Le jeu Tèrra Aventura et les nudges
Au gré de « l’effet de simple exposition »

Didier TSALA EFFA

Centre de Recherches Sémiotiques,
Université de Limoges

Lucile BERTHOMÉ

Centre de Recherches Sémiotiques,
Université de Limoges

https://doi.org/10.25965/as.6791

Index

Articles des auteurs de l'article parus dans les Actes Sémiotiques : Didier TSALA EFFA et Lucile BERTHOMÉ.

Mots-clés : biais cognitifs, gamification, marketing territorial, mode mineur du sens, moralisation, nudge, perception immédiate, tourisme

Auteurs cités : Joseph COURTÉS, Jean-Marie FLOCH, Jacques FONTANILLE, Algirdas J. GREIMAS, Albert PIETTE, Robert B. ZAJONC

Plan
Texte intégral

1. Le contexte

Il y a un peu moins d’une dizaine d’années, juste après l’ouverture de son Musée des Beaux-arts (le musée BAL) et en référence au fort intérêt suscité médiatiquement par son Musée de la Résistance, la ville de Limoges entreprenait une campagne de communication dans le métro parisien avec pour titre « Limoges, 2 musées ». Pour la ville, à travers une telle action, il s’agissait, moyennant un biais culturel, d’inciter les parisiens à inscrire aussi Limoges, dans leur périple estival, comme une destination à la mesure de leur exigence.

En procédant de cette manière, la ville de Limoges s’inscrivait dans un vaste mouvement engagé dès 2002-2004 en France et en Europe par diverses villes et régions avec pour objectif de faire de leur ville une véritable marque, désirable d’abord pour des imaginaires réels ou créés. On parlait ainsi de « city branding », de « marketing urbain » ou encore de « marketing territorial ».

Note de bas de page 1 :

Voir le blog : https://www.pop-up-urbain.com/contributions/a-qui-profite-le-city-branding-demain-la-ville/ cité le 12 janvier 2020

À​ l’instar de ce qui se passait depuis des années déjà aux États-Unis et principalement pour la ville de New York, des stratèges territoriaux en Europe décidaient de plancher aussi pour considérer leurs territoires et villes comme des marques, avec une identité et des valeurs propres. L’idée, comme on le fait en marketing commercial, est de les mettre en valeur (de les vendre même) afin d’attirer de manière offensive des publics, des entreprises ou des investissements ; le chercheur Boris Maynadier qualifie cette transformation d’organisation des « potentialités stratégiques de la ville »1.

Il s’agit donc bien d’un phénomène, avec, de ce fait, un usage pour le moins enthousiaste des fondamentaux du marketing. D’un côté, des territoires qui choisissent de parier sur leur identité intrinsèque et de l’autre, ceux qui choisissent de mettre en avant un ou différents atouts de leur potentiel d’attraction. En réalité, il convient de dire que le spectre des partis pris est bien plus large, comme habituellement en marketing, ce qui d’ailleurs n’en finit pas de susciter des réactions parfois hostiles, des experts y voyant une façon de soumettre « aussi ! » désormais les espaces publics à la « marchandisation ».

Toutefois, à côté de cette approche offensive ou face à elle, une autre manière plus subtile opère, avec des ambitions moins hégémoniques, c’est celle qui s’adresse à des publics déjà acquis ou installés dans un territoire spécifique.

Des territoires proposent ainsi des jeux d’énigmes, de « geocaching ». Sous le couvert d’un concours de chasse aux trésors, ces jeux consistent à créer des parcours qualifiés, dont les circuits et les étapes ne procèdent pas d’autre chose que de tactiques, pour conduire à une découverte plus souple et moins contrainte des atouts des territoires. Il en est du jeu « Tèrra Aventura », bien connu dans l’ex région Limousin, devenue Nouvelle Aquitaine. Ce jeu, comme la plupart des jeux, est fait de défis, de niveaux de difficultés, d’énigmes, parfois de ratés programmés, et parfois aussi de rétributions facilitées. Au final, l’air de rien, tout ceci n’est en réalité qu’une forme de tactique pour conduire à une découverte plus douce et différente du territoire. Telle sera notre hypothèse.

