Régimes véridictoires et simulacres du politique

Juan Alonso Aldama

Université Paris Descartes

https://doi.org/10.25965/as.5990

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : épistémique (modalité), faire semblant, jeu, mensonge, politique, populisme, simulacre, stratégie, véridiction

Auteurs cités : Hannah ARENDT, Per Aage BRANDT, Paolo FABBRI, Jacques FONTANILLE, Erwing GOFFMAN, Algirdas J. GREIMAS, Eric LANDOWSKI, Youri LOTMAN, Claude ZILBERBERG

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Texte intégral

1. Epistémè véridictoire

Note de bas de page 1 :

 « Le secret — ce qu’on appelle diplomatiquement la « discrétion », ou encore arcana imperii, les mystères du pouvoir — la tromperie, la falsification délibérée et le mensonge pur et simple employés comme moyens légitimes de parvenir à la réalisation d’objectifs politiques, font partie de l’histoire aussi loin qu’on remonte dans le passé. La véracité n’a jamais figuré au nombre des vertus politiques, et le mensonge a toujours été considéré comme un moyen parfaitement justifié dans les affaires politiques ». Hannah Arendt, Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine, Paris, Calman-Levy, 1972, p. 9.

Personne n’est dupe, et rares sont ceux qui considèrent que le discours politique ait pour fonction de construire un portrait ajusté, fidèle, transparent des faits sociaux. D’une manière ou d’une autre, tout le monde accepte que le discours en politique fait partie de la stratégie politique et que sa fonction première, en tant que tel, est de transformer les choses et non de les représenter. De ce point de vue, le mensonge en politique n’est pas une pratique nouvelle1. Ce n’est pas non plus un objet inconnu pour la sémiotique. Au contraire, son analyse en tant que stratégie a fait l’objet de nombreuses études depuis les premiers travaux des années 1970 sur la véridiction et sur la stratégie. Or, voici qu’aujourd’hui, avec l’émergence des nouveaux mouvements politiques dits « populistes » on constate l’apparition d’une nouvelle forme, d’une nouvelle formule serions-nous tenté de dire, du traitement de la véridiction — et donc du mensonge et du faux — ou en tout cas de sa signification politique.

Cette nouvelle forme, on pourrait la décrire comme le passage du mensonge honteux et du faux qui passe inaperçu au mensonge effronté ou, comme disent certains politiques, « décomplexé ». D’autre part, si le faux est défini en sémiotique comme ce qui « n’est pas et ne paraît pas », nous sommes passés, sur le terrain politique, d’une vision du faux comme discours d’une certaine manière insignifiant et indifférent à un faux fondamental et cynique. De ce point de vue, la grande transformation du sens du mensonge et du faux en politique, c’est justement le passage de l’un à l’autre. Car désormais le mensonge ne fait pas grand chose pour se cacher, donc pour continuer à rester un mensonge (paraître et non-être). Au contraire, il s’affiche maintenant sans honte comme si finalement ça n’avait pas beaucoup d’importance. Ce passage du mensonge dissimulé au mensonge avéré, donc au faux ou au mensonge insoucieux de sa découverte, marque un changement de régime véridictoire. En ce sens, il devrait être interprété à la lumière d’une sémiotique de la culture de la véridiction.

Les récentes campagnes politiques (« Brexit », élection de Donald Trump aux Etats-Unis, référendum sur l’indépendance en Catalogne…) ont montré que la profusion d’informations fausses ou biaisées n’ont aucunement été jugées décisives par les citoyens concernés à l’heure de leur choix politique. En tout cas, le régime véridictoire de ces informations n’a pas été considéré comme leur aspect essentiel. Ainsi, une grande partie de la population britannique était parfaitement consciente du fait que bien des arguments avancés par les dirigeants britanniques partisans de la sortie de l’UE étaient faux mais cela n’a pas semblé les gêner. Que signifie tout cela ?

