Kitsch, ça le fait !

Odile Le Guern

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Mots-clés : compétence, connotation, décoratif, dénotation, emphase, événement, extension, fonctionnalité, forme de vie, idéologie, intension, isotopie, métonymie, objet, performance, polysémie, rupture, stéréotype, style, ustensile

Auteurs cités : Roland Barthes, Jean Baudrillard, Herman Broch, Jacob BURCKHARDT, Joseph COURTÉS, Annie Ernaux, Algirdas J. GREIMAS, Michel Le Guern, Jean-Yves Jouannais, Abraham Moles, Heinrich WÖLFFLIN

Plan

Texte intégral

Note de bas de page 1 :

 Jean-Yves Jouannais, Des Nains, des jardins, Essai sur le kitsch pavillonnaire, Hazan, 1999, p. 13-14 : « Ce jardin, vous l’avez à coup sûr déjà rencontré. Il est pimpant et triste, agrémenté de “jolités“de ciment gris.» J.-Y. Jouannais s’engage alors dans une description qui réunit les ingrédients du jardin pavillonnaire. Il évoque une sorte de prototype alors que la salle à manger que je décris, en introduction de ce texte, a réellement existé et a valeur d’occurrence particulière.

Introduction : exploration pavillonnaire1

Note de bas de page 2 :

 Qui n’est pas la cheminée paysanne, avec un manteau, mais la cheminée citadine et bourgeoise, qui en est dépourvue.

Note de bas de page 3 :

 A.J Greimas et J. Courtés, Sémiotique, dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Hachette Université, 1979, article « carré sémiotique » ; Jean-Marie Floch, Petites Mythologies de l’œil et de l’esprit, pour une sémiotique plastique, Hadès-Benjamins, 1985, p. 204.

Fausse cheminée d’angle, en bois mouluré et façonné comme du marbre. Elle dissimule en fait un petit placard, nous sommes dans un pavillon fort modeste des années cinquante et la cheminée véritablement fonctionnelle n’est plus à l’ordre du jour. Elle réapparaîtra un peu plus tard associant fonctionnalité et valeurs de tradition, d’authenticité sans nécessairement être qualifiée de « kitsch ». Marmite imitation fonte avec décor d’edelweiss et de gentianes, souvenir de vacances à la montagne, et qui n’aurait demandé qu’à être suspendue dans la cheminée si celles-ci, la cheminée et la marmite, avaient été vraies, voilier-boîte à musique en coquillages sur le poste de télévision et, habillant les murs, tapisseries sur canevas, reproductions d’œuvres d’art célèbres, tel était le décor de la salle à manger de mon enfance, dont il y a fort à parier qu’il encourt le risque de se voir qualifier de « kitsch », avec toutes les valeurs dépréciatives que le mot véhicule. Transformation d’un cadre de vie des classes moyennes qui, de populaire, veut afficher certaines valeurs d’une société bourgeoise que l’on prend pour modèle, par des éléments d’architecture (la cheminée2), par l’évocation du voyage comme activité de loisir et une forme particulière de présence de l’art par les tapisseries sur canevas. Nous ne sommes pas dans un intérieur bourgeois, mais dans un intérieur construit comme un discours sur la bourgeoisie (sélection et transformation de certains indices) en même temps qu’il veut faire bourgeois. Ce vouloir faire détermine l’acte d’énonciation dont la visée est l’élaboration de l’énoncé que constitue cet intérieur. Il modalise aussi l’énoncé lui-même, agencement syntagmatique d’un certain nombre d’objets, entre être et paraître3, un non-être fondamental qui s’affiche en paraître, asserte un paraître, qui ne peut apparaître comme mensonger tant le décalage est évident, décalage qui témoigne du regard porté sur un univers que l’on essaye d’atteindre sans jamais y parvenir. Ce dont rend bien compte l’ambivalence du verbe faire dans « ça fait bourgeois »  et dans l’exemple envisagé plus loin : « ça fait rustique ».

Recherche de critères de définition : lien métonymique, gratuité et rupture d’isotopie.  « Ca fait plus ou moins kitsch ».

