Les nudges et le contrôle sémiotique du milieu et du collectif

Jacques Fontanille

Centre de Recherches Sémiotiques,
Université de Limoges

Julie LAIRESSE

Centre de Recherches Sémiotiques,
Université de Limoges

https://doi.org/10.25965/as.6778

Index

Articles des auteurs de l'article parus dans les Actes Sémiotiques : Jacques Fontanille et Julie LAIRESSE.

Mots-clés : actant collectif, milieu d’existence, nudges, perception sensible, propédeutique sémiotique, Umwelt

Auteurs cités : Juan ALONSO ALDAMA, ARISTOTE, Émile BENVENISTE, Jean-François BORDRON, Noam CHOMSKY, Nicolas COUÉGNAS, Nicole EVERAERT-DESMEDT, Jacques FONTANILLE, Bruno S. FREY, Isaac GETZ, Algirdas J. GREIMAS, Marie-Pierre HALARY, Edward S. HERMAN, Daniel KAHNEMAN, Charles S. PIERCE, Daniel H. PINK, Frédéric REY-MILLET, Marx ROZENBAUM, Cass R. SUNSTEIN, Richard H. THALER, Jacob VON UEXKÜLL, Claude ZILBERBERG

Plan

Texte intégral

1. Introduction

Le nudge est présenté en général comme un dispositif de persuasion qui détourne des mauvaises décisions et incite aux meilleurs choix, en quelque sorte un « opérateur de tri axiologique » qui, en agissant sur des comportements, s’apparente à une forme de manipulation. L’offre repose sur de bonnes intentions : rendre l’Homme meilleur pour lui-même et pour les autres, tout en préservant sa liberté de choix. Inspirée du libertarisme à l’américaine, cette approche « paternaliste » reste strictement individualiste et psychologique, et, de ce fait même, elle rencontre vite ses limites.

En outre, la diffusion actuelle des nudges est telle, dans tous les domaines de la vie quotidienne, qu’elle est en passe de les substituer, en matière de persuasion sociale, à la communication par les médias de masse du siècle précédent, aussi bien dans le domaine politique (propagande) que commercial (publicité). Si l’on suit les analyses de Noam Chomsky sur ce point, notamment dans son introduction à Fabriquer un consentement (Herman et Chomsky, 2018), chaque type de régime politique se dote d’un « modèle de propagande » spécifique. Le modèle de propagande des régimes démocratiques diffère évidemment de celui des régimes dictatoriaux, mais on peut alors se demander à quel régime politique spécifique correspondrait la pratique des nudges. On peut même s’interroger sur l’incidence, sur cette question précisément, d’un modèle de nudge aussi radicalement individualiste, et sur la possibilité de concevoir autrement les « inflexions douces », en résonance avec un autre horizon politique que celui de l’individualisme libertaire.

La sémiotique propose donc ici d’apporter un autre regard et une autre méthodologie en contrepoint et en complément des théories issues des sciences cognitives et de l’économie comportementale. Nous focaliserons sur le contrôle sémiotique du milieu et du collectif par les nudges. Comprendre le fonctionnement des nudges dans les interactions tant environnementales qu’interindividuelles et collectives, tel est l’objet de cette étude.

Les orientations théoriques que nous proposerons seront mises en œuvre notamment, parmi d’autres cas, à travers l’étude d’un nudge bien connu, celui de l’escalier décoré, qui mettra en lumière le rôle du sensible en général, et permettra de mieux comprendre la manière dont de tels dispositifs visuels et décoratifs peuvent inciter à utiliser les escaliers ordinaires plutôt que les escalators ou les ascenseurs, notamment en modifiant l’environnement et en suscitant « sur site » une forme de contagion collective. Cette approche « écologique » ne se cantonne pas à la sphère psychologique individuelle, mais considère que c’est un ensemble interactif (individus-groupes-milieu-objets) qui sélectionne, focalise ou gratifie les comportements attendus. L’opérateur de tri évoqué plus haut n’est pas un motif isolable, mais une reconfiguration globale de la situation pratique : nous avons donc besoin non pas d’une sémiotique du signe, du symbole ou de l’image, mais d’une sémiotique des milieux, des situations et de leur design global.