Notre proposition est définitionnelle. À partir du champ problématique du marketing, il s’agira de tabler sur la pertinence signifiante d’une telle opération. Il est question de tactique comme nous le disions, mais d’une tactique en décalage avec les fondamentaux habituellement attendus pour une pratique marketing frontale. Alors qu’en fin de compte, il s’agit d’affirmer l’intérêt d’un territoire, le parti pris d’un tel jeu est de s’appuyer d’abord sur les éléments non-pertinents du véritable objectif qu’il vise. Quels en sont les tenants ? Cela correspond en tout point à ce que nous choisissons depuis quelque temps de nommer en sémiotique, le mode mineur de la signification. Pour ce mode, le sens émerge dans la mesure où les éléments pertinents qui le déterminent opèrent en moins (ils peuvent aussi opérer en surplus), c’est-à-dire hors de son exécution effective.

En explorant les analysables possibles du jeu Tèrra Aventura, nous comptons montrer qu’un des modes du procédé qui le définissent a partie liée avec ce qu’il est convenu d’appeler désormais le « nudge », c’est-à-dire cette forme d’incitation qui, tout en agissant fortement sur les manières de faire et d’être d’un destinataire consommateur, ne donne jamais l’impression de l’y contraindre.

Le jeu

Tèrra Aventura, c’est l’opportunité de découvrir la Nouvelle-Aquitaine et le « geocaching », en plongeant dans un univers captivant. Voici la définition que ses promoteurs en donnent :

Des boîtes, appelées « caches », sont dissimulées dans la nature. Le but ? Découvrir leurs emplacements et les trésors qu’elles contiennent ! Dans les caches de Tèrra Aventura vivent les Poï’z, de petits personnages aux caractères bien trempés, présents sous la forme de badges à collectionner. Pour les débusquer, c’est simple : choisir un parcours, se laisser guider, répondre aux énigmes et le tour est joué !

Le jeu décline également une charte sous la forme de 7 règles :

  • Règle n° 1 : mousses, murets, plantes et bâtis tu chouchouteras

  • Règle n° 2 : un Poï’z par personne tu adopteras

  • Règle n° 3 : un petit objet personnel dans la cache tu déposeras

  • Règle n° 4 : ton récit d’aventure dans le carnet tu conteras

  • Règle n° 5 : la boite à sa place exacte tu reposeras

  • Règle n° 6 : discrets comme une ombre tu seras

  • Règle n° 7 : sur un os tu es tombé ? L’office de tourisme tu préviendras !

Note de bas de page 2 :

Nous prendrons strictement en compte les avis repris sur la page facebook suivante, qui est une page ouverte et mise à disposition officiellement pour ce jeu : https://www.facebook.com/pg/terraaventura/reviews/

Soient les deux questions centrales de notre intervention, d’un côté la « gamification », en réalité une configuration stratégique, faite de calculs et de résolutions d’énigmes, de l’autre une exploration spatiale, c’est-à-dire une configuration faite d’itinéraires, si ce n’est en réalité de trajectoires. Le fait sémiotique que nous souhaitons questionner se manifeste autrement. Il est résiduel et concerne le bénéfice que ses pratiquants retirent de ce jeu. Alors qu’on annonce en effet une aventure stratégique, faite de recherches, de pièges et d’énigmes à dénouer, les réactions exprimées, principalement dans les avis et les évaluations des pratiquants2, soulignent certes des bénéfices liés aux trouvailles programmées par le jeu, mais surtout aussi autre chose, des découvertes de lieux mémorables, insolites ou insoupçonnés de la région. Il s’ensuit une réelle interrogation sur les conditions sémiotiques d’une telle variation, si ce n’est d’une telle variété. Qu’en est-il exactement ?

2. De la sanction à la moralisation

Le modèle habituel en sémiotique pour traiter de telles interrogations est évidemment narratif. D’emblée, ce à quoi nous avons affaire concerne l’évaluation de l’action ou de la performance d’un sujet ; c’est la phase narrative de la sanction. Selon toutes les apparences, cette sanction, pour nos avis et évaluations, est cognitive. En général, il s’agit d’avis et d’évaluations très positifs, souvent avec une charge émotionnelle dithyrambique. Plus qu’un jeu, les pratiquants reconnaissent surtout à cette aventure diverses vertus qui en font une prestation avec un apport autre que le seul bénéfice pragmatique, fut-il résiduel, c’est-à-dire une valeur ajoutée, bien au-delà de ce qui est prévu a priori par sa promesse opérationnelle, dénouer des pièges, résoudre des énigmes. L’ensemble des commentaires, en même temps qu’ils font état des bénéfices opérationnels, augmentent toujours ces derniers d’une évaluation complémentaire orientée vers autre chose. C’est cette évaluation complémentaire qui interpelle. En voici quelques exemples.