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« 1. Se dit d’un style ou d’une attitude esthétique caractérisés par l’usage dévié d’éléments démodés ou populaires produits par l’économie industrielle, considérés comme de mauvais goût par la culture établie et valorisés dans leur utilisation seconde. […] 2. Par ext. D’un mauvais goût baroque et provoquant. »

Note de bas de page 4 :

 Ces critères relèveraient du plan de l’expression et non du contenu.

Note de bas de page 5 :

 Polysémie et non homonymie.

Si l’on en croit la définition du Grand Robert de la langue française, toute réutilisation d’un objet plus ou moins trivial serait passible d’être qualifiée de « kitsch ». Acculée au recyclage pour gérer ses ordures, la société contemporaine serait par là même condamnée au kitsch. Le recyclage entraîne la disparition de l’objet premier et de sa fonction pour un objet inédit. Les bijoux et autres accessoires de mode que fabrique actuellement une société indienne pour des boutiques de luxe européennes, à base de sacs plastiques récupérés en décharge, peuvent sans doute être dits « kitsch », en tant qu’énoncés et sur la base d’autres critères : lourdeurs des formes, exubérance des couleurs4, mais l’origine des matériaux et leur fonction première sont totalement occultées. Le kitsch, comme fait d’énonciation au contraire, semble maintenir la double lecture. C’est la roue de charrette comme lustre au plafond de la salle de l’auberge de campagne, c’est le dessous de plat d’Afrique de l’ouest, en capsules de bouteilles de Fanta, Coca-cola, bière et autres sodas. Des objets, ces capsules, qui dans leur unicité étaient pris dans une fonctionnalité et en retrouvent une autre dans leur assemblage. Véritable polysémie5, en diachronie tout au moins, de l’objet au niveau dénotatif, c’est-à-dire fonctionnel, puisque la dérivation métonymique bénéficie d’une forme de traçabilité encore évidente pour l’observateur.

Mais le seul passage d’une fonctionnalité à l’autre n’en fait pas encore tout à fait un objet kitsch, il faut le passage d’une fonctionnalité au décoratif associé à des valeurs de gratuité, pouvant aller à l’encontre d’une nouvelle fonctionnalité, pouvant aller même jusqu’à la non fonctionnalité. C’est la gratuité qui sort l’objet de sa trivialité et lui donne ce semblant d’âme esthétique qui définit le kitsch, qui assure ce retournement axiologique, du laid à une forme de beauté dont se pare nécessairement la fonction décorative, alors que la nécessité fonctionnelle peut s’en dispenser.Les capsules de bouteilles assemblées en dessous de plat de ce point de vue font moins kitsch que la roue de charrette transformée en lustre, car celle-ci affiche des prétentions à une forme d’esthétique qui nuit à sa nouvelle fonction : ampoules en forme de flamme et habillage du culot qui imite la bougie et ses coulures de cire.

Enfin, le dessous de plat fait sans doute moins kitsch car les objets qui le constituent, les capsules, entretiennent aussi un lien métonymique avec le lieu de son usage : la cuisine, la salle à manger sont aussi des lieux possibles pour consommer une bière ou un soda. Capsules de bouteilles et dessous de plat s’inscrivent dans la même isotopie. La roue de charrette transformée en lustre oscille entre rupture et affirmation emphatique d’une isotopie, rupture parce qu’elle introduit l’extérieur dans un intérieur, des références aux pratiques du passé dans les pratiques contemporaines, elle affiche éventuellement la campagne en milieu urbain, rhétorique de l’emphase isotopique car elle souligne ce que Barthes aurait appelé des signifiés mondains ou signifiés de connotation, ici la rusticité, au même titre que les panières à pain, les faux et râteaux pour les foins ou les nappes à petits carreaux qui ornent les murs ou habillent les tables. L’emphase isotopique, fait de discours, reconstruit ici un univers autour de stéréotypes communément partagés sur la rusticité. Enfin, la fausse cheminée bourgeoise dans un pavillon populaire des années cinquante réalise tout à la fois le passage du fonctionnel au décoratif en perdant toute fonctionnalité, et cette rupture isotopique est lue parfois comme incongruité stylistique.

