Avant-propos
ajustements stratégiques

Eric Landowski

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Mots-clés : accident, ajustement, assentiment, manipulation, programmation, stratégie

Auteurs cités : Erik Bertin, Carl von Clausewitz

Texte intégral
Note de bas de page 1 :

 Cf. E. Landowski, Passions sans nom, Paris, P.U.F., 2004 (chap. 1 à 3), et surtout Les interactions risquées, Nouveaux Actes Sémiotiques, 101-103, Limoges, PULIM, 2005, 108 p., avec un avant-propos de Jacques Fontanille.

Le texte d’Erik Bertin qu’on trouvera ci-après, Penser la stratégie dans le champ de la communication, reproduit tel quel (à part quelques rectifications bibliographiques) celui paru en 2003 sous le numéro 89-91 des Nouveaux Actes Sémiotiques, désormais épuisé. La relecture de ce texte à l’occasion de sa réédition « en ligne » constitue pour nous une incitation à faire le point sur un ensemble de propositions que nous avons avancées ces dernières années à propos de la problématique générale de l’interaction en tant que lieu d’émergence et de négociation du sens1. Du point de vue sémiotique, c’est seulement dans le cadre d’une problématique englobante de ce genre — encore à consolider et à prolonger — qu’on peut penser utilement la notion même de stratégie et, à partir de là, analyser ses emplois dans des domaines spécifiques comme ceux dont il sera question dans ce numéro : celui de la conduite de la guerre et celui du management et de la communication d’entreprise.

Commençons donc par quelques généralités. Quel que soit le projet à réaliser, la démarche à entreprendre, le problème à résoudre ou l’affaire à mener à bien, c’est un fait empiriquement constatable que chacun, dans la vie quotidienne et a fortiori dans les moments les plus graves, est enclin (en fonction de sa culture ou de quelque idiosyncrasie personnelle) à privilégier un modus operandi déterminé, un certain style d’action, une « stratégie » de préférence à telle ou telle autre.  Beaucoup d’entre nous, par exemple, ne se sentant en confiance que dans un environnement bien ordonné et maîtrisé, rêveraient de pouvoir programmer le comportement des autres personnes autant que des choses de façon à s’assurer jusque dans le plus menu détail le contrôle du déroulement de la moindre opération dans laquelle ils se trouvent impliqués. D’autres, ne voyant partout que machinations et complots, pensent ne pouvoir arriver à leurs fins qu’en manipulant eux-mêmes, de manière aussi contournée que de besoin, ceux avec qui ils ont à traiter.  D’autres encore préférent se fier à leur intuition, au flair, à leur capacité de sentir sur le moment même, en acte, les tenants et aboutissants d’une situation ou les dispositions intimes de ceux auxquels ils ont affaire, prêts à s’y ajuster et à en tirer parti en saisissant l’occasion « aux cheveux ».  D’autres enfin, écartant toute idée de plan, de calcul ou de syntonie avec autrui, croient plus sûr de s’en remettre tout simplement à leur bonne étoile, à la chance, et se contentent de se croiser les doigts en attendant quelque heureux accident que la providence aura décidé pour eux.

Autant de manières d’être au monde qui, tout en correspondant chacune à une manière spécifique d’appréhender ou de construire le « sens de la vie », se traduisent respectivement dans des styles de conduite différenciés sur le plan des interactions avec les objets, avec autrui, avec soi-même. Ces variantes comportementales relèveraient du simple donné psychologique et nous n’aurions rien de mieux à faire que de les constater si les régimes de sens et d’interaction auxquels elles renvoient ne s’articulaient eux-mêmes les uns aux autres en fonction de principes structurels qui ne doivent rien à la psychologie mais se révèlent sémiotiquement analysables.

Pourtant, parmi ces divers régimes de sens et d’interaction qui nous sont intuitivement familiers, il se trouve que la sémiotique narrative n’en a jusqu’à présent reconnu et thématisé que deux : d’un côté, l’« opération », ou action programmée sur les choses, et de l’autre, la « manipulation », entre sujets.  En reprenant les définitions classiques de ces deux régimes, il n’est pas difficile de faire apparaître que le premier est fondé sur un principe général de régularité — principe qui, manifesté en surface par l’immuabilité des « rôles thématiques » assignés aux protagonistes de l’action, garantit (en principe) l’efficacité de nos interventions sur le monde environnant —, et que le second a quant à lui pour base un principe d’intentionnalité dont la mise en œuvre suppose elle-même la reconnaissance réciproque des partenaires de l’interaction en tant qu’actants dotés de « compétences modales » sans cesse changeantes. C’est ainsi que la grammaire narrative a mis à l’honneur la figure du manipulateur et, plus accessoirement, celle du programmateur.

