » et il la pratiquait en Sicile avec les paysans chômeurs : puisque la constitution mentionne le droit au travail et les ouvriers pouvaient protester avec l'abstention du travail, pour ceux qui étaient au chômage, la grève consistait à travailler.

En 1956 Dolci emmena les paysans sans terre à travailler dans les champs non cultivés en Sicile pour restaurer une route publique abandonnée mais il fut été arrêté et condamné pour cela à deux mois de prison. Furent, entre autres, témoins à sa faveur, entre autres, Piaget, Huxley, Russel, Sartre et Fromm. Sa défense fut assurée par l'éminent juriste de l’époque Piero Calamandrei.

Dans mon hypothèse théorique de sémiotique parabolique, la mort de faim d'un enfant est le signifiant manifesté qui cache un signifié plus général, le sens caché à deviner, soit le fait que la nouvelle constitution démocratique n'est pas encore appliquée parce que la propriété foncière où mafieuse est incompatible avec les droits fondamentaux, ce qui ne la rend pas appliquée ou pas applicable. L'acte de signification, dans ce cas, n’a pour fonction de fournir une solution, mais d'être l'expression pratique qui fait exploser la contradiction, exactement comme dans l'œuvre de Pasolini, et oblige à saisir le sens caché, pas seulement de l'injustice et de la misère, mais d'un changement anthropique qu'il faut encore réaliser.

7. Conclusion

L'étude de la parabole peut nous amener à faire l'hypothèse d'un modèle particulier de sémiotique et de sémiose, qui nous permet de considérer d'un côté, la manière dont la figurativité « peut argumenter », peut conduire à des raisonnements et, de l'autre côté, la manière dont les processus linguistiques (au sens général) et les actes de signification sont connectés.

Plus généralement, l'approfondissement de cette voie peut indiquer la manière propre à la sémiotique structurale et générative d'aborder le problème capital considéré par Umberto Eco (1979) dans sa réflexion sur la coopération interprétative dans les textes narratifs : trouver le chaînon manquant entre sémantique et pragmatique.