Approche sémiotique du nudge

Anouar BEN MSILA

Faculté des Lettres de Meknès (Université Moulay Ismaïl / Maroc)
Equipe de Recherche Langages, Textes et Discours

https://doi.org/10.25965/as.6770

Index

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Mots-clés : actantialité, illusion, liberté, modalités, nudge, véridiction

Auteurs cités : Roland Barthes, Jean-Claude COQUET, Joseph COURTÉS, Jacques FONTANILLE, Algirdas J. GREIMAS, Emmanuel LEVINAS, Cass R. SUNSTEIN, Richard H. THALER, Alessandro ZINNA

Plan
Texte intégral

1. Introduction

La présente étude consiste en une lecture sémiotique du nudge. Deux postulats sous-tendent notre propos : l’un a trait au cadre théorico-méthodologique où s’effectue cette lecture ; l’autre concerne le statut conféré au nudge. Celui-ci sera envisagé comme complexe signifiant, et c’est dans l’optique d’A. J. Greimas et J. Fontanille que nous entreprendrons la construction de certaines de ses caractéristiques.

Nous commencerons par faire percevoir la spécificité du nudge en le différenciant de formes de signification – principalement le défi – fondées, elles aussi, sur l’incitation. Cela nous donnera l’occasion de distinguer l’incitation propre au nudge de la manipulation, catégorie plus large. Car, à la différence de cette dernière qui participe foncièrement de la dimension cognitive, le nudge procède de la dimension pathémique ou passionnelle. Il est plus un /faire sentir/ qu’un /faire croire/. Ensuite, nous étudierons la structure actantielle sous-jacente, ce qui nous permettra d’identifier les protagonistes en jeu et d’expliciter le type de relation qu’ils entretiennent entre eux. Puis, nous aborderons les modalités en raison de leur lien étroit avec l’actantialité et de leur exploitation spécifique par le nudge. Leur traitement, qui tient une place de choix dans notre étude, s’effectuera dans le cadre de la syntaxe intermodale telle que J. Fontanille l’a étudiée à partir des passions. Enfin, mais en guise d’ouverture, nous essaierons d’interroger, au plan de la véridiction, la liberté de choix. Le nudge, s’il se présente comme un /faire sentir/, cultive également l’illusion (/faire croire vrai/) qui détermine son caractère « insidieux », voire mensonger (sémiotiquement parlant). Et, comme le faisait remarquer A. Zinna lors de sa synthèse de clôture du colloque, le nudge s’apparente au « mythe » dans l’acception barthésienne du terme (Barthes, 1957). Il apparaît comme une incitation adressée au sujet ou citoyen à prendre la bonne décision en toute liberté, alors qu’il s’agit au fond d’une prise de décision dictée, imposée comme bonne, et finalement subie par le sujet. D’où l’inversion « mythifiante » du nudge. Or, la sémiotique, qui est une cryptanalyse, un déchiffrement de discours (une démythification), contribue à redresser ce reflet inversé (Barthes, 1984, p. 79). Ainsi pourrons-nous élucider le trait illusoire affectant la liberté au sein de ce processus qu’est le nudging.

Resterait à délimiter ce qui pourrait constituer un corpus. L’intelligibilité du nudge sera envisagée à partir de Nudge. Comment inspirer la bonne décision, ouvrage coécrit par R. H. Thaler et C. R. Sunstein (2010). Ce choix nous amène à assigner au nudge un double caractère sémiotique. Il forme à la fois un langage-objet (le nudge comme tel, et innombrables sont les nudges dans nos sociétés) et un métalangage, celui des deux auteurs précités, qui est un langage se tenant sur le nudge, lui-même un langage, un procès de signification.

2. Le nudge, une incitation spécifique

Le nudge mérite d’appartenir à ces comportements regroupés dans l’« incitation ». En effet, relève de l’incitatif ce qui fonctionne fondamentalement sur le modèle de la factitivité, syntaxiquement conçue comme un /faire-faire/. Or, l’incitation, la méthode douce, l’architecture du choix, autant d’activités fondatrices du nudge, forment des opérations factitives ; elles en sont, sur le plan discursif, les manifestations lexicales. Mais l’incitation n’est pas le propre du nudge. Et l’on se souvient de l’étude du défi naguère entreprise par A. J. Greimas, où ce fondateur de la sémiotique européenne définit le défi comme étant « l’acte d’inciter quelqu’un à faire quelque chose », le prédicat inciter – avec les parasynonymes figuratifs pousser, amener, conduire, entraîner, que l’on retrouve sans peine – apparaissant comme la lexicalisation, à la surface du discours, de la factitivité » (Greimas, 1983, p. 214).