  • Super concept ! ! Les enfants ont adoré et ne se sont même pas rendu compte de la distance parcourue. Ils sont fiers darborer leurs badges et ont hâte den récolter dautres. 

  • Génial ce jeu en plein air, une vraie aventure, on a besoin de plein air, de nature et Terra Aventura est une superbe idée pour y remédier. En plus on peut même y faire participer nos enfants ou petits-enfants lors de leur visite chez nous.

  • Cela fait un Bon moment que jai découvert cette appli. Mais nous navions pas encore fait de cache. 3 découvertes en deux jours ! Je crois quon va devenir addict rapidement ! Jadore cest top et ça amuse beaucoup les enfants. Merci. Dommage qu'il ny en est as plus dans le Libournais.

L’analyse révèle des énoncés dont le statut en tant que sanction cognitive ne fait pas de doute : une action a été entreprise, aller à l’aventure pour débusquer des caches disposées auparavant par les concepteurs du jeu ; cette action, une fois achevée, toujours de manière positive, donne lieu à diverses manifestations de satisfaction, ce qui serait l’équivalent de la sanction cognitive.

A l’inverse de la sanction pragmatique qui résulte de la conformité de l’action du sujet avec le cadre axiologique posé dans la phase contractuelle, la sanction cognitive, comme l’indique le Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, est « un jugement épistémique sur l’être du sujet et, plus généralement, sur les énoncés d’état qu’il surdétermine grâce aux modalités véridictoires et épistémiques » (Greimas et Courtés, 1986, entrée « Sanction », p. 320). Bien évidemment, on voit que ces réactions font plus que porter uniquement sur l’être du sujet. Dans leurs analyses, Greimas, puis Courtés, ont souvent donné l’impression que cette sanction n’était déductible que moyennant les aboutissants du parcours ou du programme narratif ; ce qui correspond à l’illustration qu’ils en donnent dans la suite de leur définition : « Du point de vue du destinataire-sujet, la sanction cognitive équivaut à la reconnaissance du héros et, négativement, à la confusion du traître. La reconnaissance par le Destinataire est la contrepartie de l’épreuve glorifiante, assumée par le Destinataire-sujet ». On sait que les choses ont changé depuis, et du fait de Greimas lui-même.

Pour rappel, s’interrogeant sur la portée sémiotique du « beau geste » comme forme de vie, Greimas constate une séquence particulière qui vient ponctuer différemment l’articulation du schéma narratif tel qu’établi originellement. À la différence de la sanction cognitive dont la pertinence n’est possible que pour solder la réalisation totale de l’action qui a été instaurée dans le cadre axiologique posé au départ, il est possible de déduire cette autre séquence à partir de n’importe quelle étape du parcours du sujet. Greimas propose d’en rendre compte sous la forme d’une « morale narrative », autrement dit, cette forme résiduelle susceptible de se dégager du parcours a posteriori du sujet. En tant que telle, la morale narrative n’est pas programmée, ni attendue, elle peut résulter de n’importe quel stade de ce parcours y compris en déconnexion totale avec le cadre contractuel de l’action. Tel nous semble le mode d’être précis des avis et évaluations des pratiquants du jeu Tèrra Aventura. Et c’est ainsi qu’on comprend mieux la nature de jeu.

Un paradoxe

Tel qu’il est évalué par les pratiquants, ce jeu l’est souvent à la fois pour sa part performantielle, c’est un jeu avec des énigmes à résoudre et des choses à trouver ; et pour sa part exploratoire, c’est un jeu fondé sur une exploration spatiale.

L’évaluation performantielle est la plus conforme aux objectifs opérationnels, tels qu’indiqués par la définition du jeu. Avec des modulations évidemment. Les avis et évaluations insistent soit sur des résultats effectifs (avec des échecs et des réussites, surtout des réussites), soit sur les bénéfices cognitifs ou affectifs que le jeu procure : les enfants sont fiers d’arborer leur poi’zs.

