Nouvelles formes du faire-croire
Le rôle de la théorie des nudges et des passions dans les fake-news

Angelo Di Caterino

Centre de Recherche en Sémiotique,
Université de Limoges

https://doi.org/10.25965/as.6785

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : fake-news, nudge, passions, pensée lente et rapide, post-vérité

Auteurs cités : Angelo DI CATERINO, Paolo FABBRI, Jacques FONTANILLE, Algirdas J. GREIMAS, Daniel KAHNEMAN, Tarcisio LANCIONI, Anna Maria LORUSSO, Marina SBISÁ, Cass R. SUNSTEIN, Richard H. THALER, A. TVERSKY

Plan
Texte intégral

Introduction

Par cette contribution nous nous proposons d’évaluer la perspective sensible et passionnelle des « manipulations douces ». Cependant, l’angle d’attaque sera légèrement différent de celui des autres contributions à ce recueil, qui analysent, à plusieurs égards, le parallélisme entre les nudges et la théorie sémiotique de la manipulation. Convaincu de ne pouvoir ajouter rien de nouveau à ce qui a déjà été affirmé, nous avons choisi de prendre un chemin « oblique », de ne pas traiter directement des nudges, mais d’en évaluer le rôle, la portée et les contours sémiotiques à travers un objet d’analyse qui en sera le « prétexte » : le phénomène des fake-news. Plus précisément, il s’agit de mettre en circuit ces deux pôles thématiques (nudges et sémiotique), en m’inspirant des lieux théoriques les moins discutés jusqu’à présent – d’un côté la théorie cognitive à la base de la proposition des nudges ; de l’autre le problème des passions en sémiotique – le tout par le biais d’un objet d’étude, le phénomène des fake-news, qui semble pouvoir les réunir.

Le choix des fake-news est principalement dû à deux raisons : la première est liée à l’actualité du débat qu’elles soulèvent, la deuxième – plus personnelle – concerne mes lectures sur ce thème qui ont motivé mon intérêt pour le projet consacré aux nudges.

1. Présentation de l’objet

Le débat sur les fake-news a été ouvert, grosso modo, au lendemain des élections présidentielles aux États-Unis en 2016, et du référendum sur le Brexit en 2017. Cependant, malgré la contemporanéité du phénomène en question, depuis quelque temps on propose de plus en plus d’abandonner cette expression désormais déblatérée de « fake-news ». L’intérêt est presque épuisé, la mode dépassée et surtout la recherche se déclare, en un certain sens, vaincue par les fake-news. La cause de la défaite semble être l’absence d’une définition objective de ce phénomène. En effet, toute tentative visant à circonscrire cet objet qui semble pourtant facile à décrire glisse dans différentes directions en mettant en évidence le caractère « liquide » des fake-news. De plus, cette « liquidité » se manifeste à chaque usage impropre du terme fake-news qui, à ce stade, semble se configurer plutôt comme un mot passe-partout que comme représentant d’une forme particulière de la nouvelle communication. Cet écueil est parfaitement exemplifié par l’idée naïve, et très répandue, de pouvoir envisager les fake-news comme des nouvelles caractérisées par de faux contenus. Mais cette définition se heurte à une objection banale : le faux, contenu dans les multiples formes de communication, existe depuis toujours. De plus, si on reste focalisé sur le caractère « faux » de la nouvelle, on devrait pouvoir mesurer la quantité et la qualité de « fausseté » nécessaire pour identifier de véritables « fake-news ».

À la lumière de ces objections, il faut donc prendre une position permettant de circonscrire les fake-news comme objet d’étude. Dans cette direction, il semble nécessaire d’arrêter de creuser l’aspect empirique des fake-news dans l’espoir d’en trouver une définition univoque. Je pense, au contraire, qu’il suffit de les redéfinir dans le cadre plus général de la signification, en tant que phénomènes responsables de la construction de sens pendant une époque déterminée de la communication. Il s’agit d’un passage presque obligé, mais pas simple à réaliser, et qui, de fait, déplace le problème des fake-news sous le regard sémiotique.

1.1. La proposition de la « post-vérité »

Dans cette revalorisation totale du problème on ne peut pas négliger la centralité d’un autre concept aujourd’hui très à la mode. Je me réfère au terme de « post-vérité », qui évalue, plus généralement, le phénomène des fake-news sous l’égide d’une sorte de transformation sociale toujours en cours. L’idée d’une post-verité représente un changement social qui, comme on peut l’imaginer, est la conséquence de la présence massive de nouvelles formes de la communication numérique et, en particulier, de supports technologiques correspondants. Notamment, le rôle de plus en plus considérable des réseaux sociaux et des algorithmes qui sélectionnent les contenus de nos supports numériques, aurait déterminé un important changement des mécanismes humains d’évaluation, d’interprétation, de croyance, sur les événements du monde. Dans cette perspective il est possible, in fine, d’expliquer que le fonctionnement quotidien de ce que nous appelons fake-news, ainsi que leur propagation massive, et surtout leur taux de croyance et d’adhésion, sont la cause – mais en même temps la conséquence – de l’époque de la post-vérité dans laquelle, depuis quelque temps, nous nous trouverions immergés.