homogénéité isotopique : effacement de la duplicité isotopique

emphase isotopique

rupture d’isotopie : affirmation de l’existence de deux isotopies

fonction 2

fonction  2 + décor

décor

- kitsch

+ kitsch

dessous-de-plat

roue de charrette-lustre

cheminée du pavillon des années 50

La rupture d’isotopie et la gratuité créent, sur le mode de la concession et du survenir, l’événement dans un contexte sociologique populaire qui privilégie traditionnellement l’utile. Cependant, dans cette recherche de critères de définition, soumise à un binarisme bien contraignant, il semble plus pertinent d’envisager les exemples proposés comme des faits de discours pris dans un espace tensif, où le sentiment de « kitsch » s’imposera d’autant plus que la perception de cette tension sera importante. C’est ainsi que la roue de charrette recyclée en lustre paraît à certains, et à certains égards, plus kitsch que la fausse cheminée.

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Tout ce qui bouge n’est pas kitsch. Entre expression et contenu

Entre rupture d’isotopie et incongruité stylistique, notre propos hésite encore entre le plan du contenu et celui de l’expression. Alors que nous évoquions le caractère graduel  du kitsch, nous avons laissé de côté l’exemple de nos accessoires de mode totalement disjoints de leur origine (récupération de sacs plastiques usagés en décharge) et que l’on peut ranger à l’inventaire des objets kitsch quoiquesur de tout autres critères, purement formels, l’exubérance des couleurs par exemple. Nous n’avons pas parlé non plus de la fausse cheminée en bois, peinte pour imiter le marbre et de taille plus petite qu’une cheminée véritablement fonctionnelle. Dans ce passage du plan du contenu à celui de l’expression, le kitsch accède alors au statut de style esthétique.  Ce qui nous amène à un petit détour, à la fois historique (histoire des styles) et linguistique (fonctionnement de certaines catégories d’adjectifs).

Note de bas de page 6 :

 Dans Petit Larousse de la peinture, sous la direction de Michel Laclotte, 1979, vol. 1, article « baroque », p. 128.

Note de bas de page 7 :

 Heinrich Wölfflin, Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, Gérard Monfort, 1989.

Dans son Cicerone (1860), Burckhardt réhabilita le mot « baroque », mais sans se défaire des préjugés qui restent attachés au style qu’il désigne : « l’architecture baroque parle le même langage que la Renaissance, mais c’est un langage dégénéré »6 La véritable réhabilitation du style baroque, nous la devons à Wölfflin7 qui lui restitue une autonomie historique  (il ne correspond pas à une période de décadence) en lui restituant une autonomie formelle reposant sur des traits qui lui sont propres, l’ouverture par rapport à la fermeture,  le dynamique par rapport au statique, par exemple.

Note de bas de page 8 :

 Michel Le Guern, Les Deux Logiques du langage, Honoré Champion, 2003.  Les concepts d’intension et d’extension utilisés plus loin ont été posés et développés par Michel Le Guern. Ils correspondent approximativement à l’opposition logique de compréhension / extension. Même si parfois, nous constatons une coïncidence entre l’intension logique et l’intensité de la grammaire tensive, entre l’extension logique et l’extensité, il n’est pas question pour l’instant de les homologuer et plus prudent de garder aux deux modèles leur autonomie.

