Interdépendances de l’Université : enchevêtrements et désenchevêtrements

Oscar Quezada MACCHIAVELLO

Université de Lima

https://doi.org/10.25965/as.6774

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : corps, dispositif, mécanisme, non sujet, nudge

Auteurs cités : Giorgio AGAMBEN, Jean-Claude COQUET, Daniel KAHNEMAN, Charles MORRIS, Cass SUNSTEIN, Richard THALER

Texte intégral
Note de bas de page 2 :

Cf. Carl Sunstein (2014, 2017 et 2019).

Si l’on explore la littérature produite sur les nudges, en particulier certains des livres de Cass Sunstein, on observe qu’ils prennent position sur des sujets qui dictent des conduites, c’est-à-dire qui, captés par des formes de vie déterminées et compromis avec des modèles de gouvernements, ciblent un changement des pratiques et des habitudes de tout type2. Ces conducteurs de conduites, qu’il s’agisse de gestionnaires, gérants, directeurs, chefs ou administrateurs, initiés aux stratégies des nudges, non contents de changer certains patrons de comportement jugés négatifs ou dysphoriques par d’autres positifs ou euphoriques, essaient également de maintenir ces changements, de les rendre permanents et durables dans le temps, en somme, ils cherchent à les consolider. Ils jouent donc de manière successive et simultanée avec des transformations dynamiques et stationnaires. Dans ce contexte, le nudge est :

[...] in any aspect of the choice architecture that alters people’s behavior in a predictable way without forbidding any options or significantly changing their economics incentives. To count as a mere nudge, the interventions must be easy and cheap to avoid. Nudges are not mandates. Putting the fruit at eye level counts as a nudge. Banning junk food does not. (Thaler et Sunstein, 2008, p. 6)

L’architecture du choix désignerait ainsi des changements d’états, s’opposant à leur permanence. Quand bien même ces architectes affirment que les nudges n’ont aucun caractère contraignant, qu’ils ne sont pas des ordres, dans les faits ils en donnent ou prétendent le faire, étant donné qu’ils réglementent. Bien qu’ils nient toute interdiction ou prescription comprises comme des mandats c’est-à-dire des ordres qui ordonnent de manière explicite –, la sémiotique ne peut pas ne pas considérer ces phénomènes comme des stratégies de manipulation (un faire de la part du S1 pour que S2 à son tour fasse quelque chose).

Sunstein et Thaler défendent l’utilisation des nudges et les définissent comme des mécanismes simples, économiques et respectueux de la liberté, inspirés de l’économie comportementale, supposés faire faire des économies, améliorer la santé et prolonger la vie des gens. Explorons donc les éléments de cette deuxième définition.

(i) « Mécanismes », à savoir architectures, conceptions ; dont le corrélat serait ces mécaniciens, architectes et designers du comportement humain.

(ii) « Simples », par opposition à « complexes » ; c’est ici que résident les catalyseurs de l’économie, aussi bien celui de l’argent – compatible avec « bon marché » ou « économique », par opposition à « cher » –, que celui de l’effort, compatible avec ce qui est « doux », avec ce qui est « suave », c’est-à-dire qui ne contraint et ne violente pas.

(iii) « Respectueux de la liberté », point critique de la définition, assimilé à un manipulateur « faible » qui nous montre son « faire » et, par conséquent, « laisse faire » ou « laisse ne pas faire », raison pour laquelle il soumet son mécanisme à un résultat (im)probable. En théorie, il est supposé veiller au pouvoir de l’autre (aussi bien son pouvoir faire que son pouvoir ne pas faire), c’est-à-dire à sa souveraineté en tant que sujet libre et autonome. Cependant, tout ceci pourrait être contesté car il y a une aspiration à changer les conduites et, en conséquence, à faire en sorte que l’autre, sans s’en rendre compte, obéisse, ne puisse pas ne pas faire ce qui est programmé par le nudge. Et nous savons que, d’une manière ou d’une autre, l’obéissance porte atteinte à la liberté ; plus subtilement, elle réduit (voire annule) la valeur de l’autonomie. Il en ressort que la « liberté » ou « l’autonomie » ne sont que des horizons utopiques.