En revanche, ni le sujet confiant dans sa capacité de sentir in vivo les potentialités d’une situation, de tourner à son avantage la propension des choses, ou des gens, bref, de saisir et d’exploiter à l’improviste le kairos — baptisons-le l’opportuniste —, ni le fataliste décidé à s’en remettre coûte que coûte au seul hasard, ne trouvaient de place dans ce cadre. L’observation de l’interaction, et d’abord l’expérience même que nous en avons, nous obligent pourtant à les prendre eux aussi en considération. Pour pouvoir analyser tant soit peu exhaustivement l’éventail des régimes de construction du sens qui sous-tendent la diversité des pratiques relationnelles effectives, il était par conséquent nécessaire d’enrichir le modèle. D’où notre initiative d’introduire à côté des deux régimes « standards » déjà mentionnés — et qui, en perdant leur monopole, ne perdent pour autant rien de leur pertinence — deux régimes d’interaction complémentaires fondés, respectivement, sur un principe de sensibilité et sur un principe d’aléa : le régime de l’« ajustement » et celui de l’« accident ».

Formant système et ayant par suite vocation à s’articuler et à se combiner entre elles, les quatre formules auxquelles nous aboutissons de la sorte permettent à notre sens de rendre compte de la variété et du caractère le plus souvent composite, hybride ou polyvalent des pratiques « stratégiques » (au sens large) observables sur les terrains les plus divers.  L’examen des modalités de syntagmation, de superposition ou d’enchâssement entre séquences interactionnelles relevant de régimes distincts, et plus généralement le repérage des compatibilités et des incompatibilités entre régimes ouvre même la voie à une théorie de l’erreur et du quiproquo stratégiques.  Depuis la célèbre bévue de don Quichotte — essayer de manipuler des objets par nature programmés — jusqu’à la déroute de la brute du Texas qui prétendait, à l’inverse, programmer l’installation de la démocratie en traitant des sujets motivés comme s’ils n’étaient que des objets voués à se laisser manœuvrer comme des choses, les exemples d’échecs de ce genre foisonnent dans tous les domaines de l’interaction, qu’il s’agisse de la vie de tous les jours, de la conduite de la guerre, ou encore du marketing et de la communication publicitaire qu’explore ici même Erik Bertin.

Au centre de la réflexion et des analyses que nous propose l’auteur, on trouve la distinction entre deux sortes de conduites diamétralement opposées. L’une consiste à « s’acharner à imposer à la réalité un plan conçu à l’avance », l’autre à « s’appuyer sur ce qui est porteur dans une situation » (§ 5.2.3). La première option serait caractéristique de la « pensée militaire occidentale » issue de l’œuvre de Clausewitz, et c’est à cette tradition qu’Erik Bertin rattache la conception « gestionnaire » de la stratégie d’entreprise. Au contraire, la seconde, fondée sur la sensibilité du décideur aux aspects conjoncturels d’une situation, serait l’expression de ce que l’auteur appelle le modèle « oriental » de l’interaction.  Aux historiens des idées d’évaluer la justesse de ces filiations. Toujours est-il qu’indépendamment de l’image qu’on peut se faire de « l’occident » ou de « l’orient », il suffit d’examiner les développements qui, au fil de l’exposé, glosent les deux formules citées pour reconnaître dans la première la plupart des traits qui nous servent à définir le régime de la programmation — caractère unilatéral et a priori de la définition des objectifs, réduction du partenaire au statut d’un non sujet au comportement en principe prévisible de part en part —, alors que la seconde, où les modalités et les finalités de l’interaction ne se précisent qu’à la faveur de la dynamique immanente à l’évolution même des rapports entre les partenaires, fournit une illustration intéressante du dispositif auquel nous donnons le nom de régime d’ajustement.

La possibilité même de sérier les différentes pratiques « stratégiques » décrites ici par Erik Bertin et d’en rendre compte en les distribuant sous l’une ou l’autre de ces rubriques constitue à nos yeux une sorte de validation empirique de la grille que nous proposons, ce qui nous incite à faire à partir de là un pas de plus.