Pour la part exploratoire, ces avis et évaluations caractérisent les espaces explorés comment étant des « endroits », des « lieux », des « villages », la « région », des « paysages », des « sites ». Autrement dit, l’espace décrit l’est d’abord comme un territoire ou surtout comme un patrimoine ; de ce fait, il procède de valeurs objectives, ou plus précisément objectivées, du fait de l’identification de cet espace comme biens thésaurisables par exemple. Et ces avis et évaluations parlent aussi de « balades », de « promenades », quelques fois de « parcours magiques ». Autrement dit, une description de l’espace en tant que trajets, appropriables qualitativement en fonction du type particulier de mouvements qu’on y exerce. Il est possible de supposer ici plusieurs configurations, selon qu’on prend en compte l’étendue du lieu, les obstacles qui le ponctuent ou encore la disponibilité des promeneurs qui l’explorent, à la manière des conditions qui déterminent la typologie des usagers du métro, élaborée par Jean-Marie Floch (1986).

Nous retrouvons ainsi, sous deux modalisations, les définissables intrinsèques par lesquels les gestionnaires de Tèrra Aventura décrivent eux-mêmes ce jeu : un déplacement au sein d’une zone géographique dédiée, souvent balisée, ponctuée d’étapes et d’énigmes à résoudre pour repérer des caches et gagner des poi’zs. Ils confortent cette définition en la matérialisant par une application numérique sous la forme d’une cartographie dynamique de type google maps. Cette application est mise à disposition pour servir de guide, d’une trajectoire à l’autre, d’un point de référence à l’autre, afin d’accompagner les pratiquants dans leur recherche.

Et les choses se déroulent ainsi. Or, reste le modèle théorique qui sous-tend l’ensemble des évaluations et avis des pratiquants. Ce modèle est fondamentalement paradoxal, entre le jeu ainsi décrit, qu’il le soit pour sa part performantielle (trouver des caches et des poi’zs) ou pour sa part exploratoire (parcourir des trajets) et les évaluations résiduelles des pratiquants, qui en reviennent avec le sentiment d’avoir découvert des choses sublimes et d’avoir vécu des expériences inoubliables ou à renouveler.

3. En-deça des détails : le mode mineur et les nudges

Reprenons, dans leur expression, divers exemples illustratifs de ces avis et évaluations des pratiquants du jeu Tèrra Aventura.

  • On redécouvre des coins que nous avons toujours eus sous le nez sans y prêter attention.

  • Même autour de chez nous, nous découvrons à chaque fois des paysages magnifiques, du patrimoine, de lhistoire.

  • On a fait des découvertes dans un lieu que l’on croyait connaître... ludique sympa... énigmes simples.

  • Ça permet de visiter des villages où on n’ira probablement pas. Y a des supers balades et pour les enfants c’est top ils sont à fond dedans.

  • Une initiative vraiment excellente qui permet, tout en se promenant, de découvrir et d'en savoir plus sur notre patrimoine. Une multitude d'endroits insoupçonnés à découvrir. 

  • De belles découvertes, des parcours attrayants, des rencontres insolites et du plaisir en famille.

Ces avis et évaluations, dans leur énoncé, réfèrent à des « coins que nous avons toujours eus sous le nez sans y prêter attention », de « jolis endroits, insoupçonnés », à des « surprises heureuses », à des « parcours attrayants », à des « rencontres insolites ». Autrement dit, l’univers de référence induit n’est plus celui instruit par les initiateurs du jeu, comme un jeu pour résoudre des énigmes et trouver des caches. Restent ici surtout les seules impressions in situ, en lien avec la réalité figurale dans laquelle les pratiquants sont plongés. D’un jeu, les discours transportent le regard principalement sur le lieu où celui-ci se tient. Mais alors, le fait sémiotique change aussi de nature. Il est a minima substantiel. On parle d’autre chose et moins du jeu dans sa performance ; c’est cette autre chose qui devient pertinente.

En adoptant la perspective des « plans d’immanence et des niveaux de pertinence » proposée par Jacques Fontanille, le mode sémiotique qui s’exerce ainsi, selon nous, est celui de l’intrusion ou plus précisément celui de la non coïncidence entre plans. Alors que la topique première, définissable en tant que pratiques-stratégies, est bien celle d’un jeu, ce mode sémiotique s’induit comme un fait paradoxal dès lors que ce jeu est figuré par les avis et les évaluations des pratiquants. De ce point de vue, s’il est possible de dire, en conformité avec la définition retenue par Greimas pour élaborer la morale narrative, que ces impressions ont un ancrage syntagmatique, en réalité, ce dernier s’exécute, non plus sur le fond de l’axiologie particulière du jeu en tant que jeu d’énigme (vs sanction cognitive), mais essentiellement sur le fond d’une esthésie.