1.2. Post-vérité et tradition sémiotique

Note de bas de page 1 :

Voir principalement Greimas (1983).

L’impression est que le concept même de post-vérité, déjà à partir de sa définition originale, renvoie à une vision profondément sémiotique. En effet – en tant que néologisme paru pour la première fois dans l’Oxford English Dictionary – le terme post-vérité « fait référence à des circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles ». Autrement dit, à l’époque de la post-vérité, notre époque, la perception du réel, l’empirique, le vérifiable, seraient des facteurs secondaires dans la construction du sens, déterminé plutôt par les émotions, les sensations et les passions. Anna Maria Lorusso (2018) constate que dans ces termes la post-vérité est un contexte social particulier où la vérité n’est pas déterminée par une opération de vérification factuelle en relation avec la réalité empirique. Au contraire, il apparaît ici que, à l’instar de la tradition sémiotique, la vérité se configure précisément comme effet de sens, bricolé par différents éléments, parfois passionnels, qui manipulent constamment la pratique de croyance des énonciataires. Je reviendrai ensuite sur les passions comme éléments manipulateurs qui font croire en essayant de démontrer leur affinité avec la théorie des nudges. Pour l’instant il faut continuer de souligner que la vocation sociologique du concept de post-vérité décrit un principe clé de la sémiotique structurale, et pour cela : le « vrai » ne serait pas « proportionné » au « réel » mais à ce que nous « croyons être vrai », c’est-à-dire à un jugement épistémique, sur la base d’un « savoir » discursif sur le monde, qui est à la base de la construction du sens. Et voilà que, dans cette perspective, la vérité est une construction sensée, déterminée par une praxis plaçant en son centre la pratique du « croire », ayant comme référent unique un monde déjà doté de sens, un « savoir », élaboré, partagé et transmis socialement1.

Note de bas de page 2 :

Cf. Di Caterino (2020).

Toutes ces considérations conduisent à constater que fake-news et post-vérité ne révolutionnent pas les mécanismes sémiotiques de construction du vrai en tant qu’effet de sens « primordial ». Les principes généraux de la sémiotique en tant que théorie générale du sens semblent être prêts à recevoir le choc des nouvelles formes de communication. La seule différence à remarquer est que la révolution numérique, la surabondance d’informations, l’« infobésité », ont lâché la bride à ces processus de signification et les ont rendus plus extrêmes, entraînant des taux de croyance et d’adhésion beaucoup plus élevés que dans le passé2.

2. Les systèmes de la pensée

Note de bas de page 3 :

La recherche actuelle a accordé une grande place à ces trois domaines : technologique, cognitif et social, responsables, de manières différentes, de l’avènement de la post-vérité et du phénomène des fake-news. Une perspective essayant de les rassembler se trouve dans le livre de Veltri et Giseppe Di Caterino (2017).

Où se rencontrent donc la théorie des nudges, la sémiotique des passions et la problématique des fake-news/post-vérité ? L’idée que je voudrais exprimer est très simple : d’un côté on a vu comment la perspective de la post-vérité délègue le « croire », en tant que mécanisme de construction du sens, à une influence passionnelle ; de l’autre, il faut désormais démontrer la proximité entre nudges et fake-news en rappelant qu’aujourd’hui la recherche sur ces dernières est jouée simultanément sur trois approches : la première pour la plus part technologique, s’adresse à l’étude des nouvelles interfaces numériques, des algorithmes, et ainsi de suite. La deuxième se concentre sur l’aspect social des nouvelles formes de communication numérique. Il ne faut pas oublier en effet que les êtres humains interagissent et donc communiquent les uns avec les autres à l’intérieur de réseaux sociaux, physiques et authentiques ou numériques et virtuels. Enfin, la troisième concerne l’individu en soi et la façon dont il intercepte, recueille et élabore les informations qui lui sont proposées par le monde de l’information et qui le conduisent, ou mieux, le manipulent en le conduisant, à tort ou à raison, à croire3.

