L’évidence des photos aériennes d’Auschwitz

Nathalie Roelens

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Mots-clés : éthique, évidence, photographie, vérité

Auteurs cités : Robert Antelme, Hannah ARENDT, Gaston BACHELARD, Walter Benjamin, Florent Brayard, Dino Brugioni, Jean-Louis Cohen, Gilles DELEUZE, Georges DIDI-HUBERMAN, Marguerite Duras, Pelagia Lewinska, Liliana Millu, Marie-José MONDZAIN, Jan Nowak, Gilles Palsky, Robert Poirer, Philippe Rekacewicz, Monique Sicard, Paul VIRILIO

Plan

Texte intégral

Note de bas de page 1 :

 Voir Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, Minuit, 2003.  Je me permets également de renvoyer à mon article « Actualité du ça-a-été » (2005), Rivista dell’Associazione Italiana di Studi Semiotici on-line, www.associazionesemiotica.it

Note de bas de page 2 :

  Marguerite Duras, Hiroshima mon amour, Paris, Gallimard, 1960 « folio ».

Contrairement aux quatre clichés de bûchers en plein air pris clandestinement et dans l’urgence par un jeune juif grec (membre du Sonderkommando) en août 1944 à Auschwitz, auxquels Didi-Huberman accordait une valeur de témoignage « malgré tout »1, quitte à subir les invectives  des détenteurs de l’inimaginable de la Shoah que l’on sait, contrairement aux reconstitutions photographiques « faute d’autre chose » que la Française de Hiroshima mon amour opposait au « Tu n’as rien vu à Hiroshima »2 du Japonais qui avait, lui, baigné dans l’événement, les photos aériennes prises par les alliés en 1944 ne s’imposent plus comme des témoignages, de sorte que la question de l’éventuelle défaillance par rapport à l’authenticité du vécu n’est même plus pertinente. L’enjeu ne se situe plus dans un procès contre la véracité (concept trop immuable) ni même contre l’évidence visuelle - le latin evidentia vient de videre (voir)  ce qui conforte d’ailleurs l’acception de « preuve certaine » pour l’anglais evidence et dès lors de preuve juridique, car la photo aura, semble-t-il, toujours une valeur de preuve qu’elle soit argentique ou numérique (voir le cas d’Abu Graib) -, mais dans l’évidence éthique d’un appel à la responsabilité (la décision de bombarder). C’est l’effet pragmatique (en l’occurrence le non-faire) que ces photos ont déclenché ou les discours qu’elles ont suscités qui méritent qu’on s’y attarde. En dépit de la relative haute définition des clichés, qui rendait toute faute d’appréciation peu probable, l’inefficacité de la technique guerrière était invoquée pour justifier l’inaction (la difficulté d’envoyer des bombes avec précision, le fait que les Allemands auraient aussitôt reconstruit les voies ferrées endommagées, et, de façon plus générale, que la cible n’était pas militaire dans un contexte où l’objectif prioritaire était de gagner la guerre).

Note de bas de page 3 :

 Il s’agit de cinéma, certes, mais ces vertus étaient en partie déjà celles de la photo. « Voilà ce que la caméra vient saisir avec ses auxiliaires, plongée et contre-plongée, coupe et plan de détail, ralenti et accéléré, agrandissement et réduction.  Elle nous permet pour la première fois de connaître par expérience l’inconscient optique, comme la psychanalyse l’inconscient pulsionnel » (Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, 1937 (trad. Christophe Jouanlanne), Paris, Editions Carré, 1997, p. 57)

En même temps c’est le principe idéaliste qui identifie la vérité au secret qui vole en éclats, à savoir la triade voir-savoir-vérité (l’appréhension eidétique-cognitive-aléthique du monde, si l’on veut) et qui subsiste dans l’idée de « révélation » photographique. Même si Walter Benjamin oppose le travail chirurgical du photographe à la magie du peintre, son concept « d’inconscient optique »3 n’est finalement que la version analytique de ce postulat idéaliste.  La prothèse oculaire d’une machine de guerre et les agrandissements successifs ont certes pu voir ce que l’œil nu ignorait. Mais cet inconscient optique se dissipe lorsque l’œil s’accommode et finit par distinguer sans peine sur ces clichés les baraquements, les voies de chemin de fer, les chambres à gaz et surtout lorsque ces photos aériennes sont confrontées à la contre-plongée fantasmatique de prisonniers qui misaient sur les bombardements aériens comme seule issue possible à leur situation, au futur antérieur d’une barbarie encore jugulable.

L’image raccord

Note de bas de page 4 :

 Voir www.aidh.org

La photo la plus souvent citée parmi les photos aériennes d’Auschwitz est celle prise le 23 août 1944, à 11h du matin.4 L’avion allié (de la Royal Air Force), qui avait pour mission de photographier une usine nazie spécialisée en produits chimiques, le complexe IG-Farben situé à Monowitz (usine produisant notamment de l’essence et du caoutchouc synthétique –buna-), capte dans son objectif un complexe situé 8 km plus loin, le camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau (Auschwitz II). La version annotée marque distinctement les bûchers en plein air pour brûler les cadavres (n°9).