Un nouveau type de contrat de véridiction semble s’établir entre destinateurs et destinataires du discours, un contrat qui n’est plus fondé sur un faire persuasif sous la forme d’un faire-paraître-vrai de la part du destinateur et sur un faire interprétatif sous la forme d’un croire-être-vrai de la part du destinataire. Pour celui-ci, paradoxalement, une modalisation aléthique négative ne débouche pas sur un croire-ne pas être mais sur la modalité épistémique du probable (ne pas croire-ne pas être) voire sur celle du certain (croire-être). De ce faire interprétatif ne découlera donc pas un faire épistémique de réfutation, tout au plus du doute, ou même de l’admission.

Si le discours politique n’est plus soumis aux règles de véridiction, on peut se demander si nous ne sommes pas passés dans une autre épistémè concernant la question de la véracité, aussi bien du côté de l’énonciateur, qui ne se donne plus la peine de faire-semblant ou de faire-paraître vrai, et du côté de l’énonciataire, qui désormais « suspend » son jugement épistémique sur le discours ou — véritable changement épistémique — considère que le discours politique ne doit pas nécessairement avoir quelque chose à voir avec la vérité. En ce sens, il est intéressant de constater que face aux critiques adressées à « l’invention de la tradition » et aux faux historiques construits par les nationalistes basques, ceux-ci répondaient qu’en effet ces discours n’étaient peut-être pas vrais, mais que la question était mal posée car leurs discours n’avaient pas pour vocation de dire le vrai mais de construire un discours et un état de choses futur qui, s’ils n’étaient pas vrais aujourd’hui le seraient à l’avenir.

Note de bas de page 2 :

 Algirdas J. Greimas, « Le contrat de véridiction », Du Sens 2, Paris, Seuil, 1983, p. 107.

Note de bas de page 3 :

 Ibid. p. 105.

Note de bas de page 4 :

 Jurij M. Lotman, « Il problema del segno e del sistema segnico nella tipologia della cultura russa prima del XX secolo », in J.M. Lotman et B.A. Uspenskij, Ricerche semiotiche, Turin, Einaudi, 1973, pp. 40-61.

Un tel changement d’« attitude épistémique », selon l’expression de Greimas2, à l’égard du discours politique, s’il se confirme, éclaire peut-être toute la sémiosphère contemporaine. Comme le rappelle aussi Greimas, Youri Lotman avait déjà montré ce type de variations dans l’évaluation des textes, dont certains, après avoir été reçus comme religieux, donc vrais, sont considérés quelques siècles plus tard comme littéraires, donc comme des textes de fiction3. C’est dire que le changement de lecture et de jugement épistémique des textes politiques qu’on observe de nos jours appelle une sémiotique de la culture. Si les cultures se définissent, pour reprendre à nouveau l’idée de Lotman, par leur rapport aux signes et aux textes4, la culture politique contemporaine concernant le politique serait entrée dans un nouvel ordre véridictoire et discursif. Cette nouvelle manière de considérer les textes politiques, comme ne relevant pas, ou ne relevant plus désormais de la sphère de la véridiction, on pourrait certes être tenté de l’expliquer comme due à l’apparition d’un certain contexte socio-politique nouveau. Nous croyons que c’est en réalité l’inverse, c’est-à-dire que c’est plutôt le fait que nous soyons peut-être entrés dans une nouvelle épistémè politique qui a pour effet de redéfinir le contexte socio-politique.

Note de bas de page 5 :

 Jacques Fontanille, Le savoir partagé. Sémiotique et théorie de la connaissance chez Marcel Proust, Paris-Amsterdam, Hadès-benjamins, 1997. Claude Zilberberg, « Notes relatives au faire persuasif », Actes Sémiotiques-Bulletin, 15, 1980.