2. Cadre conceptuel

La théorie des nudges est issue des travaux de Thaler et Sunstein (2009), dans la perspective de l’économie comportementale, une orientation caractéristique de l’École de Chicago. Selon la théorie économique standard l’homo-economicus est nécessairement rationnel – c’est-à-dire qu’il ne suit que son intérêt –, et tous les comportements qui le détournent de cet intérêt sont alors considérés comme irrationnels, et induits par des « biais » cognitifs, des émotions non maîtrisées, etc. Bien entendu, l’homo-economicus étant un pur artefact théorique, les humains réels sont donc tous irrationnels, et le nudge est la solution proposée pour traiter en quelque sorte cette part d’humanité qui persisterait regrettablement (pour les économistes du néo-libéralisme) en chaque acteur économique et social.

Malgré son enracinement spécifique dans les sciences économiques, la théorie du nudge prétend traiter et régler toutes les conduites humaines et tous les domaines de la vie sociale, de l’écologie à la consommation, des conduites civiques à la santé, et des politiques publiques en général, à partir d’un raisonnement dont la référence reste le calcul d’intérêt, tel qu’il est conçu par l’économie libérale. Les premiers nudges ont concerné la privatisation de systèmes de santé (ibid., p. 246), des réformes d’assurances maladies (ibid., p. 265) ou des programmes d’épargne retraites (ibid., p. 205), des changements dans les démarches fiscales, etc., à partir d’une hypothèse qui présuppose des « failles » et des « biais » dans les raisonnements d’individus pourtant considérés par ailleurs comme capables de faire des choix idéologiques et politiques, de mener une vie familiale et personnelle non aberrante et socialement raisonnable.

Dans la logique de l’économie comportementale, Thaler et Sunstein se basent, notamment, sur les travaux de Kahneman (2012) portant sur les deux voies du choix individuel : un système « automatique » (immédiat, inconscient, rapide) et un système « réflexif » (médiat, conscient, lent).

Note de bas de page 1 :

Ne serait-ce pas parce que si l’un n’est pas conforme aux normes de la rationalité, il ne peut y en avoir qu’un seul autre qui soit conforme ? Autrement dit, ce qu’on cherche à démontrer n’est-il pas déjà biaisé par une conception normative et idéale de la rationalité ?

Note de bas de page 2 :

C’est précisément l’argument central d’Herman et Chomsky (2018) : la propagande médiatique n’est mise en œuvre que dans les cas où les choix politiques d’un gouvernement vont à l’encontre des principes et des valeurs dominantes au sein des populations.

Les créateurs de nudges vont développer des incitations efficaces en pensant qu’ils jouent uniquement sur le premier système, selon lequel l’individu réagit « sans réfléchir », et sans avoir même conscience de faire un choix. La théorie de Kahneman est certes un peu plus subtile, car il envisage, pour chaque choix effectué, des couplages et des aller et retour entre les deux systèmes, mais elle fait tout de même l’impasse sur plusieurs points de complexité comme, entre autres : (1) Pourquoi deux systèmes et pas trois ou quatre ?1 (2) Les composants identifiés comme spécifiques de l’un des deux systèmes, comme par exemple la pression affective, sont-ils absents dans l’autre système ? (3) L’activation du système réflexif déboucherait-elle nécessairement sur les options « rationnellement » définies et attendues ? et (4) De quels critères disposons-nous pour décider si l’orientation d’une politique publique est elle-même « rationnelle », sans aucun « biais » cognitif, de manière à nous assurer que nous n’attendons pas des choix rationnels portant sur des conceptions politiques de notre intérêt qui ne le seraient pas elles-mêmes ?2

3. Les dispositifs artistiques : des perceptions individuelles dans un milieu collectif

3.1. Présentation du dispositif

Il est question ici de ces escaliers savamment décorés afin d’inciter les utilisateurs à les préférer aux ascenseurs ou aux escalators. L’impact est doublement positif car ce nudge joue à la fois sur la santé mais aussi sur l’environnement, d’un côté en fournissant une occasion de faire un exercice physique, et de l’autre, en dissuadant d’utiliser une technologie énergivore. Les décors varient, pouvant aller du simple dessin aux textes d’encouragement, ou combinant les deux. Certains proposent une expérience sensorielle plus complexe en associant aussi le son.

Si l’on suit le codex des biais cognitifs imaginé par Buster Benson (2016) nous pouvons dire que les motifs présents sur l’escalier, quels qu’ils soient, sont supposés s’appuyer sur la catégorie des biais cognitifs relevant de la surabondance d’information : « les choses bizarres / drôles / visuellement frappantes / anthropomorphiques sont plus saillantes que celles qui ne le sont pas » et « on remarque lorsque quelque chose a changé »

Note de bas de page 3 :

1997, p. Il 8- 119, ix.