Or, bien qu’il participe de l’incitation, le défi n’est pas le nudge. Le défi possède un caractère provocateur ; d’où ces propos greimassiens : « Dans le cas de la provocation par défi qui nous intéresse en ce moment, le message persuasif du sujet manipulateur qui accompagne la proposition de contrat consiste à signifier au sujet qu’on prépare à manipuler son manque de compétence » (ibid., p. 215). Or, le nudge ne comporte pas le trait de provocation, mais de « douceur ». C’est une incitation soft, un coup de pouce en douceur. Preuve en est que le sujet n’est pas, comme dans le défi, « averti de son insuffisance modale (du “ne pas pouvoir faire”) » (id.) ; il est, au contraire, incité à prendre la bonne décision selon la modalité du « pouvoir faire », qui correspond à la liberté. Cette compétence modale est supposée acquise par le sujet, du moins présentée comme telle. Le nudge n’est pas non plus la menace ou l’intimidation, toutes deux fondées sur le « faire peur » ou la violence verbale, et qui par ailleurs relèvent de l’incitation. La construction de la spécificité du nudge devrait donc être située sur un terrain autre que celui de la simple incitation.

Il ne fait pas de doute que le nudge a trait à la manipulation, qui « se caractérise comme une action de l’homme sur d’autres hommes, visant à leur faire exécuter un programme donné » (Greimas et Courtés, 1979, p. 220). À la différence de l’opération, qui est une action de l’homme sur les choses (/faire-être/) et qui appartient à la dimension pragmatique (faire), la manipulation participe de la dimension cognitive (/faire croire/). Il n’en demeure pas moins que le trait manipulatoire reste relatif, voire insuffisant pour spécifier le nudge. Celui-ci, qui est un /faire sentir/, procède de la dimension passionnelle. Il diffère donc de la manipulation. En voici un exemple recueilli dans l’ouvrage de Thaler et Sunstein (op. cit., p. 88). Pour inciter un de ses collègues à avancer sensiblement dans la rédaction de sa thèse et devenir titulaire, un enseignant-chercheur engage l’incitation suivante : il encaisserait le chèque que le futur thésard laisse en caution s’il ne recevait pas de chapitre rédigé à la fin de chaque mois. Bien plus, avec l’argent encaissé, l’initiateur de cette incitation financerait une fête à laquelle ne devrait pas prendre part le « rédacteur » de la thèse. Or, l’incitation a opéré, a porté ses fruits, puisque la rédaction fut assidue et la thèse achevée et soutenue à temps.

Faire ressentir la douleur infligée par l’exclusion de l’ambiance festive et par l’encaissement du chèque a, semble-t-il, plus de puissance incitative que l’idée, somme toute acquise, que la titularisation dépend de la finalisation du projet de thèse. Cela dit, il serait facile de faire aboutir toutes les thèses et de permettre aux enseignants-chercheurs en cours de titularisation de l’être, s’il suffisait d’exercer sur eux un /faire sentir/ dysphorique. Mais, ce qui nous retient pour le moment, ce n’est pas tant l’aboutissement ou non du nudge, le résultat par lequel il se solde, mais la « passionnalité » sur laquelle il repose.

Par ailleurs, et toujours au sujet de la manipulation, cette phase narrative s’inscrit dans un dispositif théorique plus large, celui du schéma narratif, qui compte également la compétence, la performance et la sanction (Courtés, 2003, pp. 88-100). Or, dans le nudge, la sanction semble quasi-absente : « il [le paternalisme libertaire] n’enferme pas les gens dans des choix irréversibles, pas plus qu’il ne les pénalise en cas d’erreur » (Thaler et Sunstein, op. cit., p. 24). Et comme elle sert logiquement la sanction, la manipulation perd de sa pertinence narrative. Il en va de même de la performance, présupposée par la sanction. D’ailleurs, dans le nudge, le faire performantiel reste en suspens ; et il l’est au profit de la compétentialisation (l’inspiration de la bonne décision), qui concerne davantage l’être du sujet que son faire. Mais, dans le nudge, la compétentialisation elle-même apparaît sous une forme bien spécifique : il s’agit moins de transmission d’une capacité à faire que d’amélioration d’une compétence déjà constituée, supposée acquise. Et on peut alléguer ce propos formulé par Thaler et Sunstein : « Un bon système d’architecture du choix aide les gens à améliorer leur aptitude à se repérer et donc à choisir les options les plus bénéfiques dans leurs cas précis » (op. cit., p. 169).

