Le texte et ses pratiques d’instanciation

Maria Giulia Dondero

Fonds National de la Recherche Scientifique
Université de Liège

Ce travail vise à examiner certaines questions délicates qui touchent à la réflexion sémiotique aujourd’hui, comme la production du plan de l’expression, la textualisation et la constitution d’une sémiotique de l’expérience. Je prends ici en considération les notions de praxis énonciative et de syntaxe figurative afin de développer une réflexion sur l’instanciation du plan de l’expression des textes picturaux et photographiques

This essay presents some contemporary semiotic issues as the generation of the expression level of texts, the process of textualisation and the constitution of a semiotics of experience. I approach the notions of enonciation praxis and figurative syntax to further develop a reflection on the generation of the expression level of pictorial and photographic texts.

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : expérience, instanciation, production, textualité

Auteurs cités : Pierluigi BASSO, Walter Benjamin, Anne BEYAERT-GESLIN, Maria Giulia DONDERO, Paolo FABBRI, Pavel Florenskij, Jacques FONTANILLE, Nelson GOODMAN, Isabelle Klock-Fontanille, François RASTIER, Boris A. Uspenskij, Patrizia VIOLI

Plan

Texte intégral

0. Introduction

Mon étude va tout d’abord examiner certaines questions délicates qui touchent à la réflexion sémiotique actuelle, comme la production du plan de l’expression des textes et leurs pratiques de réception. Ensuite, afin de montrer la pertinence sémiotique de la réflexion sur le geste productif et de l’expérience de réception des textes, ce travail essaiera de mettre en œuvre le concept opératoire de « syntaxe figurative » en prenant comme objet d’étude notamment la gestualité photographique et la gestualité picturale.

1. Le faire sémiotique et la sémiotique du faire

Note de bas de page 2 :

 Jacques Fontanille, “La sémiotique est-elle un art ? Le faire sémiotique comme « art libéral »”, Nouveaux actes sémiotiques, infra.

Avec l’expression « production sémiotique » on peut faire référence à deux questions fortement liées entre elles : la première concerne le faire scientifique de la discipline sémiotique, notamment sa conduite méthodologique et son style de pensée ; la seconde concerne l’étude de l’acte d’instanciation du plan de l’expression des textes et, plus généralement, la production matérielle d’objets culturels. Les deux acceptions demeurent en un rapport étroit car la pratique scientifique de la sémiotique est à considérer comme un faire qui produit des objets culturels2.

La première acception concerne la capacité de la sémiotique à produire des interprétations du monde et d’intervenir sur ce dernier, d’être enfin une discipline factitive. Je crois que c’est dans ce sens qu’allaient les observations d’Umberto Eco dans le Trattato di semiotica generale sur l’interprétation sémiotique entendue comme travail et comme énergie produite. La sémiotique est à concevoir comme une science normative, qui a le devoir de gérer les objets de son analyse et non pas uniquement de les décrire. Aujourd’hui, d’autres sémioticiens s’interrogent sur l’efficacité de la sémiotique, sur son action sur le monde. Jacques Fontanille pose le problème de cet aspect productif de la sémiotique en 1998 dans un essai intitulé Décrire, Faire, Intervenir. En critiquant l’opposition ricœurienne expliquer/comprendre à l’intérieur de laquelle s’est enfermée la sémiotique des années 1980, Fontanille se demande :

Note de bas de page 3 :

 Jacques Fontanille, « Faire, Décrire, Intervenir », Protée (26) 2, 1998b, p.103

« Pourquoi, alors même qu’elle [la sémiotique] s’intéresse de plus en plus et de mieux en mieux, à l’esthétique et à l’éthique, ne se reconnaît-elle pas la possibilité de participer à la création des objets esthétiques ou à la régulation des conduites ? »3.

Note de bas de page 4 :

 Voir Jacques Fontanille, « Pratiques sémiotiques : immanence et pertinence, efficience et optimisation », Nouveaux Actes Sémiotiques, Limoges, Pulim, 2006, p. 41.

A travers la notion de praxis énonciative, Fontanille propose de dépasser la seule « analyse du sens » pour participer à la « création du sens », afin de reconnaître qu’une science descriptive peut devenir une science apte à la « régulation des conduites » et à la gestion du sens en société. La question de la production interroge directement le statut de la description et de l’explication sémiotiques qui ne peuvent plus êtres considérées seulement comme des « traductions métalinguistiques » de la signification immanente4 : on doit, au contraire, s’interroger sur l’amont du discours descriptif et transformer la conception d’énonciation d’un système de simulacres de la production du sens en une expérience du sens.

Si la première conception de production, qu’on vient de décrire, concerne « le faire de la sémiotique », la deuxième conception pourrait être nommée « la sémiotique du faire » et c’est ce à quoi se consacre mon étude.

1. 2. Enonciation et acte productif

Note de bas de page 5 :

 Prenant en considération la sémiotique structuraliste et la sémiotique de Peirce à la fois, Bordron (2007) affirme que la sémiotique : « exclut du fait sémiotique lui-même, de son mécanisme le plus intime, l’instance productrice du sens. […] Tout au plus reconnaît-on que cette instance a sa place sous forme de marques dans l’énoncé. Il en résulte ce fait étrange qu’une description sémiotique qui s’attacherait à décrire des signes produirait le phénomène hallucinatoire d’un langage qui parle tout seul ». De même, Patrizia Violi (2005), affirme que « le sujet de l’énonciation est un principe universel et général, une fonction abstraite du mécanisme linguistique » (p. 3, c’est moi qui traduis, MGD).

Chez Algirdas-Julien Greimas la production du texte, voire l’acte de textualisation, était mis de côté pour des raisons épistémologiques : même dans les analyses des œuvres d’art, si l’on en voulait garantir une description, il était nécessaire de partir du produit-résultat de la textualisation, et non pas de l’acte de la textualisation lui-même ; la conception du texte qui en découlait était celle d’un texte « auto-produit », ou « angélique », comme le dit Bordron dans son article Transversalité du sens et sémiose discursive (2007)5.