Note de bas de page 4 :

Pink, Rozenbaum, Getz et Rey-Millet, 2016, p. 47

Ces éléments de « saillance perceptive » font écho aux travaux de Kahneman (op. cit.), en ce sens qu’ils activeraient le système cognitif automatique. Ce système étant instinctif il va réagir à la vue d’un élément original, coloré et attractif, sortant d’une décoration classique et partout présente. Mais encore faut-il s’entendre sur ce qui constitue une saillance perceptive, et il faudrait même vérifier (ce qui sera fait dans une autre étude) quelle est la part respective, dans l’efficacité de ce type de nudge, d’un côté, des particularités sensibles du dispositif, notamment visuelles (intensité, contraste, etc.) et, de l’autre côté, de sa nouveauté. Si c’est la nouveauté qui fait la saillance, son efficacité se réduira rapidement, et elle devrait alors être réservée au déclenchement d’un processus de transformation des comportements. Comme c’est le cas de la plupart des nudges, une stratégie conséquente devrait prévoir une seconde phase du nudge : une fois la surprise passée, un autre dispositif devrait prendre le relais. Ce point sera repris en fin de parcours, avec la « phase propédeutique ». Frey3 considère par exemple que les « motivations intrinsèques »4 pourraient assurer ce relais ; ces motivations qui ne sont ni des « sanctions » ni des « récompenses », reposent sur des valeurs et des attentes propres aux acteurs sociaux, comme le sentiment d’accomplissement, la fierté, etc.

Note de bas de page 5 :

On compterait actuellement pas moins de 200 « biais cognitifs » utilisables par les nudges. Le vivier semble inépuisable d’un point de vue pratique, mais d’un point de vue méthodologique, il semble difficile de se satisfaire d’un inventaire indéfiniment ouvert.

Tout ceci permet de comprendre que si les humains sont sensibles aux « distractions », et se laissent attirer, voire séduire par des saillances qui les surprennent, on rencontre très vite les limites du « système automatique », et que doivent être pris en considération des univers de croyances, des configurations affectives plus ou moins complexes, voire une sophistication tactique du nudge (qui serait notamment capable de se renouveler ou de se reconfigurer lui-même). Quoiqu’il en soit, les typologies de « biais cognitifs »5, pas plus que l’opposition entre les deux systèmes de choix, n’expliquent comment la configuration complexe nudge-environnement-acteurs opère, et surtout comment une fois l’effet de surprise passé, on peut rendre compte et comprendre, peut-être même imaginer, des phases ultérieures de la stratégie persuasive qui prennent le relais de la nouveauté.

Note de bas de page 6 :

Thaler et Sustein (op. cit., p. 119).

Note de bas de page 7 :

À moins que ce processus vital dans l’évolution du monde animal et la formation des jeunes humains ne soit considéré lui aussi comme un « biais cognitif » ! L’économie comportementale devrait nous éclairer sur ce point…

Une autre limite de ce type d’approche, et plus généralement de la conception standard des nudges, tient au fait qu’elles ne visent que les comportements individuels, y compris quand il est question de l’influence d’autrui sur ces comportements6. En négligeant ainsi ce qu’en sémiotique on appelle l’actant collectif, la théorie du nudge se prive à la fois de l’efficacité des processus d’imitation7, d’une possibilité d’assurer le relais (cf. supra, en s’appuyant sur l’actant collectif) après la surprise initiale, et d’impliquer l’ensemble des éléments constituant le milieu. D’un point de vue sémiotique, il est même essentiel d’impliquer le milieu, car c’est lui qui est le support des inscriptions visuelles ou sonores, verbales ou non verbales qui correspondent à la dimension symbolique des nudges.

3.2. Propositions sémiotiques

L’approche sémiotique va d’abord établir la configuration scénographique de la situation pratique à traiter, puis examiner les interactions qu’elle implique, et surtout enfin identifier et décrire les inflexions ou bouleversements que subissent ces interactions, suite à une modification (nudging) du milieu pratique et collectif concerné par la situation à traiter.