Si tel changement sur le plan véridictoire a eu lieu, nous devrions revoir les définitions des termes du carré sémiotique de la véridiction pour affiner leurs définitions. De fait, par exemple, un « mensonge » — défini en termes généraux et a priori comme paraître + non-être — change du tout au tout selon qu’il est vu ou bien comme « illusion », en faisant porter l’accent sur le « paraître », ou bien comme « tromperie », la valeur principalement mise en avant étant alors plutôt du côté du « non-être »5. Une attitude épistémique de cette nature envers le discours politique, qui ne consiste à ne plus identifier d’emblée le paraître + non-être au « mensonge » mais à l’interpréter comme « illusion » ou comme discours « féerique » indique une modification profonde, une transformation et une recatégorisation relativement à la signification du discours politique. L’apparition et la multiplication ces dernières années des sections dites de « désintox », de « décryptage », de « décodeurs » ou de « fact-checkers » ne fait que corroborer cette transformation et la re-structuration des catégories sémantiques de la véridiction avec, tout particulièrement, le passage du « mensonge » à la « post-vérité », terme nouveau qui semble se dérober à toutes les modalités classiques de la véridiction.

Tout en reconnaissant que, comme on dit, « la vérité est la première victime de la guerre » — et la politique est la guerre par d’autres moyens —, on est obligé de reconnaître que ce qu’on nomme communément « populisme » a réalisé un vrai coup de force en proposant, mieux, en parvenant dans une large mesure à imposer l’usage, désormais généralisé, d’une relation idiosyncratique à la véridiction du discours. On dirait même que c’est là une des principales caractéristiques définissant un grand nombre des mouvements politiques dits « populistes » apparus ces dernières années. Les campagnes électorales et référendaires récentes, que ce soit en Europe ou en Amérique, nous ont montré des discours politiques qui, sur le plan véridictoire, semblent relever d’une autre dimension discursive, créant une nouvelle forme de contrat de véridiction qu’on pourrait appeler le « faire-semblant ».

2. Faire-semblant

Toute découverte d’un mensonge ou d’une tromperie ou « manipulation » (au sens usuel et péjoratif du terme) a toujours été accompagnée, dans le monde politique, d’un plus ou moins grand scandale ou de manifestations d’indignation, voire de conséquences juridiques. Quand ce type de réactions n’a pas lieu, à quoi cela tient-il ? On peut envisager deux raisons.

Note de bas de page 6 :

 Cf. A.J. Greimas et J. Fontanille, Sémiotique des passions, Paris, Seuil, 1991, passim.

La première est qu’une telle absence de réponse pourrait être due au fait que l’opinion publique a atteint un degré de cynisme tel qu’elle n’est plus en mesure d’éprouver un quelconque dégoût. On pourrait dire que sa « disposition » passionnelle à l’exaspération n’existe plus, par saturation consécutive à la réitération de ce type d’actions et de discours sur la scène politique. Dans le même ordre d’idées, on peut également imaginer qu’une telle abstention ait pour cause un changement culturel qui aurait déplacé le « curseur » de la « moralisation » passionnelle. De la même manière que la moralisation, dernière phase du parcours passionnel selon le schéma proposé par Greimas et Fontanille6, ne juge plus aujourd’hui comme excessives, et donc comme comportement passionnel, certaines pratiques sportives qui auraient autrefois mérité une qualification de type passionnel parce qu’elles étaient alors jugées « téméraires », de même on peut considérer que si les nouvelles formes véridictoires du politique ne sont pas jugées abusives mais normales à l’intérieur du cadre politique présent, c’est parce qu’en l’occurrence elles sont vues aujourd’hui comme « de bonne guerre », donc légitimes et, bien que peu morales, respectueuses des règles « pragmatiques » du politique.

Une autre cause possible tiendrait au changement de la forme du contrat de véridiction en vigueur entre les différentes instances d’énonciation parties prenantes dans l’univers politique. Selon ce nouveau contrat de véridiction, toute l’interaction cognitive et communicationnelle serait encadrée et réglée par un contrat méta-énonciatif préalable fixant par avance la nature véridictoire des énoncés qui seront produits — contrat implicite qui, précisément, les marque par la forme du « faire-semblant ». Dans un tel cadre, un peu comme dans un jeu, ou face à un récit du type « Il était une fois… », tout jugement épistémique et véridictoire est suspendu. L’énonciateur « fait-semblant » de dire la vérité et de croire que l’énonciataire y croit lui aussi, et l’énonciataire « fait-semblant » d’y croire et de croire qu’il ne sait pas que l’énonciateur lui aussi « fait-semblant ».