Si le baroque peut échapper à des jugements de valeur dépréciatifs tels qu’en véhicule la plupart du temps le qualificatif « kitsch », c’est en raison de sa définition formelle qui repose sur des adjectifs de qualité qui sont des prédicats libres8, c’est-à-dire totalement autonomes en langue par rapport à un univers de référence. Ils relèvent essentiellement d’une logique intensionnelle et leur fonctionnement en logique extensionnelle dépend de leur mise en discours qui leur donne un support thématique dont ils constituent l’apport rhématique : une porte doit être ouverte ou fermée. En revanche, il existedes adjectifs dits « de relation », paraphrasables en [DE + Syntagme Nominal], qui constituent des prédicats liés parce qu’ils véhiculent dès le stade de la langue tout un sémantisme associé à un univers de référence. C’est le cas de rustique : « 1. Vx. ou Littér. De la campagne, des champs » trouve t-on en premier lieu dans Le Petit Robert. Il faut noter aussi que ceux-là, précisément, se présentent comme les meilleurs candidats à une contextualisation dans le moule syntaxique « ça fait… »,  ce que ne réalisent pas les adjectifs de qualité : * « ça fait ouvert » (?).

Viennent ensuite les acceptions qui renvoient à la notion de style, dans le mobilier et en architecture, où apparaissent les valeurs d’imitation et d’ornement : « Se dit de meubles très simples et fabriqués à la campagne dans le style traditionnel de la province », l’ordre rustique se caractérisant en architecture « par l’emploi de pierres brutes naturelles ou imitées, ornées de bossages vermiculés ». Autant de termes qui témoignent de la prise en charge par une forme de discours de certaines propriétés qui sont d’une certaine manière explicitées parce que désolidarisées de l’objet support par l’acte de prédication et dont témoigne aussi le verbe faire dans « ça fait rustique ». On retrouve ce que nous avions suggéré plus haut : la notion de style est liée au plan de l’expression par l’évocation de faits de forme (« les bossages vermiculés ») ou de matière (la pierre brute), mais ces faits restent liés, comme rhème, à l’objet support (thème) pour renvoyer argumentativement à un univers de référence.

Note de bas de page 9 :

 Le code ne prévoit pas forcément ce genre de doublet. Un même adjectif peut remplir les deux rôles selon ses emplois, que l’on identifie par le test de l’adverbe très. C’est le cas de maternel : « je remplis au mieux mes devoirs maternels » / « elle a vis-à-vis de ses élèves un comportement très maternel ».

Jusque là, la présentation est encore binaire. Cependant, rustique est en concurrence avec un autre adjectif, rural, qui, selon Le Petit Robert, définit plus des modes de vie que des objets du monde : « qui concerne la vie dans les campagnes, les paysans, exploitation rurale, code rural, économie rurale ». Rustique porte davantage sur le cadre spatial, le décor, alors que rural vient caractériser les actions qui s’y déroulent. Il est plus facile de simuler un décor  qu’un mode de vie, de sorte que, si l’on peut dire « ça fait rustique », le jugement de grammaticalité est beaucoup plus partagé pour *« ça fait rural ». Rustique semble pouvoir s’actualiser aussi bien dans la proposition « c’est rustique » que dans la proposition « ça fait rustique », ce qui semble témoigner de son double fonctionnement, comme adjectif de qualité ou prédicat libre, ou adjectif de relation ou prédicat lié, même si le code semble avoir prévu un doublet, que l’on ne qualifiera pas de synonymique, mais sur lequel pourraient être distribués les deux rôles9.

adjectif de qualité

ou prédicat libre

adjectif de relation

ou prédicat lié

adjectif de relation

ou prédicat lié

« c’est ouvert »

expression

« c’est rustique »

expression/Contenu

« c’est rural »

contenu

* « ça fait ouvert »

« ça fait rustique »

* « ça fait rural » ?

Ainsi rustique ne se contente pas d’évoquer un univers de référence, mais il est susceptible de convoquer toute une organisation sémique réunissant selon les locuteurs, les traits de /simplicité/, de /robustesse/, de /chaleur/, de /tradition/, etc. rattachés souvent à des matériaux, la pierre, le bois, etc. autant de traits qui tendent en fait à la constitution d’un stéréotype, la rusticité, au sens où Barthes parlait d’« italianité ».

Connotation et stéréotype, consensus et sentimentalité.

Note de bas de page 10 :

 Tel un faire-part de mariage qui accumulerait les motifs liés à la thématique de l’amour : cupidons, alliances, cœurs, etc. La rhétorique du kitsch passe par l’emphase, laquellese manifeste par l’accumulation.