3.2.1 Perception sensible

Une des questions sémiotiques tient en particulier au caractère sensible des interactions entre humains, milieux et pratiques. On sait que pour l’éthologie, l’interaction de base entre un être vivant et son milieu est un couplage entre perception et action (dans les termes du Groupe µ, dans Principia Semiotica (2015) : un enchaînement entre anasémiose et catasémiose). Dans le cas du nudge, ce couplage est suspendu et reconfiguré : la perception est modifiée, et elle doit déclencher un autre type d’action, ou même suspendre seulement l’action habituelle. Par conséquent, les repères sensibles sont brouillés, les habitudes, prises à contre-pied, et la relation entre le sensible et l’action, transposée dans un autre régime de fonctionnement. L’articulation avec l’habitude (telle qu’elle est, ici-même, présentée dans la contribution de Denis Bertrand) est un point essentiel, car l’habitude engendre des automatismes (un court-circuit dans la décision), que le nudge doit suspendre, dévier ou inhiber.

L’utilisation de visuels à tendance décorative ou artistique pour mettre en valeur les escaliers, par exemple, permet certes de faire appel aux compétences sensibles des individus, mais dans un registre où la perception ne déclenche pas directement l’action : elle détourne au contraire du couplage habituel entre « rechercher visuellement + adopter tout de suite la solution la plus facile », pour faire porter l’attention sur une autre solution, plus exigeante mais plus gratifiante. Cette médiation sensible n’est donc pas en faveur de ce que la théorie standard appelle le « système automatique », car, en l’occurrence, la voie la plus courte et le choix automatique serait celui de l’escalator ou de l’ascenseur. Le parcours syntagmatique propre à ce nudge emprunte des voies complexes, composites, en tout cas rien qui soit « automatique ».

Dans une première approche, nous pouvons nous référer aux travaux de Bordron et déjà prendre en compte le fait que les objets ne sont pas seulement des objets-valeurs mais aussi de réels plans de l’expression :

Nous voudrions renverser la perspective et suggérer qu’à côté de l’intersubjectivité donatrice de sens, dont nous ne contestons pas l’existence, existe nécessairement, comme la seconde face du même problème, une « interobjectivité » dont la théorisation permettrait sans doute de comprendre comment les objets peuvent se comporter comme des plans d’expression. Nous aimerions dire qu’à côté des sémiotiques de l’action et de la passion, il existe la possibilité d’une sémiotique qui prendrait le point de vue de l’objet. (Bordron, 2007)

L’interobjectité, en l’occurrence, est précisément celle qui met en relation et qui confronte plusieurs « objets » techniques qui permettent de passer d’un niveau à l’autre dans un espace public ou commercial. La signification de l’escalier décoré ne peut se construire qu’en établissant le plan de l’expression d’une configuration sémiotique qui associe tous les éléments du milieu, y compris les acteurs humains, et les traits pertinents de ce plan de l’expression seront établis ici à partir des contrastes visuels et plastiques entre les objets techniques à choisir. Ensuite, la prise en compte des interactions avec les acteurs humains donnera accès au plan du contenu de cette configuration sémiotique.

Au-delà, Zilberberg et Fontanille (1988) ont déjà démontré que le corps est un élément central dans le processus de signification. Le soi-corps, construit progressivement par apprentissages et habitudes, est porteur de programmations et d’automatismes. En revanche, la perception du moi-chair est susceptible de remettre en cause les schémas de perception/action stéréotypés, en « réinitialisant » en quelque sorte l’interaction sensible directe avec le milieu. Le monde sensible immédiat est reconfiguré par l’effet nudge, qui, en faisant appel à une décoration artistique (Everaert-Desmedt, 2011) sollicite une forme de priméité (Peirce, 1978) où le sensible ne connecte pas directement à une action, mais sollicite d’abord le moi-chair, générateur d’affects purs, ou d’émotions et de « passions »19 complexes. On le voit, le regard sémiotique permet de montrer non seulement que le nudge permet de créer un nouveau processus de signification, impliquant l’émotion pour un couplage imprévu ou au moins innovant entre une perception et une action, mais aussi (et surtout) que, si le temps mis à décider peut être relativement bref, le parcours à accomplir est loin d’être simple, loin d’être un raccourci. Ce serait une erreur méthodologique majeure que de considérer le temps mis pour choisir comme la bonne mesure de la complexité du parcours perceptif, esthétique, affectif et tactique à accomplir pour ce faire.