Note de bas de page 2 :

 Pour une présentation plus détaillée de ce modèle, cf. Les interactions risquées, op. cit., p. 72.  (Le choix de la dénomination du régime fondé sur l’aléa reste ouvert.  Sous ce régime, le sujet se pense lui-même comme entièrement dépendant des accidents auxquels le hasard l’expose ; mais on peut dire aussi que son style de vie se caractérise par le consentement ou même l’assentiment aux incertitudes du sort : c’est cette seconde dénomination que nous avons retenue ici.)

Dans la plupart des contextes, y compris les plus techniques, où il est aujourd’hui d’usage de recourir au mot « stratégie » — par exemple dans des expressions comme « stratégies d’entreprise », « planning stratégique » ou même « stratégies discursives » —, c’est l’acception générique de ce terme, et elle seule, qui se trouve convoquée, acception qui a par construction l’inconvénient de recouvrir indifféremment toute forme de conduite plus ou moins concertée dans l’action face au monde ou à autrui. En revanche, le modèle typologique élargi dont nous présentons ci-dessous l’armature, où les formes élémentaires de l’interaction sont interdéfinies sur la base de critères explicites, devrait permettre de donner à cette notion un peu passe-partout une valeur plus précise, un vrai pouvoir discriminant, et par là une plus grande portée opératoire. Il suffirait pour cela — c’est du moins ce que nous aimerions proposer — de convenir de ne plus parler de « stratégies », au sens strict, que dans les cas où on se trouve en présence de configurations correspondant rigoureusement à l’un des quatre types de syntaxes interactionnelles que le modèle distingue : celui à caractère manipulatoire fondé sur le principe d’intentionnalité2.

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Si on accepte cette manière de voir, on peut dire que le modèle « gestionnai­re » d’inspiration clausewitzienne (ou « occidentale ») se situe, conceptuellement parlant, en deçà du stratégique (stricto sensu).  Comme on vient de le constater, il se réduit en fait à une démarche unilatérale visant la programmation de l’action.  Quant au modèle « oriental », il nous porte au contraire au-delà de ce seuil : reposant sur le libre épanouissement des potentialités propres à chacun des protagonistes de l’interaction, il ouvre entre eux la possibilité d’ajustements mutuels.  De ce point de vue, la démarche d’Erik Bertin ne manque pas d’audace.  Elle consiste au fond à nous dire — d’abord à demi mot et bientôt de manière de plus en plus explicite — que le discours théorique des stratèges patentés dont il cite abondam­ment les œuvres dans la première partie de son étude ne concerne pas, à proprement parler, la « stratégie » ! Les stratèges en question ne sont à la vérité que des programmateurs.

Mais ce n’est pas tout, car une autre surprise attend le lecteur dans les deux dernières parties (§ 5 et 6).  Passant des considérations théoriques à l’analyse de cas particuliers, Erik Bertin s’applique, in fine, à analyser un petit nombre d’annonces publicitaires représentatives d’un nouveau style de discours promotionnel, aujourd’hui en vogue. Son objectif est de dégager les éléments auxquels tient l’efficacité, ou plutôt l’« efficience » des « stratégies discursives » qui y sont mises en œuvre.  Et la démarche qu’il adopte pour ce faire revient ni plus ni moins, à ce qu’il nous semble — bien que l’appareil conceptuel et terminologique qu’il emploie diffère en partie du nôtre —, à identifier le régime d’interaction spécifique dont relèvent ces annonces à caractère relativement inédit.  Or que constate-t-il ?

D’abord qu’aucune forme de programmation ne saurait intervenir dans l’organisation du matériel analysé, ne serait-ce que parce que d’une manière générale le public visé par le discours publicitaire n’est jamais tenu d’entrer dans les pièges qu’on lui tend, ni même, en premier lieu, de prêter attention aux messages qu’on lui adresse. Au point que ce qui « menace de sanctionner le champ hypertrophié de la communication », c’est avant tout « la résistance, le refus ou l’indifférence ». Mais, plus inattendu, Erik Bertin nous montre aussi que la logique de la manipulation ne constitue pas, elle non plus, un principe opératoire pertinent en l’occurrence. Le propre du type d’annonces considéré, note-t-il en effet, n’est pas de chercher à « convaincre de force, par des arguments » mais de créer un rapport tel que l’interlocuteur se trouve « naturellement » amené à « se reconnaître conquis sans effort ».  A l’appui de cette affirmation, l’analyse fait ressortir une série de figures et de subtils jeux de langage exploitant toutes sortes de codes socialement partagés dont l’annonceur tire parti en vue d’obtenir cette forme d’adhésion particulière — en douceur, en deçà de toute argumentation — qui est chargée de « conquérir » le récepteur sans à aucun moment le heurter mais en épousant au contraire sa propre manière d’appréhender le monde. La manière dont Erik Bertin décrit les moyens que la publicité mobilise dans cette perspective mérite d’autant plus de retenir l’attention que la même tendance à privilégier l’euphorie d’une complicité de surface entre interlocuteurs — plutôt que l’« effort » d’une démarche argumentative — marque de plus en plus, aujourd’hui, l’ensemble du discours public, communication politique comprise.

