Valeria De Luca, Le Tango argentin. Gestes, formes, sens, Presses Universitaires de Liège, « Sigilla », 2021

Mariem Guellouz

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Texte intégral

La sémiotique face au Tango

Dans son ouvrage Le Tango Argentin, Valeria de Luca a l’ambition de relever un défi, et non des moindres : penser une sémiotique du tango. Partant d’un premier constat sur la rareté des approches sémiotiques ayant pour objet la danse, l’autrice souhaite répondre à une urgence théorique et méthodologique afin d’inclure le tango dans le champ de la sémiotique et des sciences du langage.

 Si de nombreux travaux dans les études en danse sont consacrés au tango, l’ouvrage de De Luca s’en démarque par sa portée novatrice et par sa prise de risque épistémologique eu égard à la difficulté de mettre en place un appareillage théorique pour aborder la danse du point de vue de la sémiotique. Tout en défendant le choix d’une imbrication entre plusieurs modèles théoriques, l’autrice se propose d’esquisser une théorie sémiotique du tango. Sa trajectoire double de sémioticienne et de patricienne du tango participe à ouvrir ses propositions théorique et méthodologique à une dimension réflexive.

Le livre retrace avec précision et érudition les nombreuses approches théoriques consacrées à la danse, telles que l’anthropologie de la danse, à laquelle sont adressées, à juste titre, plusieurs critiques. Si l’approche anthropologique a largement contribué à imposer l’objet danse dans le champ académique et à institutionnaliser l’étude des danses dites « traditionnelles », elle souffre néanmoins de plusieurs failles théoriques lorsqu’il est question d’analyser la complexité du geste dansant. Attachés au modèle structuraliste, les approches en anthropologie de la danse courent parfois le risque de limiter les analyses de la danse à ses formes ritualisées et normées. Cependant, la répétition ritualisée des motifs et des figures gestuelles ne présuppose pas la permanence d’un modèle chorégraphique préétabli mais ouvre la possibilité à l’émergence de formes différenciées à travers des pratiques renouvelées.

Loin d’être un modèle chorégraphique normé et figé, la danse ne cesse de surprendre même dans ses formes les plus ritualisées. L’autrice dresse un inventaire des approches structuralistes et sémiolangagières en pointant leur platitude due à un échec de l’application schématique des catégories linguistiques au geste dansé. Ainsi, l’analyse catégorielle autour des dansèmes ou des figures figées préétablies révèle une incompréhension de l’objet qu’elle est censée étudier et risque de ne trouver sa pertinence que dans l’appréhension de danses très codifiées et ritualisées sans saisir ce qui échappe à la synchronie de l’effectuation du geste, c’est-à-dire les pratiques improvisées, les créations de styles individualisés, les créations non normatives et l’incessant renouveau produit par chaque réitération.

Note de bas de page 1 :

De Luca, p. 58

Note de bas de page 2 :

Rene Thom, R., Apologie du logos, Paris, Hachette, 1990,

Note de bas de page 3 :

De Luca, p.67

Dépasser ces conceptions structuralistes pour répondre à un questionnement central sur les rapports entre langage et danse n’exclut pas entièrement une approche de la danse par sa dimension langagière mais nécessite une distance vis-à-vis des choix théoriques qui risquent d’enfermer l’étude du geste dansé dans un inventaire de figures et de catégories oppositionnelles relevant d’un « malentendu théorique engendré par l’association geste-langage »1. Y -a-t-il une langue chorégraphique ou un langage de la danse ? Tout en affirmant la possibilité d’attribuer une linguicité à la danse, l’autrice se détache de toute application rigide des catégories de la linguistique structurale au geste dansé et privilégie une approche sémiotique dynamique et originale qui défend une linguicité de la danse à partir de la complexité des rapports entre gestualité et langage. En effet, elle préfère puiser dans les conceptions de René Thom de la danse comme sémiurge2 et comme activité morphogénétique dynamique « qui renouvelle à chaque instant les enjeux de valences et des valeurs, les saillances et les prégnances en les modulant, en les mettant en variation »3. Une telle approche offre une réflexion complexe qui rend compte de la danse en considérant l’hétérogénéité des éléments qui la créent : le mouvement, l’esthétique, la sensori-motricité, la perception et les dimensions socio culturelles et historiques. Il s’agit alors de ne pas se satisfaire d’une approche positionnelle ou notationnelle de l’espace qui oublie de penser les variations et les styles qui émanent des activités d’improvisation. La danse n’est pas une simple mécanique du corps ; en tant que forme, elle participe à la génération de figures gestuelles.