(iv) « Inspirés de l’économie comportementale » : aussi bien Charles Morris (1994), fondateur de la sémiotique béhavioriste que Cass Sunstein, promoteur de la stratégie des nudges, proviennent de l’université de Chicago, berceau du néolibéralisme post-guerre froide. Le premier a ouvert la voie identifiant la sémiosis au processus dans lequel quelque chose fonctionne comme signe ; le deuxième, dans cette même ligne, prône la dissémination des signes (ou des marques) qui fonctionnent en changeant les conduites selon les prévisions d’un appareil de pouvoir (présenté comme Welfare State).

Cette économie comportementale, qui soutient la thèse des nudges, a été développée par Daniel Kahneman (2012). Les nudges, selon lui, « prétendent faire faire des économies, améliorer la santé et prolonger la vie des gens ». Les « mécanismes », placés par le « mécanicien » entre lui et « les gens », « prétendent » bien, indiquent une « tension vers » dont le corrélat est le schéma classique de la recherche : un état de manque d'un objet de valeur qui, grâce à une transformation, culmine en un état dans lequel ledit objet est réalisé par sa conjonction avec des sujets bénéficiaires. Si ces objets de valeur peuvent être thématisés de diverses façons, dans ce cas il se configurent autour de la possibilité de « faire des économies » (supposant que « l’on ait de l’argent » et qu’actuellement « on n’épargne pas suffisamment ou bien qu’on dépense à tort et à travers l’argent »), d’« améliorer la santé » (dans l’hypothèse où il faudrait atteindre un état de santé meilleur que l’actuel, menacé déjà par des maladies et des pathologies diverses), et de « prolonger la vie des gens » (à supposer qu’elle ne soit pas suffisamment longue).

Il nous faut maintenant englober tout ce qui précède dans le concept opératif et général de « dispositif ». Tant la forme architectonique que l’acte de disséminer des signes invitent la sémiotique à encadrer la pratique des nudges dans ce concept, qu’Agamben définit ainsi :

(1) Il s’agit d’un ensemble hétérogène qui inclut virtuellement chaque chose, qu’elle soit discursive ou non : discours, institutions, édifices, lois, mesures de police, propositions philosophiques. Le dispositif pris en lui-même est le réseau qui s’établit entre ces éléments. (2) Le dispositif a toujours une fonction stratégique concrète et s’inscrit toujours dans une relation de pouvoir. (3) En tant que tel, il résulte du croisement des relations de pouvoir et de savoir. (Agamben, 2007, pp. 10-12)

Plus loin, il écrit :

[...] J’appellerai littéralement dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants. (id., p. 21)

Sans aucun doute, nous sommes face à des réseaux d’institutions, des discours de scénarios urbains, des programmes/contre-programmes.

Note de bas de page 3 :

« À la lumière de cette généalogie théologique, les dispositifs de Foucault acquièrent une importance plus grande encore dans un contexte où viennent se croiser les “positivités” du jeune Hegel, mais aussi le Gestell du dernier Heidegger, dont l’étymologie n’est pas sans rapport avec celle de dis-positio, dis-ponere (l’allemand stellen correspondant au latin ponere). Quand Heidegger, dans La Technique et le tournant, écrit que Ge-stell signifie communément “appareil” (Gerät) mais qu’il entend par ce terme “le recueillement de cette dis-position (Stellen) qui dis-pose de l’homme, c’est-à-dire qui exige de lui le dévoilement du réel sur le mode du commandement (Bestellen)”, la proximité de ce terme avec la dispositio des théologiens mais aussi avec les dispositifs de Foucault devient évidente. Ce qui rassemble tous ces termes c’est le renvoi à une économie, c’est-à-dire à un ensemble de praxis, de savoirs, de mesures, d’institutions dont le but est de gérer, de gouverner, de contrôler et d’orienter, en un sens qui se veut utile, les comportements, les gestes et les pensées des hommes ». (Agamben, 2012) [https://www.cairn.info/revue-poesie-2006-1-page-25.htm#pa23]

L’université, en tant qu’institution impliquée dans ces réseaux, tente également de gouverner les conduites. Elle peut s’identifier, de manière plus ou moins critique, à l’action des appareils de pouvoir décidés à faire face à n’importe quelle urgence et à obtenir un effet plus ou moins immédiat. Elle est elle-même un appareil de pouvoir appelé à délimiter, à démêler des processus de subjectivation viciés par des intérêts subalternes à ceux des communautés académiques qui défendent la dignité de la vie. L’université conjugue son pouvoir de produire des connaissances avec une aimable volonté de faire savoir ce qui convient3. Or, dans un contexte politique de corruption généralisée, comment l’université peut-elle inspirer le pays avec les modes éthiques de l’entreprise ?

