À propos des concepts de débrayage et d’embrayage
les rapports entre la sémiotique et la linguistique

Jose Luiz Fiorin

Université de São Paulo

https://doi.org/10.25965/as.5605

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : catégories de la langue (personne – espace - temps), débrayage (actantiel – spatial - temporel – énoncif - énonciatif), discours, discursivisation (mise en discours), embrayage (actantiel – spatial - temporel), énoncé/énonciation, référentialisation/dé-réferencialisation

Auteurs cités : Émile BENVENISTE, Denis BERTRAND, Jean-Claude COQUET, Joseph COURTÉS, Algirdas J. GREIMAS

Plan

Texte intégral

1. Introduction

Note de bas de page 1 :

 Jean-Claude Coquet, Le discours et son sujet, Paris, Klincksieck, 1984, p. 21.

Quels sont les rapports entre la sémiotique et la linguistique ? Que peut offrir la sémiotique à un linguiste pour que ses études de la langue soient plus complètes, plus fines, plus exhaustives ? Selon Coquet, « l’objet de la sémiotique est d’expliciter les structures signifiantes qui modèlent le discours social et le discours individuel »1. Eu égard à son objet, qui est d’expliciter les conditions de production et de compréhension du sens du discours, la sémiotique peut offrir aux linguistes des concepts permettant d’expliquer la mise en discours des différentes catégories de la langue. L’étude des possibilités de mise en discours des catégories de la langue ne visera pas à dresser un catalogue des multiples usages, comme le font traditionnellement les grammaires les plus complètes, mais à fournir une explication permettant de saisir la « logique » de leur fonctionnement dans le discours.

Note de bas de page 2 :

 Nous présentons ici certains aspects de nos travaux sur l’énonciation publiés en portugais : J.L. Fiorin, As astúcias da enunciação. As categorias de pessoa, espaço e tempo, São Paulo, Ática, 1996 ; J.L. Fiorin, « Evolução do sistema temporal : do latim ao português », in Lélia Pereira Duarte (org.), Pra sempre em mim : homenagem a Ângela Vaz Leão, Belo Horizonte, CESPUC, 1999, pp. 173-185 ; J.L. Fiorin, « Adjetivos temporais e espaciais », in Maria Bernadete M. Abaurre et Angela C. S. Rodrigues (orgs.), Gramática do Português falado, Campinas, Editora da UNICAMP, 2003, v. 8, pp. 59-81 ; J.L. Fiorin, « Tempo e temporalização », in Luiz Carlos Cagliari, O tempo e a linguagem, São Paulo, Cultura Acadêmica Editora, 2008, pp. 9-39 ; J.L. Fiorin, 51 entrées concernant la théorie de l’énonciation développée en sémiotique narrative et discursive, in V. do N. Flores, L. Barbisan, M.J.B. Finatto, M. Teixeira, Dicionário de linguística da enunciação, São Paulo, Contexto, 2009.

Dans cette perspective, notre intention est plus précisément, ici, de montrer comment les concepts de débrayage et d’embrayage peuvent apporter une explication globale pour la mise en discours des catégories de la personne, du temps et de l’espace des différentes langues2.

Comment ces concepts sont-ils habituellement compris en sémiotique ? Le débrayage, écrit Denis Bertrand,

Note de bas de page 3 :

 Denis Bertrand, Précis de sémiotique littéraire, Paris, Nathan, 2000, p. 57.

est la condition première pour que se manifeste le discours sensé et partageable : il permet de poser, et ainsi d’objectiver, l’univers du ‘il’ (pour la personne), l’univers de l’ ‘ailleurs’ (pour l’espace) et l’univers de l’ ‘alors’ (pour le temps)3.

L’embrayage, poursuit-il, « installe le discours à la première personne » (p. 58).

Note de bas de page 4 :

 Ibid., p. 58.

Elle [cette opération] consiste alors pour le sujet de la parole à énoncer les catégories déictiques qui le désignent, le « je », l’ « ici » et le « maintenant » : leur fonction est de manifester et de recouvrir le « lieu imaginaire de l’énonciation » par le moyen des simulacres de présence que sont je, ici et maintenant. Ces catégories se définissent par leur relation et leur opposition aux catégories débrayées.4

Un peu plus loin, le même auteur affirme que l’embrayage est un « discours avec ‘je’ », tandis que le débrayage est « la possibilité de poser des ils, des alors et des ailleurs, c’est-à-dire de quitter l’inhérence à soi-même et de se représenter des sujets et des choses sans rapport avec la situation de parole, comme dans une projection objectivante » (pp. 58-59). Il exemplifie ensuite quelques genres régis par le discours embrayé ou le discours débrayé :

Note de bas de page 5 :

 Ibid., p. 59.

Le théâtre, à l’instar du dialogue, est régi par le discours embrayé, de même que le monologue lyrique de la poésie, alors que le roman, avec la plupart des genres narratifs (conte, récit, nouvelle, etc.), se met en place dans la majorité des œuvres sur la base d’un discours débrayé.5

Dans la synthèse du chapitre « L’énonciation en sémiotique », il est dit que  « l’énonciation individuelle est analysée au moyen de deux opérations : le débrayage (qui fonde le discours à la troisième personne) et l’embrayage (qui fonde le discours à la première et à la deuxième personne) » (p. 69).

C’est là une mise au point très précise de la compréhension standard des concepts de débrayage et d’embrayage chez les sémioticiens. Cependant, ces définitions des deux opérations énonciatives présentent deux problèmes. Le premier est que, à l’exception du débrayage et de l’embrayage actantiels, les concepts de débrayage et d’embrayage ne sont pas opérationnels. En effet, on ignore, par exemple, les temps linguistiques ou les adverbes de temps avec lesquels s’effectuent le débrayage et l’embrayage temporels. On ne sait pas non plus exactement avec quelles catégories se font le débrayage et l’embrayage spatiaux. De fait, il ne suffit pas de dire que ces opérations jouent avec le « ici » et le « là-bas », car un discours peut se construire sur l’opposition ici vs là-bas.

Note de bas de page 6 :

 Michel Butor, Répertoire II. Études et conférences 1959-1963, Paris, Minuit, 1964, p. 69.

Le second problème, et le plus grave, est que cette façon de comprendre les opérations de débrayage et d’embrayage ne permet pas de rendre compte de toutes les possibilités de mise en discours des catégories de la personne, de l’espace et du temps des langues naturelles. Comment peut-on expliquer la narration de Jules César à la troisième personne dans De Bello Gallico ? Il ne s’agit pas d’un simple narrateur à la troisième personne, à l’instar des romans naturalistes (par exemple, le narrateur du roman Botafogo : une cité ouvrière, de Aluísio Azevedo). Tout au long de son œuvre, où il narre la guerre contre les Gaulois, César ne dit pas je, mais César. Dans le cas présent, un il est employé avec la valeur d’un je. Butor montre la portée politique extraordinaire de cet usage de la troisième personne par la première6. Comment décrire certaines valeurs des temps verbaux : le présent historique, l’imparfait de politesse, le conditionnel d’atténuation ?

Afin d’expliquer toutes les possibilités de discursivisation des catégories de la personne, du temps et de l’espace, il convient de changer la compréhension de ce que l’on conçoit par débrayage et embrayage.

2. Le débrayage

Note de bas de page 7 :

 Algirdas J. Greimas et Joseph Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979, p. 79.

Le débrayage est « l’opération par laquelle l’instance d’énonciation se disjoint et projette hors d’elle, lors de l’acte de langage et en vue de la manifestation, certains termes liés à sa structure de base pour constituer ainsi les éléments fondateurs de l’énoncé-discours »7. Ces termes appartiennent aux catégories de la personne, du temps et de l’espace.

Note de bas de page 8 :

 Ibid., p. 79.

Dans la mesure où la constitution de la catégorie de personne est essentielle pour la constitution du discours et où le je est inséré dans un temps et un espace, le débrayage est un élément fondamental de l’acte constitutif de l’énoncé. L’énonciation étant une instance linguistique présupposée par l’énoncé, le débrayage contribue aussi à articuler l’instance même de l’énonciation. Ainsi, la discursivisation est à la fois le mécanisme créateur de la personne, de l’espace et du temps de l’énonciation, et la représentation actantielle, spatiale et temporelle de l’énoncé8.

Note de bas de page 9 :

 Ibid., p. 79.

Note de bas de page 10 :

 Cette distinction entre énonciatif et énoncif est calquée sur la distinction entre discours et histoire faite par Benveniste (Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, pp. 238-245). Les débrayages énonciatif et énoncif constituent des modes distinctsd’énonciation qui se combinent de diverses manières pour produire une gamme variée de textes.

Note de bas de page 11 :

 A.J. Greimas et J. Courtés, op. cit., pp. 80-82.