Note de bas de page 5 :

 « La fumée d’Auschwitz », www.aidh.org ; Florent Brayard est auteur de La Solution finale de la question juive, Fayard, 2004.

Or d’emblée cette photo aérienne s’avère donc une « image raccord » selon le terme de Florent Brayard : « Le rendement du crématoire V était insuffisant et les nazis utilisaient ces petites fosses en plein air ».5 Pour l’historien, chercheur à l’Institut d’histoire du temps présent, à qui Libération (le 29 janvier 2004) a demandé d’étudier cette photo, cette vue est  « l’image raccord » d’une série de quatre photos qu’un jeune Juif grec, interné à Auschwitz, avait réussi à prendre en août 1944 et à faire passer à la résistance polonaise. « Ce sont les seules images que l’on ait de l’intérieur même du crématoire V.  On y voit la même fumée.  Je ne peux pas dire que ça ait lieu le même jour ou à la même heure, mais dans la mêmequinzaine.  Vu du dessus et vu de l’intérieur. » Il s’agit bien entendu des photos analysées par Didi-Huberman.

Ce concept d’« image raccord » nous intéresse particulièrement, car, loin de diluer la pertinence d’une image unique, d’une évidence unique, il ajoute cette troisième dimension qui manquait aux clichés du commando spécial. Mais il nous donne également une légitimité pour ajouter aux images en question des « textes raccords », des récits croisés de survivants comme celui de Pelagia Lewinska, intitulé « Les bûchers », datant de 1966 :

Note de bas de page 6 :

 Pelagia Lewinska, Vingt mois à Auschwitz, Paris, Nagel, 1966 (www.interet-general.info, p.2)

« Le nombre des crématoires a été augmenté jusqu’à quatorze ; en outre, on a creusé des trous profonds où l’on brûlait sur des bûchers directement, sans les avoir passés par les chambres à gaz, les enfants vivants, jusqu’à l’âge de quatorze ans. Il n’y avait pas toujours assez de gaz dans les chambres ; on l’économisait sur les enfants qui mouraient vivants dans le feu.
C’étaient les mois où les flammes qui couronnaient les cheminées du crématoire ne s’éteignaient jamais et un nuage épais et dense planait au-dessus des bûchers, traînait des kilomètres et enveloppait Oswiecim et ses environs dans un linceul de poussière grise.
Une suie noire recouvrait nos corps et nos vêtements quand nous travaillions dans les champs, même à une distance de plusieurs kilomètres du camp. »6 

Note de bas de page 7 :

 Plan de situation des trois camps d’Auschwitz, à l’été 1944 (fr.wikipedia.org/wiki/Auschwitz)

On ne peut donc plus lire la photo du 23 août 1944 indépendamment d’autre matériel textuel, photographique ou cartographique qui nous est parvenu au cours des années, ni du lieu lui-même converti en mémorial. Elle appelle par exemple des cartes qui nous permettent de comprendre la topographie des lieux : la carte des camps de concentration et/ou d’extermination qui montre qu’Auschwitz est situé à 50 km à l’ouest de Cracovie, la carte de la ville d’Oswiecim entourée des trois camps : Auschwitz I, Auschwitz II-Birkenau et Auschwitz III-Monowitz et de l’usine I.G.Farben (appelée également « Buna »), un plan dessiné des mêmes camps.7 Sans que l’orientation de chaque image ne soit la même, on peut pour ainsi dire suivre la trajectoire de l’avion de reconnaissance qui a pris la photo en question confondant les baraquements d’Auschwitz II-Birkenau avec l’usine.

Micro-diachronie

Note de bas de page 8 :

 Dino A. Brugioni and Robert G. Poirer, “The Holocaust Revisited : A Restrospective Analysis of the Auschwitz-Birkenau Extermination Complex”, February 1979

Ce n’est que dans les années 1970 que des historiens américains, en l’occurrence Dino Brugioni et Rober Poirer, aidés par le NPIC (National Photographic Interpretation Center) se sont intéressés aux photos de reconnaissance préservées dans les « archives gouvernementales » (« government records »). Non sans ambiguïté, il est vrai. Car ils présentent, d’une part, la déficience technique de l’époque (des appareils photo qui ne pouvaient cibler qu’un point et non une zone) et, d’autre part, les progrès techniques de l’interprétation photographique actuelle (révélateurs, agrandissements) ainsi que l’expérience acquise, comme autant d’arguments qui justifient la fiabilité de la lecture actuelle face l’ignorance des alliés en 1944-1945, comme si leur non-savoir technique était responsable du non-savoir cognitif, en somme.8

Note de bas de page 9 :