La question qu’on doit alors se poser concerne la signification des discours produits à l’intérieur de ce cadre, c’est-à-dire dans des discours méta-modalisés par ce « faire-semblant ». Lors de la campagne pour le référendum sur la sortie du Royaume-Uni hors de l’Union Européenne, aussi bien les partisans de l’exit que ceux de la permanence à l’intérieur de l’UE avaient proféré un grand nombre de discours comportant des affirmations que peu de gens tenaient pour vraies ou vraisemblables. Au lendemain du référendum, les responsables de ces discours reconnurent qu’en effet ils contenaient un grand nombre d’imprécisions et d’inexactitudes.

Ce qui est surprenant est le fait que, ni avant ni après le référendum (à un moment où plusieurs personnalités politiques favorables au « Brexit » avaient avoué que certaines de leurs déclarations faites pendant la campagne n’étaient pas exactes), ces discours ne semblent avoir particulièrement choqué l’opinion publique britannique, comme si personne n’avait finalement pris tout cela très au sérieux. On pourrait dans ces conditions faire l’hypothèse que si ces mensonges et tromperies ne provoquent ni colère ni scandale, c’est parce que tout cela est effectivement « insignifiant », en ce sens que tous les acteurs concernés comprennent que l’enjeu n’est pas de l’ordre de la véridiction mais que sa valeur véridictoire ne concerne que l’événement médiatique qu’il produit, son « bruit informatif ».

Cela ne signifie pas que ces discours n’aient pas un impact et une signification vis-à-vis du monde politique, mais que leur signification ne dépend aucunement de leur modalisation véridictoire, puisque cela, le mensonge ou le faire semblant, « fait partie du jeu », et que dans le cadre de ce jeu, on fait « comme si » c’était vrai tout en sachant pertinemment que ce n’est pas ainsi. De la même façon que dans le jeu on fait-semblant de se battre alors qu’on se bat pas réellement, pas « pour de vrai », et que par conséquent les « coups » ne sont pas signifiants, on peut après coup, une fois finie la partie, reconnaître sans embarras que tout ce qu’on a déclaré pendant qu’elle durait n’était pas vrai.

Ainsi, comme dans le jeu, il y a une clôture, un début et une fin qui signalent les limites de la méta-modalisation et indiquent à partir de quel moment on ne peut plus « faire-semblant ». Reprennent alors, par conséquent, les « choses sérieuses ». Pour ce qui concerne la modalisation véridictoire du discours politique autour du « Brexit », c’est ainsi qu’une fois le référendum passé, les auteurs des discours « mensongers » ont pu produire des discours « vraisemblables » et affirmer que, finalement, la sortie de l’UE ne serait pas aussi coûteuse, ou aussi bénéfique qu’ils l’avaient respectivement prétendu, et que les chiffres réels étaient très différents de ceux annoncés avant le référendum — sans que rien de tout cela n’ait eu pour effet de discréditer en quoi que ce soit aucun de ces divers acteurs.

Cela s’explique aussi parce qu’ici de nouveau, comme relevé plus haut, la valeur mise en avant dans le paraître + non-être est le paraître, ce qui donne comme figure véridictoire la forme, en quelque sorte atténuée, de l’« illusion », et pas vraiment celle du « mensonge ». De telle sorte que lorsque le non-être est enfin découvert, comme ce n’est pas cet aspect-là qui avait précédemment été mis en avant, il n’y aura pas de réaction. Car après tout, ce qui comptait durant la « partie », c’était bien « l’éclat du paraître », le bruit communicationnel, et rien d’autre.