Étant donné que l’énonciation est l’instance de la personne, de l’espace et du temps, le débrayage peut être actantiel, spatial ou temporel. Il consiste donc, dans un premier temps, à disjoindre du sujet, de l’espace et du temps de l’énonciation, un non-je, un non-ici et un non-maintenant9 et à les projeter dans l’énoncé. Comme le je, l’ici ou le maintenant inscrits dans l’énoncé ne sont pas réellement la personne, l’espace et le temps de l’énonciation, puisque ceux-ci sont toujours présupposés, la projection de la personne, de l’espace et du temps de l’énonciation est aussi un débrayage. Il est alors impératif de bien comprendre cette affirmation. Dans le Dictionnaire, Greimas et Courtés affirment que deux types distincts de débrayages existent : le débrayage énonciatif et le débrayage énoncif10. Le débrayage énonciatif est celui où les actants (je/tu), l’espace (ici) et le temps (maintenant) de l’énonciation s’installent dans l’énoncé, c’est-à-dire celui où le non-je, le non-ici et le non-maintenant sont énoncés en tant que je, ici et maintenant11. En effet, le discours à la première personne est débrayé, parce que le je installé dans l’énoncé n’est pas le je présupposé de l’instance de l’énonciation. Par rapport à ce je, le je inscrit dans l’énoncé est un non-je, un il. Il s’agit d’un autre actant créé par l’énonciateur et présenté sous la forme d’un je. Le même raisonnement s’applique au tu, à l’ici et au maintenant.

Note de bas de page 12 :

 Graciliano Ramos, Memórias do cárcere, São Paulo, Livraria Martins Editora, 1972, p. 3.

Je me décide à raconter, après beaucoup d’hésitation, des cas qui se sont produits il y a dix ans — et avant de commencer, je veux dire les motifs qui m’ont porté à me taire, et ceux qui m’ont décidé à parler.12

Dans ce cas, un je s’installe dans l’énoncé, raconte l’histoire et utilise le temps de l’énonciation (le maintenant). Il s’agit de débrayages actantiel et temporel énonciatifs.

Pour le débrayage spatial énonciatif, il faut tenir compte que tout espace ordonné en fonction de l’ici, est un espace énonciatif. Ainsi, le là-bas qui s’oppose à l’ici est énonciatif. C’est ce qui se produit dans le Chant d’exil, de Gonçalves Dias :

Note de bas de page 13 :

 Gonçalves Dias, Poesias completas, São Paulo, Saraiva, 1957, p. 83.

Dans mon pays, il y a des palmiers
Où chante le sabia,
Les oiseaux qui gazouillent ici
Ne gazouillent pas comme là-bas.13

De même, dans le débrayage temporel, les temps ordonnés par rapport au maintenant de l’énonciation sont énonciatifs. Si on considère le moment de l’énonciation comme temps zéro, et qu’on lui applique la catégorie topologique concomitance / non-concomitance (antériorité / postériorité), on obtient l’ensemble des temps énonciatifs. Dans le texte de Graciliano Ramos cité plus haut, on remarquera que m’ont porté est un temps qui indique l’antériorité par rapport au maintenant.

Le débrayage énoncif est celui où les actants de l’énoncé (il), l’espace de l’énoncé (ailleurs) et le temps de l’énoncé (alors) s’instaurent dans l’énoncé. Il convient de rappeler que l’ailleurs est un point installé dans l’énoncé ; de même, l’alors est un repère temporel inscrit dans l’énoncé, qui représente un temps zéro, auquel s’applique la catégorie topologique concomitance / non-concomitance.

Note de bas de page 14 :

 Machado de Assis, Le philosophe et le chien. Quincas Borba, trad. Jean-Paul Bruyas, Paris, Matailié, 1997, p. 7.

Rubião regardait la baie — il était huit heures du matin. À le voir ainsi, les pouces passés dans la cordelière de sa robe de chambre, à la fenêtre d’une grande maison de Botafogo, on l’aurait cru tout occupé à admirer cette étendue d’eau tranquille.14

Le texte débutepar un débrayage actantiel énoncif, lorsque s’y établit l’actant de l’énoncé, Rubião. Le verbe regardait, à l’imparfait de l’indicatif, indique une action concomitante par rapport à un repère temporel passé institué dans le texte (il était huit heures du matin). Comme le temps commence à s’ordonner par rapport à une démarcation constituée dans le texte, le débrayage temporel est énoncif. D’ailleurs, l’aurait cru qui vient ensuite est relatif, non à un maintenant, mais à un à ce moment-là, ce qui corrobore l’énoncivité. L’espace établi dans le texte n’est pas l’ici de l’énonciation, c’est un point marqué dans le texte, à la fenêtre d’une grande maison de Botafogo.

Le débrayage énonciatif et le débrayage énoncif créent, en principe, deux grands effets de sens : les effets de subjectivité et d’objectivité. En effet, l’installation des simulacres de l’ego-hic-nunc avec leurs appréciations des faits construit un effet de subjectivité. Tandis que l’élimination des marques de l’énonciation dans le texte, c’est-à-dire de l’énonciation énoncée, qui fait que le discours se construit seulement avec un énoncé énoncé, produit un effet de sens d’objectivité. Comme l’idéal de la science constitué à partir du positivisme est l’objectivité, l’une des règles constitutives du discours scientifique est l’élimination des marques énonciatives : le discours scientifique aspire à ne se construire qu’avec des énoncés.

Note de bas de page 15 :

 A.J. Greimas et J. Courtés, op. cit., p. 80.

Des débrayages internes existent aussi, et ils sont fréquents, dans le discours littéraire, ainsi que dans la conversation courante15. Il s’agit du fait qu’un actant déjà débrayé, soit de l’énonciation, soit de l’énoncé, devient une instance énonciative qui opère par conséquent un second débrayage, qui peut lui-même être énonciatif ou énoncif. Le dialogue, par exemple, se construit de cette façon : avec des débrayages internes, où il existe plus d’une instance de prise de parole. Ces instances sont hiérarchiquement subordonnées les unes aux autres : le je qui parle dans un discours direct est dominé par un je, narrateur, qui à son tour, dépend d’un je présupposé par l’énoncé. Chaque je est un non-je par rapport à l’instance énonciative subordonnante. En vertu de cette chaîne de subordination, on dit que le discours direct est un débrayage au second degré. Il serait du troisième degré si le sujet débrayé au deuxièmedegré faisait un autre débrayage. Bien que cette procédure puisse théoriquement s’étendre à l’infini, il est presque impossible, pour des raisons pratiques, telles que la limitation de la mémoire, qu’elle dépasse le troisième degré et elle va difficilement au-delà du deuxième.

Deux types de débrayage existent donc : le débrayage énonciatif (discours à la première personne, localisé dans un espace ordonné par rapport à un ici et dans des temps [concomitance, antériorité et postériorité] qui sont directement en relation avec un maintenant) et le débrayage énoncif (discours à la troisième personne, localisé dans un espace qui n’a pas de rapport avec le lieu de l’énonciation et dans des temps [concomitance, antériorité et postériorité] qui s’ordonnent en fonction d’un moment de référence, passé ou futur, installé dans l’énoncé.

3. L’embrayage

Note de bas de page 16 :

Ibid., p. 119.

À l’inverse du débrayage qui est l’expulsion, hors de l’instance d’énonciation, des termes catégoriques servant de support à l’énoncé, l’embrayage désigne l’effet de retour à l’énonciation, produit par la suspension de l’opposition entre certains termes des catégories de la personne et/ou de l’espace et/ou du temps, ainsi que par la dénégation de l’instance de l’énoncé.16

Comme l’embrayage s’applique aux trois catégories de l’énonciation, on a, de même que dans le cas du débrayage, l’embrayage actantiel, l’embrayage spatial et l’embrayage temporel.

L’effet de retour à l’instance de l’énonciation ne se produit pas par l’utilisation du je, de l’ici et du maintenant. En effet, lorsqu’on discursivise les actants participant à l’énonciation, l’espace de l’énonciation et le temps de l’énonciation, on crée une « référentialisation » dans l’énoncé, puisque les partenaires « réels », l’espace et le temps de la communication sont simulés dans l’énoncé. De même, quand on met en discours les actants, l’espace et le temps de l’énoncé, on représente les personnes, les espaces et les temps du monde naturel. Pour un retour effectif à l’énonciation, il faut que le langage se présente comme un langage et non comme un simulacre du monde. Il est nécessaire qu’il se libère des conventions mimétiques. C’est ainsi que se produit une dé-référentialisation de l’énoncé. Comment fait-on l’embrayage ? Greimas et Courtès montrent que deux procédés existent pour dé-référentialiser l’énoncé : 1) la suspension de l’opposition entre certains termes des catégories de la personne et/ou de l’espace et/ou du temps ; 2) la dénégation de l’instance de l’énoncé.