Note de bas de page 11 :

 Roland Barthes, « Rhétorique de l’image », Communications 4, Paris, 1964. On peut renvoyer également à P. Fresnault-Deruelle, Les Images prises au mot, Médiathèque-Edilig, 1989 : «Cette structure sémiotique où un signifié unique s’articule sur un ensemble de signifiants fédérés est, selon nous, le propre du stéréotype. Nous référant à la pensée de Barthes (1964), on pourrait dire qu’un stéréotype est un signe dont la face signifiante est constituée d’un nombre X d’informations dénotatives qui, dans leur confédération même, travaillent à se conformer à un signifié ultime. »

La roue de charrette comme lustre au plafond de la salle de l’auberge de campagne, ça « fait » rustique, ça « dit » le rustique au sens où le rustique est mis en discours par la mise en scène syntagmatique d’un certain nombre d’objets véhiculant les mêmes valeurs10. La rusticité est alors affaire de signifiés de connotation, d’« idéologie » pour reprendre le terme de Barthes, « idéologie » dont les objets constituent la face signifiante, autrement dit la « rhétorique»11. Mais le détournement de fonction ne doit pas totalement occulter l’origine de l’objet, sinon la connotation n’opère plus.  L’objet est donc pris dans un espace tensif, entre la lecture exclusive parfois de sa fonction seconde, le lustre doit éclairer, et la perception plus ou moins actualisée de sa fonction première avec tout l’univers de référence qui s’y rattache. Les valeurs attachées à cette fonction première interviennent au niveau connotatif et transforment un simple fait d’agencement d’espace en fait de discours plus ou moins inattendu, c’est là que réside l’événement propre au survenir. L’adjectif rustique, qui qualifie l’objet et le syntagme décoratif et mobilier qui l’intègre, est à la croisée des chemins entre évocation dénotative d’un univers de référence et mobilisation de valeurs de connotation à fonction rhétorique.

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Note de bas de page 12 :

 Discours prononcé par Milan Kundera en 1985 et cité par Jean-Yves Jouannais, Des Nains, des jardins. Essai sur le kitsch pavillonnaire, Hazan, 1999, p. 11.

Note de bas de page 13 :

 Jean-Yves Jouannais, Ibidem.

Si la visée, plus ou moins intentionnelle, de l’énonciateur est bien rhétorique, il joue de la redondance, de l’accumulation des objets porteurs des mêmes valeurs, poursuivant l’adhésion de l’énonciataire, dans une démarche esthétique les plaçant l’un et l’autre dans le consensus des valeurs partagées. « Le mot kitsch désigne l’attitude de celui qui veut plaire à tout prix et au plus grand nombre. Pour plaire, il faut confirmer ce que tout le monde veut entendre, être au service des idées reçues. Le kitsch, c’est la traduction de la bêtise des idées reçues dans le langage de la beauté et de l’émotion. »12 Émotion qui se manifeste plus  particulièrement lors d’événements familiaux, plus marqués que d’autres par le poids des conventions et où tout un ensemble d’objets (petits mariés sur la pièce montée, cartes de vœux, plaques mortuaires, etc.) « participent à la symbolique familiale » et se font « les signes témoins » de ces moments où « le sentiment de la famille se condense en sentimentalité »13.

Orientation temporelle : du conflit entre modernité et tradition.