Note de bas de page 3 :

Didier Tsala Effa, « Jeux de substances au cœur des niveaux de pertinence et plans d’immanence », à paraître, in Bertrand Denis, Darrault-Harris Ivan, Hommages

Greimas et Fontanille appellent « moralisation » (Greimas et Fontanille, 1991) une telle sensibilisation. Peu importe si celle-ci se réfère ou non au système de valeur en propre de l’action, du moment qu’elle reste inhérente à ce dernier. Pour le dire autrement, les avis et évaluations, en figurant différemment le jeu comme la source d’une esthésie, en surplus de ce qui le définit en soi, c’est-à-dire comme performance, ont pour effet d’insérer une zone de contingence démultiplicatrice3 qui inscrit autant de champs problématiques à même de sensibiliser ce jeu de différentes manières. Il convient de s’y intéresser.

Nous rappelons ici notre modèle théorique par lequel nous tentons de formaliser le principe syntaxique qui sous-tend, selon nous, cet effet de paradoxe possible entre plans :

Une topique < une problématique < une zone de contingence démultiplicatrice < une résolution.

Tout part d’une topique (telle expression ou tel contenu) manifestée suivant un niveau d’immanence spécifique : c’est une forme in situ, procédant de sa propre substance ; cette topique, du fait d’une problématique particulière, est remaniée, introduisant ainsi, de fait, c’est-à-dire de force, une zone de contingence démultiplicatrice ; la résolution de cette zone de contingence a pour effet l’instauration d’une nouvelle substance (ou d’une nouvelle topique) avec pour conséquence une mise en minorité de la première : la topique est affaiblie, ce qui permet de faire émerger une singularité. L’effet de paradoxe est obtenu dans la mesure où cette résolution met aux prises deux plans d’immanence qui ne peuvent coïncider.

La situation est celle d’un acte perceptif qui opère en complément ou plus précisément en surplus d’une configuration narrative déjà régie par sa propre exécution. Le jeu se tient sur un site, or ce site parce qu’exploré, c’est-à-dire disponible et exposé aux participants tout au long de leurs opérations, finit par se prêter de façon naturelle à une saisie qui ne concerne plus alors en propre que son mode d’apparaître. Il peut être agréable, désiré, ou moins aussi. En l’occurrence, les avis et évaluations retenus montrent que ce site est vécu en général de manière plus que positive. En clair, nous ne sommes pas loin de cette forme de perception bien connue en psychologie qu’on désigne sous le concept d’effet de simple exposition :

Décrit par Robert Zajonc (1968), l’effet de simple exposition est un type de biais cognitif qui se caractérise par une augmentation de la probabilité d’avoir un sentiment positif envers quelqu’un ou quelque chose par la simple exposition répétée à cette personne ou cet objet. En d’autres termes plus nous sommes exposés à un stimulus (personne, produit de consommation, lieu) et plus il est probable que nous l’aimions.

Le paradoxe résulte de la manière dont cet « effet de simple exposition » intervient. Il intervient non pas tant pour ponctuer le déploiement syntagmatique de ce jeu en tant que configuration narrative, mais, nous l’avons dit, bien en surplus, c’est-à-dire pour y introduire une ou des interférences paradigmatiques. Il est donc facile de comprendre que divers possibles soient envisageables. Tout dépend des expériences particulières que chaque participant aura éprouvées ou aura à éprouver durant son périple à travers le site.

Bien évidemment, ces expériences ne peuvent être que subséquentes à la structure du jeu. De quel point de vue ?

Le premier constat, déjà souligné, est que ces avis et évaluations ne sont jamais, par définition, que des discours de fin. Ils closent une expérience vécue d’un objet qui n’est plus, mais qui a laissé une trace ou impression de souvenir par exemple. En d’autres termes, à l’instant même où on s’emploie à parler de cet objet, on n’a plus à disposition, c’est-à-dire in situ, les traits minimaux qui le composent. Ce qu’il en reste n’est qu’une somme de détails, dont l’importance n’irait pas de soi a priori, si ce n’est du fait de leur seule présence : « des coins que nous avions sous le nez sans y prêter attention » ; « autour de chez nous, nous découvrons à chaque fois des paysages magnifiques, du patrimoine, de l’histoire » ; « des découvertes dans un lieu que l’on croyait connaître... ludique sympa ».