N’oublions pas que, les nudges étant des dispositifs, ils émergent, apparaissent et prennent corps dans le cadre d’une idéologie néolibérale. Nous avons restreint le concept « d’idéologie » simplement à l’opération par laquelle une instance de discours actualise certaines valeurs qu’elle sélectionne dans des systèmes axiologiques d’ordre virtuel. L’idéologie possède donc un lien génératif avec l’axiologie : les valeurs en système de l’une se transforment en valeurs en processus de l’autre. De sorte que les générateurs de conduites, actants destinateurs, source des valeurs devant être sélectionnées et mises en discours, s’adressent à des actants destinataires, cibles qu’ils visent, en espérant transformer certaines de leurs pratiques. Dans cet ordre des choses, les nudges, en tant qu’objets, seront à leur tour des actants de contrôle (qui semblent ne pas contrôler). Ces trois positions actantielles peuvent être thématisées de plusieurs manières. En effet, derrière les différentes stratégies d’incitation ou de « coups de pouce en douceur », on retrouve une instance de production qui s’auto-reconnaît et s’identifie au paternalisme libertarien, compris comme base pour une politique commune.

La valeur recherchée, actualisée et protégée est, sans aucun doute, la liberté ; qui, du point de vue axiologique, serait le contraire de l’oppression. Néanmoins, il s’agit d’une liberté canalisée, subtilement contrôlée, par un « père » face auquel le citoyen, destinataire de ces stratégies, occupe la place de « fils ». Même si en général ce « fils » prend de meilleures décisions que celles que prendraient ceux qui prétendent décider à sa place, il est tout aussi vrai qu’il commet beaucoup d’erreurs, certaines extrêmement dangereuses et contre lesquelles les marchés peuvent fournir une protection importante. Les nudges doivent donc altérer sa conduite actuelle de manière significative. Dans la perspective d’un fonctionnement social optimal, l’intervention paternelle ponctuelle est, par conséquent, justifiée : il faut discipliner le corps de ce fils, faire en sorte qu’il continue à se sentir libre, garantir son fonctionnement en tant qu’engrenage d’une machinerie mercantile soumise à l’impératif de l’efficience et de l’efficacité économique. Comme nous le voyons, cet impératif rajoute deux valeurs supplémentaires, en harmonie avec la première, qui relèvent respectivement du quoi et du comment de l’action. C’est pourquoi, en préservant toujours la spontanéité des comportements, il faut minimiser les ressources, réduire les risques et optimiser les gains de toute sorte. En fin de compte, si les choses ne se passaient pas bien, la liberté de décision continuerait à être le meilleur garde-fou contre une mauvaise architecture des décisions.

Ainsi, la sémiotique exige d’analyser et d’interpréter la thèse pragmatique des nudges en l’insérant dans des systèmes de différences (ou de dépendances) : la relation /père vs fils/, verticale, met « l’architecte des décisions » dans une position supérieure selon une hiérarchie implicite ; et le citoyen, ce « fils non avoué », qui ne reconnaît pas nécessairement, quant à lui, une quelconque coaction d’un supposé « père » sur sa conduite, dans une position inférieure. De la même manière, la relation /libertaire vs autoritaire/ permet de distinguer ce qui est facultatif de ce qui est obligatoire. En ce sens, le conducteur libertaire serait une autorité qui autorise (ne pas devoir faire) et qui permet (ne pas devoir ne pas faire) ; par opposition au conducteur autoritaire, autorité qui prescrit (devoir faire) et interdit (devoir ne pas faire). Le premier proposerait, le second imposerait. Voici une première nuance qui a son importance dans la schématisation du parcours qui va des formes « fortes » aux formes « faibles » de la manipulation. On retrouverait parmi ces dernières les formes d’incitation qui caractérisent les nudges.

Note de bas de page 4 :

En ce sens, il existe deux modes pour affecter cette compétence. Premièrement, la « guerre » de la manipulation, où le « faire des choses » pèse davantage que le « dire des choses », et où le manipulateur vainc le manipulé. Deuxièmement, « l’art de manipuler », où les poids sont invertis grâce à l’élément spécifiquement persuasif : le manipulateur convainc le manipulé.