C’est donc question d’augmentation de degré d’aptitude et non de comblement d’un manque de capacité chez le sujet, tout comme il est plus question d’optimisation de choix que de faire choisir. L’accent est davantage mis sur la qualité d’une option (bonne décision) que sur l’option elle-même – sur sa nature. Autrement dit, on assiste à une inflexion, de la part du Destinateur, inflexion qui crée chez le sujet une impression de liberté de choix. D’ailleurs, le nudge correspond à une inspiration, à un /pouvoir/ décisionnaire, qui se voudrait assez proche de la puissance poétique (l’essence de la poésie réside dans le poème comme langage, elle consiste plus dans l’acte poétique lui-même que dans le contenu du poème). Dans le nudge, on dirait que le sujet se décide de lui-même. Il semble s’affranchir de la relation de transcendance, marquée par le /devoir/ qui d’habitude le lie au Destinateur-Manipulateur (Greimas et Courtés, 1979, pp. 220-221). Le sujet ne se réduit plus au rôle instrumental qu’il est censé tenir dans la structure hiérarchique de la manipulation. Et toutes les propriétés sémiotiques formulées ci-dessus confèrent au nudge de l’autonomie vis-à-vis de la narrativité stricto sensu et de ses schèmes canoniques.

Mais une décision n’est qualifiée de « bonne » que si elle sert une action tout aussi bonne (une belle action). Intervient alors le sens éthique dans l’action. Mais l’éthique serait coquille vide, schèmes abstraits, si elle n’était pas ancrée dans le politique. Or, l’éthique se déploie au sein de la Cité, et par là régule le politique, qui à son tour régit la vie commune. Dans le nudge, politique, éthique et sémiotique semblent interdépendantes. L’éthique est signifiance, car elle consiste en un corps de valeurs qui confèrent du sens à l’existence. Réciproquement, la signification est intimement liée à l’éthique, et c’est par l’intermédiaire des actes de langage, telle la promesse, que s’établit une relation de nécessité entre sens éthique et signification sémiotique. Le nudge mérite donc de plein droit d’appartenir aux pratiques sémiotiques. Et c’est dans la perspective épistémologique et méthodologique des pratiques, déjà mise en avant par J. Fontanille (2008, pp. 235-292), qu’il importera de le regarder de plus près.

S’il participe des dimensions passionnelle et cognitive, le nudge a également partie liée avec la dimension pragmatique. Toutefois, plusieurs conditions doivent être préalablement remplies pour rendre convaincant notre propos. Les états et transformations, de nature pragmatique, seront augmentés d’une valeur politique, ce qui élève le /faire/ au rang d’agir. Ensuite, l’agir sera porteur d’une finalité au sens téléologique. D’où l’ouverture de l’action à l’éthique. Puis, au niveau épistémologique, il y a surdétermination du pragmatique et du cognitif par le passionnel, qui est régissant, car les passions, on le sait, influent considérablement sur la prise de décision, pour le meilleur et pour le pire.

3. Structure actantielle

En tant qu’incitation, le nudge se compose d’un Destinateur, d’un sujet et d’une relation contractuelle entre ces deux actants, laquelle consiste en un partage de valeurs aussi bien modales qu’axiologiques. À​ cet effet, les prédicats de /devoir/, /vouloir/, /savoir/ et /pouvoir/ se révèlent déterminants. Il est vrai que la notion de Destinateur rappelle la structure actantielle de la manipulation. Mais on remarquera que nous nous sommes gardé d’y adjoindre le terme de « manipulateur ». Si le nudge excède l’activité manipulatoire stricto sensu, son fonctionnement intrinsèque repose sur la présence, implicite ou explicite, d’un Destinateur, l’actant initiant l’incitation. Ce qui s’avère pertinent, c’est à la fois l’identité du Destinateur et la relation s’établissant entre lui et le sujet : « Les nudges n’ont aucun caractère contraignant. Mettre les fruits à la hauteur des yeux des enfants, cela compte comme un nudge. Mais certainement pas interdire les snacks, confiseries et sucreries » (p. 25). Dans bon nombre de nudges, le Destinateur garde l’anonymat, et en cela, il s’apparente au discours mythique : « Le mythe, proche de ce que la sociologie durkheimienne appelle une "représentation collective", se laisse lire dans des énoncés anonymes de la presse, de la publicité, de l’objet de grande consommation ; c’est un déterminé social, un “reflet” » (Barthes, 1984, p. 79). Or, la relation entre le Destinateur et le sujet fait justement l’objet d’inversion : le nudge s’attache à inverser en égalité la hiérarchie entre le Destinateur et le sujet, relation asymétrique où le premier tient la position d’actant hypéronyme par rapport au second (hyponyme).