En effet, la théorie greimassienne de l’énonciation se distingue fortement de la théorie des actes de langage (speech acts) qui prend en compte la situation de production d’un discours. Si la théorie des actes de langage prend en considération la situation d’instanciation de chaque acte, au contraire l’énonciation greimassienne n’a pas été conçue en tant qu’acte de textualisation matériel, historique et médiatique, mais comme une structure de simulacres inter-subjectifs que le sémiologue était censé « dégager » du texte-résultat. Le point de vue de la production, au contraire, rend pertinent l’acte singulier et la pratique particulière, locale, sur laquelle la description scientifique semblait ne pouvoir avoir aucun contrôle.

Note de bas de page 6 :

 Voir Jacques Fontanille, Soma et Séma. Figures du corps, Paris, Maisonneuve et Larose, 2004.

Note de bas de page 7 :

 Paolo Fabbri, La svolta semiotica, Bari-Roma, Laterza, 1998, p. 33.

Sous l’entrée « Textualisation », Greimas et Courtés (1979) envisagent la textualisation comme le processus qui a lieu lorsque vient s’interrompre le parcours génératif : elle est conçue comme linéarisation et comme jonction du plan du contenu (déjà donné) avec le plan de l’expression. Cette conception ne tient aucun compte du fait que c’est dans l’acte de production du plan de l’expression lui-même que se construit le plan du contenu et que la mise en acte de la sémiose commence avec l’installation d’un opérateur doté d’un corps énonçant, seule instance commune aux deux plans du langage6. En effet, les structures « superficielles » du texte ne sont pas de simples conversions du niveau profond des structures sémantiques mais, comme l’affirme Fabbri dans La svolta semiotica, les substances de l’expression redéfinissent et transforment les contenus virtuels7. Il n’est pas possible de considérer les articulations du contenu comme indifférentes par rapport à la prise de forme des figures de l’expression : il est au contraire nécessaire de partir de l’analyse du support matériel des inscriptions et de la gestualité qui les y a inscrites.

Jusqu’à maintenant le faire énonciatif a toujours été considéré comme quelque chose qui est « représenté » dans le texte et qu’on peut analyser à travers la notion d’énonciation énoncée. L’acte productif d’instanciation – le geste de prononcer, de peindre, de photographier, de regarder – n’a donc jamais été étudié en sémiotique greimassienne. La pratique de la production a toujours été hors de la portée du « sémiotiquement analysable ». Cette abstraction du langage et des autres sémiotiques de leurs conditions d’effectuation a fait que le faire énonciatif n’a existé qu’en négatif, c’est-à-dire à partir de la négation qu’en fait le texte déjà constitué. L’énonciation énoncée rend compte de la façon par laquelle le texte met en scène les traces du faire énonciatif, qui en soi, phénoménologiquement et historiquement, n’a aucune pertinence sémiotique.

La théorie greimassienne, rejetant une distinction fondée sur la spécificité des modes de production de textes, rejetant donc une distinction par médium, a pu affiner les instruments d’analyse d’un texte à partir du parcours génératif du contenu.La théorie greimassienne a construit une théorie de l’analyse qui vise à tracer, comme l’affirme Basso :

Note de bas de page 8 :

 Pierluigi Basso Fossali, Confini del cinema. Strategie estetiche e ricerca semiotica, Torino, Lindau, 2003. C’est moi qui traduis et souligne, MGD.

« une trajectoire définie afin d’activer des processus de sémantisation le plus objectifs possible qui dirigent le récepteur […]. Cette trajectoire de sens montrée par l’analyse sert à construire et stabiliser un cadre descriptif négociable comme fond intersubjectif tourné vers la commensurabilité de nos différentes interprétations »8.

Dans le projet greimassien, l’objectif des analyses textuelles est de parvenir à une description des parcours sémantiques que chaque texte active et de construire par conséquent une validité intersubjectivement négociable des descriptions. Cette approche très ambitieuse a pourtant laissé de côté deux axes de recherche : l’étude des techniques productives et des pratiques interprétatives. S’il a été possible, pour la tradition greimassienne, d’analyser la textualité, qui objectivise les pratiques, il a paru moins pertinent en vue de la scientificité souhaitée de prendre en considération les pratiques elles-mêmes qui, relevant de l’idiosyncrasie des techniques et des situations « ouvertes » de sémantisation, demandent d’être étudiées dans leurs trajectoires en acte dans le temps – et pas seulement dans l’immanence d’un cadre épistémologique de conditions de possibilité. Outre l’immanence, la sémiotique greimassienne épouse une vision analytique qui procède par « présuppositions » et qui reconstruit donc le scénario dynamique des pratiques à rebours, et non dans leur sens « en acte » – même manquant.

2. Le support et l’apport de l’image

Note de bas de page 9 :

 L’allographique regagne une gestualité d’instanciation avec l’exécution ; la recherche sur la pratique n’a pas pu se développer suffisamment à cause de ce réductionnisme à l’allographique, qui n’est pas du tout une caractéristique intrinsèque des régimes allographiques de la production culturelle. La réinsertion du faire productif ne signifie pas revenir à une vieille théorie esthétique, liée au génie, à la manualité et à l’idéalisme romantique. La seule voie qu’on peut parcourir est la voie de l’indice, à savoir archéologique comme l’appelle Foucault Voir à ce sujet Basso (2006).

Note de bas de page 10 :

 Au contraire de Benjamin (2003), pour qui la photographie ne possède pas d’original (à savoir un texte unique où sont inscrites les traces de l’acte sensori-moteur de production), pour nous la photographie est autographique, comme l’est la peinture ; les formes de l’empreinte photographique renvoient à l’histoire de sa production, donc à un événement corporel unique. Si on prend en compte les pratiques de production des images et leurs supports, il faut se rappeler que dans le cas de l’image artistique, chaque zone, chaque détail et même les bords de l’image sont censés être syntaxiquement et sémantiquement denses, à savoir autographiques (Goodman 1968). A partir de la distinction formulée par Goodman entre les arts autographiques, dont l’authentification est liée à l’histoire productive et à son support, et arts « allographiques », authentifiables à travers « l’identité orthographique » (sameness of spelling), l’image photographique pourrait être qualifiée d’œuvre autographique à objet multiple. Voir à ce sujet Dondero (2006) et Basso Fossali & Dondero 2006, notamment § 1.