 Marie-José Mondzain dénie à l’image toute responsabilité : « Culpabilité et responsabilité sont des termes qui ne sont attribuables qu’à des personnes, jamais à des choses. Et les images sont des choses. […] Car l’image n’existe qu’au fil des gestes et des mots qui la qualifient, la construisent, comme de ceux qui la disqualifient et la détruisent. Le désir de montrer induit une nécessité de faire et non inévitablement le désir de faire faire. » (L’image peut-elle tuer ?, Paris, Bayard, 2002, pp. 13-15)   

Cette étude historique se basant sur les archives gouvernementales a néanmoins le mérite de révéler au grand jour des documents non répandus jusqu’à la fin des années 70 et de nous donner pour chaque photo, la « photo evidence » correspondante.  Or que remarquons-nous ?  Le discours est très prudent, hautement modalisé ; chaque analyse est combinée avec de l’information collatérale, des « discours raccords » pourrions-nous dire : soit que la photo corrobore des témoignages visuels d’anciens détenus, soit que les témoignages de survivants attestent les « évidences » photographiques. Doit-on voir dans cet aveu d’impuissance une stratégie pour cautionner la non-fiabilité de données purement visuelles même traitées avec les techniques les plus récentes et, partant, pour dédouaner une nouvelle fois la prétendue ignorance des alliés ou doit-on y lire une thèse plus philosophique comme celle de Marie-José Mondzain selon laquelle aucune image ne peut être tenue responsable à elle seule de ce qu’elle montre ?9

Note de bas de page 10 :

 www.globalsecurity.org/intell/library/imint/auschwitz.htm Toutes les photos traitées par Brugioni et Poirer y sont répertoriées par ordre chronologique.

La photo du 26 juin 1944 nous laisse d’emblée pantois.10 On vient de nous dire dans l’introduction que les appareils ne prenaient en joue que des points et non des zones. Or on a ici une vue générale des trois camps. En outre, on voit que la légende est erronée : elle désigne comme « Buna » le camp d’Auschwitz III-Monowicz tandis que « Buna » était le nom de l’usine. Par ce lapsus, la légende veut en quelque sorte entretenir la confusion des alliés entre usine et camp. A son tour, l’agrandissement du complexe I.G.Farben (résultat du progrès technique des années 70) permet de voir tout une série de détails qu’une loupe ou des moyens plus rudimentaires d’agrandissement auraient toutefois déjà pu distinguer dans la photo précédente. L’analyse entretient ici le postulat que l’éloignement du sol a tendance à transformer la photo en une simple carte ou diagramme annulant les détails pertinents. L’image sans variation de focale est réduite à ses « formants » plastiques, à une morphologie géométrique, à ses figures élémentaires : le rectangle, la ligne, la tache. Le devenir-carte ou devenir-diagramme de la photo à l’époque entraîne par conséquent toute la problématique vers un : nous savons, vous pouvez le vérifier à présent, je vous invite à le voir de près, mais nous ne savions pas à l’époque, puisque les photos ressemblaient à des cartes, à des diagrammes. Le discours est en quelque sorte sous-tendu par une transduction de mauvaise foi.

Note de bas de page 11 :

 Dino A. Brugioni  and Robert G. Poirer, « The Holocaust Revisited … », idem, p. 4.

Dans l’agrandissement du camp d’Auschwitz II-Birkenau, toujours de la même photo du 26 juin, on distingue des traces aux sol  près des crématoires : « Ces éléments correspondent aux témoignages oculaires de trous (pits) creusés près de ces installations ; ils ne sont plus présents dans les reportages (« coverage ») du 26 juillet et du 13 septembre 1944.La petite échelle de cette image, cependant, empêche des interprétations plus détaillées et conclusives. »11  Là encore l’évidence est habilement déniée.

La photo du 25 août 1944, quant à elle, est disséquée dans tous ses détails : on y voit un convoi (convoy), probablement l’afflux de juifs hongrois et même une colonne de prisonniers (prisoners) marchant mais la raison de leur déplacement « ne peut pas être identifiée par la seule image » (ibid.) Une autre saillance mérite apparemment le grossissement: la porte de la chambre à gaz II (gate) est ouverte et semble la destination de cette colonne de prisonniers à peine arrivés. Or le gros plan qui dévoile des choses soi-disant invisibles à l’époque n’ajoute rien ici à l’image non agrandie.

Ce qui frappe c’est qu’on perçoit des fosses de crémation creusées en plein air mais pas la fumée que l’on distinguait pourtant dans la photo anglaise du 23 août. Là encore, la modalisation du discours semble atténuer l’évidence de ces fosses : « Nous pouvons identifier les salles de déshabillage, les sections chambres à gaz et fours crématoires ainsi que les cheminées.  Sur le toit de la chambre à gaz, nous pouvons voir les orifices utilisés pour insérer les cristaux de gaz Zyklon-B. Un grand trou est visible derrière les Chambres à Gaz et Crématoires I et II ; il est probable que ceux-ci étaient les trous utilisés pendant l’été 1944 pour la crémation en plein air des corps qui ne pouvaient pas être traités dans les fours.  […]  Même si des survivants rappellent que de la fumée et des flammes émanaient en permanence  des cheminées crématoires et étaient visibles à des kilomètres, la photo que nous examinons ne donne aucune preuve positive de cela. » (Ibid., p.7)

La photo du 14 janvier 1945 suscite également notre étonnement. Le camp d’Auschwitz III – Monowicz est encore abusivement qualifié de « Buna » qui était le nom de l’usine, nouveau lapsus qui trahit un sentiment de culpabilité refoulé.