L’anthropologue Albert Piette s’intéresse à de telles formes d’expression dans un tout autre cadre, pour établir de quelle manière on parvient à réguler le risque d’oubli (suite à un deuil par exemple). Il y voit « un espoir, celui de capter, de garder, au-delà de la mort, des traits caractéristiques, ceux qui pendant la vie s’accumulaient sans être l’objet d’un décryptage attentif » (2009, p. 93). Selon lui, l’enjeu est d’abord mnésique. Face au risque de l’oubli, l’expérience de la perception immédiate passe en effet part une mise entre parenthèses des traits constitutifs de l’objet qui en subit la menace pour n’en retenir que la reconnaissance d’une signification autre qui s’impose. On ne cherche pas à se rappeler, une simple conscience immédiate, quelle qu’elle soit, suffit.

L’expérience de cette perception immédiate ne suppose pas de décomposer la forme dans ses traits constitutifs. Incapable de les identifier sur le champ, l’homme en a néanmoins une certaine conscience. Il les reconnaît sans les identifier comme si cela suffisait pour comprendre la signification de la forme. (Ibid., p. 92)

Or, à suivre encore Piette, on n’invente rien. Ce que de tels détails font resurgir ne sont que des formes fragmentaires, c’est-à-dire (paradoxalement en effet) des traits toujours propres à l’objet, mais qui n’étaient pas manifestes, « qui étaient stockés, sans qu’il le sache, dans sa mémoire ». Piette parle précisément de « fragment non réfléchi en vue de la perception courante d’une présence concrète » (ibid.). Tel nous semble en effet le principal enjeu de sens ici, visualiser un effet de présence pour fixer quelque chose qui tend vers l’oubli.

Pour le travail de deuil, Piette retient l’écriture, la peinture ou encore le dessin comme essentiels pour ce faire, c’est-à-dire pour tenter de fixer ces détails, avant qu’ils ne reculent trop rapidement dans le passé. Il s’agit d’exercices de notation ; et ces exercices sont ce qui permet de gérer le risque d’oubli : la perception immédiate correspond ainsi à un souvenir, peut-être une réminiscence, c’est-à-dire, pour reprendre une définition platonicienne, la résurgence de quelque chose « acquis ailleurs ». C’est cet ailleurs qui est sensibilisé. Il peut prendre et se manifester sous différentes formes : présence mentale, présence concrète, présence écrite, peinte ou dessinée.

Il en est ainsi du statut sémiotique de nos avis et évaluations. Ce statut est notationnel, c’est-à-dire fragmentaire. Alors qu’un jeu est proposé et qu’une autre chose s’est de fait imposée, ces avis et évaluations interviennent opportunément pour la fixer, avant qu’elle ne s’en aille, en fait, avant qu’elle ne se replie à nouveau dans la mémoire.

4. Conditions d’une sémiose

Nous en arrivons aux conditions stratégiques du jeu Tèrra Aventura en tant que forme d’incitation douce. Face aux approches frontales du marketing territorial, ce jeu ne vaut que dans la mesure où son implantation conduit à en perdre les détails objectifs. En faire l’expérience aboutit à ne garder qu’une forme. Cette forme est le résultat d’une saisie dont la source n’est plus ; on sensibilise autre chose qui était stocké dans la mémoire, mais qui n’est pas manifeste. Telle en est la sémiose : dans l’approche du tourisme, on se fabrique sa propre image mentale du lieu visité, qui reste en mémoire bien au-delà du moment vécu, contrairement à l’approche habituelle du marketing frontal qui vise la consommation immédiate d’une matière territoriale de manière passive. L’expérience de la perception mémorable n’est possible que par la mise en activité du touriste et par sa mobilisation cognitive et affective. Ce changement de rôle induit par l’application engendre un changement de disponibilité émotionnelle : l’individu est mis en condition pour envisager la singularité du territoire comme intéressante.

Le travail qui précède a consisté à caractériser les conditions de cette saisie.