A partir des années 1980 la sémiotique greimassienne s’est occupée tout d’abord de l’analyse de l’œuvre d’art, et non seulement d’œuvres d’art littéraires – où en effet la problématique du geste d’instanciation n’est pas pertinente, la littérature étant un art allographique (voir Goodman 1968)9, mais aussi d’œuvres d’art autographiques, comme les tableaux, les photographies10, les icônes sacrées. Dans le cas des œuvres autographiques, le déploiement productif est nécessairement pertinent si l’on veut comprendre et en décrire la signification, les pratiques en réception et les statuts. Une sémiotique des objets autographiques aurait dû rendre pertinente la constitution du plan de l’expression des textes et des objets afin d’en comprendre les fonctionnements sémantiques et esthésiques (voir Basso 2006). Il devient ainsi nécessaire de prendre en considération l’acte productif qui n’est pas simplement un acte « logiquement présupposé », mais c’est un acte situé historiquement, saillant dans sa durée et sa manière d’instanciation, partie intégrante de la sémantisation de l’œuvre elle-même.

Note de bas de page 11 :

 La sémiotique greimassienne a étudié le texte « déjà constitué » en mettant entre parenthèses le caractère corporel autant du substrat matériel d’inscription, que du geste d’énonciation : l’image était donc segmentée au nom d’un seul principe : le principe de la pertinence visuelle.

Si la sémiotique greimassienne a considéré l’espace visuel comme existant indépendamment des opérations qui le constituent, comme si cet espace était immédiatement et naturellement visible et intelligible à partir de l’étude de ses propriétés figuratives et plastiques déposées, en revanche la sémiotique de l’empreinte de Fontanille (2004) ne considère pas les formes comme « déposées » et désincarnées11, mais comme toujours « encore imprégnées » par la « manière du faire » et par une activité corporelle. La figure entendue comme corps possède une structure et une enveloppe qui maintient les traces de son instanciation (mémoire discursive).

Si on veut rendre compte des pratiques de réception de l’image et donc de son efficacité, on doit donc se déplacer de la notion de « structure de la textualité » à la notion de « processus de constitution et de réception de l’objet-texte ».

La conception par Benjamin (2003) de l’efficacité de l’image artistique, par exemple, rend pertinent son statut d’original, l’aura, qui est liée non pas aux formes textuelles, mais à la matérialité de l’objet qui garde en mémoire les traces du sujet producteur et témoigne, face à l’observateur, de la patine, à savoir de cette stratification du temps qui s’inscrit sur l’objet. C’est la singularité de l’acte qui permet à un objet d’être assumé comme œuvre d’art, car l’original possède une aura et bénéficie d’un surplus de sens (voir Basso 2002). L’original, par exemple pictural, est unique parce qu’il a été produit une seule fois justement par cette main-, à travers cette gestualité-, avec ces instruments-, dans une situation particulière, non répétable, et à une époque donnée. L’objet assume une valeur esthétique car il a été manipulé par une certaine techné, avec un certain type de matériaux, et à travers une certaine rythmique gestuelle. Cette gestualité de production et les matériaux utilisés font l’unicité d’un certain objet.

La théorie de Benjamin contenue dans Angelus Novus (1997) vise à étudier non seulement les objets d’art, mais aussi à rapprocher les objets d’art des objets communs, à savoir les objets quotidiens qui, eux aussi, conservent les traces de ceux qui les ont produits et qui, à travers la mémoire discursive, réactualisent dans le « hic et nunc » de la réception, l’instanciation passée (voir Basso Fossali & Dondero 2006). Il est évident que certaines problématiques soulevées par Benjamin, comme la réactualisation de l’instanciation passée pendant le parcours perceptif de l’observateur, peuvent et doivent être réinsérées dans un modèle descriptif sémiotique.

Note de bas de page 12 :

 C’est ce qui arrive dans le cas du tableau, qui est constitué de formes et de couleurs, mais aussi d’une toile de dimensions particulières, d’une épaisseur, d’une certaine qualité de la matière picturale, d’un encadrement, etc. De même pour une photographie, dont la matérialité ne peut pas être considérée comme un support neutre : la photographie est encadrée, les formes imprimées sont lisibles grâce à une technique d’impression et à un papier choisi qui possède une certaine épaisseur, un certain grain, etc. Voir à ce sujet Edwards & Hart 2004.

Les notions de singularité et unicité nous amènent à considérer que, si l’on veut analyser un texte photographique, pictural, ou un texte autographique quelconque, on doit tout d’abord le rendre pertinent en tant qu’objet constitué par un support matériel et par un support formel  – comme l’ont mis en évidence les travaux d’Isabelle Klock-Fontanille (voir Klock-Fontanille 2005) – et en outre, inséré à l’intérieur d’une chaîne historique de productions qui engendrent avec cet objet des rapports intertextuels et intermédiaux (Rastier 2001). C’est grâce à l’objet qui l’incorpore et sur lequel il s’inscrit qu’on peut interpréter un texte12.

Prenons l’exemple du daguerréotype : ses formes textuelles dépendent directement de sa matérialité et des pratiques de manipulation qu’elle rend possibles ; les formes inscrites sur la plaque peuvent être observées uniquement grâce à une micro-manipulation manuelle qui en établit l’angle correct de vision. Le daguerréotype, constitué par une surface argentée, est protégé par du verre, entouré de laiton, de soie, de velours et enfermé dans du bois et/ou du cuir. Cet objet doit être observé au moyen de mouvements particuliers qui permettent la visibilité des formes malgré les réflexions multiples produites par la surface argentée : l’étui doit être ouvert avec soin et manipulé jusqu’à ce que la juste perspective de vision émerge de la surface argentée. Le matériel dont est bordée la plaque métallique du daguerréotype, et le matériel sur lequel sont imprimées/gravées les formes, produisent un « effet philtre » qui contraint la vision des formes elles-mêmes. Les formants textuels, plastiques et figuratifs, apparaissent et disparaissent au moyen des manipulations de l’objet sur lequel ils sont inscrits.