Bien que le Destinateur soit affecté d’anonymat, il est plausible d’en esquisser, ne serait-ce que provisoirement, quelques traits identitaires. En effet, sur le plan sémantique, les actants de Destinateur et de sujet sont remplis par des acteurs dont l’identité varie suivant les cas étudiés. En raison d’entités actorielles récurrentes, on peut investir le Destinateur par « le gouvernement », « le service public » et « le service privé ». Et Thaler et Sunstein d’affirmer : « les éléments qui justifient le paternalisme libertaire des institutions privées s’appliquent également à l’État » (op. cit., p. 25). Dans le nudge comme métalangage, le Destinateur peut correspondre à l’architecte du choix, l’inspirateur de la bonne décision. L’actant sujet, lui, peut s’investir en tant que « citoyen ».

En bonne structure logico-sémantique, et compte tenu de l’esprit de l’ouvrage de Thaler et Sunstein (op. cit., pp. 38-40), aux antipodes du Destinateur, qui soutient le « paternalisme libertaire ou libertarien », se profile, en filigrane, un anti-Destinateur, à savoir les détracteurs du nudge ou les tenants du strict paternalisme : les « interdictions [d’héroïne, de prostitution ou d’alcool au volant] peuvent être considérées non comme du paternalisme libertaire, mais comme du paternalisme pur, même si les intérêts de tierces personnes sont également en cause » (p. 90). Les tenants du paternalisme pur défendent plutôt l’interventionnisme, puisque pour eux, le citoyen ou celui qui fait partie du « commun des mortels », ne serait pas toujours doté de la compétence nécessaire à la prise de la bonne décision. En plus de cet actant contraire au Destinateur, il y a l’actant contradictoire, en l’occurrence le non Destinateur ; il correspond aux tenants du « laissez-choisir » qui prônent une totale liberté du citoyen, compétent, d’après eux, à prendre la bonne décision.

Corrélativement, chacun des trois Destinateurs se trouve face à un type spécifique de sujet ; d’où la structure ternaire suivante : Destinateur/sujet ; anti-Destinateur/anti-sujet ; non Destinateur/non sujet. Si le sujet renvoie au citoyen responsable, l’anti-sujet ou contre-citoyen correspond à une personne assistée, peu libre. Quant au non sujet ou non citoyen, il jouirait d’une liberté excessive et serait à la fois peu responsable et livré à lui-même. Pour davantage de précision, et en raison de l’étroite relation entre actantialité et modalisation, l’identité de ces différents actants gagne à être nuancée au plan modal. À​ cet effet, nous nous inspirerons de l’idée de responsabilité telle que la conçoit E. Levinas (2012). Ce philosophe de l’éthique et de l’altérité nous invite en effet à envisager la responsabilité en termes modaux : celle-ci est un /devoir-faire/ fondé sur le /vouloir/ d’un /devoir/ qui est désir. Cette relation interactive entre le déontique et le volitif a l’avantage de différencier l’éthique de la morale. À la différence de l’éthique ainsi conçue, la morale est strictement injonctive ; elle se réduit au seul prédicat de /devoir/ articulé en /devoir faire/ ou prescription, et à celui de /devoir ne pas faire/ ou interdiction. La morale est à l’éthique ce que la grammaire normative est à la linguistique et à la sémiotique, toutes deux descriptives et explicatives.

Dans cette perspective, le citoyen, qui est responsable, dispose de plus de /devoir/ et de plus de /vouloir/, tandis que le contre-citoyen se définit par plus de /devoir/ et moins de /vouloir/, et qu’inversement, le non citoyen se caractérise par plus de /vouloir/ et moins de /devoir/. Seul le citoyen atteint donc à l’équilibre entre le déontique et le volitif, ce qui justifie la dimension éthique de la citoyenneté.

4. Dynamique modale

Confrontées au nudge, les modalités canoniques seront légèrement augmentées de valeurs de signification. Le /vouloir/ sera à la fois désir et volonté. Le /savoir/, qui est selon nous anticipatif, aura trait au temps dans l’acception politique du terme. Le /pouvoir/ ancre l’/être/ et le /faire/ du sujet dans l’expérience concrète et sensible, l’inscrivant ainsi dans une double présence : la présence au monde et la présence à autrui. Le /devoir/, subsumé comme il est par le /vouloir/, engage la responsabilité du citoyen dans la Cité. Ces traits de signification, on l’aura remarqué, partagent le trait complexe « éthico-politique ». L’autre valeur de signification provient des relations qu’entretiennent les modalités entre elles. Par exemple, le /vouloir/ qui inaugure l’incitation s’articule au /savoir/ qui le détermine et le complète, tandis que le /vouloir/ qui par la suite clôt l’incitation s’articule au /devoir/ qu’il régit. D’où la dynamique modale qui, en plus du caractère structural, oriente le processus de nudge.