Mais cette recherche de consensus repose parfois sur un malentendu, que l’on peut expliciter en tenant compte de l’orientation temporelle : l’introduction d’un objet au design résolument avant-gardiste dans un intérieur classique peut être différemment appréciée mais se trouve rarement qualifiée de kitsch, en revanche, à l’instar  du néobyzantin, du néogothique, le « néorustique » introduit le passé dans le présent et non le contraire. Néo-, Nouveau, le préfixe ou l’adjectif orientent la démarche kitsch fondée sur des valeurs connues et reconnues, de celles qui ont fait leurs preuves et valorisent un objet, le discours qui le prend en charge aussi bien que celui qui l’énonce. Mais ce discours-là est un discours qui veut afficher un certain standing, un certain rapport au monde du sujet d’énonciation dans le sens de la gratuité, il s’oppose à la démarche des paysans ardéchois de la chanson de Jean Ferrat (Que la montagne est belle !) qui ont remplacé leur mobilier traditionnel en bois par le formica pour faire citadin, l’univers de la ville étant lié aux valeurs de modernité. Tout en affichant un certain standing, ils recherchent aussi de nouvelles formes de confort et de fonctionnalité. On a pu déplorer le massacre ainsi opéré dans le patrimoine rural, mais il échappe, en partie et pour cette raison, au kitsch. Pourtant, et c’est là que repose le malentendu, les deux démarches relèvent d’une forme de transitivité. Peu importeles objets dans leurs formes et leurs matériaux. Ils renvoient au-delà d’eux-mêmes à des valeurs liées à un univers de référence particulier.

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Note de bas de page 14 :

 Annie Ernaux, La Place, Gallimard Folio, 1983, pp. 57-84.

On peut illustrer ce malentendu par ces quelques lignes d’Annie Ernaux au sujet de ses parents :  « Ils ont pu embellir la maison, supprimant ce qui rappelait l’ancien temps, les poutres apparentes, la cheminée, les tables en bois et les chaises de paille. Avec son papier à fleurs, son comptoir peint et brillant, les tables et guéridons en simili-marbre, le café est devenu propre et gai. […]. La seule contrariété longtemps, la façade en colombage, à raies blanches et noires, dont le ravalement en crépi était au-dessus de leurs moyens. […] Mon père avait enfin sa façade en crépi blanc, ses rampes de néon, déjà les cafetiers qui avaient du flair revenaient au colombage normand, aux fausses poutres et aux vieilles lampes. »14 Le kitsch néorustiqueaffiche un standing par le vecteur de certaines valeurs (tradition).  Renvoyant à un univers bucolique proche du pittoresque, il est transitif, mais cette transitivité a une visée rhétorique alors que la recherche de modernité ne va pas sans une recherche de fonctionnalité : affichant certes ces valeurs de modernité auxquelles semblaient tenir les parents d’Annie Ernaux, le formica n’est pas là pour lui-même mais d’abord parce qu’il est pratique à l’usage.

De la transitivité à la réflexivité : le kitsch comme style ou comme forme de vie.

La transitivité peut donc s’inscrire selon les cas dans une démarche décorative et gratuite, ou plus fonctionnelle : le matériau pour les valeurs de contenu qu’il véhicule ou pour sa valeur d’usage. Mais qu’en est-il de sa valeur esthétique ? Si le formica est considéré pour lui-même (matériau, couleurs, etc), indépendamment des objets supports en formica (une table), on adopte une démarche plus réflexive que transitive. Autres exemples : si je décide de repeindre un pavillon des années 70 dans cette palette de brun-ocre-orange en vogue dans ces années-là, ou de repeindre en vert pistache l’ossature en bois très chantournée d’un fauteuil dont je garnirais l’assise et le dossier de satin rose, je m’inscris dans une démarche d’emphase rhétorique. Si je décide en revanche de repeindre, toujours en vert pistache et rose, les poutres de ma maison de campagne, je suis alors dans une démarche de rupture stylistique. Qu’il s’agisse de l’emphase ou de la rupture, ces faits de discours relèvent de l’événement, loin de rechercher le consensus, ils procèdent de la concession et fonctionnent sur le mode du survenir. Pour ce faire, ils font passer les valeurs de contenu au second plan et jouent davantage sur des faits de forme relevant du plan de l’expression. Cette démarche, sans doute plus intellectuelle, plus élitiste, plus fréquente dans les milieux « branchés », permet au kitsch d’accéder au statut de style – et il est assumé en tant que tel — et d’échapper au jugement de valeur dépréciatif que ne manquent pas de susciter des faits fondés sur des valeurs de contenu et visant un certain consensus.

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Mise en place du dispositif énonciatif : du côté de l’objet, le luxe de la gratuité.