On s’aperçoit que la compétence en réception du sujet n’est pas tout à fait construite par la textualité ; le texte engendre évidemment des parcours de sens et des contraintes au regard et à l’interprétation mais, afin de comprendre les pratiques d’utilisation et d’appréciation du daguerréotype, il est nécessaire de convoquer des compétences « de l’extérieur » du texte, des pratiques de manipulation et d’appropriation.

La notion de texte peut en effet être comprise comme le niveau du sens qu’on considère « thésaurisé », et autonomisé par rapport à l’ancrage spatio-temporel de l’énonciation. Comme l’affirme Basso (2006) le sens des textes doit être géré, et pour ce faire, on doit faire appel aux pratiques ; mais les textes eux-mêmes sont déjà une forme de gestion, de thésaurisation, de mise en mémoire du sens, à savoir une manière de « résoudre » la précarité de la sémantisation des pratiques. Le texte est donc un pôle de normativisation des pratiques dont la lecture normative doit devenir objet d’étude de la sémiotique.

2.1. Le cas de l’icône russe

Le texte est certainement régulateur des pratiques (pertinences du local au global), mais ce sont aussi les syntaxes des pratiques en production et en réception qui décident du rôle social et culturel du texte (pertinences du global au local) (voir Rastier 2001).

Comme le dit Fontanille (2006), il faut prendre en compte les stratégies d’optimisation de la sémantisation en acte qui dépendent des scénarios d’émergence et d’implémentation publique des configurations textuelles elles-mêmes. A ce propos on ne peut pas oublier que, par exemple dans le cas de l’icône russe, c’est le rythme de la production, à savoir le rituel de l’instanciation, qui la rend susceptible de devenir une icône sacrée. A partir du texte lui-même on ne pourrait jamais arriver à expliquer, justifier et comprendre le rôle sacral de l’icône à l’intérieur de la vie ecclésiastique et du fidèle. En effet Florenskij (1995) montre qu’il y a une forte relation entre la signification dévotionnelle de l’œuvre, d’un côté, et les matériels utilisés, les techniques de l’apport, les caractéristiques du support, la temporalité de l’exécution, de l’autre.

Florenskij affirme en effet que le type de surface prédétermine la manière d’étendre les couleurs et le choix des couleurs même. Le caractère de la touche est déterminé aussi par les caractéristiques de la surface : bref, toute la conception culturelle et spirituelle de l’artiste est « conforme » aux matériaux utilisés.

Florenskij met en lumière une relation semi-symbolique entre les matériaux (les couleurs à l’huile, la toile « tremblante »), le modus operandi, la structuration du texte pictural (perspective linéaire) du peintre occidental de la Renaissance, d’un coté, et les choix de l’iconographe oriental (la toile stuquée, la perspective renversée), de l’autre ; il arrive par ce biais à dessiner deux formes de vies opposées : la forme de vie de l’artiste occidental, caractérisée par l’immanence des valeurs et la sacralisation de la personne de l’artiste lui- même, et la forme de vie de l’exécuteur oriental (anonymat du producteur et transcendance des valeurs).

En effet les couleurs, les caractéristiques de la toile, le rythme de la touche sur la surface sont homogènes à des exigences culturelles/spirituelles. L’art ecclésiastique choisit la surface stable et immobile de la toile de bois qui doit signifier la force et la solidité de la foi :

Note de bas de page 13 :

 Pavel Florenskij, Le porte regali. Saggio sull’icona, Milano, Adelphi, 1995 [1997], p. 148. C’est moi qui traduis et souligne, MGD).

la surface tremblante de la toile [de la Renaissance] s’adapte mal à l’ontologie ecclésiastique ; elle égaliserait, dans le processus d’exécution, l’icône à une manifestation complaisante d’une réalité conditionnée ; encore moins s’y adapterait le papier éphémère [...]. L’art ecclésiastique recherche une surface absolument stable13

Note de bas de page 14 :

 Pavel Florenskij, Le porte regali. Saggio sull’icona, idem, p. 149.

La première chose que fait l’exécuteur de l’icône est de transformer la toile en mur. La face postérieure de la toile doit être renforcée afin de conjurer une incurvation possible. La préparation de la toile commence en effet par le masticage. Les iconographes la stuquent par sept fois avec de la chaux et de la colle14, puis pour la durée de trois ou quatre jours la toile doit être enduite. Le fond de la toile doit être fait de lumière ; la lumière est peinte avec de l’or, pure lumière, négation de la couleur. Avec l’or on commence le travail et avec l’or on le termine. La lumière d’or est une première démarche qui permet aux contours blancs de la figuration iconique d’atteindre un premier degré de tangibilité :

Note de bas de page 15 :

 Pavel Florenskij, Le porte regali. Saggio sull’icona, idem, p. 157.

La lumière d’or de l’être suprasubstantiel, entourant les futurs contours, les manifeste et donne la possibilité au néant abstrait de devenir un néant concret, de devenir puissance. Ces puissances ne sont plus des abstractions, mais en même temps elles n’ont pas encore une qualité déterminée [...]. Puis il faut remplir à l’intérieur les contours de l’espace avec la couleur pour que l’à-plat abstraitement blanc devienne concret15.