Une photo de la même date montre en outre le résultat du bombardement de l’usine ce qui suggère qu’un assaut aérien précis sur Auschwitz était bel et bien dans la capacité des Alliés…

Dans une troisième photo de la même date, du camp d’Auschwitz I, émergent de nouveaux détails prégnants que l’analyse récente a repérés et interprétés (notamment la fonte de neige sur les toits comme preuve que les baraques étaient toujours occupées, à l’exception du Block 10, le site des infâmes expériences médicales). Ces détails sont là à nouveau comme pour détourner l’attention de l’identification optique univoque des camps à l’époque.

Macro-diachronie

Note de bas de page 12 :

 Jean-Louis Cohen, « ‘La mort est mon projet’ : architecture des camps », La déportation. Le système concentrationnaire nazi, Paris, MHC-BDIC, 1995.

Nos photos aériennes s’inscrivent en outre dans la diachronie déjà plus étendue de tous les documents relevant de la solution finale, à partir du diagramme stratégique ou projet d’architecture des camps comme utopie inhumaine (d’ailleurs copiés sur le modèle des cités idéales)12, dont la perfection technique a été qualifiée de « fabrique industrielle de cadavres » par Hannah Arendt dans Totalitarisme : gigantesque diagramme qui favorise déjà la méprise visuelle, jusqu’à l’après-coup des photos découvertes à la libération. En outre la micro-diachronie des photos aériennes des camps doit s’inscrire dans deux autres paradigmes  plus importants qui tous deux suivent un axe quantitatif et qualitatif où performance, précision et fiabilité devraient aller en augmentant : celui de la photo en général et celui de l’aéronautique, double axe diachronique allant de l’invention de la photo tout court à la photo à infrarouge ou en trois dimensions par résonance magnétique actuelle et de la montgolfière aux drones et aux satellites.

Note de bas de page 13 :

 Monique Sicard, « Complexité du simple », Cahiers de médiologie 5 (La bicyclette), 1998, p. 36.

Note de bas de page 14 :

 Paul Virilio, Cybermonde, la politique du pire, Textuel, 1996, p. 34.

Le concept de « niche médiologique » qui calque le concept de « niche écologique »13 indique – et sachons gré aux Cahiers de médiologie d’avoir insisté là-dessus – que les inventions technologiques ne naissent pas du hasard mais d’une nécessité, s’installant en quelque sorte dans la niche d’usage du précédent, par exemple la bicyclette qui occupe les niches du cheval ou du train. Or cette logique de substitution correspond à ce que disait naguère Paul Virilio : « Il n’y a pas d’acquis sans perte. Quand on invente un objet technique, par exemple l’ascenseur, on perd l’escalier. »14

En effet, plus la technique se perfectionne, plus paradoxalement on s’éloigne du réel.  Autrement dit, une résolution supérieure va de pair avec un pouvoir de travestissement accru.  Chacun sait qu’en tant que technique « objective », la photographie a inauguré une nouvelle ère dans la représentation en ce que l’homme ne représente plus le réel tel qu’il le voit mais fait en sorte que le réel impressionne, seul, le support. Ainsi la photographie trouva rapidement son usage dans le reportage et dans l’anthropométrie. On eut l’ambition de réaliser un inventaire du monde. Nous savons toutefois aujourd’hui que cette objectivité a ses limites.  Déjà la photographie argentique permettait de travestir la réalité, d’ajouter ou de retrancher des éléments d’une image par un patient travail de laboratoire.  Mais avec l’avènement de la photographie digitale, qui fait passer l’image du régime iconico-indiciel au diagrammatique (les pixels) ces trucages sont presque à la portée de tous. Que cela n’ait, semble-t-il, pas entamé la valeur juridique de la photographie en général est un autre débat qui devra être poursuivi ailleurs car il ne s’applique pas aux photos aériennes des camps.

Diagrammatisation de la photo aérienne : interface entre plongée technique et vécu