Note de bas de page 15 :

 Cité par J-Y Jouannais, Ibidem, p. 21.

L’objet kitsch n’est pas seulement détourné de sa fonction première pour une autre fonction, il quitte partiellement ou totalement la sphère du fonctionnel pour entrer dans celle du décoratif, c’est-à-dire de l’inutile et du gratuit. Le kitsch naît de la transformation de l’« ustensile » en « objet », du passage du stade de son utilisation à celui de sa possession et de sa consommation. «Si j’utilise le réfrigérateur à fin de réfrigération, écrit Baudrillard dans Le Système des objets, il est une médiation pratique : ce n’est pas un objet, mais un réfrigérateur. Dans cette mesure, je ne le possède pas. La possession n’est jamais celle d’un ustensile, car celui-ci me renvoie au monde, c’est toujours celle de l’objet abstrait de sa fonction et devenu relatif au sujet […].»15 Jouannais évoque quant à lui le jardin ouvrier, «le potager», espace utilitaire et même vital, lieu de production, mais qui se transforme à la fin des années cinquante en décor, en lieu de consommation. Ce changement de statut, de l’ustensile à l’objet, nous permet d’envisager la démarche « kitsch » dans une perspective de l’énonciation. Non seulement l’utile, l’ustensile n’a pas à se justifier en termes de jugement de valeur esthétique -il n’a pas à être beau- contrairement à ce qui relève de la gratuité, il ne peut être fait de discours. C’est à l’objet que revient cette fonction.

Mise en place du dispositif énonciatif : du côté de l’énonciateur et de l’énonciataire

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Note de bas de page 16 :

 Jouannais envisage le kitsch populaire des jardins pavillonnaires, on est donc du côté du kitsch comme forme de vie.

Note de bas de page 17 :

 J-Y Jouannais, Idem, pp. 12-21.

«On feint d’oublier, écrit Jouannais, ce processus d’homogénéisation des comportements16 en renforçant l’importance emblématique des seuls biens et objets consommés. Ainsi le kitsch ce ne serait pas klaxonner dans un cortège de mariage, mais seulement les napperons en tricotin sur le téléviseur de la concierge, ce ne serait pas poser pour une photo de famille mais une collection de bibelots en forme de monuments. La phénoménologie du kitsch sacrifierait le comportemental au seul profit d’une matériologie.»17 Si le kitsch ne réside pas seulement dans les objets mais se révèle aussi dans des actes, il y en a un qui prend alors toute son importance, c’est l’acte d’énonciation que constitue la fabrication d’un objet kitsch, son intégration avec d’autres dans un espace qui constitue un discours kitsch, discours sur les valeurs bourgeoises qui l’ont inspiré, discours sur soi à l’intention du regard de l’autre. Il s’agit d’afficher un certain standing, si le standing c’est essentiellement, comme le propose Jouannais, «faire parler les choses en sa faveur».

Note de bas de page 18 :

 J-Y Jouannais, Idem, p. 104.

Note de bas de page 19 :

 J-Y Jouannais, Idem, p. 105.

Le Kitsch n’est donc pas réductible aux objets, mais réside dans le sujet. Ce n’est «ni le buffet Henri II, ni la table néo-régence, ni la baratte décorative néo-rustique […] Le kitsch désigne en revanche ce que ces objets permettent, de manière exclusive, en termes de consommation.»18 Abraham Moles envisageait le kitsch comme «un des types de rapport que l’être entretient avec les choses, une manière d’être plus qu’un objet, ou même un style», «un mode esthétique de relation avec l’environnement». «Simplement l’objet est le médium de ce rapport du kitschmensch [défini par Hermann Broch] au monde». Rapport du sujet au monde mais à l’intention d’autrui, «le plein régime du kitsch n’est atteint que lorsque ces figures décoratives, installées devant le pavillon pour être vues du passant et du voisin, en sont effectivement vues. […] Le kitsch s’avère donc le mode de consommation du réel et de l’imaginaire de quiconque aspire à l’adhésion la plus normative au social, mais cette consommation n’est validée que par sa redistribution en pure visibilité.»19

En guise d’illustration et de conclusion : une forme d’énonciation en abyme, re-création et appropriation.