Note de bas de page 4 :

Hubert Godard, ≪ Le geste et sa perception ≫, in Marcelle Michel, Isabelle Ginot (eds), La Danse au xxe siecle, Paris, Bordas, 1995

Les notions de formes et de figure sont ainsi au centre d’une réflexion qui invite à ne pas confondre geste, corps et mouvement. Le geste dansé étant un régime d’activité qui lie le sujet et son milieu ne peut être réduit à sa seule dimension visible. En effet, une conception plus large du geste nous engage à penser ce qui dans son effectuation reste du côté invisible, telles les activités neuronales, cognitives ou perceptives. En incluant le pré-mouvement4 dans l’analyse gestuelle, il est question de sortir d’une conception atemporelle et plate du geste dansé au profit d’une réflexion élargie qui englobe les potentialités virtuelles, les activités mnésiques et neuronales ainsi que la complexité de ses actualisations dans des cadres spatio-temporels spécifiques.

Note de bas de page 5 :

De Luca, p. 85

Mettant en œuvre la notion de parcours génératif de l’expression et ancrant ses analyses dans le modèle fontanillien, l’autrice revient sur la démultiplication de plans d’immanence sémiotiques et considère qu’« il s’agit, par le corps, de saisir les transformations de valences perceptives en des axiologies pratiques qui peuvent s’affirmer en tant que vecteurs de constitutions identitaires et culturelles. »5 

À partir de la métaphore de la tablette et de l’enveloppe d’argile, elle développe ainsi une réflexion sur le (corps)-objet et pointe la duplication du corps dansant en tant que surface d’inscription et objet matériel. Qu’est-ce qui s’inscrit dans le corps dansant ? À cette question, De Luca répond en invitant à dépasser une vision téléologique des pratiques d’apprentissage dans leur rôle d’inscription des principes posturaux dans le corps. Les formes et les figures s’inscrivent dans le corps dansant conçu en tant qu’actant pluriel, et le traversent. C’est, en somme, un actant bulle.

Note de bas de page 6 :

De Luca, 181

Note de bas de page 7 :

De Luca, 233

Après avoir dressé un état de l’art de l’ensemble des approches théoriques ayant pour objet le tango, l’autrice esquisse une conception novatrice de cette pratique en analysant la tension dialectique entre permanence et variation des figures gestuelles. Deux processus essentiels sont au cœur de la réflexion sur la pratique du tango : l’improvisation et la marcacion. En tant que dispositif énonciatif « par lequel la figure gestuelle émerge dans l’espace de l’abrazo tout en dépendant du champ global de la piste de danse et, plus globalement, de la pratique du bal »6, la marcacion peut être englobée dans une praxis énonciative. Plusieurs phénomènes tels que la déstabilisation, la collision, le déséquilibre, le changement des appuis affectent les corps dansants et leurs potentialités d’action et d’interaction. Dans ce sens, De Luca consacre une longue réflexion au rôle de l’improvisation dans la gestion des interactions dans le cadre du bal, qu’elle élargit à la question du style. Tout en se rapprochant de la notion de forme de vie, le style ne se confond pas avec elle. En effet, il se situe dans une interface suspendue entre improvisation et stabilisation, discontinuité et continuité, génération et répétition des figures gestuelles. En tant que processus complexe, il participe à la normativisation et à la généralisation des pratiques et des valeurs liées au tango. Ainsi, tel que défini dans le livre, le style permet de prendre une distance critique par rapport à la notion d’authenticité qui, loin d’être détachée d’une problématique temporelle, semble être « l’assise sur laquelle la “tradition” a été bâtie en tant que valeur d’absolu, “détachée” du temps. »7 Abordé en tant que pratique sociale normée et réglementée par des logiques collectives, le tango est étudié du point de vue des stratégies institutionnelles. En effet, l’autrice se penche dans la dernière partie du livre sur la question de la patrimonialisation et ses effets sur les œuvres chorégraphiques. Une approche sémiotique du tango ne peut se satisfaire de l’analyse syntagmatique et synchronique des formes et des figures gestuelles mais doit réarticuler cette étude aux déterminations socio-historiques et aux logiques institutionnelles. De Luca a ainsi brillamment réussi à relever le défi de départ et à bâtir un texte programmatique qui vise à établir la genèse d’une théorie sémiotique de la danse qui dépasse l’analyse synchronique. Malgré une technicité et un métalangage très spécialisé, la lecture du livre est captivante tant les concepts sont tous explicités et définis de manière détaillée. La densité conceptuelle qui le caractérise court parfois le risque de limiter sa portée à un public de spécialistes ou de sémioticiens mais la précision des analyses et des propositions théoriques garantit une accessibilité à tout chercheur/danseur désireux de découvrir une approche rigoureuse et novatrice en sémiotique de la danse et du tango.

Le livre marque désormais les études en sémiotique des arts du spectacle, de la performance et de la danse, et donne toute sa légitimité à un champ important de recherche sur les possibilités d’une sémiotique de la danse.