Si nous ramenons tout ce qui précède à la théorie générale de l’action, nous serions en présence d’un manipulateur qui, d’un côté, en niant partiellement le faire qui définit toute action, n’a pas recours à son faire typique ; et qui, de l’autre, fait autre chose en poursuivant, à long terme, les mêmes fins. Nous ne sommes plus face à un manipulateur canonique s’adressant directement à la compétence du manipulé dans le but de changer ses motivations, ses croyances et ses aptitudes4, mais face à un sujet qui fait quelque chose mais qui ne semble pas faire. En résumé, ce manipulateur n’agit pas devant le manipulé mais, au contraire, se profile comme un orchestrateur habile, caché derrière une scène pratique montée par lui-même. Inventeur ingénieux d’un dispositif pratique, truc ou piège, d’abord imaginé et ensuite expérimenté, il met à l’épreuve le destinataire-sujet, qui va croire qu’il agit modélisé par son propre vouloir et va ainsi se sentir libre. Ce marionnettiste, metteur en scène ou scénariste insidieux, n’agit pas, ou du moins pas directement ; il met plutôt à l’épreuve la compétence du destinataire, en la confrontant à des conditions et à des situations créées par lui-même en tant que destinateur, comme dans un pari ou un jeu de cartes. En ce qui concerne le destinataire-sujet, en termes d’effets pratiques se sentir libre équivaut pour lui à être libre ; mais, en termes d’effets logiques, quand bien même être libre présuppose se sentir libre, se sentir libre n’implique pas nécessairement l’être.

Cela nous conduit à penser à une logique positionnelle, corrélative à un univers de la présence, en contraste avec la logique transformationnelle, corrélative à un univers de la jonction. En effet, une fois réalisée, l’expérimentation du nudge peut être comprise comme un énoncé déjà terminé, clos. Mais le nudge en acte est autre chose : il nous conduit vers un sujet ouvert à tous les possibles, et qui à tout moment peut donc tester et inventer de nouveaux parcours. C’est-à-dire exactement le sujet imaginé par « l’architecte des décisions » dans une société ouverte.

Note de bas de page 5 :

Cf. Jean-Claude Coquet (1985).

Note de bas de page 6 :

Thaler et Sunstein (op. cit., p. 19).

Note de bas de page 7 :

Le système automatique est non contrôlé, sans effort, associatif, rapide, inconscient et expert. Le système réflectif est contrôlé, laborieux, déductif, lent, auto-conscient et normalisé (Thaler et Sunstein, op. cit., pp. 20-21).

Il est également important de rappeler que, dans la perspective théorique forgée par Coquet5, il existe une scission chez le prime actant (dans son modèle, comme nous le savons, le second actant est l’objet, et le tiers actant, le destinateur). D’un côté, le non-sujet se limite à prêcher à travers ses actes, il suit des parcours préétablis, programmés d’avance. C’est précisément pour cela qu’il est considéré phénoménologiquement comme un corps et même comme une chair ; ce qui renvoie, du moins en partie, en termes psychanalytiques, à la couche de l’inconscient. Quoi qu’il en soit, il s’agit du siège des motions, des impulsions, des émotions et des passions. D’un autre côté, le sujet ne se contente pas de prêcher, mais il perçoit également ; il reconnaît, affirme, juge, évalue, délibère et décide de suivre l’un ou l’autre des parcours possibles. Considérer la scission du prime actant chez Coquet contribue à la compréhension sémiotique de la thèse neuroscientifique de Kahneman que les théoriciens des nudges prennent comme base : « the approach involves a distinction between two kinds of thinking, one that is intuitive and automatic, and another that is reflective and rational »67. Ainsi, sans toutefois postuler une coïncidence totale, il est relativement facile de rattacher le non-sujet au premier système cognitif et le sujet au second ; surtout si l’on considère que, dans la perspective neuroscientifique, ces systèmes s’intègrent à un individu en tant que totalité ; et que, dans la perspective sémiotique, le non-sujet et le sujet donnent forme à un seul actant, individuel ou collectif. L’intérêt de cette théorie réside dans l’ouverture sur le corps et sur la chair. Ce point de vue suggère une nouvelle dimension et enrichit considérablement l’approche traditionnelle des phénomènes de manipulation.