Les deux prothèses techniques, l’aéroplane et l’appareil photo, se sont rencontrés dans l’invention de la photo aérienne. La première photo aérienne – dès 1858, date à laquelle Félix Nadar a pris un cliché du Petit Bicêtre, au sud de Paris, depuis un ballon captif - , avait encore une valeur véridictoire, dès lors que la cartographie photographique était moins coûteuse et plus démocratique que le procédé antérieur, évitant par exemple les différends sur le cadastre. Mais la photographie aérienne a pris réellement son essor lors de la première guerre mondiale avec le développement de l’aéroplane et des besoins en renseignements militaires. Quelques décennies plus tard elle va diverger à nouveau dans une gamme d’autres usages : photo aérienne artistique, documentaire, cartographique ou même archéologique, partageant néanmoins le sème de la découverte de ce qui est invisible à l’œil nu. Or, quoique dans la photo de reconnaissance militaire la technique à son paroxysme épouse le point de vue divin, d’où les termes démiurgiques comme le « coverage », la prothèse locomotrice et scopique pèse sur l’image, la rendant tributaire des difficultés techniques. Car dès lors que le renseignement militaire se fait au-dessus du territoire « ennemi », l’aéronef doit surtout pouvoir revenir entier de sa mission. Pour cela, les stratégies principales sont soit le vol à basse altitude à très grande vitesse soit le vol à très haute altitude. Selon le choix effectué l’équipement photographique est très différent, pour pouvoir avoir des photos nettes dans le cas de la basse altitude où le paysage défile très vite ou pour pouvoir avoir des détails dans le cas de la haute altitude, d’où l’emploi alors de puissants téléobjectifs à très grande focale.

Reprenons la photo de la Royal Air Force, du 23 août 1944, à 11 heures du matin. Même si un minimum de figurativité persiste, de formes reconnaissables, susceptibles d’une lecture iconisante (voici de la fumée, voici des blockhaus), l’appauvrissement diagrammatique guette. L’innovation technique, à savoir la photo aérienne, a donc paradoxalement contribué à s’éloigner d’un réel univoque, a permis l’abstraction, le mensonge, le doute, l’interprétation évasive, la déresponsabilisation. Plus on s’éloigne du sujet, plus les traits pertinents se raréfient et les saillances s’amoindrissent, plus la lisibilité est hypothéquée, plus les opérations d’identification et de décryptage se compliquent : la fumée devient tache, la colonne de prisonniers, ligne, les blockhaus se confondent avec n’importe quels bâtiments d’usine. La saturation de l’abject se raréfie dans la trivialité d’une cartographie ordinaire, la reconnaissance militaire se banalise dans la reconnaissance topologique, territoriale.  La photo aérienne comme dispositif explicatif avorte. Mais en disant cela on oublie que toute photo est déjà un diagramme, une réduction de la réalité polychrome au noir et blanc (du moins jusqu’en 1935) d’une trame et d’un grain, un passage des trois dimensions binoculaires aux deux dimensions monoculaires, ce qui implique aplatissement et immobilisation du bougé, différence d’échelle. Dans notre cas nous nous situons à la lisière de l’iconico-indiciel et du diagrammatique, là où les reconnaissances deviennent indécidables, indécidabilité qui a servi de prétexte aux alliés pour ne pas intervenir. La frontière inframince entre photo aérienne et carte, le devenir-carte ou diagramme de la photo aérienne a servi d’alibi aux alliés pour leur non-savoir et leur non-pouvoir voir allant jusqu’à censurer l’évidence malgré tout / faute d’autre chose du médium photographique.

Les avancées techniques nous donnent en tout cas une version technologique de la thèse sur la connaissance rapprochée de Bachelard : à savoir, plus on s’approche d’un donné, plus on se heurte à sa vocation chaotique. Le trop proche (baigner dans l’horreur) ne permet pas une bonne interprétation, le trop éloigné non plus, mais on supplée à cet éloignement par des approximations techniques, elles-mêmes sujettes à caution (car, si tant est que les choses ne sont plus visibles à l’œil nu, l’objectivité n’est plus assurée).  Les détenus rêvent de la juste distance pour jauger la mal. Les militaires se dérobent derrière la vocation chaotique de la technique pour ne pas interpréter.

Note de bas de page 15 :

 Philippe Rekacewicz, « Regards politiques sur les territoires » (www.monde-diplomatique/fr. 2005)

Note de bas de page 16 :

 Gilles Palsky, « Les innovations scientifiques et techniques, facteurs d’évolution de la cartographie » (xxi.ac-reims.fr, pp.1-2)

On doit suivre alors une autre ligne évolutive, celle de la cartographie qui, elle aussi, augmentant sa performance, s’éloigne de l’optique : « La carte, représentation en minuscule d’immenses territoires, est une image tronquée de la réalité, une sorte de mensonge par omission. […] Le créateur de la carte fait un choix théoriquement raisonné des éléments qu’il veut représenter. En présence des données, il doit synthétiser, simplifier, renoncer. Sa carte finale est un document filtré. »15 Désormais, dans la cartographie multimédia actuelle les signes « expriment une dimension ontologique, et non plus seulement optique : ce que l’on sait, et non seulement ce que l’on voit des phénomènes.»16 La carte sur écran se manipule, s’explore (c’est « l’hypercarte »). D’un clic, on obtient un changement d’échelle, ou un changement de perspective. On peut appeler du texte, de l’image, voire des animations, du son.