Par suite, sans nier la visée manipulatoire de ce genre discours, il nous semble qu’il serait préférable de réserver le terme de « manipulation » (mensongère) aux situations où, dans l’interaction et l’échange d’objets de valeur — en pareil cas situés l’une et l’autre sur le plan cognitif —, il y a « tromperie sur la marchandise », c’est-à-dire où le contrat sur la valeur de la valeur de l’objet est construit sur des savoirs non équivalents. Or, notre hypothèse est que dans les cas que nous analysons, les deux instances énonciatives partagent à peu près le même savoir sur la valeur de l’objet étant donné que toutes les deux sont parfaitement conscientes du fait que l’objet en question n’est en l’occurrence que de la » camelote », et que de plus chacune d’elles sait que l’autre le sait aussi.

Note de bas de page 7 :

 A propos de dupes et sur les différentes formes de pièges qui nous font « tomber dans le panneau », voir E. Landowski, « Pièges : de la prise de corps à la mise en ligne », in M.C. Addis et G. Tagliani (éds.), Le immagini del controllo. Visibilità e governo dei corpi, Carte Semiotiche - Annali, 4, 2016, pp. 20-40.

Alors, si « pigeons » il y a dans cette interaction, ce sont des « pigeons volontaires » qui pensent qu’eux aussi auront quelque chose à tirer de la supercherie, ou qui se prennent pour des profiteurs, comme ces dupes dont la cupidité finit par les faire tomber dans le panneau7. Une autre explication possible, toujours ouverte aux faux dupes de l’illusion qui découvrent soudainement le non-être du paraître,consisterait à affirmer qu’il y a mauvaise interprétation de la méta-modalisation (ou des « valences »), en affirmant qu’on juge mal la valeur de la valeur, son étendue ou son intensité, et que justement la question de la vérité ou de la fausseté d’un énoncé n’est pas l’enjeu, que la valence concerne un autre domaine axiologique, en l’occurrence purement politique et pragmatique, en un mot, performatif.

Une autre explication encore, bonne pour les faux dupes, consisterait à accuser un tiers d’avoir manipulé la méta-modalisation du contrat de véridiction alors qu’il avait été conclu de « bonne foi » entre les acteurs impliqués. C’est la stratégie de Don Quichotte quand la réalité vient mettre à mal sa vision du monde :

Note de bas de page 8 :

 Miguel de Cervantès, L'Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de La Manche, Livre premier, Chapitre VIII, Paris, Editions J.-J. Dubochet, 1836, p. 125.  

Miséricorde ! s’écria Sancho, n’avais-je pas bien dit à votre grâce qu’elle prît garde à ce qu’elle faisait, que ce n’était pas autre chose que des moulins à vent, et qu’il fallait, pour s’y tromper, en avoir d’autres dans la tête ? — Paix, paix ! ami Sancho, répondit Don Quichotte ; les choses de la guerre sont plus que toute autre sujettes à des chances continuelles ; d’autant plus que je pense, et ce doit être la vérité, que ce sage Freston qui m’a volé les livres et le cabinet, a changé ces géants en moulins, pour m’enlever la gloire de les vaincre ; tant est grande l’inimitié qu’il me porte. Mais en fin de compte son art maudit ne prévaudra pas contre la bonté de mon épée.8

Note de bas de page 9 :

 Sur la notion de « concessivité » (corrélée à celle d’« implication »), cf. Cl. Zilberberg, Éléments de grammaire tensive, Limoges, Pulim, 2006. Voir aussi B. Decobert et P. Aa. Brandt, « Quand même. Double réflexion aux sources du langage », Actes Sémiotiques (Dialogue), 118, 2015.

Tout sera donc fait pour que l’« illusion » soit maintenue et pour ne pas mettre en question le contrat, en trouvant toujours de bonnes raisons, toujours exogènes, qui s’expliqueront toujours dans une logique « concessive » — « bien que… » — où c’est justement la contrariété qui confirme le sujet dans sa conviction, ou même dans une logique qu’on pourrait appeler « hyperconcessive », comme chez les paranoïaques pour lesquels c’est justement la contrariété qui vient confirmer leurs raisonnements9.

3. Des simulacres en interaction 

Note de bas de page 10 :

 Cf. Erving Goffman, Les cadres de l’expérience, Paris, Minuit, 1991, p. 57.

Note de bas de page 11 :

 Paolo Fabbri, « Simulacres en sémiotique », Actes Sémiotiques, 112, 2009.