Car, bien au-delà d’un simple biais cognitif, on comprend qu’en s’appuyant à la fois sur la perception, la surprise, le détournement et le guidage d’attention, puis un état émotionnel et passionnel spécifique, le nudge suscite et/ou convoque des compétences issues d’un processus de signification sophistiqué, et que pourtant l’utilisateur n’a eu ni l’occasion ni le besoin d’acquérir au préalable. La différence entre l’utilisation de l’escalier « normal » et l’escalier « nudgé » peut être schématisée ainsi :

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3.2.2 L’incidence du collectif

Note de bas de page 8 :

C’était le sujet du séminaire international de sémiotique de Paris en 2018-2019.

Depuis plus de 20 ans la sémiotique s’intéresse à l’actant collectif, et encore tout récemment8. Une chose est sûre : un actant collectif n’est pas une somme d’individus. Nous devons donc examiner plus précisément, pour comprendre son incidence sur les nudges, les processus signifiants au sein d’un collectif « écologique ». Il paraît évident, voire trivial, de rappeler qu’un nudge n’est conçu que pour toucher et persuader le plus grand nombre. Toucher le plus grand nombre implique une stratégie visant à dégager des traits communs à de nombreux individus, que l’on peut alors considérer comme similaires sous un certain point de vue, quelles que soient leurs différences par ailleurs. Le nudge suscite ainsi un actant collectif, en général provisoire, occasionnel, mais décisif pour la réussite de la persuasion.

La construction de ces collectifs étant bien plus qu’un agrégat de « mêmes », elle prend en charge la diversité et l’altérité de ses membres. Nous avons donc affaire à des actants collectifs superposés, enchaînés, voire entremêlés, qui témoignent d’un mode de socialisation bien différent de celui que propose la définition sémiotique classique de l’actant collectif (Greimas et Courtés, 1997), et plus encore celle de la masse sociale (Couégnas, Halary et Alonso, 2011). Chaque agrégat est unifié autour d’un programme narratif, mais aucun ne peut être entièrement dissocié de tous les agrégats auxquels ses membres participent successivement ou simultanément. Comme dans le cas des réseaux sociaux aujourd’hui, chacun de ces actants collectifs provisoires se construit, autour de chaque nouveau motif de regroupement, sur des traits différents et surtout autour de figures centrales qui ne sont pas nécessairement des êtres humains. Dans notre cas ce noyau, qui a l’initiative des interactions, est un escalier. Pour mieux saisir la nature de ces collectifs « écologiques », un bref détour par la théorie de l’Umwelt est utile.

3.2.3 La modification de l’Umwelt

Pour comprendre la place, le rôle et la forme des productions sémiotiques impliquées dans les nudges, nous devons élargir le champ de l’analyse et nous intéresser au milieu pratique de la situation visée, plus largement au milieu d’existence, au « monde propre » des acteurs, à leur Umwelt (Uexküll, 1956). En effet, si nous situons l’effet des nudges au sein même des interactions complexes impliquant, parmi d’autres, les acteurs humains, nous sommes conduits à étudier aussi les modifications que les nudges induisent sur l’environnement tant physique que social de leurs cibles. Ces modifications, inflexions ou recalibrages du milieu d’existence, sont des productions sémiotiques dont nous pouvons construire la signification : des expressions d’une très grande diversité qui modifient la signification des interactions entre les acteurs humains et leur milieu sensible, social et environnemental. On peut alors se demander si l’efficacité de la stratégie de persuasion est celle du nudge en lui-même, ou plutôt celle de la modification qu’il impose au milieu global de la pratique.

Note de bas de page 9 :

https://www.20minutes.fr/societe/2460471-20190228-passages-pietons-3d-bonne-idee-mal-trouver-marques
http://sircome.fr/changer-les-comportements-sans-le-dire/
https://www.greenit.fr/2018/05/02/nudge-vert-petits/

Note de bas de page 10 :

https://theconversation.com/sept-facons-pour-les-restaurants-dinciter-les-gens-a-mieux-manger-sans-en-avoir-lair-119885?