Nous reprenons ici la somme des éléments retenus, qui correspondent selon nous à la manière d’être de ce jeu en tant que nudge :

(1) Un potentiel de pluralisation, induit nécessairement par le jeu. Ce potentiel est contingent. Nous l’avons vu, ce jeu se produit sur un site qui, par sa nature, invite à une saisie esthésique, activée par le fait d’un biais cognitif particulier, l’effet de simple exposition : la conséquence est un effet d’intrusion où, alors qu’on s’attendrait à des avis et évaluations en lien avec le déploiement syntagmatique du jeu, celui-ci est actualisé par des interférences paradigmatiques qui révèlent surtout autre chose ou d’autres choses : ce sont ces choses qui deviennent pertinentes. Ces éléments concernent ensuite (2) la mise entre parenthèses des traits minimaux définitoires de ce jeu en tant que jeu. Les avis et évaluations formulés une fois le jeu achevé et l’expérience vécue, induisent un effet de déconnexion entre ce qu’ils en disent et les efforts produits pendant le jeu, chercher, marcher, se tromper par exemple. Ces éléments concernent enfin (3) le statut résiduel de ce jeu tel que formulé par les avis et les évaluations. Ce statut est fragmentaire et ne se manifeste qu’en tant que souvenir ; on en suspend les détails, pour donner libre cours à autre chose. Et c’est cet autre chose qui devient essentiel.

Un dernier point que nous avons faiblement développé est l’usage dédié au poi’izs gagnés chaque fois qu’un cache est découvert. En général, on les arbore, sous la forme de pin’s, en tout cas, ils sont destinés à être conservés en guise de souvenirs. Leur statut est la manifestation d’une forme fragmentaire, pour revivre ou penser à l’expérience ou aux expériences singulières vécues, quelles qu’elles soient. Peu importe si ces expériences relèvent ou réfèrent à tel détail en particulier du jeu. Ou alors c’est ce qui deviendrait l’enjeu du sens de ce jeu : trouver, accumuler, fixer des expériences singulières et fragmentaires.

5. Le management de Tèrra Aventura : au risque de l’erreur marketing

Une question que nous avons tenté de traiter a été de confronter ces avis et évaluations des pratiquants aux indications in situ proposées à ce jour pour informer à propos de Tèrra Aventura en tant qu’offre touristique. En somme, notre question a été, peut-on anticiper les nudges ?

Grâce aux études de terrain, nous avons pu constater que l’expérience Terrà Aventura était très hétérogène. Dans les faits, si la perspective rompt avec les codes du tourisme habituel, en revanche le parcours proposé n’est souvent au mieux qu’une version améliorée de ces codes. Le jeu utilise le ludisme et l’univers du jeu de piste pour détourner les techniques classiques du tourisme. Mais dans le même temps, il accompagne ces détours de supports attendus (panneaux à consulter, affiches à lire). De la même manière, alors qu’un des atouts du parcours, nous l’avons vu, est son potentiel pluralisant, ce qui permet de faire émerger autre chose d’une nécessité esthésique, des narrations sont souvent anticipées ici et là, avec pour objectif de prédire, donc de contraindre, les saisies esthésiques : signaler un arbre qui ressemble à un crocodile, des rochers typiques, des restes d’une vieille chapelle au milieu des bois…). Il est évident qu’un tel balisage annule tout effet de pluralisation, mais surtout réactive les effets d’une lecture syntagmatique du parcours. Dès lors, on perd la sémiose de l’expérience et surtout on ajourne toute justification esthésique.

Bien évidemment, il n’est pas question de vilipender absolument toute tentative de narration du parcours. Une de ces tentatives paraît même intéressante. Elle concerne la recommandation formulée pour clore le jeu. Lors de la découverte de la cache finale, chaque participant est invité à y laisser un mot, une phrase. Or on peut le voir, cette invitation n’est rien d’autre qu’un appel à la notation. Tout en maintenant la perspective du jeu, elle fait sens paradoxalement dans la mesure où elle s’en déconnecte de fait, ouvrant le champ de la saisie esthésique à autre chose. Un tel effet de narration est hors tourisme, hors marketing, dirait-on. Pourtant, c’est ce qui confère à ce jeu son ultime justification. En guise d’exemple, il a été possible d’observer que des personnes ont développé de petites cartes de visite personnalisées qu’elles déposent dans cette bouteille. Leur idée est de faire communauté afin de coexister plus tard lors de futurs moments ou aventures. Ainsi opère aussi ce jeu, il est induit par une chose, mais incite à une autre : le nudge.