Note de bas de page 17 :

 maps.nrcan.gc.ca/visualization/interfaces/map/

On le voit par exemple dans cette carte d’Iqualuit dans le Nunavut, l’Arctique canadien (Est), déclinée en photo aérienne, orthomosaïque (où l’on peut éclairer les contours, le drainage, les routes, les buildings) et carte des services de la ville (où l’on a le choix entre cliquer sur une entrée de l’index pour magnifier les hôtels, les églises, les agences de voyage, etc., ou cliquer immédiatement sur le building en question pour en découvrir sa nature). De la première à la troisième l’image se digitalise, se stylise et, guère plus lisible en soi, elle requiert l’adjuvant du système hypertextuel pour accéder au savoir17. Google Earth introduit une nouvelle donnée dans le débat car l’usager est obnubilé par une impression d’objectivité irréfutable. Mais malgré cela l’image demeure le produit d’une traduction intersémiotique avec ses gauchissements, ses lacunes, ses enclaves censurées, etc.

Il faut donc soit redonner le statut de réels photos à ce qui avait été considéré comme des diagrammes ou des cartes, soit maintenir le risque de la diagrammatisation inhérente à la photo aérienne mais l’augmenter de « diagrammes raccords » (pour reprendre l’idée d’« image raccord » du début). Si aucune image ne porte de vérité en soi, il faut sans doute accepter l’idée d’une vérité « photogrammétrique », mesurée à partir d’images plurielles, d’une « triangulation » de données qui doivent inclure également des vérités partielles, le bougé d’une photo de détenu, des dessins de camps exécutés sur place, les récits des survivants cloîtrés dans une horizontalité sans issue.

Le ras du sol et sa partialité

Note de bas de page 18 :

Mémoire juive et éducation : « Itinéraire Serge Smulevic », http://pagesperso-orange.fr/d-d.natanson/serge_bio.htm
« Plan du camp d’Auschwitz III Monowitz », dessiné par Serge Smulevic
(http://pagesperso-orange.fr/d-d.natanson/plan-auschwitz3.htm) / « Un autre plan de Monowitz », photo prise en mars 2004 sur un mur du Musée d’Auschwitz
(http://pagesperso-orange.fr/d-d.natanson/plan-auschwitz3.htm)

Le basculement de perspective nous fournit également des diagrammes mais émanant du ras du sol. Or le diagramme dessiné sans prise de distance subit bien entendu des distorsions liées à la proximité et à la prégnance d’un vécu. Ainsi le plan du camp d’Auschwitz III- Monowitz, dessiné par un de ses rescapés, en l’occurrence Serge Smulevic, diffère-t-il d’un autre plan, dessiné par un anonyme en ce que qui concerne la taille de la place d’appel, immense dans le cas de Smulevic. « On peut comprendre comment, pour un déporté, l’immensité de la place d’appel correspond à un vécu très profond : celui des heures passées debout, dans le froid, sans bouger. »18 Et l’on voit ici qu’un diagramme ne peut pas se scinder de son paratexte.  La photo aérienne prise le 14 janvier 1945 par les Américains (déjà citée) diverge également du plan dessiné par Smulevic. Comme nous l’avons vu, il s’agit d’une photo annotée de façon très maladroite. Les Américains accolent au nom d’Auschwitz III celui de l’usine IG-Farben, Buna, tandis que Smulevic indique qu’il y avait au moins trois kilomètres de marche entre le camp et l’usine. Il reconnaît certes dans cette photo certains éléments : la forme du camp, l’allée centrale, les blocks qui se font face deux à deux, avec deux entrées dans chaque block (visibles sur le photo par les chemins dans la neige). Mais la petite taille de la place d’appel le fait douter de l’identification de ce camp comme étant celui où il a vécu. (cf. ibid., p.7)

La contre-plongée fantasmatique

Note de bas de page 19 :

 Jean Clair, « L’échiquier, les modernes et la quatrième dimension » in Revue de l’Art, n°39, 1978, p.133.

Dans notre hypothèse d’une vérité photogrammétrique obtenue par triangulation, un autre régime de pertinence s’ajoute encore au ras du sol. Cette nouvelle conversion de l’horizontal au vertical est essentielle car elle a une valeur épistémologique. Rappelons la formule de Marcel Duchamp dans le débat sur la quatrième dimension : « l’apparence d’un objet à n dimensions est son apparition dans un univers à n-1 dimensions. »19. C’est ce qui explique la puissance d’imaginaire dont jouit la dimension supérieure qui fait soudain son « apparition » dans le prosaïsme inhumain de l’univers concentrationnaire.
Robert Antelme dans l’enfer de Gandersheim qu’il relate dans L’Espèce humaine forme le basculement de perspective, vers le haut et non plus vers le bas, le poignant texte raccord de l’indifférence des photos-aériennes. Le trop visuel virant au diagramme des photos aériennes (le diagramme gomme les pertinences haptiques) se heurte à la barbarie d’un vécu polysensoriel jusque dans l’abject :

Note de bas de page 20 :

 Robert Antelme, L’espèce humaine, Paris, Gallimard, 1957 (écrit à Paris, en 1946-47), p. 15.