Plusieurs évaluations9 tendent à montrer l’inefficacité sur le long terme des dispositifs isolés et qui n’induisent pas ce type de recalibrage du milieu. Inversement, au-delà de la longévité de l’effet induit par le nudge, d’autres études concluent à une meilleure efficacité des nudges qui modifient l’environnement physique, et qui induisent notamment une action corporelle spécifique dans cet environnement reconfiguré10.De fait, en tant que productions à la fois sémiotiques (énoncés verbaux, images, design, etc.) et matérielles (médias, affichages, objets, etc.) les nudges sont inévitablement inscrits dans le milieu pratique de la situation visée. La question qui se pose est alors celle de leurs modes d’inscription et d’ancrage, et de la nature des interactions qu’ils impliquent avec les usagers et leurs regroupements.

3.2.4 Place du nudge dans le parcours de transformations des comportements

Un des points d’intervention pourrait concerner la manière dont on peut accompagner l’émergence d’un actant collectif, en faisant appel à une phase « propédeutique » (Fontanille, 2018), antérieure ou parallèle à la situation visée, et dans un autre régime pratique et existentiel (ludique, fictif, probatoire, par exemple), où les usagers auraient l’occasion de faire l’expérience de valeurs communes et surtout de reconnaître qu’elles sont partagées avec d’autres. Cette mise en commun préalable ou progressive contribue à l’émergence d’un vouloir collectif. Le nudge agissant directement sur le milieu et sur les interactions ne suffit pas, il faut en outre que le collectif croie en ses valeurs et veuille les mettre en œuvre, non par un raisonnement cognitif, mais par croyance, adhésion et identification (Couégnas, Halary et Alonso, op. cit.). Une fois cette phase propédeutique accomplie, comme une sorte de test dans une situation provisoire et réversible, alors une réelle forme de vie stable et durable peut prendre le relais. Un moyen d’y arriver pourrait être, comme cela a été montré pour les coopératives (Fontanille, 2018), que la sanction et la reconnaissance soient liées au processus de performance (id.).

Cela peut même conduire à faire participer la communauté des utilisateurs à la création ou à l’amélioration du nudge. La plupart des nudges élaborés dans le cadre de politiques publiques sont aujourd’hui ainsi conçus : une procédure est alors proposée, comportant (1) une phase d’analyse du terrain et des besoins ou attentes des acteurs, (2) une phase créative où des spécialistes proposent des dispositifs de nudging, (3) pour chacun de ces dispositifs, une phase de test impliquant les acteurs de terrain, (4) une phase de sélection, elle-même participative, (5) une phase consacrée à l’expérimentation du dispositif retenu, sur plusieurs terrains, et enfin, avant la mise en œuvre généralisée, (6) une phase d’évaluation à laquelle les acteurs de terrain participent également.

Ensuite, à la différence des collectifs qui fonctionnent sur la durée avec une réelle implication de leurs membres, ceux qui se constituent autour d’un nudge, une fois qu’il est mis en œuvre, ont nécessairement une durée limitée. Pour mieux comprendre la difficulté, évoquons la mise en place de la déclaration en ligne des impôts, telle qu’elle fut conduite en France à partir de 2014 : (i) une première phase, presque ludique, gratifiante (faire partie des happy few, bénéficier de plusieurs avantages) suscite une communauté engagée dans la phase propédeutique, (ii) une seconde phase, où le nudge fonctionne à plein régime, sérieuse cette fois, et avec moins d’avantages, (iii) la nouvelle pratique devient presque irréversible à partir du moment où elle devient la pratique par défaut, et qu’il faut faire une démarche spécifique (et stigmatisante) pour une déclaration sur un document imprimé. La phase propédeutique suivie de la tactique d’irréversibilité suscite chez les usagers un vouloir tendanciel, en vue de prolonger l’expérience par adhésion aux valeurs découvertes en première phase, et par leur projection dans le mode d’existence de référence (à savoir la fiscalité et ses contributions obligatoires).

Du côté de l’escalier décoré il est difficile d’imaginer comment susciter une communauté durable d’usagers, car la composition du groupe d’usagers varie en continu. En outre, la stratégie de ce nudge est toujours réversible à tout moment, à moins de réserver l’usage des escaliers mécaniques à des publics spécifiques. Pourtant, ce type de nudge reste propice à un partage collectif de valeurs, pour autant qu’un nombre suffisant d’usagers associent durablement les valeurs pratiques visées (santé, économie d’énergie) aux propriétés plastiques et visuelles de l’objet, comme c’est le cas, notamment, des emballages « éthiques ».