Note de bas de page 17 :

Ibid., p. 119.

Les exemples donnés par Greimas et Courtès (« Le général de Gaulle pense que... » et « Tu travailles bien, mon garçon »17) signalent que la suspension de l’opposition entre certains termes des catégories de la personne et/ou de l’espace et/ou du temps est une neutralisation des oppositions constitutives du système de personne, d’espace et de temps. Cela veut dire que le premier procédé pour réaliser un embrayage est d’utiliser une personne, un espace ou un temps avec la valeur d’un autre.

Note de bas de page 18 :

Ibid., pp. 119-121.

L’embrayage actantiel concerne la neutralisation de la catégorie de personne. Tout embrayage présuppose un débrayage préalable. Quand le Président dit « Le Président de la République juge que le Congrès National doit se mettre en accord avec le plan de stabilisation économique », on a, du point de vue de la forme, un débrayage énoncif (un il). Cependant, cet il est utilisé à la place d’un je. Ainsi, un débrayage énonciatif (installation d’un je) précède l’embrayage, c’est-à-dire que la neutralisation de l’opposition catégorique je/il au profit du second membre du couple dénie l’énoncé, justement parce que l’énoncé est affirmé avec un débrayage préalable18. Nier l’énoncé établi équivaut à revenir à l’instance qui le précède et qu’il présuppose.

Vous, là-bas, qu’est-ce que vous faites dans ma cour ?

L’embrayage spatial concerne des neutralisations dans la catégorie de l’espace. Dans la phrase ci-dessus, là-bas est employé avec la valeur d’ici, espace de l’énonciation. Cet emploi établit une distance entre les actants de l’énonciation et montre que la personne à qui s’adresse l’énonciateur a été placée en dehors de l’espace de la scène énonciative.

L’embrayage temporel concerne des neutralisations dans la catégorie du temps. Prenons comme exemple le poème Profondément, de Manuel Bandeira :

Note de bas de page 19 :

 Poesia completa e prosa, Rio de Janeiro, Nova Aguilar, pp. 217-218.

Quand hier je me suis endormi
La nuit de la Saint-Jean
Il y avait joie et rumeur
Éclatement de pétards feux de Bengale
Voix chants et rires
Auprès des feux allumés.
Au milieu de la nuit, je me suis éveillé
Je n’entendis plus de voix ni de rire
Seulement des ballons
Passaient errants
Silencieusement
De temps en temps à peine
Le bruit d’un tramway
Tranchait le silence
Comme un tunnel
Où étaient ceux qui tout à l’heure
Dansaient
Chantaient
Et riaient
Auprès des feux allumés ?
Ils dormaient tous
Ils étaient tous allongés
Dormant
Profondément

                ***

Je n’ai pas pu voir la fin de la fête de Saint-Jean
Quand j’avais six ans
Parce que je me suis endormi
Aujourd’hui je n’entends plus les voix de ce temps-là
Ma grand-mère
Mon grand-père
Tonton Rodrigues
Tomasia
Rosa
Où sont-ils tous ?
Ils dorment tous
Ils sont tous couchés
Ils dorment
Profondément19

Note de bas de page 20 :

 La Saint-Jean est une fête très populaire au Brésil. Elle est célébrée, principalement dans le Nord-Est du pays, avec des danses (la quadrille, par exemple), des plats typiques, etc.

Quand on arrive à la deuxième partie du poème, on comprend qu’hier du premier vers est la veille du jour de la Saint-Jean de l’année où le poète avait six ans (dans ce temps-là20). Cette neutralisation entre le temps énonciatif hier et le temps énoncif la veille, au profit du premier, est un procédé auquel on a recours pour présentifier le passé, revivre ce qui s’est passé cette nuit de la Saint-Jean, où le poète s’endort et éprouve, au temps antérieur, la rumeur et la joie et, au temps postérieur, le silence. Cette nuit-là, le réveil du poète correspond au sommeil profond de ceux qui avaient dansé, chanté et ri auprès des feux allumés.

En débrayant énoncivement la veille de la fête de la Saint-Jean, au début de la deuxième partie, le poète éloigne ce qu’il venait de revivre et transforme cette reviviscence en souvenir. Selon les termes de Benveniste, la première partie a cessé d’être « discours », c’est-à-dire vie, pour devenir « histoire ». Un débrayage énonciatif (présent de l’indicatif) se manifeste alors et on revient à la vie présente. Au réveil d’autrefois correspond la vie d’aujourd’hui ; au silence d’antan correspond la non-vie d’aujourd’hui. Le poète est vivant et seul, car tous ceux qu’il aimait sont morts et enterrés (ils dorment, ils sont couchés). La solitude à la Saint-Jean annonce la solitude après la mort des proches. L’embrayage temporel a libéré le temps des brumes de la mémoire et le débrayage énoncif l’a replacé là-bas.

Note de bas de page 21 :

Op. cit., p. 125.

Note de bas de page 22 :

Ibid., p. 242.

Note de bas de page 23 :

 Ibid., p. 191

Un autre procédé existe pour dénier l’instance de l’énoncé : le mélange des niveaux des instances énonciatives. Selon Greimas et Courtés, il s’agit de trois niveaux : 1) énonciateur / énonciataire, le destinateur et le destinataire implicites de l’énonciation, logiquement présupposés par l’existence de l’énoncé21 ; 2) narrateur / narrataire, le destinateur et le destinataire du discours explicitement installés dans l’énoncé22 ; 3) interlocuteur / interlocutaire, le destinateur et le destinataire d’une structure de la communication reproduite sous la forme de simulacre à l’intérieur du discours, c’est-à-dire d’un dialogue23. Ces niveaux peuvent être dédoublés.

Note de bas de page 24 :

 Périgueux, Pierre Fanlac, 1987, pp. 55-68.

Dans le conte de Julio Cortázar Continuité des parcs, analysé par Greimas dans De l’Imperfection, un homme est en train de lire un roman et il est progressivement absorbé par l’univers de la fiction24. Le sujet-lecteur, situé au niveau de l’énonciation, devient le témoin du rendez-vous des personnages, actants de l’énoncé, qui sont des amants ourdissant le meurtre du mari. L’amant tient un poignard dans la main et se dirige vers la maison du mari, qui est assis dans en fauteuil en train de lire un roman. Les différents niveaux énonciatifs s’interpénètrent en créant une continuité entre le monde « réel » et celui de la fiction.

Note de bas de page 25 :

 A.J. Greimas et J. Courtés, op. cit., p. 121.

Les exemples donnés ci-dessus sont des exemples d’embrayagehomocatégorique, qui a lieu « lorsque le débrayage et l’embrayage qui le suit affectent la même catégorie, celle de la personne, de l’espace ou du temps25 ». L’embrayage dans lequel les catégories présentes dans le débrayage et l’embrayage subséquent sont distinctes est appelé embrayage hétérocatégorique. Un exemple d’embrayage hétérocatégorique est l’emploi, très fréquent en portugais, d’une mesure temporelle pour indiquer une mesure spatiale :

C’est à trois heures d’ici en voiture.

Pour qu’il y ait un embrayage, les personnes, les espaces et les temps de l’énonciation et de l’énoncé doivent être dé-référentialisés, ce qui se produit quand on détruit l’illusion référentielle et l’illusion énonciative, c’est-à-dire quand on présente les personnes, les espaces et les temps comme une création du langage et non comme des simulacres du monde ou de l’acte de communication.

4. La mise en discours de la catégorie de la personne

4.1. Le système de la personne en portugais brésilien

Du point de vue morphologique et sémantique, le système de la personne en portugais brésilien est très semblable à celui du français, à l’exception des formes de la deuxième personne qui ont disparu en portugais moderne. À leur place, on emploie você (singulier) et vocês (pluriel) pour le traitement informel et o senhor (monsieur) et a senhora (madame) au singulier et os senhores et as senhoras au pluriel pour le traitement formel, ce qui correspond au vous français. On remarque qu’au lieu des formes de la deuxième personne, le portugais brésilien fait usage des formes de la troisième personne, qui sont des substituts nominaux des pronoms personnels. Le terme você vient de l’ancienne formule d’appel Vossa Mercê (Votre Merci).

La série complète des personnes est la suivante :

  • eu (je) : première personne, la personne qui parle ;

  • você (tu) : deuxième personne, celui à qui l’on parle ;

  • ele (il) : troisième personne, substitut pronominal d’un groupe nominal, dont il tire référence, actant de l’énoncé, ce dont parlent je et tu ;

  • nós (nous) : il n’est pas la multiplication d’objets identiques, mais la jonction d’un je et d’un non-je ;

  •  vocês, o(s) senhor(es), as senhor(as) (vous) : il existe un vous qui est le pluriel de tu et un autre vous, dans lequel il ou ils se joignent à tu ;

  • eles (ils) : pluralisation de il.