On s’aperçoit que tout moment de la production est pris à l’intérieur d’une syntaxe d’émergence des formes par couche et non par parties (comme c’est le cas dans la peinture occidentale de la Renaissance), comme si l’iconographe était face à la manifestation d’une vision qui émergerait de l’intérieur de la toile, quelque chose qui se manifeste graduellement par degrés successifs de netteté. On s’aperçoit donc que ce ne sont pas les caractéristiques formelles de l’icône en tant que texte, qui peuvent déclencher la pratique de la dévotion, mais ce sont avant tout la temporalité et la gradualité de l’instanciation qui la mettent en relation avec l’émergence, sur le plan du contenu, de la vision de Dieu et des mystères sacrés.

La temporalité de l’instanciation de l’icône veut signifier le surgissement de plus en plus clair et « compréhensible » de la vision d’un au-delà. La préparation de la toile, les adjonctions de matériaux spécifiques, la procédure non pas par touches de pinceau, mais par remplissement des à-plats prédéterminés par des contours, visent à signifier l’expérience de l’émergence de la vision de Dieu à la perception des Pères de l’Eglise et des saints qui peuvent enfin en témoigner à travers l’icône elle-même.

3. Entre rythme productif et forme produite : la syntaxe figurative

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Une lecture qui n’est pas à même de retrouver dans l’œuvre, notamment sous forme d’une syntaxe figurative, les traces de l’acte créateur, est une lecture qui reste désespérément formelle et sans portée herméneutique (Fontanille 1998a)

Si, comme l’affirme Leroi-Gourhan (1964), c’est le rythme productif et non pas la forme visuelle produite qui constitue le fondement des arts plastiques, il faut reconnaître que l’interprétation des images (en synchronie) est fortement déterminée par leur processus d’instanciation et d’élaboration (en diachronie). Si l’on saisit la forme visuellement, ce n’est pas le cas pour le rythme (voir Fontanille 1998a). Afin d’étudier le rythme constitutif d’une image, il faudrait renverser la perspective de la sémiotique classique qui part des formes constituées et en infère des gestes (à travers leurs traces) pour, en revanche, étudier l’« émersion de formes » à partir des tracés et de la figurativité qui émerge des rythmes de la sensori-motricité. La syntaxe figurative pour Fontanille (2004) concerne en effet les façons dont s’inscrivent, se constituent et se stabilisent les formes.

Cette conception nous amènerait à dépasser la conception d’une sémiotique des images qui ne rend pertinent que leur « caractère visuel ». Comme l’affirme Fontanille :

Note de bas de page 16 :

 Jacques Fontanille, « Décoratif, iconicité et écriture. Geste, rythme et figurativité : à propos de la poterie berbère », Visio (3) 2, 1998a, p. 45.

La sémiotique visuelle se constitue à partir de l’hypothèse selon laquelle le canal récepteur (la vue) est pertinent pour l’analyse ; cela revient, entre autres, à accorder au point de vue de la réception (ou à ce qu’on croit être le point de vue de la réception) un privilège exorbitant. Au nom de quoi le point de vue de la production, de la fabrication de l’objet sémiotique, serait-il moins pertinent ? En outre, le canal récepteur (la vue) ne nous fournit pas forcément la meilleure information possible sur la syntaxe sensorielle et perceptive qui est à l’œuvre dans l’image16.

Si on aborde la question de l’instanciation du plan de l’expression des textes, et des rythmes de cette production, il devient inutile d’individualiser les différentes sémiotiques à partir des canaux sensoriels par lesquels sont prélevées les informations, et de distinguer ainsi une sémiotique visuelle d’une sémiotique gestuelle. Comme l’affirme encore Fontanille :

Note de bas de page 17 :

 Jacques Fontanille, Soma et Séma. Figures du corps, Paris, Maisonneuve et Larose, 2004, p. 85.

Ce qu’on appelle la sémiotique “visuelle” obéit à des logiques sensibles bien différentes selon qu’on a affaire à la peinture, au dessin, à la photographie ou au cinéma : le graphisme et la peinture impliquent d’abord une syntaxe manuelle, gestuelle, sensori-motrice et, en ce sens, ils se rapprochent de l’écriture. […] De même, le cinéma, ce complexe d’empreintes lumineuses et de mouvement, offre un simulacre du déplacement du regard, porté par le déplacement d’un corps virtuel ; il participe d’une autre syntaxe, de type somatique et motrice, et, en ce sens, il se rapproche plutôt de la danse17.

La sémiotique visuelle, qui relève de la peinture comme de la photographie, de l’incision, du cinéma, etc. ne peut pas être considérée comme « homogène » comme le voudrait une conception biologique de la perception qui ne fait pas de différence entre canal sensoriel de réception et syntaxe sensorielle du discours.

Note de bas de page 18 :

 Un gros travail est encore à poursuivre sur la question des rapports entre autographie du geste sensori-moteur et allographie de la production numérique, mais je crois que de récents travaux d’Anne Beyaert (2004) ouvrent à ce sujet des perspectives précieuses.

Le faire cinématographique, par exemple, se rapproche de la danse parce qu’il présuppose un parcours entre points de vue différents mais il peut être rapproché aussi de la peinture d’icônes où on trouve la juxtaposition de points de vue simultanés (voir Uspenskij 1975) : c’est en ce sens que la construction syntaxique des formes dans les icônes russes ressemble à la syntaxe cinématographique ou à la chorégraphie des points de vues dans le cas de la danse18.

La photographie et la peinture, même si elles sont saisies toutes deux à travers le canal de la vue, peuvent rendre pertinentes des syntaxes figuratives différentes. Si, généralement, l’acte pictural est fondé sur un geste réitératif, récursif et d’adjonction progressive de matière, l’acte photographique et la prise de position d’un corps-appareil devant une portion de monde est un acte d’encadrement, sélection et soustraction qui s’apparente de manière considérable au faire sculptural de Michel-Ange, fondé sur la soustraction de matière. L’acte de tirage du négatif en positif, produit par des techniques qui font « émerger » les formes préventivement impressionnées sur la surface photosensible à travers une modulation chimique de la lumière, rapproche l’émergence des formes photographiques de l’art du moulage.