Mais ni le modèle greimassien (Greimas, 1983, pp. 67-92), celui d’avant la sémiotique des passions, ni celui proposé par J.-Cl. Coquet (1989) en termes de combinatoire modale, ne pourront adéquatement rendre compte de cette dynamique. En revanche, la syntaxe intermodale telle qu’elle est construite par J. Fontanille dans le cadre des passions s’avère fructueuse (Fontanille, 1995, pp. 177-193). De l’engendrement et des transformations des modalités les unes par les autres et dans les autres, nous ferons un des principes majeurs. Par exemple, et au risque d’anticiper sur ce qui suivra, le /savoir/, toutefois anticipatif et incarné (non abstrait), produit une « rupture notoire » dans le comportement du sujet. Car le /savoir/ transforme le volet négatif du /vouloir/ en un /vouloir/ positif, tout comme il transforme le volet nuisible du /pouvoir/ en un /pouvoir/ salutaire. Non seulement le /savoir/ est transformateur, mais il est salvateur : à partir de la part dysphorique du /vouloir/ et du /pouvoir/ qu’il modifie, le /savoir/ engendre une part euphorique, toute positive.

4.1. Vouloir et savoir

Ce qui compte dans le nudge, c’est plus le contexte du /vouloir/ que l’absence ou la présence de cette modalité. Choisir n’est pas toujours tâche aisée, et plus les enjeux d’une décision sont importants, plus le bon choix est délicat. En effet, l’importance de l’enjeu entraîne une réduction de fréquence d’occasions de choix (il y a moins d’« entrainement » à choisir). Par exemple, le mariage, qui en général reste un grand événement, n’advient pas dans une vie tous les ans, et par conséquent, réduites sont les possibilités de se marier. Cela est d’autant plus vrai que l’idée d’un éventuel échec complique le désir de choisir le bon conjoint. Or, cette complication justifie l’intervention du Destinateur ou architecte du choix auprès du citoyen par un /faire-vouloir/ qui est aussitôt relayé par un /faire-savoir/. Car ce qui risque de faire entrave au bon choix, c’est la méconnaissance de la conséquence de la décision à prendre, l’imprévisibilité du futur. Moins on connaît, par la force des choses, le résultat du choix, plus on a du mal à choisir. C’est dans ce contexte décisionnel que le /savoir/, articulé avec le /vouloir/, acquiert toute sa force opératoire.

Parmi les différentes manifestations du /faire-savoir/, on peut compter le « retour d’information », « l’évitement de l’excès de retour d’information », la « mise à disposition de repères », « l’anticipation des erreurs », « l’effet de mesure » (Thaler et Sunstein, op. cit., pp. 140-167). Toutes ces mesures cognitives servent à optimiser la relation entre le bon choix et la satisfaction qui en découle. Seule une vision rétrospective, l’après-coup du choix, peut renseigner le citoyen sur la qualité positive ou négative de sa décision. L’évaluation d’un choix étant logiquement et chronologiquement postérieure à l’acte de choisir, il y a un décalage entre le désir de l’objet de quête et l’expérience toute concrète qu’on en fait réellement. Pour parler comme les psychanalystes, nous dirons qu’il n’y a point de coïncidence entre le principe de désir et le principe de réalité. Or, l’insuffisance du /vouloir/ est palliée à l’aide du /savoir/ annoncé, préfiguré, sur la conséquence du choix effectué. On assiste à une mise en scène où la bonne décision est prise par anticipation de son aboutissement.

C’est dire que le /vouloir/ et le /savoir/ sont hiérarchiquement structurés, en ce sens que la modalité cognitive surdétermine la modalité volitive. Le /savoir/ est alors régissant, généralisant et anticipatif. La méthode douce, qui est une anticipation réfléchie du résultat du choix en question, consiste à faire en sorte qu’il y ait un passage de la suite modale négative /- vouloir/ et /- savoir/ à celle, positive, de /+ savoir/ et /+ vouloir/, où le /savoir/ positif transforme le vouloir négatif en un /vouloir/ tout aussi positif. D’autre part, le /savoir/ ne fonctionne plus seulement comme un vecteur de connaissances et un facteur modal ; il devient un opérateur temporel qui régule une décision présente, réelle, par sa conséquence future et potentielle. Cet aspect prospectif confère au /savoir/ une valeur politique et pragmatique : celle de savoir anticiper l’événement, de saisir l’instant opportun, comme on dit, pour ensuite agir efficacement. Cela ne va pas sans rappeler la distinction établie par J.-Cl. Coquet (1989, p. 87) entre sujet de quête et sujet de droit, à cette différence près que l’on assiste à une scène projective où il est fait en sorte que l’affirmation d’un savoir de l’identité – définie par la combinaison modale suivante : /savoir pouvoir vouloir/ (SPV) –, précède l’affirmation de la quête de l’identité, caractérisée par la combinaison inverse : /vouloir pouvoir savoir/ (VPS).