Une dernière remarque reste à faire. À l’extrême sud du Brésil, la forme de la deuxième personne du singulier tu s’est conservée. Cependant, dans le langage courant, l’accord du verbe ne se fait pas avec la deuxième, mais avec la troisième personne.

Note de bas de page 26 :

 É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale 1, op.cit., pp. 225-236.

Cette particularité du portugais brésilien de toujours employer des formes de la troisième personne à la place des formes de la deuxième soulève une question intéressante : le système du portugais brésilien remet-il en cause la description de la catégorie de personne développée par Benveniste26 ? Non, car, chez Benveniste, les personnes doivent être appréhendées comme des places vides, que les différentes langues  remplissent à leur manière : première personne : la personne qui parle ; deuxième personne : la personne à qui on parle ; troisième personne : la personne dont on parle.

Note de bas de page 27 :

Ibid., p. 231.

Le portugais brésilien ne fait pas d’opération de débrayage actantiel énonciatif pour mettre en discours la deuxième personne, mais il réalise toujours une opération d’embrayage actantiel pour l’installer dans l’énoncé. Benveniste lui-même décrit cet usage de la troisième personne avec la valeur de la deuxième27.

En outre, pour contester la théorie de l’énonciation de Benveniste, il ne suffit pas d’analyser comment une langue exprime une catégorie déterminée. Il faut étudier conjointement les expressions de la personne, de l’espace et du temps dans une langue donnée.

4.2. Le débrayage actantiel

Le débrayage actantiel énonciatif est l’opération par laquelle se construisent des discours à la première et à la deuxième personne.

Ils étaient heureux, et ce fut le mari qui commença le premier à énumérer les nouvelles qualités de Tristan. La femme s’y mit aussi et je dus les écouter avec cette complaisance, qui est une de mes qualités, et pas nouvelle. Je la tiens presque de l’école, si ce n’est du berceau. Ma mère me racontait que je pleurais rarement pour une tétée ; je faisais simplement une grimace implorante. À l’école, je ne me disputais avec personne, j’écoutais le maître, j’écoutais mes compagnons, et si parfois ils allaient trop loin et discutaient, je faisais de mon âme un compas, qui écartait ses pointes aux deux extrêmes. Ils finissaient par se bagarrer et ils m’aimaient.
Je ne veux pas me vanter... Où en étais-je ? Ah ! Au point où les deux vieux faisaient l’éloge du jeune homme.

Note de bas de page 28 :

Op. cit., p. 1151.

Dans cet extrait du roman Memorial de Aires, de Machado de Assis28, le narrateur à la première personne fait son propre éloge, quand il entend l’éloge de Tristão fait par ses amis.

Chapitre 106 ? Plus exactement, chapitre que le lecteur, tout désorienté, aborde en se demandant comment le chagrin de Sofia est compatible avec les propos tenus par le cocher. Et de s’interroger, perplexe : mais alors, le rendez-vous de la rue de l’Harmonie, Sofia, Carlos Maria, toute cette idylle où beauté rime avec péché, ce n’était donc que calomnie ? Calomnie, oui, mais elle est le fait du lecteur ou de Rubião, non du pauvre cocher, qui n’a cité aucun nom, qui n’a même pas su inventer une histoire vraisemblable. C’est ce dont tu te serais aperçu, cher lecteur, si tu m’avais lu un peu plus posément. Car, enfin, mon pauvre ami, songe à l’invraisemblance de la situation : un homme donnant un rendez-vous de ce genre ferait-il arrêter son tilbury juste devant la maison où il doit avoir lieu ? Cela reviendrait à amener un témoin sur les lieux du crime ! Il y a sous le ciel, il y a sur la terre plus de rues que n’en rêve ta philosophie — y compris des rues transversales, où faire arrêter le tilbury.

Note de bas de page 29 :

Op. cit., p. 170.

Dans cet extrait du roman Le philosophe et le chien : Quincas Borba29, de Machado de Assis, le narrateur à la première personne s’adresse à un lecteur à la deuxième personne, en le blâmant de ne pas avoir bien lu le roman.

Le débrayage actantiel énoncif est l’opération par laquelle on énonce un discours à la troisième personne.

Note de bas de page 30 :

 Érico Veríssimo, Senhor embaixador, Porto Alegre, Globo, 1967, p. 40.

Parmi les nombreuses préoccupations qui disputaient l’attention de Claire Ogilvy en ce matin d’avril, la principale était de faire arriver le nouvel ambassadeur à la Maison Blanche à l’heure fixée. Michel lui avait téléphoné peu avant, pour l’informer que son patron souhaitait partir à dix heures et demie exactement.30

Dans ce texte, le narrateur est absent de l’énoncé et seuls des actants de l’énoncé figurent dans le discours.

4.3. L’embrayage actantiel

Comme dit précédemment, cet embrayage consiste à neutraliser des oppositions à l’intérieur de la catégorie de personne. Étant donné que les première et deuxième personnes du pluriel ne sont pas de simples pluralisations des première et deuxième personnes du singulier, mais qu’en revanche, la troisième personne du pluriel est purement une pluralisation de la personne correspondante du singulier, cinq distinctions apparaissent dans cette catégorie. Chaque personne peut être utilisée à la place d’une autre. Voici quelques exemples.

i) La troisième personne à la place de la première du singulier.

Note de bas de page 31 :

 Journal O Globo, 22 octobre1991, p. 7.

Hier, après dix jours de visite, dans dix capitales, le Pape Jean Paul II a fait ses adieux aux Brésiliens, en exprimant ses vœux pour que le Brésil devienne une nation prospère et digne, respectueuse des valeurs fondamentales de la personne humaine : « Le Pape emporte au fond du cœur le désir et l’espérance que la Nation brésilienne suive et suivra toujours le chemin de la valorisation de l’homme »,dit-il.31

Le Pape prend la parole en se référant à lui-même à la troisième personne et non à la première personne du singulier. Les formes de la troisième personne employées avec la valeur de je sont il/elle, ou plus fréquemment un substantif. Le nom propre est souvent utilisé à la place du je.

Note de bas de page 32 :

 José Cândido de Carvalho, O coronel e o lobisomem, 8e éd., Rio de Janeiro, José Olympio, 1971, p. 46.

Or Ponciano ne s’était pas plus tôt vanté, qu’apparut, à l’entrée d’un bosquet de bambous, un de ces jaguars mahous qui, mesuré à l’œil nu, l’emportait en taille et en poids sur un taurillon.32

Ponciano étant lui-même le narrateur, lorsqu’il se désigne par son nom, il emploie une troisième personne avec la valeur d’une première.

Ce type de neutralisation est assez courant dans le langage quotidien, quand, par exemple, un père dit à son enfant :

— Allons ! papa ne veut plus que tu fasses ça.

Elle est aussi utilisée dans le langage officiel. Les requêtes et demandes officielles, par exemple, sont à la troisième personne.

Quand cet embrayage est réalisé, l’énonciateur semble se vider de toute subjectivité et se présenter seulement comme un rôle social. À cet égard, l’exemple ci-dessous est très intéressant : D. Jean 1er et le Maitre d’Avis sont la même personne, l’énonciateur. Toutefois, les deux rôles sont dissociés afin de ne laisser aucune équivoque sur le fait que ce sont eux qui sont en jeu au moment de la parole.

Note de bas de page 33 :

 Alexandre Herculano, « A abóboda », in Antônio Lages, Florilégio Nacional, São Paulo, LES, s.d., p. 237.

— Eh bien, si vous ne pardonnez pas à D. Jean 1er une prétendue offense, pardonnez-la au Maitre d’Avis, à votre ancien capitaine.33

ii) La troisième personne à la place de la deuxième du singulier.

Note de bas de page 34 :

 José Cândido de Carvalho, op. cit., p. 231.

C’était un billet de Dona Esmeralda, avec des félicitations pour ce qu’on disait de moi dans les gazettes. De Fonseca, que je rencontrai un peu plus tard dans la rue, je reçus des compliments :
– Eh bien, mon cher ! Le colonel tient la queue de la poêle. On ne voit que lui dans les journaux.34

Dans ce cas, « Le colonel » signifie tu. On s’adresse à la personne par un substantif indicatif d’un rôle social. On peut aussi l’appeler par son nom, ou dire il. Il en est ainsi dans cet exemple d’Herculano, dans lequel Alphonse Henri s’adresse à Jean 1er:

Note de bas de page 35 :

 A. Herculano, op. cit., p. 238.

Seul Dom Jean 1er comprend Alphonse Henri ; car lui seul comprend la valeur de ces deux mots si beaux, mots d’ange — patrie et gloire.35

Cet embrayage est souvent employé dans le langage de la conversation. Par exemple, une mère demande à son enfant :

Mon petit garçon (ma petite fille) s’est bien amusé(e) ?