Prenons à présent encore le cas des icônes russes et notamment de l’émergence de leurs formes, qui suit une syntaxe figurative pas tout à fait « typiquement » picturale, à savoir conduite à travers des touches de couleurs qui témoignent d’une sensori-motricité manuelle. Les formes de l’icône sont produites et émergent comme si elles survenaient des ténèbres, comme c’est le cas du développement du négatif photographique. Il existe à mon avis une forte relation entre instanciation de l’icône et développement et révélation photographique.

Comme l’affirme magistralement Florenskij (1995), quand sur l’icône future s’annonce la première tangibilité, à savoir la lumière d’or, les contours blancs de la figuration iconique atteignent à un premier degré de tangibilité. Avant ils n’étaient que des possibilités abstraites de l’être. Pour parler plus précisément et techniquement :

Note de bas de page 19 :

 Pavel Florenskij, Le porte regali. Saggio sull’icona, Milano, Adelphi, 1995 [1997], pp. 156-158. C’est moi qui traduis et souligne, MGD).

Il s’agit de remplir l’intérieur des contours de l’espace avec la couleur, pour faire ainsi que l’à-plat abstraitement blanc devienne plus concret ou mieux encore que le contour coloré devienne concret. Pourtant, celui-ci n’est pas encore couleur, dans le vrai sens du mot, seulement il n’est plus ténèbre, il est juste non-ténèbre, il est le premier reflet de lumière dans les ténèbres ; la première manifestation de l’être provenant de l’inexistence. Cette première manifestation de la qualité, la couleur, elle est tout juste éclairée par la lumière [...]. Dans la peinture d’icône il ne serait jamais possible d’utiliser le coup de pinceau, étant donné qu’il n’y a ni de mi-tons ni d’ombres : la réalité émerge, à degrés successifs, mais elle ne se compose pas de parties19.

Note de bas de page 20 :

 Pavel Florenskij, Le porte regali. Saggio sull’icona, idem, p. 160.

Florenskij nous dit ensuite que quand la base a séché, les contours du visage, à l’intérieur et à l’extérieur, doivent être refait avec la couleur, pour que le visage passe de l’abstraction au premier degré de visibilité : le visage reçoit de cette manière un premier degré d’animation20.

Note de bas de page 21 :

 Pavel Florenskij, Le porte regali. Saggio sull’icona, idem, p. 158.

Dans l’icône les forme émergent comme toujours plus évidentes, toujours plus marquées, comme cela advient pendant l’acte de révélation du développement photographique du négatif en positif : les formes s’éclaircissent, elles se distinguent par l’émergence des différences, d’approfondissements des contours, des remplissements, etc. Sur la toile de bois les iconographes étendrent trois strates successifs des couleurs mêlées avec du stuc de manière à ce que chaque couche soit toujours plus lumineuse que la précédente ; la troisième, la plus compacte et la plus lumineuse est appelé animateur21.

Note de bas de page 22 :

 Pavel Florenskij, Le porte regali. Saggio sull’icona, idem, p. 166.

Les formes de l’icône se précisent comme si elles provenaient d’un espace confus : elles émergent par couches et non par parties. Le peintre d’icône procède du ténébreux au lumineux, de l’obscurité à la lumière. Il s’agit d’une graduelle révélation de l’image22.

Note de bas de page 23 :

 Pavel Florenskij, Le porte regali. Saggio sull’icona, idem, p. 170.

La relation entre le développement photographique et la syntaxe figurative de l’icône est bien plus profonde que la relation entre l’icône et le tableau de la Renaissance, même si dans le cas de l’icône et du tableau il s’agit (presque) des mêmes matériaux (de toute manière très différents des matériaux employés par la photographie) : dans notre cas, ce sont les syntaxes figuratives qui comptent, et non les matériaux. Et la peinture d’icône et le développement photographique font émerger les formes comme produites graduellement par la lumière, et non comme éclairées par une source de lumière23; pour l’icône et la photo c’est la lumière qui crée les objets et les formes : la lumière est donc créatrice et non pas modulatrice. Développement photographique et icône sont tous deux des objets qui partagent la même syntaxe figurative au niveau du plan de l’expression, et une impersonnalité du faire au niveau du plan du contenu (comme si le développement photographique et l’icône étaient faits par des mains non humaines).

Mettre en relation la signification d’un texte, par exemple photographique, avec sa genèse sans passer par la syntaxe figurative attestée par le texte photographique équivaudrait à affirmer qu’il n’y a pas de différence sémiotique entre la syntaxe de production et la reconstruction de cette même syntaxe à partir de la configuration textuelle de la photo. Il y a toujours une forte asymétrie entre la syntaxe historique de l’instanciation d’une photo et la syntaxe figurative d’un texte photographique. De plus, la lecture plastique de l’énoncé photographique n’est pas superposable avec la syntaxe figurative de l’instanciation de l’énoncé photographique, comme le rappelle Basso (2006).

Note de bas de page 24 :

 Comme l’affirme Fontanille : « Les formants plastiques du tableau, en effet, sont des figures dynamiques, constitutives de son plan de l’expression, qui résultent de la conversion des gestes du peintre. Au moment de la saisie sémiotique de quelque objet que ce soit, les procédés techniques qui l’ont fait tel qu’il est ne sont plus directement pris en compte. Et pourtant, nous continuons à les percevoir à travers les formants plastiques. Et le caractère dynamique de ces perceptions (la couleur s’étale, recouvre, déborde ; le trait cerne, arrête, entoure, etc.) ne peuvent être pensés que comme des conversions de la gestualité sous-jacente, c’est-à-dire du modus operandi », Jacques Fontanille, « Paesaggio, esperienza ed esistenza » in Semiotiche n° 1, Torino, Ananke, 2003, p. 86.