Dans ce domaine, la ressource théorique principale est constituée par les études psychologiques de Daniel Kahneman et Amos Tverski (1979) qui, les premiers, ont remis en cause le modèle classique de la décision rationnelle. Leur idée principale est que les processus décisionnels humains, c’est-à-dire ce qui fait faire ou les différentes formes de manipulation, sont contaminés par des formes d’irrationalité prévisibles, et que notre cerveau formule des jugements et des évaluations au moyen de raccourcis mentaux. Cette thèse a été plus récemment développée seulement par Kahneman (2011), qui a décrit le fonctionnement de l’esprit comme une sorte de mécanisme exploitant deux systèmes de vitesse opposés selon les tâches à accomplir. En utilisant la terminologie propre à l’auteur : le « système 1 », ou de la « pensée rapide », est constitué de réactions intuitives, automatiques (peu conscientes ou délibérées) sur lesquelles reposeraient la plupart de nos décisions quotidiennes. L’intuition présente l’avantage de la rapidité et de l’efficacité dans plusieurs contextes. Elle se développe avec l’expérience et utilise des raccourcis mentaux et des biais cognitifs, c’est-à-dire des formes d’irrationalité prévisibles. Le « système 2 », ou de la « pensée lente », c’est la pensée que nous connaissons tous, la pensée la plus délibérée (dirigée consciemment), analytique et logique. C’est la pensée qui intervient lorsqu’un jugement intuitif (rapide) est insuffisant, en permettant de réduire les effets négatifs de ce dernier. Cette pensée est plus lente et requiert plus d’efforts.

Dans la perspective d’un croire établi par des facteurs passionnels, le travail de Kahneman devient intéressante car il montre que les êtres humains prennent des décisions uniquement (ou majoritairement) sur la base des réactions du « Système 1 », qui est aussi le plus influençable par les émotions. En ce qui concerne l’adhésion aux fake-news en tant qu’objets avec un fort apport pathémique, la théorie qui vient d’être exprimée, celle même utilisée pour la proposition des nudges, fournit une explication convaincante.

2.1. À propos des nudges

Comme l’ont déjà observé d’autres contributeurs, rappelons que la théorie des deux systèmes de Kahneman est le nœud de la proposition des nudges élaborée par Richard Thaler et Cass Sunstein (2010). En exploitant les structures cognitives de l’individu, notamment des raccourcis mentaux et biais cognitifs, Thaler et Sunstein envisagent la possibilité de « pousser doucement » l’individu à choisir parmi l’ensemble des options disponibles ce qui lui convient le mieux, dans son intérêt propre, et pour l’intérêt collectif.

Bien que la théorie cognitive à la base des nudges offre, d’un côté, une contribution importante pour expliquer le phénomène des fake-news, de l’autre, la proposition nudge trouve des limites à l’intérieur de ce même contexte. Parmi les formes possibles d’éducation à l’usage du web, les interventions de type nudge sont utiles mais elles ne peuvent pas être envisagées comme la solution complète au problème. On sait bien que même l’usager le moins expert utilise généralement internet et le web comme canal d’information et de recherche. Pourtant, dans la plupart des cas, les usagers ne reçoivent pas d’instructions pour l’utilisation correcte de ce formidable instrument de connaissance. En d’autres termes, la condition de surabondance informationnelle partiellement « fake » et la présence d’autres facteurs sociaux et technologiques, déclenchent la pensée rapide et les biais cognitifs mais, malheureusement, pas dans la direction prévue par la proposition « paternaliste » des nudges.

2.2. Passions et manipulation « douce »

En résumant : on estime que, de nos jours, le mécanisme de construction du sens du monde est en grande partie déterminé par la pensée rapide, inconsciente et passionnelle du Système 1, qui de fait est aussi le principal responsable de la post-vérité et ainsi le promoteur de l’adhésion, et de la croyance aux fake-news. Par ailleurs, il est largement admis, non sans raison, que, pour leur fonctionnement, les fausses nouvelles tirent parti de l’aspect émotionnel, passionnel et non pas rationnel. Dans cette direction, donc, le Système 1, fondé davantage sur l’aspect passionnel, manipule la pratique du croire des sujets, en faisant émettre des sanctions épistémiques sur un monde partiellement inexistant mais à forte composante pathémique. En traduisant cette intuition à l’intérieur de la sémiotique des passions, on constate que ces dernières font faire, ou mieux, en ce cas, font croire, et que les fake-news en sont le meilleur exemple.

Or, il me semble que la plupart des discussions qui sont développées dans cet ouvrage ont essayé de circonscrire et de souligner le fait que la manipulation des nudges est de type pathémique. Les passions paraissent donc être impliquées dans la pratique de l’agir et pouvoir jouer un rôle important sur le terrain des différentes manipulations, y compris celles du « faire croire ». Dans cette perspective, il suffit de réfléchir aux résultats déjà obtenus par la sémiotique des passions à l’intérieur de l’économie de la théorie de la narrativité pour confirmer que les passions font, et surtout font-faire, ou bien qu’elles aident à faire ou à faire ne pas faire. Les passions partageraient la capacité d’imposer au sujet, pendant une certaine période de temps, une perspective particulière sur le système de valeurs déterminant la réorganisation de ses programmes d’action.