L’emploi de la troisième personne à la place de la deuxième indique l’affection, la tendresse, ou le respect, étant donné que le locuteur exclut l’autre de l’échange linguistique, et lui donne une place spéciale, qui n’est pas instituée par le je, comme le serait la place du tu. Quand on dit Madame est servie, Son Excellence est-elle satisfaite ?, l’énonciateur s’exclut lui-même de la réciprocité de l’échange linguistique pour montrer un extrême respect. Cela peut dénoter également le mécontentement ou le mépris, par exemple, si cette forme s’adresse à un enfant qui a déjà appelé trois fois sa mère pendant la nuit : Qu’est-ce qu’il veut encore ?

Il y a aussi le cas où par respect on emploie un pronom de la troisième personne pour s’adresser à quelqu’un. C’est le cas du portugais brésilien moderne, comme on l’a déjà montré.

iii) La deuxième personne du singulier à la place de la première du singulier.

Note de bas de page 36 :

 Op. cit., p. 1138.

Etourdi de mon âme, Aires, mon vieux, comment est-ce que tu as commémoré le 3 le ministère de Ferraz, qui est du 10 ? C’est aujourd’hui son anniversaire, Aires, mon vieux. Tu vois qu’il est bon de noter ce qui se passe ; sans quoi tu ne te souviendrais de rien ou tu embrouillerais tout.36

Dans ce cas, Aires, le narrateur du Memorial de Aires, de Machado de Assis, s’adresse à lui-même, comme s’il était une deuxième personne. Il se produit alors une procédure de dédoublement fictif de l’énonciateur, qui se constitue un autre, pour être l’objet de ses appréciations, de ses confidences, etc.

iv) La première personne du pluriel à la place de la première du singulier.

C’est ce qu’on appelle le pluriel de majesté, de modestie ou d’auteur. Le je se dilue dans l’anonymat du nous ou bien est amplifié. Ce qui distingue un usage d’un autre, c’est le type de texte où figure ce nous. Quand il apparaît dans des allocutions solennelles, émanant de hautes autorités civiles (chefs d’Etats et de gouvernements) et ecclésiastiques (pape et évêques) ou dans des documents officiels, ce pluriel est un pluriel de majesté :

Nous, durant Notre Pontificat...

Ce nous ne situe pas la haute autorité comme une simple subjectivité dans un rapport de communication. Par contre, dans le pluriel dit de modestie, le je évite de mettre en évidence sa subjectivité en la diluant dans le nous.

Note de bas de page 37 :

 Manuel Antônio de Almeida, Memórias de um Sargento de Milícias, São Paulo, Ática, s.d., p. 13.

Le compère comprit tout, vit que Leonardo abandonnait son fils, puisque la mère l’avait abandonné et fit un geste comme s’il avait voulu dire :
— C’est bon, tu peux partir, maintenant ; nous allons prendre une charge sur les épaules.37

Le pluriel d’auteur, utilisé dans des œuvres scientifiques, dans des conférences, etc., est un cas différent. L’énonciateur dit nous, parce qu’il n’est pas un individu qui parle en son propre nom. Il a derrière lui une communauté scientifique, qui parle au nom de la Science, du Savoir. L’auteur s’établit comme un délégué de cette collectivité dont l’autorité dérive de l’institution scientifique, et au-delà de celle-ci, de la Science elle-même.

En portugais, comme en français, quand le nous représente un être unique, les adjectifs et les participes qui s’y réfèrent se mettent tous au singulier et au genre correspondant au sexe de l’être désigné. Cet accord est le vestige syntactique du débrayage qui précède l’embrayage.

Antes sejamos breve que prolixo (Soyons bref plutôt que prolixe).

Avec le mécanisme de l’embrayage, la langue permet que des pronoms dérapent et effectuent leur ancrage en des points de référence déplacés par rapport aux coordonnées énonciatives effectives. Toutes les unités déictiques qui indiquent l’énonciateur peuvent dénoter l’énonciataire et vice-versa. Des personnes amplifiées peuvent signifier des personnes singulières et vice-versa ; la non-personne peut signaler les personnes, et vice-versa. Le je, ainsi que l’ici et le maintenant, ancre le texte. Le débrayage lui donne un caractère référentialisé. L’embrayage déstabilise cette référentialisation, en montrant le texte comme une énonciation, et en dévoilant, par conséquent, l’illusion référentielle.

5. La mise en discours de la catégorie du temps

5.1. Le système temporel en portugais

Benveniste dit que

Note de bas de page 38 :

 Problèmes de linguistique générale, 2, Paris, Gallimard, 1974, p. 73.

ce que le temps linguistique a de particulier, c’est qu’il est organiquement lié à l’exercice de la parole, qu’il se définit et s’ordonne comme fonction du discours. Ce temps a son centre — un centre, à la fois, générateur et axial — dans le présent de l’instance de la parole.38

Le discours instaure un maintenant, le moment de l’énonciation. En opposition au maintenant, on crée un alors. Ce maintenant est donc le fondement des oppositions temporelles de la langue.

Note de bas de page 39 :

 Problèmes de linguistique générale, 1, pp. 237-250.

La temporalité linguistique concerne les relations de successivité et de concomitance entre des états et des transformations qui sont représentés dans le discours. Elle ordonne leur progression, elle montre ceux qui sont concomitants, ceux qui sont antérieurs et ceux qui sont postérieurs. Il existe donc un système temporel linguistique qui se construit par rapport à des repères temporels installés dans le discours, ainsi qu’un système temporel qui s’établit en fonction du présent implicite de l’énonciation. Benveniste a remarqué la présence de deux systèmes temporels dans la langue. Il les a nommés systèmes du « discours » et de l’« histoire »39.

Explicitons un peu mieux cette question. Il existe dans la langue deux systèmes temporels : l’un est directement lié au moment de l’énonciation et l’autre est ordonné en fonction de moments de référence installés dans l’énoncé. Ainsi, le premier cas correspond à un système énonciatif et le second à un système énoncif. Toutefois, étant donné que le moment de l’énonciation constitue l’axe fondamental de l’ordonnance temporelle de la langue, les moments de référence sont en relation avec ce dernier. Pour cette raison, au moment de l’énonciation, on applique la catégorie topologique concomitance vs non concomitance (antériorité vs postériorité) et on obtient trois moments de référence : concomitant, antérieur et postérieur au moment de l’énonciation.

Si le moment de référence est concomitant du moment de l’énonciation, on utilise le système énonciatif, puisque tout se réfère au moment de l’énonciation. Il convient de rappeler que ce moment de référence n’est explicité que dans certains cas (par exemple, lorsque la réception et la production ne sont pas simultanées, comme dans le cas d’une lettre).

Si le moment de référence est antérieur ou postérieur au moment de l’énonciation, il doit toujours être explicité. Deux moments de référence sont donc explicités : un passé et un futur, qui ordonnent deux subsystèmes temporels énoncifs.

Le moment des événements (les états et les transformations) est ordonné par rapport aux différents moments de référence. Cette ordonnance se fait en appliquant la catégorie topologique concomitance vs non-concomitance (antériorité vs postériorité) aux différents moments de référence.

Il existe donc trois moments structurellement remarquables dans la constitution du système temporel : le moment de l’énonciation (ME), le moment de la référence (MR) et le moment de l’événement — ce qui est arrivé (MA).

On a par conséquent, dans la langue, un système temporel énonciatif quand le moment de référence est concomitant du moment de l’énonciation, et un système énoncif qui comporte deux subsystèmes : l’un est commandé par un moment de référence passé et l’autre par un moment de référence futur. Ainsi, si on tient compte des relations constitutives de la catégorie du temps, et non de la morphologie, on a neuf temps dans la langue :

a) dans le système énonciatif (moment de référence concomitant du moment de l’énonciation) : concomitance avec le moment de référence — présent ; antériorité à celui-ci — passé du présent (en portugais, passé simple 1) ; postériorité par rapport au moment de l’énonciation — futur du présent ;

b) un subsystème énoncif du passé (moment de référence antérieur au moment de l’énonciation) : concomitance limitée par rapport au moment de référence — présent du passé (en portugais, passé simple 2) ; concomitance non limitée à celui-ci — présent du passé (imparfait) ; antériorité à ce moment — passé du passé (plus-que-parfait) ; postériorité imperfective à ce moment — futur du passé (conditionnel) ; postériorité perfective à ce moment — futur du passé (conditionnel passé) ;

c) un subsystème énoncif du futur (moment de référence postérieur au moment de l’énonciation) : concomitance avec le moment de référence — présent du futur ; antériorité à celui-ci — futur antérieur ; postériorité au moment de référence — futur du futur.