«  Il ne faisait pas noir ; jamais il ne faisait complètement noir ici.  Les rectangles sombres des Blocks s’alignaient, percés de faibles lumières jaunes.  D’en haut, en survolant, on devait voir ces taches jaunes et régulièrement espacées, dans la masse noire des bois qui se refermait dessus.  Mais on n’entendait rien d’en haut ; on n’entendait sans doute que le ronflement du moteur, pas la musique que nous  entendions, nous. On n’entendait pas les toux, le bruit des galoches dans la boue. On ne voyait pas les têtes qui regardaient en l’air vers le bruit.
Quelques secondes plus tard, après avoir survolé le camp, on devait voir d’autres lueurs jaunes à peu près semblables : celles des maisons.  Mille fois, là-bas, avec un compas, sur la carte, on avait dû passer par-dessus la forêt, par-dessus les têtes qui regardaient en l’air vers le bruit et celles qui dormaient posées sur la planche, par-dessus le sommeil des SS. Le jour, on devait voir une longue cheminée, comme d’une usine. »20

La répétition obsédante de « on devait voir » oppose la modalité du probable, du très probable, voire de l’obligatoire au pur mode constatif des photos, la désarmante lucidité (le savoir) des détenus à l’alarmante prétendue ignorance (le non-savoir) des alliés. Mais l’aveuglement du dénuement est tel que l’espoir persiste, que les alliés, sauveteurs potentiels, sont valorisés positivement, que l’impossible devient possible.

« Depuis longtemps, cette nuit, on entend les avions.  Leur bruit est régulier, sûr.  Ils passent au-dessus de nous, le bruit remplit l’église […] il caresse notre corps sur la paillasse.
Le temps durant lequel chacun survole le kommando est très court.  Notre univers est étroit, quelques dizaines de mètres carrés. Ils ne savent pas qu’ils nous survolent. Simplement, la nuit dans l’Allemagne, ils y a des gares, des usines, et jetés n’importe où dans ce réseau de points sensibles, des camps comme le nôtre.  Ils lâchent des bombes pas loin, ça roule, c’est l’épouvante.  On se sent moins abandonné.  Ils sont là, le bruit continue, on se soulève, on écoute ; ils sont puissants, insaisissables. Le SS tremble. On n’a pas peur ; et, si l’on a peur, c’est une peur qui fait rire en même temps. Ils sont dans leur petite cage, ils sont venus passer une heure sur l’Allemagne, ils ne nous connaîtront jamais, mais du bombardement nous faisons un acte accompli à notre intention.   (pp.72-73)

Liana Millu, rescapée de Birkenau, relate la même contre-plongée fantasmatique dans Il fumo di Birkenau (La fumée de Birkenau). Comme la scène se déroule vraisemblablement un jeudi il serait même possible de la dater et de vérifier avec laquelle parmi les photos aériennes elle correspond, obtenant ainsi la photo anglaise du 23, le récit de Millu du 24 et la photo américaine du 25 août :

Note de bas de page 21 :

 Liliana Millu, Il fumo di Birkenau, Firenze, La Giuntina, 1986, pp.110-112 (nous traduisons)

« On entendait le merveilleux, le très haut bourdonnement des moteurs qui survolaient le camp, et qui s’éloignaient.
Une ondée de joie et d’espoir se répandait, puisque dans ce lointain mois d’août 1944 tous les prisonniers de Birkenau furent bien certains d’être libérés endéans les quinze jours. – Encore un peu de patience ! disait-on. Dans le bruissement de l’heureuse animation, on entendait la plainte du Français qui depuis deux nuit ne faisait que gémir.  […] Le jour suivant c’était vendredi. »21

Note de bas de page 22 :

 Gilles Deleuze, L’image-temps, Paris, Minuit, 1985, p. 93 sq

L’ensemble de ces images-raccord et de ces textes-raccords (peu importe si la triangulation se fait dans le même camp) formeraient par conséquent une immense « image-cristal »22 multi-facettes au sens de Gilles Deleuze dont la vérité est précisément fonction de la fusion entre réel et imaginaire, actuel et virtuel, présent et futur, même si le véridictoire est suspendu.

Les discours argumentatifs de l’époque

Note de bas de page 23 :

 fr.wikipedia.org/wiki/Auschwitz

Note de bas de page 24 :

 Jan Nowak, Courrier de Varsovie, Paris, Gallimard, 1983 « collection Témoins ».

On pourrait nous objecter que cette image-cristal, cette vérité photogrammétrique n’est pensable que dans l’après-coup.  Et pourtant les « documents raccord » (notamment le rapport Riegner parvenu à Washington en 194223, des documents détaillés, des chiffres, voire le suicide en 1943 de Samuel Zygelbojm à Londres) ne manquaient pas à l’époque pour suppléer aux défaillances intrinsèques des photos aériennes. Ces documents se sont cependant heurtés soit à un « mur d’incrédulité »24, à un non-croire, soit à un non-vouloir : le président Roosevelt jugea le bombardement pas opportun, sa priorité étant de gagner la guerre, les puissances alliées n’étaient pas prêtes à affronter les conséquences migratoires d’un éventuel plan de sauvetage, etc.