4.2. Savoir et pouvoir

Le traitement du /savoir/ nous amène à regarder de près la situation du /pouvoir/, étant donné que la modalité pragmatique semble influer sur la modalité cognitive. Parmi les manifestations du /pouvoir/, on retient « l’utilité du nudge et son caractère non préjudiciable », « la focalisation de l’immédiateté des bénéfices ou du résultat positif en général », « le report du coût ou de l’effort à consentir », « l’exploitation de l’option par défaut ». Pour s’en tenir à cette dernière, « les options par défaut sont omniprésentes et puissantes », écrivent Thaler et Sunstein (op. cit., p. 157). Dans le cadre du /vouloir/ et /savoir/, envisagé précédemment, il est question de rareté d’occasions de choix (fréquence optionnelle), alors qu’avec le /savoir/ et /pouvoir/, il s’agit d’embarras de choix (quantité optionnelle). Qu’en est-il alors « modalement » de ce dernier cas ? Devant la multiplicité des choix s’offrant à lui, le citoyen se trouve perplexe, impuissant à prendre la bonne décision. Cette perplexité s’explique par le manque de /savoir/ concret sur les différentes options possibles. Or, par le nudge, le citoyen devient en mesure de surmonter sa perplexité et de s’orienter vers le choix judicieux. Par une décision optimale, il importe de transformer le /savoir/ virtuel sur les diverses options proposées en une situation effective ou pratique. C’est ainsi que le /savoir/ devient /savoir-faire/ et acquiert une valeur pragmatique qui s’ajoute à sa valeur cognitive. Il y a transformation de la connaissance abstraite et insuffisante en une expérience toute vivante, ce qui provoque un passage nécessaire du /savoir/ au /pouvoir/, où le second semble modifier et compléter le premier. Il s’ensuit une inversion des positions dans la structure hiérarchique des modalités : le /savoir/ qui auparavant tenait la position de modalité régissante (il surdéterminait le /vouloir/) devient à présent régi (le /pouvoir/ paraît régir le /savoir/ et devenir à son tour généralisant).

À vrai dire, la surdétermination du /savoir/ par le /pouvoir/ relève du provisoire, du transitoire, car le /savoir/ finit par prendre sa revanche sur le /pouvoir/, rétablissant ainsi son rôle de modalité surdéterminante de départ. C’est ce qui apparait dans ce comportement particulier appelé « maîtrise de soi » (Thaler et Sunstein, op. cit., p. 85) et qu’on peut sémiotiquement concevoir comme un /pouvoir-être/. En effet, dans la « maîtrise de soi », il s’agit bien de ce qui peut recevoir la lexicalisation de « contrôle », c’est-à-dire de ce qui appartient au /pouvoir ne pas faire/. Or, se contrôler dans des situations délicates n’est pas toujours aisé. Par exemple, même si on sait pertinemment que le chocolat rend redoutable la balance, parfois on ne peut pas s’en priver, ni même en consommer avec modération. Et pour faire face à la tentation, pour disposer de la « capacité » nécessaire ou /pouvoir faire/, il est nécessaire d’avoir recours à la dimension cognitive, en faisant plus attention aux gourmandises. Car c’est par l’acquisition d’un /savoir/ adéquat que le sujet atteint à la maîtrise de soi.

Pourquoi le /savoir/ devient-il aussi décisif ? L’impuissance du sujet, son /ne pas pouvoir faire/, est due à un décalage chez lui, à une tension entre deux instances le constituant, à savoir le moi conscient et prévoyant, qui relève du réflexif, et le moi agissant, qui relève plutôt de l’instinctif (passionnel), qui agit par automatisme. Dans ce cas, on a affaire à un syncrétisme, puisqu’un même acteur assume deux dôles actantiels distincts et antagoniques. En attestent ces propos de Thaler et Sunstein : « Le moi agissant est hélas souvent difficile à tenir en bride (vous pourriez contrôler Homer vous ?) ; il est capable de faire échouer les efforts les plus acharnés du moi prévoyant » (op. cit., p. 86). Or, la résolution de cette tension, qui implique l’accomplissement de la maîtrise de soi, repose principalement sur le triomphe du moi prévoyant sur le moi agissant (le sujet l’emporte sur le non sujet). C’est en effet par l’anticipation réfléchie que le sujet parvient à vaincre la tentation irrésistible à laquelle il se trouve assujetti. C’est ainsi que le /savoir/ prospectif prend sa revanche sur le /pouvoir/ qu’il régule à nouveau, mais dans un contexte sémiotique différent. Plus précisément, il s’agit de la régulation par le /savoir/ d’un aspect plutôt négatif du /pouvoir/, aspect qui apparaît sous une forme dégradée, celle d’envie irrésistible, d’obéissance automatique à l’appétence irrépressible. Cet aspect négatif du /pouvoir/ correspond au /ne pas pouvoir ne pas faire/. Ainsi, la valeur anticipatrice du /savoir/ qui tire sa force de l’expérience concrète, ouvre à un /savoir/ complexe, qui devient cognitivo-pragmatico-passionnel. Il n’est plus seulement une représentation d’univers, mais aussi une épreuve de temps, soit un événement au sens fort du terme.