La localisation temporelle est déterminée par les temps de l’indicatif, car l’emploi des temps du subjonctif est régi par la concordance des temps. Comme le portugais possède six formes temporelles au subjonctif (présent, imparfait, passé, plus-que-parfait, futur du présent et futur du passé), toutes étant couramment utilisées, même dans le langage familier, leur emploi obéit à un complexe jeu de concordance des temps.

Note de bas de page 40 :

 Ibid., pp. 238-245.

Comparativement au système temporel du français, le système du portugais présente quelques différences. La première est la valeur du passé simple et du passé composé. Benveniste montre qu’en français la différence centrale entre le passé composé et le passé simple est que ce dernier est un temps de l’histoire, tandis que l’autre est un temps du discours40. Le passé composé indique une antériorité par rapport au présent ; le passé simple une concomitance relative à un moment de référence dans le passé. Comme le passé composé a perdu sa valeur temporelle en portugais et a aujourd’hui une valeur aspectuelle durative (continuative ou itérative) et inachevée, le passé simple exprime deux temps : le passé du présent (l’antériorité par rapport à un moment de référence présent) et le présent du passé (la concomitance par rapport à un moment de référence passé). On retrouve donc fonctionnellement deux passés simples : le nº 1, qui est un temps du système énonciatif, et le nº 2, qui appartient au système énoncif. Le passé composé ne conserve sa valeur d’antériorité que dans des cas très restreints, pour exprimer un fait qui vient de se produire. Par exemple, un orateur termine son discours en disant Tenho dito (J’ai dit).

En outre, il n’existe pas de temps surcomposés et le passé antérieur, qui existait en ancien portugais, a disparu.

Les adverbes et les locutions adverbiales de temps s’articulent également en un système énonciatif et en un système énoncif. Le premier système est centré sur un moment de référence présent, identique au moment de l’énonciation ; le second est organisé autour d’un moment de référence (passé ou futur) inscrit dans l’énoncé, ce qui signifie, en ce qui concerne les adverbes, qu’il n’existe pas de subsystèmes, ni en relation avec un moment de référence passé ni en relation avec un moment de référence futur. La catégorie topologique concomitance vs non-concomitance (antériorité vs postériorité) s’applique à chaque moment de référence (énonciatif et énoncif). Par exemple, dans le système énonciatif, aujourd’hui, hier et demain expriment les termes de la catégorie topologique. Dans le système énoncif, ce jour-là, la veille, le lendemain leur correspondent. Les locutions avec prochain appartiennent au système énonciatif ; celles avec suivant au système énoncif.

5.2. Le débrayage temporel

Le débrayage temporel énonciatif est l’opération par laquelle se produit la localisation temporelle des événements avec les temps énonciatifs : le présent, le passé du présent et le futur du présent :

— Quelle sottise, voilà qui t’apprendra. Tu te lasses à lui ouvrir le chemin et c’est elle qui va jouir de la vie, tandis que toi, tu retourneras dans le panier à ouvrage. Fais comme moi, qui n’ouvre la voie à personne. Je reste là où l’on me pique.
J’ai raconté cette histoire à un professeur de mélancolie, qui m’a répondu en secouant la tête : — Moi aussi, j’ai servi d’aiguille à du fil bien ordinaire !

Note de bas de page 41 :

 Várias histórias/Histoires diverses, trad. et éd. par Saulo Neiva, Paris, Classiques Garnier, 2015.

Cet extrait est la fin du conte Un apologue, de Machado de Assis41. Ce conte narre la dispute entre une aiguille et un fil, chacun revendiquant sa primauté sur l’autre, alors qu’une couturière confectionnait une robe de bal pour une baronne. Trois prises de parole y apparaissent : celle d’une épingle, celle du narrateur et celle du professeur de mélancolie. La localisation temporelle s’effectue avec les verbes énonciatifs : présent, passé du présent (passé composé en français) et futur du présent.

Le débrayage temporel énoncif est l’opération par laquelle on localise temporellement les événements avec les temps énoncifs du subsystème du passé : présent du passé (passé simple ou imparfait), passé du passé (plus-que-parfait) ou futur du passé (conditionnel ou conditionnel passé) ou avec les temps énoncifs du subsystème du futur : présent du futur, futur antérieur ou futur du futur.

Note de bas de page 42 :

 Machado de Assis, Le philosophe ou le chien, p. 293.

Rubião fut interné dans une maison de santé. Palha avait longtemps oublié la promesse faite à Sofia, et Sofia les assurances données à son amie du Rio Grande. Tous deux n’avaient en tête que leur nouvelle demeure, un hôtel particulier à Botafogo, dont la construction était presque achevée et qu’ils comptaient inaugurer au cours de l’hiver après la rentrée des Chambres, quand toute la bonne société serait redescendue de Pétropolis. Mais cette fois la promesse fut tenue ; Rubião entra donc dans une clinique, où la recommandation du Dr. Falcão et de Palha lui valut de disposer d’une chambre et d’un salon particuliers. Il n’opposa aucune résistance ; se laissant conduire du meilleur gré par ses protecteurs, il prit possession de son nouveau domaine comme s’il l’avait toujours connu.42

Dans cet extrait, la localisation temporelle des événements est mise en discours au moyen des temps du subsystème du passé : présent du passé (passé simple et imparfait), passé du passé (plus-que-parfait) et futur du passé (conditionnel passé).

Note de bas de page 43 :

 Isaïe, 4, 2-3, Paris, Cerf, 1956.

Ce jour-là, le germe de Yahvé deviendra parure et gloire et le fruit de la terre deviendra l’honneur et l’ornement des rescapés d’Israël.
Ceux qui resteront de Sion et survivront de Jérusalem seront tous appelés saints et inscrits pour survivre, à Jérusalem.43

Les événements sont concomitants du moment de référence futur ce jour-là, ils sont alors mis en discours avec l’emploi du présent du futur.

5.3. L’embrayage temporel

Note de bas de page 44 :

 A.J. Greimas et J. Courtés, op. cit., p. 119.

À l’inverse du débrayage, qui est la projection des temps servant à constituer l’énoncé hors de l’instance de l’énonciation, soit un énoncé qui constitue un simulacre de l’énonciation, soit un énoncé qui ne représente pas l’énonciation, l’embrayage temporel est l’effet de retour à l’instance de l’énonciation, produit par la suspension de l’opposition entre certains termes de la catégorie du temps44. En fait, le débrayage crée soit une énonciation énoncée où les temps de l’énoncé simulent les temps de l’énonciation, soit un énoncé énoncé où on a l’illusion d’être devant la temporalité des événements. On a l’impression de se trouver toujours en présence d’une temporalité non linguistique : temps de l’acte de dire, dans le premier cas ; temps des événements dans le second. Or, quand on neutralise des termes de la catégorie du temps, l’effet de sens obtenu est que le temps est une pure construction de l’énonciateur, qui présentifie le passé, rend présent le futur, etc. Ainsi, par cette procédure, on passe de l’illusion énonciative de la naturalité des temps du dire et du dit, de la chimère selon laquelle le temps linguistique est le temps du monde, à la certitude que le temps est un effet de sens produit dans et par l’énonciation.

Dans le cas des temps verbaux, on peut neutraliser :

a) un temps énonciatif et un temps énoncif correspondant ;

b) un terme de la catégorie topologique et un autre à l’intérieur du même système ou subsystème temporel ;

c) un terme de la catégorie topologique avec un autre d’un système ou d’un subsystème temporel distinct.

Le résultat de la neutralisation se manifeste toujours par l’un des temps dont l’opposition a été suspendue. Il est clair que dans ce cas, un temps sera utilisé à la place d’un autre, car dans le cas contraire, la neutralisation ne serait pas sentie.

Un exemple du premier cas est la neutralisation du présent et de l’imparfait, au profit du second temps du couple :

Note de bas de page 45 :

 Première strophe de la chanson Jean et Marie, de Chico Buarque.

Maintenant j’étais le héros
Et mon cheval ne parlait que l’anglais
La fiancée du cow-boy c’était toi,
Sans compter les trois autres.
Je faisais face aux bataillons,
Aux Allemands et leurs canons.
Je rangeais mon lance-pierre
Et je répétais le rock pour les matinées.45

Les imparfaits expriment une concomitance, non par rapport à une marque temporelle passée, mais avec le maintenant. Ils sont donc employés à la place du présent. Ces imparfaits appartiennent à l’indicatif, le mode employé par le locuteur pour situer l’action dans la réalité. Toutefois, comme l’imparfait exprime l’imperfectif, c’est-à-dire qu’il présente le procès sans préciser ses limites initiale et finale, la langue l’emploie avec la valeur de présent pour créer un effet de sens d’irréalité, pour manifester des faits hypothétiques. En outre, comme l’imparfait situe les faits dans le passé, cet embrayage emploie le temps qui détache les faits du présent pour exprimer des événements détachés de la réalité.