Note de bas de page 12 :

 Dictionnaire Littré.

Si, dans le jeu, le « faire-semblant » est (en principe) sans conséquences (au-delà des limites du jeu), autrement dit si une fois close la parenthèse ludique, rien de substantiel, rien de « sérieux » n’en découle, puisque son but est la satisfaction immédiate, un gain sans suites10, on voit bien qu’au contraire dans les cas ici analysés cela produit des résultats. Un simulacre, en effet, est toujours performatif. Il modifie l’être des sujets et les états des choses : la « première opération du simulacre [c’est] l’autodéfinition du sujet. Cette autodéfinition est constitutive, performative, elle opère une transformation imaginaire du sujet (collectif ou individuel) »11. Autrement dit, le simulacre, loin d’être seulement un paraître, une ouverture de l’imaginaire modal, transforme le sujet, les relations intersubjectives et donc le monde. La simulation et le simulacre construisent un monde qui n’est pas qu’imaginaire modal : « Celui qui simule une maladie en détermine en soi quelques symptômes »12. Dès lors, peu importe finalement qu’on croie, ou non, aux discours de certains politiques, car, tout comme lorsqu’une menace est proférée, ce n’est pas la réalité de l’action qui compte mais le simulacre modal qu’elle produit et qui modifie radicalement les relations intersubjectives. Ainsi donc, la charge modale n’est pas uniquement véridictoire (paraître + non-être) ou épistémique (devoir-ne pas être), mais aussi factitive en ce sens que le simulacre transforme le monde de façon tout à fait indépendante de sa modalisation véridictoire.

Note de bas de page 13 :

 Cf. P. Aa. Brandt, « Quelque chose. Nouvelles remarques sur la véridiction », Nouveaux Actes Sémiotiques, 39-40, 1995.

Qu’arrive-t-il quand une grande partie de l’interaction est fondée sur une sorte de bataille de simulacres ? Quand la véridiction prend la forme d’un non-paraître + non-être, peut-on dire qu’il n’y a vraiment rien13 ? Lors de la récente crise politique en Catalogne on a vu une interaction communicative entièrement fondée sur un échange de simulacres. En admettant même que toute communication soit sans doute un échange de simulacres relatifs aux actions et aux interprétations qu’on attend de l’autre, que pouvons-nous dire d’une communication entièrement construite avec des simulacres modaux ? Loin de toute idée référentialiste du langage, il est facile de comprendre que si un simulacre est une réalité sémiotique construite, c’est aussi, précisément en tant que réalité sémiotique, une force transformatrice du monde.

C’est exactement ce que le président du gouvernement espagnol n’a pas semblé comprendre lors de la crise politique qui l’a opposé au gouvernement et au parlement catalans. Le 10 octobre 2017, le président du gouvernement catalan proclame l'indépendance de la république de Catalogne mais il suspend en même temps cette proclamation. Le président du gouvernement espagnol demandera alors s’il y a eu déclaration d’indépendance, ou pas, et à partir de ce moment aura lieu un véritable échange stratégique de simulacres entre les deux présidents — un échange inaugural en matière de formes aspectuelles de la stratégie politique et qui montre précisément la force des simulacres modaux.

Au non-inchoatif, ou inchoatif interruptus de la « déclaration suspendue », répondra le non-terminatif, le non-ultimatum, ou plutôt le (pen)ultimatum adressé par le président du gouvernement espagnol au dirigeant catalan. L’ultimatum, en tant qu’une des formes possibles de la menace, est déjà en soi une forme de simulacre modal (comme toute l’histoire de la dissuasion nucléaire l’a très bien démontré) qui a des conséquences à la fois sur l’état des sujets de l’interaction, sous la forme de transformations modales et passionnelles les concernant, et sur le monde avec des modifications touchant aux programmes et aux actions des parties prenantes. De même, la proclamation, guerrière ou simplement politique comme dans le cas catalan, est aussi un simulacre qui entraîne, même si elle est suspendue, des conséquences sur le monde, ne serait-ce que par sa dimension illocutoire.