4.3. Devoir et vouloir

On en arrive enfin à la modalité déontique, qui ne va pas sans rappeler l’éthique, alors que c’est par cette modalité que nous aurions dû en principe ouvrir le volet de la dynamique modale. Mais il en va autrement pour ce qui est du nudge. En invoquant le /vouloir/ et en l’articulant au /devoir/, il devient possible de garantir la liberté du citoyen, sa pleine responsabilité. Et c’est dans la perspective d’un sujet citoyen que le nudge semble se déployer et acquérir sa pertinence. Or, la responsabilité fondatrice de la citoyenneté procède du /vouloir/ d’un /devoir faire/. Ce comportement éthique, si paradoxal que cela puisse paraître, E. Levinas le désigne sous le terme de « volonté active », qui implique justement l’acceptation du /devoir/ et la liberté d’action (2012, p. 241). Certes, bien agir ou plutôt « agir au mieux » paraîtrait affecté d’un manque de liberté, eu égard à la nécessité, voire à la détermination qui le gouverne ; mais cette « difficile liberté », qui n’est qu’apparente, est vite transformée en une liberté à part entière, puisque le citoyen se trouve en situation d’assumer sa responsabilité. Le dépassement du paradoxe du /vouloir/ du /devoir/ s’explique par l’acte de hisser la nécessité du désir du /devoir/ au rang d’action noble. Il s’agit de faire d’une nécessité une vertu, comme dit J. Fontanille, s’inspirant d’Aristote et de la vie de tous les jours : « Cette conversion de la nécessité (dépendance + détermination) en vertu reposerait en effet sur un paradoxe, puisqu’on ne peut pas à la fois être contraint par la nécessité et prétendre adopter une conduite éthiquement évaluable. Et pourtant, elle confirme la solution que nous venons de retenir » (Fontanille, 2008, p. 263). D’autre part, au niveau déontique et volitif, intervient également le processus de transformation des modalités les unes par les autres. En effet, par le /pouvoir faire/ ou liberté, le sujet finit par transformer le /devoir/ en /vouloir/, la nécessité en volonté à part entière. Ainsi y a-t-il dépassement de la simple combinaison du /devoir/ et du /vouloir/ par la transformation, au moyen du /pouvoir/, du premier en le second.

Resterait, compte tenu des principes de la théorie et méthodologie sémiotiques, à articuler les modalités aux modes d’existence (Greimas et Fontanille, 1991, p. 56). En voici une corrélation, qui reste encore ici au stade de la simple proposition. Le /vouloir/ et /savoir/ institue la virtualisation ; le /savoir/ et /pouvoir/ assure l’actualisation ; le /devoir/ qui est subsumé par le /vouloir/ instaure la potentialisation. Dans ce dernier cas, par le /vouloir/ du /devoir/, le sujet ne se dérobera point devant la belle action ; il atteindra inexorablement la réalisation, étape ultime où il s’accomplira en tant que bon citoyen. Car qu’est-ce que l’éthique, sinon « eudaimonia », une visée d’une vie accomplie ?

En guise de conclusion

Le nudge est comme la lune ; il a une face cachée, ce qui nous ramène à l’inversion mythique que nous avons évoquée dans l’introduction. De nouveau se pose alors la question de la liberté, mais cette fois du point de vue du Destinateur, et non plus du sujet. D’ailleurs, l’ouverture de Comment inspirer la bonne décision s’articule clairement autour de cette problématique : « Les paternalistes libertaires, avancent Thaler et Sunstein, veulent aider les gens à faire ce qu’ils veulent vraiment et non imposer un carcan à ceux qui souhaitent exercer leur liberté » (op. cit., p. 24). Qu’en est-il vraiment de cette aide plutôt inspirée qu’imposée, comme le stipulent les deux auteurs de l’ouvrage précité ? C’est au plan de la véridiction (Greimas 1983, pp. 103-108) qu’on peut y apporter quelques éléments de réponse. Car le nudge constitue un « faire croire vrai », d’où la pertinence de l’articulation de la dimension cognitive (croire) avec la dimension véridictoire (vrai). Il a déjà été question du /savoir/ et de sa prépondérance dans le dispositif modal du nudge. Or, à travers le /faire croire vrai/, le /croire/ pourrait fonctionner comme le pendant du /savoir/, en ce sens qu’il reste pourvu de subjectivité et de relativité. Il peut même être teinté de fausseté.