Le second cas peut se présenter, par exemple, lorsque l’opposition entre la concomitance (l’imparfait) et la postériorité (le conditionnel) du subsystème énoncif du passé est suspendue.

Note de bas de page 46 :

 Cecília Meireles, Obra poética,Rio de Janeiro, Nova Aguilar, 1985, p. 492.

Ah ! paroles, ah ! paroles,
Quel étrange pouvoir que le vôtre
Pardon vous pouviez être !
— vous êtes bois qu’on coupe.46

Cet extrait appartient au poème Romance das palavras aéreas. Le poème compare deux temps : un alors, qui est le temps de la vie, des promesses de liberté et un maintenant, qui est le temps de la prison, de la torture, de la mort. Par rapport au moment passé, dans un temps postérieur, les promesses auraient pu se réaliser. Cette probabilité est exprimée en portugais par l’imparfait podíeis et non par le futur du passé (le passé du conditionnel : Pardon vous auriez pu être), pour créer un effet de sens de certitude. Il indique que ce qui était prévu pour le futur était inévitable. Cette certitude, pourtant, a été abattue par la brutalité de la répression portugaise. Le présent de l’indicatif montre que la mort a pris la place de ce qui semblait certain pour qui prêchait l’indépendance de la colonie. L’imparfait ayant la valeur de futur du passé exprime donc une conséquence d’un fait passé, qui est considérée comme inévitable par l’énonciateur, mais qui ne s’est pas réalisée.

Le troisième cas se produit quand on neutralise, par exemple, la concomitance par rapport au moment de référence présent (le présent) et la postériorité à un moment de référence passé, futur du passé (le conditionnel).

Heureusement, il réagit rapidement. Un pas de plus et la voiture l’écrase.

Le présent écrase ne marque pas une concomitance au maintenant, mais il indique la postériorité par rapport à la marque temporelle passée à ce moment-là. La finalité de cette construction est de souligner la fatalité de la conséquence par rapport à la cause exprimée. La conséquence est présentée comme réelle, bien qu’elle soit hypothétique.

Ce qui a été dit à propos des temps verbaux s’applique aussi aux adverbes de temps. Il faut rappeler, cependant, qu’on ne neutralise que les adverbes qui manifestent effectivement le temps linguistique et non les précisions chronologiques qu’on lui apporte. Par exemple, l’adverbe maintenant, qui indique une concomitance par rapport au moment de l’énonciation, peut être utilisé à la place d’il y a peu de temps, de tout à l’heure, et de dans quelques instants, respectivement antériorité et postériorité par rapport au moment de l’énonciation, pour marquer un passé récent et un futur immédiat, à savoir, pour montrer la proximité du passé et du futur par rapport au moment de l’énonciation. En portugais, on emploie un diminutif de agora (maintenant), pour renforcer le caractère récent ou imminent, respectivement, du passé et du futur.

Saiu inda agorinha (Il est sorti il y a un instant).
Vamos começar a lição agorinha mesmo (Nous allons commencer la leçon tout de suite).
Estou fora dessa, cheguei agorinha (Je n’ai rien à voir avec ça, je suis arrivé à l’instant).

Un autre procédé de dénégation de l’instance de l’énoncé est la présentification du passé et la présentification du futur (appelées analepse et prolepse dans le langage verbal et flash-back et flash-foward au cinéma).

Note de bas de page 47 :

 Op. cit., p. 119.

Note de bas de page 48 :

 Machado de Assis, Obra completa, p. 650.

La question qui se poseen ce point est de savoir comment l’embrayage temporel peut être reconnu au fil du discours. Si l’embrayage, comme le disent Greimas et Courtés, présuppose un débrayage antérieur, vu qu’il n’existe pas de neutralisation sans opposition, « l’embrayage doit laisser quelque marque discursive du débrayage antérieur »47. Lorsqu’un embrayage temporel a lieu, une marque temporelle permettant de reconnaître qu’un temps verbal ou un adverbe sont employés avec la valeur d’un autre doit par conséquent apparaître dans le contexte. Par exemple, dans « D’ici un mois je suis de retour. Je pars demain »48, on constate que le présent a la valeur de présent du futur et qu’il y a donc un embrayage, car d’ici un mois et demain indiquent que l’événement exprimé par le verbe est postérieur au moment de l’énonciation.

Le système du temps s’organise dans la langue d’une façon absolument symétrique. Néanmoins, le discours, en mélangeant des perspectives, en confondant les termes de la catégorie topologique, en subvertissant les oppositions, produit un « vertige temporel » dont il se sert pour créer des effets de sens.

6. La mise en discours de la catégorie de l’espace

6.1. Le système de la localisation spatiale en portugais

La langue se sert de plusieurs catégories pour procéder à la localisation dans l’espace. Toutefois, du point de vue de l’énonciation, cette localisation s’effectue fondamentalement par les démonstratifs et les adverbes de lieu. L’espace linguistique proprement dit est ordonné à partir du hic, c’est-à-dire à partir de l’espace de l’ego. Tous les objets sont ainsi localisés, sans que leur place dans le monde n’ait une quelconque importance, car celui qui les situe se place comme le centre et le point de référence de la localisation.

Le portugais, différemment du français, a un système trichotomique de démonstratifs. En fonction déictique, este et esse indiquent l’espace de la scène énonciative et aquele indique ce qui est hors d’elle. Este, à son tour, marque l’espace de l’énonciateur, c’est-à-dire ce qui est proche du je ; esse marque l’espace de l’énonciataire, c’est-à-dire ce qui est proche du tu.

Actuellement, l’opposition este/esse est en train de disparaître. Les deux démonstratifs sont devenus équivalents et se trouvent donc en variation libre. En portugais, le système des démonstratifs passe donc d’un système trichotomique à un système dichotomique, où les valeurs seront les suivantes : esse/este signale la proximité des actants de l’énonciation et aquele, la distance de ces actants.

Les adverbes de lieu constituent deux séries : l’une trichotomique, aqui, et ali, et l’autre dichotomique, et . Aqui marque l’espace du je ; , l’espace du tu ; ali, l’espace hors de la scène énonciative. indique l’espace de l’énonciation et , l’espace hors de la scène énonciative.

6.2. Le débrayage spatial

Le débrayage spatial énonciatif est l’opération par laquelle la localisation spatiale est ordonnée par rapport à l’espace de l’énonciation, l’ici.

Note de bas de page 49 :

 Anthologie de la poésie romantique brésilienne, Paris, Eulina Pacheco/ Éditions UNESCO, 2002, p. 26. Le poème a été traduit par Didier Lamaison.

À Dieu ne plaise que je meure
Sans être retourné là-bas ;
Sans avoir retrouvé les douceurs
Qu’ici je ne trouve pas ;
Sans avoir revu mes palmiers
Où chante le sabiá.49

Dans cet extrait de la Chanson de l’exil, de Gonçalves Dias, l’espace est organisé par rapport à l’ici de l’énonciation. Afin d’exalter les beautés de sa terre natale, le poète oppose l’espace de l’exil (ici) à l’espace de la terre natale (là-bas).

Le débrayage spatial énoncif est l’opération par laquelle la localisation spatiale se trouve détachée de toute relation avec l’espace de l’énonciation.

Note de bas de page 50 :

 José de Alencar, Indiens et aventuriers du Brésil ou Le guarani, trad. L. Xavier de Ricard, Paris, Jules Tallandier, 1902, p. 1.

D’un des faîtes de la Serra dos Orgãos [la Montagne des Orgues] découle un filet d’eau qui se dirige vers le nord, et, se grossissant des affluents qu’il reçoit durant un cours de dix lieues, devient un grand fleuve.
C’est le Paquequer : sautant de cascade en cascade, se tordant comme un serpent, il va ensuite s’étendre dans la plaine et se confondre dans le Parahyba qui roule majestueusement dans son vaste lit.
On dirait que, vassal et tributaire de ce roi des eaux, le petit rio jusque-là hautain et orgueilleux contre les rochers, se courbe humblement aux pieds de son suzerain. Il perd alors sa beauté sauvage : ses ondes sont calmes et sereines comme celles d’un lac ; elles sont sans révolte contre les barques et les canots qui glissent sur elles : l’esclave soumis souffre le fouet du maître.50

La localisation du fleuve Paquequer est créée dans l’énoncé sans aucune référence à l’espace de l’énonciation. L’expression jusque-là est énoncive, car elle signifie jusqu’à cet endroit.

6.3. L’embrayage spatial

L’embrayage spatial est l’effet de retour à l’instance de l’énonciation, produit par la suspension de l’opposition entre certains termes de la catégorie de l’espace.

Note de bas de page 51 :

 José Lins do Rego, Fogo morto, Rio de Janeiro, José Olympio, 2006, p. 337.