Toutes les merceries proposent ce type d’ouvrages de dames, tapisseries avec fil de coton au demi point de croix, sur toile de canevas pré-imprimée au motif de paysage, scène de genre, ou autre composition florale, souvent reproductions de tableaux célèbres.

Note de bas de page 20 :

 Travail d’appropriation mentionné  par Pierre Bourdieu dans La Distinction, Paris, 1979, lorsqu’il évoque « la réintégration barbare des consommations esthétiques dans l’univers des consommations ordinaires ».

Note de bas de page 21 :

 Le recyclage de l’objet  en est une autre forme.

Le consommateur est engagé dans une activité totalement gratuite, un faire lié à des valeurs de superflu, et à la fonction décorative qui en est la visée au détriment de toute autre fonction liée à la nécessité. Un faire qui ne se définit pas en termes d’efficacité fonctionnelle et qui, à ce titre, peut tomber sous le coup d’un jugement négatif qui oppose travail et distraction (loisir). Ceci repose sur la conscience d’une séparation nette entre le décoratif et le fonctionnel, où la présence du décoratif, gratuit parce qu’inutile, est associé au beau. Le quotidien se pare alors de valeurs esthétiques. Certes, ces valeurs n’ont pas grand-chose à voir avec les qualités propres aux objets, avec leur agencement dans et par le syntagme visuel que propose l’aménagement d’un intérieur. Pourtant,se produit alors un effet de présence qui repose sur des objets en relation indicielle avec l’univers de l’art, du beau. Ces objets sont des témoins, qui attestent d’une forme de présence du paradigme culturel de l’art dans un quotidien qui en est souvent fort éloigné. Par les longues heures qu’il consacre à cet ouvrage, le consommateur participe activement à une re-création, qui nécessite certes une dextérité manuelle, mais ne sollicite aucune compétence artistique (maîtrise du dessin, de la couleur, etc.). Il lui est donné ainsi de s’approprier l’art par conversion ou délégation énonciative : il lui est donné de réinterpréter l’œuvre d’art, le support de ces pigments étant le fil de coton et non la matière picturale. Réappropriation20 non seulement d’un objet mais de son énonciation. Un canevas n’est pas la simple reproduction poster (support papier). Afficher une reproduction poster ne témoigne que de l’attachement que l’on peut avoir pour tel ou tel peintre. L’acte de reproduction est délégué à un autre énonciateur, le photographe. C’est sans doute sur ce critère de la réappropriation énonciative21 que repose le kitsch, celui qui oppose la gratuité du décoratif à l’utilité de la fonctionnalité semblant plus aléatoire. C’est aussi ce critère qui nous permet d’inscrire le kitsch dans une démarche esthétique dynamique où, plus que l’objet réalisé, c’est la possibilité de sa réalisation qui est considérée, plus que la performance elle-même, c’est la compétence qui va permettre son actualisation, ce savoir-faire, qui n’est pas de création mais de re-création et de transformation. Ce qui apparaît alors, c’est un jugement de valeur portant sur l’imagination, l’ingéniosité dont a fait preuve l’énonciateur. « Il fallait y penser ! ». Ces objets échappent ainsi à un jugement pouvant être perçu comme négatif, sur leur utilité ou leur qualité esthétique. Et ce ne sont pas, parmi nous, les mères de famille qui ont reçu pour la fête des mères de ces objets, collier en graines de haricot, cadre en coquillages peints, boîte de camembert transformée en coffret à bijoux, d’une ravissante laideur, qui me contesteront  sur ce point ! Le kitsch comme style ou le kitsch comme forme de vie pourraient se retrouver alors tous les deux du côté de l’intensité parce qu’ils mettent en avant le sujet énonciateur, sollicitent ainsi le sensible plus que l’intelligible et s’inscrivent toujours dans un processus dynamique de recréation, contrairement à des formes d’art plus traditionnelles qui se figent dans l’œuvre réalisée.