Note de bas de page 4 :

Fabbri et Sbisà (1985).

Note de bas de page 5 :

« Nous n’avons guère évoqué, sinon incidemment, les structures actantielles anthropomorphes qui, à côté de l’objet de valeur et du sujet de quête, disposent, sur l’axe de la communication des valeurs, le Destinateur et le Destinataire ; ces deux rôles nous seront de peu d’utilité ici. En effet, même si le Destinataire est directement concerné par les passions, la seule mise en place du ou des sujet(s) d’état suffit la plupart du temps pour traiter économiquement les configurations passionnelles. Quant au Destinateur, son rôle est considérablement amoindri par la passion ; que le Destinateur soit à l’origine ou pas d’un programme, on s’aperçoit que la passion du sujet suffit au développement du dit programme, au point qu’il apparaît comme autonome à l’égard d’un éventuel Mandateur ou Manipulateur ; ce qui ne veut pas dire que le Destinateur ne peut pas installer des passions chez le sujet ; cela signifie seulement que, tel le monstre échappant au docteur Frankenstein, le sujet passionné échappe au contrôle de son Destinateur, une disposition passionnelle ayant été substituée au faire faire du Destinateur » (Greimas et Fontanille, 1991, p. 64).

Note de bas de page 6 :

Cette idée « du destinateur diffus » de nature pathémique a été suggérée par Jacques Fontanille – que je remercie –, suite à la discussion à la fin de cette intervention.

Note de bas de page 7 :

Cf. Fontanille (2015).

Dans un article qui retrace historiquement le rôle manipulateur des passions à l’intérieur de la théorie de la narrativité en sémiotique, Tarcisio Lancioni (2012) passe en revue les chercheurs qui ont, depuis longtemps déjà, remarqué cette dimension : in primis Paolo Fabbri e Marina Sbisà, qui décrivent la capacité des passions à intervenir dans les programmes narratifs, c’est-à-dire dans la redéfinition des valeurs, en faisant-faire aux sujets ce qu’ils n’auraient autrement pas voulu faire ou n’auraient pas dû faire, en influant sur l’acquisition ou la perte de la compétence, du savoir et pouvoir faire4. Lancioni se fait promoteur de ce point de vue qui permet de considérer que les passions n’appartiennent pas spécialement à l’intériorité d’un certain actant, mais qu’elles peuvent être elles-mêmes des actants, c’est-à-dire qu’elles peuvent manifester, « incarner » des rôles actantiels manipulateurs. Cependant, le même auteur fait observer que cette déclinaison narrative des passions a été suggérée également, même si implicitement, par Greimas et Fontanille, dans un passage qui relance la capacité des passions à remplacer le Destinateur5. Mais, pour accepter cette capacité des passions à figurer comme Destinateur, on doit nécessairement refuser la conception de ce dernier en tant que figure anthropomorphe, pour le reconnaître, grosso modo, comme un univers de valeurs culturelles, partagées socialement, assumées par le Sujet. Ce type de « destinateur diffus » (en quelque sorte « nuageux »), ou « destinateur collectif », ne renvoie à aucun acteur en particulier, sachant que tous les actants sont à envisager comme des « fonctions ». Ce dispositif pourrait être abordé comme une tonalité pathémique et modale diffuse qui déterminerait les comportements des actants6. Dans cette direction, les pratiques, tant individuelles que collectives, seraient donc déterminées par un enchevêtrement en constant « ajustement » de manipulations rationnelles et passionnelles, individuelles et plus ou moins diffuses qui se projettent sur les systèmes de croyances des formes de vie7.

Pour terminer rapidement et de manière tout a fait provisoire, il semble qu’une approche cohérente, tenant ensemble la théorie des nudges et la sémiotique, devrait passer par la thématique des passions qui semblent, en fait, pouvoir expliquer le fonctionnement de leur manipulation « douce ». Enfin, pour faire écho aux invitations réitérées de Jacques Fontanille à réviser la narrativité classique en fonction des différentes nuances du faire-faire, il nous semble que le chemin à suivre est celui des passions qui soumettent le Sujet aux différentes formes de la manipulation, des plus dures aux plus souples, ou douces : elles incitent, influencent, en déterminant de nouvelles architectures de valeurs, de nouvelles orientations vers la valeur en mesure de remplacer les programmes narratifs prévus, ou simplement réitérés par routine, en proposant, soumettant, offrant ou suggérant des programmes narratifs alternatifs.