Eu só queria estar lá para receber estes cachorros a chicote51 (Je voulais seulement être là-bas pour recevoir ces chiens à coups de fouet).

L’adverbe dénote que l’espace où sont les personnes que le locuteur voulait recevoir à coups de fouet est hors de la situation de l’énonciation. Nonobstant, il emploie estes au lieu de aqueles. Cet usage qui rend les personnages présents dans la scène énonciative révèle l’intérêt particulier que l’énonciateur porte à cet événement.

7. Les effets de sens produits par l’embrayage

Les effets de sens créés par les embrayages de personne, de temps et d’espace ne se fragmentent pas en une multiplicité incontrôlable de significations mais sont subordonnés à la catégorie sémantique :

approximation vs éloignement

L’approximation se produit lorsqu’on va, dans la catégorie de la personne, de la troisième personne vers la première ; dans la catégorie du temps, du moment de référence passé ou futur vers le moment de référence présent, ou bien du moment de l’événement passé ou futur vers le moment de l’événement présent ; dans la catégorie de l’espace, de l’espace hors de la scène énonciative vers l’espace de l’énonciateur. L’éloignement se réalise quand on fait le parcours inverse dans chaque catégorie.

Si l’approximation et l’éloignement sont considérés comme étant les termes a et b d’une catégorie sémantique, l’existence des termes non a et non b est donc à prévoir.

En ce qui concerne la catégorie de la personne, l’approximation se présente comme la subjectivité et l’éloignement comme l’objectivité.

Employer la troisième personne à la place d’une autre personne quelconque consiste à vider la personne de toute subjectivité et à rehausser une objectivation, c’est-à-dire à souligner le rôle social au détriment de l’individualité :

Note de bas de page 52 :

 José Saramago, Folha de São Paulo, 26 octobre 1993, cahier 1, p. 3.

Le moment est arrivé de révéler que l’auteur (= moi) s’est trouvé, à un moment donné, semblable aux dieux.52

Se servir de la première personne pour en signifier une autre revient à subjectiviser le discours, à diminuer le rôle social, à mettre en évidence la subjectivité :

Comment on va rue du Vingt-Trois Mai ? — Je prends (= vous prenez) la première à gauche, je montejusqu’au feu, je continue tout droit et je suis au commencement de la rue du Vingt-Trois Mai (renseignement donné à un automobiliste).

En ce qui concerne la catégorie du temps, l’approximation et l’éloignement se présentent sous la forme de trois autres catégories sémantiques :

  • — une pour les effets de sens temporels stricto sensu :
    conjonction vs déplacement ;

  • — une autre pour les effets de sens modaux :
    réalité vs virtualité ;

  • — une autre encore pour les effets de sens aspectuels :
    inaccompli vs non commencé.

La conjonction peut se concrétiser comme une résonance qui renvoie au moment de référence.

Note de bas de page 53 :

 Pepetela, Lueji, Luanda, União de Escritores Angolanos, 1989, p. 122.

Il était venu tout jeune du Zaïre, il y était né. Ses parents s’étaient exilés au Zaïre pendant la guerre d’indépendance de l’Angola et il naquit à Kinshasa. Il revint avec l’indépendance, apprit le portugais, oublia le lingala et s’intégra.53

Le roman Lueji, de Pepetela, est narré au passé. Par rapport à un moment de référence (année 1999), la venue du personnage depuis le Zaïre, sa naissance et l’exil de ses parents sont antérieurs et pour cette raison, ils sont narrés au plus-que-parfait. Mais le fait que le personnage soit né à Kinshasa, qu’il y retourne après l’indépendance, qu’il apprenne le portugais, qu’il oublie le lingala et qu’il s’intègre, tout cela aussi est antérieur. Et pourtant, tous ces faits sont relatés au présent du passé (concomitance ponctuelle par rapport au moment de référence ; passé simple en français), car ils ont une résonance au moment du récit. Comme l’explique le narrateur, après l’indépendance, les « anciens émigrés » de retour en Angola n’étaient pas bien vus.

La réalité peut se manifester comme une certitude par rapport aux actions futures, comme une inévitabilité, comme une nécessité ; la virtualité peut se manifester comme une supposition, un doute, une hypothèse, une incertitude, une probabilité, une atténuation des faits.

Note de bas de page 54 :

 Ibid., p. 137.

— Il ne veut tout de même pas que je reste vieille fille, non ?
— Il n’en a pas le pouvoir. Mais il voudrait bien, je crois. Est-ce que tu ne le sais pas, sœurette ?54

Ce dialogue est ancré au moment de référence présent. Au lieu de dire Mais je crois qu’il le souhaite, qui indique la réalité, on dit, Mais il voudrait bien, je crois, qui signale la virtualité, qui se manifeste comme atténuation, puisque voudrait (dans le texte en portugais, il est dit voulait) est un temps du subsystème d’antériorité.

L’inaccompli manifeste l’inévitabilité de l’action future, parce qu’il la montre comme déjà commencée, et l’imperfectivité dans l’événement passé.

Note de bas de page 55 :

 Ibid., pp. 134-135.

 — C’est Ndumba uo Tembo que vous devez remercier, c’est lui le grand chasseur qui a tout fait.
Non seulement elle était courageuse comme peu ; mais elle était modeste comme doit l’être un élu des esprits, disaient les anciens, et les plus jeunes approuvaient. Ndumba faisait un sourire forcé, car la victoire lui échappait.55

Tout le peuple faisait fête à la reine parce qu’elle avait soi-disant tué le lion qui allait dévorer Ndumba uo Tembo. En réalité, c’était lui qui avait tué le lion. Ainsi, lorsque le peuple commence à louer la reine, la victoire lui a déjà échappé. En utilisant l’imparfait (concomitance durative) au lieu du plus-que-parfait, le narrateur crée un effet de sens d’imperfectivité du fait passé, d’un long déroulement qui signale que tout blessait lentement l’amour propre du guerrier.

En ce qui concerne la catégorie d’espace, l’approximation et l’éloignement se présentent comme une présentification et une absentéisation.

La non-présentification éloigne quelqu’un ou quelque chose de l’énonciateur sans le retirer de la situation énonciative, ce qui signale un certain désintérêt de sa part.

Note de bas de page 56 :

 Fernando Sabino, A faca de dois gumes, Rio de Janeiro, Record, 1985, p. 26.

Fortunato ! Leve esse homem daqui ! (Fortunato ! Enlève-moi ce type d’ici !)56.

Dans ce cas, on emploie esse, qui marque l’espace de l’énonciataire à la place de este qui indique l’espace de l’énonciateur.

8. Conclusion

Les catégories de la personne, de l’espace et du temps sont régies par les mêmes principes. En effet :

a) les actants, les temps et les espaces linguistiques sont créés par et dans l’énonciation ;

b) chacune de ces catégories présente un système énonciatif et un système énoncif : les actants, les temps et les espaces liés directement à l’énonciation appartiennent au premier ; les actants, les temps et les espaces de l’énoncé relèvent du second ;

c) les personnes, les temps et les espaces du système énoncif sont indirectement régis par l’énonciation, parce que le il, l’alors et l’ailleurs acquièrent leur signification à travers leur rapport avec l’ego, le hic et le nunc de l’énonciation ;

d) dans un texte, différentes instances de l’énonciation peuvent être créées par le procédé de délégation des voix (cf. le discours direct) ; chacune d’entre elles est un ego-hic-nunc.

Le débrayage actantiel, temporel et spatial énonciatif est la projection dans l’énoncé des personnes, des temps et des espaces énonciatifs. Dans le débrayage actantiel, temporel et spatial énoncif, on ne projette dans l’énoncé que les personnes, les temps et les espaces énoncifs.

L’embrayage se produit par la suspension des oppositions qui structurent les catégories de la personne, du temps ou de l’espace, ce qui conduit à utiliser une personne à la place d’une autre, un temps au lieu d’un autre et un espace avec la valeur d’un autre. Les embrayages produisent les effets de sens d’approximation ou d’éloignement, qui se présentent comme subjectivité ou objectivité dans la catégorie de la personne ; comme conjonction et déplacement, réalité et virtualité, inaccompli et non commencé dans la catégorie du temps ; comme présentification et absentéisation dans la catégorie de l’espace.

Note de bas de page 57 :

 J.L. Fiorin, « Modalização : da língua ao discurso », in J.L. Fiorin, Em busca do sentido : estudos discursivos, São Paulo, Contexto, 2012, pp. 113-133.

Cette compréhension sémiotique plus élargie des concepts de débrayage et d’embrayage offre aux linguistes un modèle explicatif de toutes les possibilités de mise en discours des catégories de la personne, du temps et de l’espace. La sémiotique peut aussi offrir à la linguistique des modèles de mise en discours pour d’autres catégories de la langue, telles queles modalités, l’aspect, la quantité57.