On comprend que cette perspective ne vise pas à réifier les substances de l’expression, ni les matériaux du faire, mais à analyser l’émergence des formes à partir des rapports entre supports et apports. Il s’agit enfin de mettre en relation la dynamique de constitution du plan de l’expression avec l’acte perceptif et interprétatif du texte-résultat. L’attention portée à l’acte de production permet d’expliquerle rapport de la gestualité du peintre avec la polysensorialité perceptive du spectateur : on voit bien que la distinction entre photographie, peinture, cinéma et icône concerne la réactualisation des rythmes d’instanciation pendant l’acte de la perception24.

On peut enfin affirmer que, si la praxis productive n’est pas construite par singularisation du faire pragmatique de l’artiste, mais par reconduction à une technique attestée dans une encyclopédie de savoirs, le texte n’est donc pas le résultat de la production du sémioticien qui conduit l’analyse (comme l’affirme la sémiotique greimassienne), mais « arrive » au sémioticien en tant qu’objet culturel, avec son propre statut. La sémiotique en tant que discipline n’est qu’une observation de deuxième degré ; elle n’est pas une suspension des conditions culturelles et historiques du sens (epoché) par rapport aux autres pratiques culturelles ; au contraire elle doit être pratiquée comme une expertise sur les modes de production et de réception.

4. Entre énonciation énoncée et sémiotique de l’expérience

Prenons encore l’exemple de la photographie. Dans Formes de l’empreinte (1986) Floch affirme qu’un travail sémiotique sur les images photographiques ne concerne pas spécialement le discours photographique, mais tous les discours. Pour la sémiotique d’inspiration greimassienne il n’y a aucune « spécificité » médiatique. Floch déclare que son essai vise :

Note de bas de page 25 :

 Jean-Marie Floch, Les formes de l’empreinte, Fanlac, 1986, p. 106-107, c’est moi qui souligne, MGD.

une recherche sur une typologie des discours aussi bien non-verbaux que verbaux qui, de fait, intègrerait l’« histoire intérieure des formes » de la photographie, et plus généralement de l’image, à celle de tous les langages, de toutes les sémiotiques. Un tel projet d’intégration est d’ailleurs tout à fait typique d’une sémiotique structurale et confirme une fois de plus l’antinomie entre cette dernière et une sémiologie des signes et de leur spécificité respective25

Note de bas de page 26 :

 La tradition des études peirciennes, contrairement à la tradition des études greimassiennes, s’est occupée principalement de la production du signe, étudiant ainsi la photographie à partir de son lien avec le référent, lien qui établit une spécificité médiale de la photographie. Dans son essai Dubois (1983) affirme que la photographie est à considérer en tant qu’index et empreinte d’un fragment de monde, « connexion et division du signe avec son référent ». Dubois prend en considération non pas des photographies ; au contraire il aborde la Photographie comme dispositif théorique, comme catégorie de la pensée, pour arriver à décrire la photographicité – de la même manière que la poétique par rapport à la poésie. Il ne reconnaît pas à la photo son statut de configuration textuelle, à savoir le fait qu’elle possède des structures discursives ; Dubois affirme en effet que la photo démontre l’existence d’un référent, mais qu’on ne peut rien dire sur sa signification. La sémantique de toutes les photos s’explique pour lui avec l’actionnement d’un dispositif. Dubois résout la signification des photographies dans la photographicité, à savoir en ontologisant le processus d’instanciation. La théorie de l’index photographique permet à Dubois d’« expliquer » toutes les images photographiques et, par conséquent, aucune,parce que cette théorie n’est pas mise à l’épreuve par les différentes textualités. C’est une théorie qui ne se mesure pas avec la variété des occurrences concrètes et avec leurs statuts : c’est une théorie construite non pas sur des textes attestés, des textes en situation, mais au contraire sur des textes possibles (prévisibles) qui sont, comme l’affirme Rastier (2001), « privés de situation – et donc dépourvus de sens ».

C’est pour cela que Formes de l’empreinte est un « faux livre » sur la photographie : il ne reconnaît à la photographie aucune spécificité de l’acte de production. Les questions de la spécificité des signes sont éloignées de toute pertinence sémiotique. La négation de toute validité théorique à la « spécificité » photographique et de toute spécificité à son déroulement technique permet à Floch de se détacher de la classification aprioristique que font les théoriciens de la photographie, tel Philippe Dubois, qui réduit tout token textuel (l’image photographique) à son type (l’index). Ce choix permet à Floch de s’éloigner de la théorie référentielle de l’index d’inspiration peircienne qui renvoie à une instance de production généralisante qui n’a aucune efficacité sur la caractérisation des textes26. Si le grand mérite de Floch est d’avoir « libéré » l’image photographique du fardeau de la référence au réel à travers l’analyse plastique (voir Greimas 1984 ; Floch 1985), nous ne pouvons pas oublier qu’une théorie manquée de la production du texte empêche Floch d’approfondir une théorie des média et, ici, des pratiques de valorisation et de réception des images photographiques.

De plus, on sait très bien que la lecture plastique ne concerne pas seulement le repérage de formants plastiques, comme il est implicitement affirmé dans Formes de l’empreinte, et ne coïncide pas seulement avec les catégories plastiques (topologiques, eidétiques et chromatiques) décrites par Thürlemann dans le Dictionnaire (Greimas & Courtés 1986) de façon différentielle. L’approche de Fontanille (1998a) vise à mettre en discussion cette description et s’interroge sur la possible constitution d’une sémiotique de l’expérience, qui met en crise une nette séparation entre le figuratif et le plastique en tant que niveaux des textes déjà donnés. La distinction entre le figuratif et le plastique devient ainsi une distinction qui dépend du type de sémantisation mise en œuvre, donc du régime expérienciel de l’observateur. Comme l’affirme Pierluigi Basso :

Note de bas de page 27 :

 Pierluigi Basso Fossali, Confini del cinema. Strategie estetiche e ricerca semiotica, Torino, Lindau, 2003, p. 22. C’est moi qui traduis et souligne, MGD).