Il est donc logique que la véridiction soit invoquée pour l’élucidation du fonctionnement du nudge. Cela est d’autant plus vrai que, comme il a été souligné au début de cette étude, le /faire croire vrai/ apparaît surdéterminé par le passionnel (états d’âme) qui suscite le ressenti chez le sujet, sans pour autant solliciter son adhésion à la décision par conviction. Ensuite, pour mieux cerner la vérité de la cognition, il est nécessaire de distinguer deux niveaux de pertinence, qu’il convient de relier par la suite, à savoir l’état d’un fait donné, sa vérité intrinsèque, et l’état cognitif de vrai ou de faux se rapportant à cet état de fait (jugement extrinsèque). C’est du mode relationnel entre ces deux niveaux, de leur distorsion ou décalage, que naissent les états cognitifs d’illusion et de secret (Courtés, 2003, p. 92). En effet, l’illusion consiste en un décalage entre un état cognitif tenu pour vrai et l’état de fait qui est faux, tandis que le secret réside dans le décalage entre un état cognitif tenu pour faux et l’état de fait qui est vrai. Or, ce sont les états cognitifs, et non les états de fait eux-mêmes, qui sont susceptibles d’être affectés de transformation et d’évolution. Au moyen croyances ou « images d’univers » transformées, on accède à la reconnaissance ou identification de ce qui est illusoire et de ce qui est secret. Dans le premier cas, on aboutit à la désillusion ; dans le second, à la révélation de vérité.

Dans le nudge, concrètement, le Destinateur fait croire au sujet qu’il agit en toute liberté, et que cette liberté se situe, à l’évidence, sur l’être, et relève du vrai. Eu égard au faire incitatif approprié, il est fait en sorte que le sujet choisisse ce qu’il aurait pu et aimé retenir par lui-même. C’est pourquoi la liberté de choix ne semble pas compromise, mise en doute. Or, dans certains cas, la liberté de choisir fait l’objet d’altération, de compromission, et c’est là que réside la face cachée du nudge quand celui-ci n’est pas fondé sur de bonnes intentions. Il repose en effet sur /un faire croire vrai/, créant chez le sujet une impression de vérité.

On parlera alors d’illusion de liberté, puisque le sujet tient pour vraie cette liberté, qui au fond ne l’est pas. Il y a donc un décalage entre l’être et le paraître qui fait que l’acte de choisir paraît ce qu’il n’est pas. Voici un cas de liberté, somme toute illusoire, donné en exemple par Thaler et Sunstein qui eux-mêmes n’omettent pas, au passage, de souligner la duplicité caractéristique du nudge, son caractère sournois dû aux présupposés de la disposition des produits en question : « Disposer les aliments de façon à favoriser le bien-être, à tous les points de vue, des enfants » (op. cit., p. 18). Or, et toujours selon ces deux auteurs, l’architecte du choix, celui qui inspire la bonne décision, se doit de remédier à cette situation en transformant le paraître de liberté en un être de liberté, soit en une liberté véritable. Agir librement, dans l’acception sémiotique de cet adverbe, consiste en une expérience où l’être et le paraître coïncident parfaitement, et c’est ainsi que le nudge atteindra cet état d’équilibre qui se distingue par le fait qu’il paraît ce qu’il est et où la liberté procède de la vérité, c’est-à-dire de la conjonction de l’être et du paraître, de leur parfaite coïncidence.

C’est dans ce contexte de véridiction que la démythification sémiotique acquiert toute sa pertinence. Le nudge s’attache à voiler son vrai visage, à faire croire au sujet qu’il prend la bonne décision en toute liberté. Il s’emploie, tout comme le discours mythique, à transformer en vérité le mensonge et l’illusion, leur « donnant la caution de la plus “innocente” des natures » (Barthes, 1984, p. 80). Or, démythifier ce genre de discours qu’est le nudge, c’est redresser l’inversion sous-jacente en en dévoilant l’aspect mensonger et illusoire afin que la liberté d’agir procède du vrai, et en toute transparence.