Or, à quoi en définitive un telle manière de se rallier le bon vouloir de l’autre se ramène-t-il donc, sinon à une modalité particulière de l’ajustement entre deux interlocuteurs ?  Il est vrai que jusqu’à présent, dans le but de justifier la nécessité d’introduire ce nouveau régime narratif à côté de ceux — programmation et manipulation — qui étaient déjà reconnus et pour ainsi dire consacrés par la tradition ou la doctrine, nous avons été amené à insister surtout sur ce dont ils ne tenaient pas compte, ou ne rendaient pas compte, à savoir sur les déterminants sensibles — à la limite, intersomatiques plutôt qu’intersubjectifs — de l’interaction, et par suite à mettre en avant, presque exclusive­ment, la dimension esthésique des compétences sur la base desquelles deux « corps-sujets », parvenant à s’ajuster mutuellement (comme dans les exemples paradigmatiques de la danse ou de certaines formes de lutte corps-à-corps), en viennent à créer ensemble du sens et de la valeur tout en s’accomplissant l’un par l’autre. Mais d’un point de vue plus général, rien n’exclut la possibilité de reconnaître, notamment sous la forme des dispositifs qu’Erik Bertin met ici en évidence, une autre variante du même régime, fondée quant à elle sur l’exploitation de ce que l’auteur appelle un potentiel figuratif partagé.

Au-delà de son intérêt intrinsèque, le texte qui suit vaut par conséquent aussi par ce qu’il apporte à l’édifice théorique commun. Resterait à savoir si en retour le modèle qu’il contribue à enrichir, tout provisoire qu’il soit sous sa forme actuelle, pose, ou non, une question pertinente au spécialiste du management et de la publicité en prévoyant, en plus des trois régimes qui viennent d’être évoqués, un dernier cas de figure, à première vue dépourvu de rapport avec l’objet de la présente description : le régime de l’accident. A la différence du champ de bataille, le champ de la communication serait-il un champ d’interactions où l’imprévu n’a pas de place ?

Pas tout à fait sans doute, pour peu qu’on se demande pour finir en quoi consiste au juste un dernier élément — ou bien serait-ce le premier ? — dont Erik Bertin souligne le rôle essentiel pour tout discours visant à « faire la différence » dans un univers concurrentiel : la surprise.  Dans un tel cadre, nous est-il expliqué (§ 5.1), il faut « faire coexister différence et pertinence », autrement dit parvenir à se singulariser par de l’inédit et de l’inattendu — à condition toutefois de ne pas dépasser la mesure ! En termes généraux, tout l’art est de produire le maximum de non-continuité par rapport au convenu et à l’attendu tout en se gardant des effets perturbateurs qu’induirait une pure discontinuité. Car à vouloir se démarquer à tout prix, le risque serait vite de donner le sentiment de l’arbitraire, de l’artifice et même, en poussant encore un peu, de l’insensé, ce qui évidemment, au lieu d’attirer à soi, aurait toutes les chances de repousser. Comme il est désormais de rigueur non seulement dans l’univers de la publicité commerciale mais aussi sur la scène politique (française, en tout cas), on jouera par conséquent le jeu de la « rupture » — y compris, s’il le faut, avec éclat — mais en veillant soigneusement à ce qu’elle apparaisse comme motivée. Etonner sans choquer, susciter la complicité en créant du sens ou de la valeur à la limite de l’incongru ou de l’insensé, telle serait en somme, aujourd’hui, la règle d’or d’un discours public efficace, quel que soit l’objet ou le sujet — la marchandise ou le candidat — qu’on cherche à promouvoir.  Comme si l’ajustement visé entre le promoteur et son auditoire ne pouvait plus de nos jours se nouer pleinement qu’en frôlant l’impertinence : au plus près du scandale, au seuil de l’accident.