La comparaison entre ces deux types de nudges (la déclaration des impôts en ligne et l’escalier décoré) met en évidence l’impact de ce qu’on pourrait appeler la « solution par défaut ». En situation de choix entre deux ou plusieurs solutions, elles peuvent parfois être proposées à égalité, mais, le plus souvent l’une est la solution par défaut (celle qui s’applique automatiquement si on ne s’y oppose pas), et l’autre seulement est une solution « à choisir ». Le moment du nudge est celui de l’inversion de la solution par défaut : la déclaration des impôts en ligne était d’abord (2003-2014) une solution à choisir, et en 2014, elle est devenue la solution par défaut, la déclaration imprimée devant inversement faire l’objet d’un choix. De même, avant 1976, le don d’organes après décès devait être choisi ; après 1976 (et rappel dans la loi bioéthique de 2016), nous sommes tous donneurs d’organes potentiels par défaut, et il nous faut choisir de ne pas être donneur. C’est pourquoi, dans le cas de l’escalier décoré, la seule manière d’en faire une solution « par défaut » consisterait à créer des règles ou des normes d’usage spécifiques pour les escalators et les ascenseurs.

L’approche strictement psychologique analyserait l’inversion de la solution par défaut comme une incitation à ne pas choisir, fondée sur une préférence supposée (un « biais cognitif ») pour le statu quo, voire une tendance au « moindre effort ». L’approche sémiotique fera intervenir en revanche l’identification à l’actant collectif : dans un cadre institutionnel donné, la solution par défaut bénéficie en effet d’une hypothèse favorable, selon laquelle, si elle est ainsi proposée, ce serait parce qu’elle porte l’intérêt collectif, et qu’elle sera donc choisie par le plus grand nombre ; en revanche, la solution « à choisir » serait celle qui fait appel à des motivations individuelles, présumées diverses et singulières, voire stigmatisantes, et sans perspective d’appartenance à un quelconque collectif. Chaque fois que nous optons pour une solution par défaut, nous nous identifions à un actant collectif présumé consensuel ; chaque fois que nous optons pour l’option « à choisir », nous nous singularisons et nous prenons le risque du dissensus. Même automatique, l’alternative entre consensus et dissensus ne peut pas être réduite à un facteur strictement individuel, puisque, justement, il s’agit de choisir entre faire partie d’un collectif consensuel ou compter au nombre des individus dissensuels.

Conclusion

Quand nous prenons en compte l’ensemble de la configuration où interviennent les nudges, et notamment le milieu, les collectifs humains-non humains, et leurs interactions, le bénéfice d’une approche « écologique » apparaît d’emblée : plus d’efficacité, plus de valeurs investies, et une durabilité qui peut être gérée en intervenant à la fois sur le milieu global de la pratique, et sur les enchaînements entre les phases de la pratique stratégique. Cette approche écologique a au moins deux conséquences qui mériteraient d’être examinées plus précisément.

La première est méthodologique : un dispositif de type nudge ne doit pas être considéré comme un « motif » persuasif figé, une sorte de figure de rhétorique socio-politique isolable, mais comme un processus complexe et structuré, constitué de phases stratégiques successives, dont les enchaînements canoniques ou innovants font le succès ou l’échec.

Note de bas de page 11 :

Nous avons déjà signalé que la plupart des méthodes actuelles d’élaboration des nudges, notamment dans le domaine des politiques publiques, comportent de telles phases de participation et de validation collectives. Il faudrait donc en conclure que la pratique publique des nudges, tout en faisant référence à l’économie comportementale, en raison de son prestige scientifique, s’inspire pourtant d’autres références théoriques et idéologiques que celle de l’individualisme méthodologique.

La seconde est politico-anthropologique : les nudges les plus efficaces et les plus durables ne sont pas ceux qui s’adressent exclusivement aux intérêts « biaisés » des acteurs individuels, et qui apportent à chacun une gratification immédiate, en retour de l’effort accompli. Dans le processus de déploiement d’un nudge, apparaît nécessairement une phase ou plusieurs phases de validation collective11, à partir de laquelle chaque choix ou effort individuel contribue au renforcement de valeurs collectives, et à la capacité de l’actant collectif de restituer, ici ou ailleurs, tout à l’heure ou plus tard, sous telle ou telle autre forme, une part de ce que chacun y aura investi par sa contribution individuelle. Le nudge « écologique » ouvre alors sur un mode d’existence collectif où prévaut la réciprocité généralisée. Ce n’est plus alors un « modèle de propagande », mais un mode d’existence quasi utopique !