Quelles leçons peut-on en définitive tirer de ce cas particulier d’interaction par simulacres interposés ? La première constatation surprenante est qu’il ne s’agit pas d’un simple échange de simulacres mais d’une interaction faite de surdéterminations de simulacres, ou de méta-simulacres. Si la proclamation est déjà en soi un simulacre modal, quelle sera la signification d’une « proclamation suspendue » ? On peut se poser la même question à propos d’un ultimatum qui n’en est pas un, car lui aussi est d’une certaine manière suspendu puisqu’il fonctionne comme un (pen)ultimatum, donc comme un simulacre d’ultimatum. On pourrait parler d’une stratégie d’amorces, d’une stratégie d’ajustement constant, d’amorce contre amorce.

Dans les deux cas, proclamation d’indépendance aussi bien qu’ultimatum, il s’agit bien de simulacres de simulacres. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’ils ne modifient pas les états de choses (du monde) et les états d’âme (des sujets). La menace et l’ultimatum, tout comme, plus généralement, les proclamations et les déclarations ont beau n’être que de purs simulacres modaux, ils modifient radicalement le monde. La stratégie de dissuasion, durant la guerre froide, a amplement montré que les simulacres ont un pouvoir indiscutable de transformation des états de choses et que les déclarations d’intention sont des actions sur le monde au même titre que les actions que ces mêmes déclarations évoquent.

Pour cette raison, la réponse du président du gouvernement espagnol au président du gouvernement catalan lui demandant de préciser si la déclaration d’indépendance, après sa suspension, en était une ou pas paraît — au regard d’une sémiotique de la stratégie — d’une grande naïveté. Car la proclamation est un fait de langage, un simulacre, qui, par sa force illocutoire, a déjà transformé l’état des choses du monde. Sa réponse en forme de menace d’un ultimatum avec l’application de l’article suspendant l’autonomie catalane est aussi un acte transformateur du monde, même si son énonciateur pense que le fait qu’il s’agisse d’un (pen)ultimatum ou d’un ultimatum suspendu invalide ses effets. De fait, même suspendue, une proclamation n’en reste pas moins une proclamation et l’ultimatum, même en tant que simple menace, est perçu comme un ultimatum du seul fait que l’un comme l’autre sont des faits de langage. Et c’est d’ailleurs ainsi qu’ils ont été interprétés.


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De toutes ces formes inédites de la véridiction, un nouveau monde politique semble émerger, ou pour le moins une autre manière d’envisager une partie du discours sur la chose publique. Soit que le discours politique (comme ces discours religieux auxquels, après Greimas, nous faisions allusion plus haut, et qui désormais relèvent du genre littéraire) fasse désormais partie d’un discours « fictionnel » avec des variations « épiques » ou « lyriques », voire « tragiques », selon les circonstances et les besoins du moment, soit qu’il soit entré dans la sphère de l’industrie du divertissement (comme on le voit de plus en plus sur la scène médiatique avec des talkshows où les combats politiques — la plupart d’ailleurs surjoués pour plus de spectacle — n’ont lieu que pour amuser les téléspectateurs ravis des empoignades télévisées), soit encore que les « simulacres de simulacres », les « faux avérés » et autres « faire-semblants » que nous avons recensés mettent en question les fondements fiduciaires du contrat politique, c’est le politique lui-même qui est en jeu. Si le mensonge a toujours pu nuire au crédit qui fonde le contrat politique, la possibilité de le démasquer permettait jusqu’à présent de restaurer le crédit perdu par sa faute, ou en tout cas de croire en la possibilité de le rétablir, ne serait-ce que momentanément. Tel était le fondement de notre confiance dans le politique par delà les accidents de la politique, car sous le paraître on percevait ou on pensait pouvoir découvrir le véritable être des affaires publiques. Aujourd’hui, la prolifération des simulacres au carré, des faux qui ne trompent personne et des « mensonges de polichinelle » met en question l’être même du politique car on sait pertinemment que sous le paraître trompeur l’être ne le sera pas moins.