Les discours d’escorte aux images actuels

Note de bas de page 25 :

www.nizkor.org

Les discours d’escorte actuels sur les sites qui diffusent ces photos déploient quant à eux une rhétorique qui n’est pas moins innocente. Certains sites Internet (américains), par la technicité froide de leur vocabulaire annulent tous les réquisitoires qu’on trouve sur les sites européens et réduisent les photos à de l’« Aerial Reconnaissance Imagery ».25

Note de bas de page 26 :

 « The reconnaissance pilot who risked their lives to photograph the I.G.Farben complex had no idea that their efforts would one day be remembered not for that particular target but for the grim (impitoyable) evidence subsequently revealed on the fringes (marges) of their photographs.  The World War II photointerpreter probably could identify nothing more than the Farben plant and some labor/prisoner of war camps.  He could neither see nor imagine the scope of the human drama hidden beneath his eyes, which modern imagery analysis and retrospective historical analysis would eventually reveal » dans Dino A.Brugioni and Robert G.Poirer, « The Holocaust Revisited…. », idem, p. 9.)

L’insistance par Brugioni et Poirer sur l’intérêt historique du dépouillement des photos en 1978, sur le fait qu’elles illustrent un moment de l’histoire d’une nouvelle perspective et nous « livre(nt) des données inaccessibles par d’autres sources », mérite d’être saluée. Or les conclusions qui déresponsabilisent les alliés sont outrageantes : « Les pilotes de reconnaissance qui ont risqué leurs vies à photographier le complexe I.G. Farben ignoraientque leurs efforts seraient un jour salués non pas pour cette cible particulière mais pour l’implacable évidence révélée après-coup sur les marges de leurs photos. Les interprètes photographiques de la seconde guerre mondiale n’ont probablement rien identifié d’autre que l’usine Farben et quelques camps de travail ou de prisonniers de guerre.  Ils ne pouvaient pas non plus voir ou imaginer le but du drame humain sous leurs yeux, ce que l’analyse d’image moderne et l’analyse historique rétrospective pouvaient éventuellement révéler. »26

Conclusion 

Il n’y a pas de vérité dans l’image, car elle ne porte en soi aucune responsabilité (et on rejoint en cela Marie-José Mondzain). Les discours sur ou manipulations de l’image en portent car ils dirigent le regard, réintroduisant l’opposition vérité/mensonge.

Note de bas de page 27 :

 Roland Barthes, « Photos-choc », in Mythologies, Paris, Seuil, 1957, p. 98.

Si au-delà de l’image-cristal des camps qui serait le résultat d’une triangulation photogrammétrique (à même de mesurer l’horreur), au-delà des images et des textes raccords, nous nous limitons aux seules photos aériennes, il nous faut revenir à Barthes, non pas à celui de la Chambre claire mais à l’article intitulé « Photos-chocs » de Mythologies. Une photo « n’est nullement terrible en soi » arguait-il, « l’horreur vient de ce que nous la regardons du sein de notre liberté ».27 Il s’agissait en l’occurrence d’une scène d’exécution de communistes guatémaltèques. « Il ne suffit pas au photographe de nous signifier l’horrible pour que nous l’éprouvions », ajoutait-il. D’ailleurs la plupart des photos rassemblées dans l’exposition des Photos-chocs à la galerie d’Orsay ne parviennent pas à heurter, à atteindre le spectateur, dès lors que l’horreur est souvent « surconstruite », qu’elles font preuve d’une trop grande « habileté technique » (p.98). Qu’elles appartiennent à la catégorie de photos-chocs ou non, les vues aériennes d’Auschwitz maintiennent quant à elles leur vérité de non-dit, d’indicible, de non-lisible, et partant de trouble, de scandale, peut-être parce qu’elles demeurent purement image. Leur vérité résiderait alors dans cette obtusité : des photos pour encore citer Barthes « où le fait surpris (et dans notre cas la surprise était telle qu’elle s’est heurtée à un mur d’incrédulité) éclate dans son entêtement, dans sa littéralité, dans l’évidence même de sa nature obtuse (mais la suite de la citation correspond encore davantage à nos photos aériennes) […] Ces images étonnent parce qu’elles paraissent à première vue étrangères, calmes presque, inférieures à leur légende ; elles sont visuellement diminuées […].  Le naturel de ces images oblige le spectateur à une interrogation violente, l’engage dans la voie d’un jugement qu’il élabore lui-même sans être encombré par la présence démiurgique du photographe.  […] La photographie littérale introduit au scandale de l’horreur, non à l’horreur elle-même. » (p.100). C’est bien l’évidence de ce scandale qui doit nous interpeller au-delà des décennies de sédimentation et de banalisation de l’horreur.  C’est le ça-a-été de ce que Barthes appelle la photographie littérale (avec ses ambiguïtés et son entêtement à la lecture) qui, autant que le ça-a-été du réel, doit survivre dans et continuer à bousculer les consciences.