La sémantisation de type figuratif, qui concerne la constitution de valeurs inhérentes pour l’individu dans sa coimplication/relation avec le monde, tend à se stabiliser. La sémantisation de type plastique ne prend pas racine dans des éléments ou des catégories (lignes, couleurs, relations topologiques) qui se différencient « consubstantiellement » du niveau figuratif, mais elle concerne  une résistance locale de ce qui, rendu pertinent comme de l’ordre de l’expression, devrait s’articuler immédiatement avec des contenus figuratifs27.

Si nous nous déplaçons vers une sémiotique qui étudie les parcours perceptifs et l’expérience de réception, le plastique et le figuratif sont deux stratégies de lecture différentes :

Note de bas de page 28 :

 Pierluigi Basso Fossali, Confini del cinema. Strategie estetiche e ricerca semiotica, idem, p. 322.

Ce qui au niveau d’une sémiotique linguistique peut être pensé comme matière de l’expression, au niveau d’une sémiotique de l’expérience peut constituer le pivot d’une confrontation inter-actancielle avec le sujet, et par contre ce qui peut apparaître comme une donnée plastique (un formant eidétique) peut être relu à l’intérieur d’une théorie géométrique […] comme un élément figuratif28.

Note de bas de page 29 :

 Voir Pierluigi Basso Fossali, Confini del cinema. Strategie estetiche e ricerca semiotica, ibidem.

Note de bas de page 30 :

 Pierluigi Basso Fossali, Confini del cinema. Strategie estetiche e ricerca semiotica, idem, p. 129.

Note de bas de page 31 :

 Pierluigi Basso Fossali, Confini del cinema. Strategie estetiche e ricerca semiotica, idem, p. 131.

La prise en considération d’une écologie de la perception permet d’expliquer la stabilisation d’un paysage figuratif. Même un graphème, donc, peut être considéré comme un élément figuratif ; en tant que codifié, il ne peut que se rapporter au sujet linguistique à l’intérieur d’un cadre interactantiel, voir figuratif, mais cela n’empêche pas qu’il soit, ensuite, susceptible d’être ré-sémantisé comme un formant plastique, par exemple dans une perspective « calligraphique »29. L’interactancialité dont parle Basso renvoie à un paysage d’interrelations prégnantes entre le sujet et tout ce qui émerge comme figure qui « s’y confronte ». Il s’agit de porter l’attention sur les transformations des valeurs du plan de l’expression qui, à travers une préhension analogisante, se constituent en un paysage figuratif stable, commensurable avec le paysage expérienciel du sujet observateur. La perception de ce dernier vise toujours à dépasser le niveau plastique de la textualité, à saisir le texte comme un univers figuratif, comme si l’observateur voulait l’« habiter ». C’est aussi pourquoi l’énonciation plastique peut être lue en termes figuratifs, c’est-à-dire que l’énonciation plastique peut « être lue comme un faire instauratif, selon une lecture figurative qui l’explicite en terme de gestes »30. La tendance à parvenir à une lecture figurative de l’énonciation plastique, à lire les traits expressifs comme une syntaxe narrative de gestes instauratifs fait en sorte que l’énoncé plastique puisse être saisi comme en cours de réalisation31. Dans ce cas, l’énonciation plastique peut être lue « plastiquement » par rapport à la figurativité du monde (puisque, par rapport à la stabilisation codifiée des formes du monde, elle met en scène leur « être en train de se faire ») ; en même temps, l’énonciation plastique peut être lue « figurativement » par rapport à la plasticité de la matière de l’expression. En effet cette dernière lecture rend pertinents les traits plastiques en en reconstituant l’histoire de leur constitution par une subjectivité sensori-motrice et/ou par des pratiques sociales stéréotypées. La lecture de l’énonciation plastique devient figurative lorsqu’elle vise à identifier des formes stabilisées par une pratique productive, c’est-à-dire la syntaxe figurative d’une pratique – si par figurativité nous entendons un processus de stabilisation perceptive et d’iconisation.

Pour conclure

On peut affirmer enfin que l’étude de la production du texte doit prendre en compte l’expérience en réception qui « calque », même asymétriquement, le parcours de l’acte productif. Mais il faut remarquer qu’on ne peut pas s’occuper de l’acte du faire en tant que processus de production attribué à un individu : il faut distinguer le processus de production de la sémantisation du faire énonciatif :

Note de bas de page 32 :

 Pierluigi Basso Fossali, Confini del cinema. Strategie estetiche e ricerca semiotica, idem, pp. 122-123.

d’une part, on est face à un formant qui s’inscrit sur un support le long d’une syntaxe de performances instauratrices, de l’autre à un formant qui émerge à partir d’un fond rétensif et protensif des données sensibles actualisées tout au long de l’expérience esthésique32.

Note de bas de page 33 :

 Cette distinction implique que le parcours sur les tracés du texte est médiatisé par une préhension analogisante et par une performance imaginative du sujet qui saisit (voir Basso 2002).

Cela signifie que l’énonciation du plan de l’expression des textes est à considérer comme un processus intérieurement scindé : d’une part l’instanciation productive, de l’autre le faire réceptif. Ce que l’on reconstruit pendant la saisie du plan de l’expression n’est pas le processus instaurateur lui-même, mais son déploiement ; non le parcours temporel de la pratique de production, mais le parcours sur les tracés du texte comme s’il était en train de se faire devant nous33. Le faire pragmatique qui est à l’origine de l’instanciation du texte est symétrique au parcours perceptif : c’est pour cela que l’analyse du point de vue de l’expression fait que le texte se déploie, bien que fictivement, tout au long de notre expérience réceptive.

Dans un certain sens, c’est sous le signe de la co-présence du sujet devant un espace textuel, pendant l’acte perceptif, que s’actualise la textualité : le texte est construit une seconde fois pendant l’observation. On pourrait donc affirmer que l’attention perceptive et l’analyse sémiotique contribuent à produire leurs objets ; l’analyse non seulement construit des corpus, mais elle construit aussi la façon de les regarder et de les parcourir. Nous revenons ainsi à la première acception de « production » : la « sémiotique du faire » bascule sur le « faire de la sémiotique ».