La question du genre comme nœud de relations sémantiques

Pierre Boudon

LEAP (Université de Montréal, Montréal, Canada)

https://doi.org/10.25965/as.1883

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : anthropologie, architecture, genre, sémiotique, signe

Auteurs cités : Roland Barthes, Walter Benjamin, Pierre Boudon, Per Aage BRANDT, Georges Canguilhem, Jean-Pierre Chupin, Joseph COURTÉS, Antoine Culioli, Gilles DELEUZE, Jean-Pierre DESCLÉS, Philippe DESCOLA, Marcel DÉTIENNE, Michel FOUCAULT, Frampton

Plan

Texte intégral

I. Mise en place de la problématique

La question du « genre » est au coeur de la démarche sémiotique puisque, dans la notion de signe (en tant que partage, en tant que jeu de renvois), la classification qui permet en un premier temps de les appréhender implique des conditions d’exercice comparables (hiérarchisation, non empiétement des parties, ensemble fini de marqueurs) ; en ce sens, les signes seraient les termes résultant d’une procédure classificatoire. Celle-ci porte sur deux champs entrecroisés : celui, ouvert, des espèces et de leurs variétés (la formation des hybrides, l’apparition de nouvelles formes en tant que variantes) et celui, fermé, des morphologies en tant que description des organismes (l’anatomie). L’< animal >, la < plante >, correspondent ainsi au croisement de ces rapports et caractérisent un être virtuel dont le sens ne peut être défini qu’en termes d’ordre hiérarchique. Ainsi, entre les signes représentant, de manière sous-entendue, un tel ordre et la pensée comme principe réflexif, pourrions-nous situer cette zone intermédiaire, annoncée par Foucault dans sa Préface à Les mots et les choses,

Note de bas de page 1 :

 M. Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 12.

« Ainsi entre le regard déjà codé et la connaissance réflexive, il y a une région médiane qui délivre l’ordre en son être même : c’est là qu’il apparaît, selon les cultures et selon les époques, continu et gradué ou morcelé et discontinu, lié à l’espace ou constitué à chaque instant par la poussée du temps, apparenté à un tableau de variables ou défini par des systèmes séparés de cohérences, composé de ressemblances qui se suivent de proche en proche ou se répondent en miroir, organisé autour de différences croissantes, etc. Si bien que cette région « médiane », dans la mesure où elle manifeste les modes d’être de l’ordre, peut se donner comme la plus fondamentale : antérieure aux mots, aux perceptions et aux gestes qui sont censés alors la traduire avec plus ou moins d’exactitude ou de bonheur (c’est pourquoi cette expérience de l’ordre, en son être massif et premier, joue toujours un rôle critique) ; plus solide, plus archaïque, moins douteuse, toujours plus « vraie » que les théories qui essaient de leur donner une forme explicite, une application exhaustive, ou un fondement philosophique. Ainsi dans toute culture entre l’usage de ce qu’on pourrait appeler les codes ordinateurs et les réflexions sur l’ordre, il y a l’expérience nue de l’ordre et de ses modes d’être. »1

Note de bas de page 2 :

 P. Tort, La raison classificatoire, les complexes discursifs, Paris, Aubier, 1989.
La première étude, « De la double racine du principe de classification, Du Marsais/Jakobson » ouvre le volume sur cette problématique bifide alors que la conclusion, « Les structures élémentaires de l’acte classificatoire et l’analyse historique des complexes discursifs » en tire une synthèse d’ensemble propre à fonder une autre démarche que celle de la taxinomie classique.

Reprenons les termes initiaux de cette élaboration : la notion de signe, par exemple. Est-ce une forme élémentaire, comparable à l’atome démocritéen que l’on peut combiner, agencer, pour former des agrégats à la manière des lettres alphabétiques, ou bien est-ce une figure comme complexe de relations non segmentables, non réductible à de tels agencements linéaires ? En ce cas, la nature des opérations sous-jacentes n’est pas la même. La question a été soulevée par P. Tort dans son ouvrage La raison classificatoire, pour qui à la base même de cette notion de figure nous avons des opérations de « métaphore » et de « métonymie » telles qu’elles ont été définies par Jakobson, non réductibles à une combinatoire de termes isolés2. Ces deux figures, dont il note les prolongements historiques : système, devenir ; préformation, épigenèse ; synchronie, diachronie,… ne sont pas séparables et à leur sujet on peut parler d’opération bipolaire de type métaphorico-métonymique.

L’auteur parle à ce propos de « schème » : schème métaphorique et ses succédanés (dans la ressemblance), schème métonymique —plus exactement synecdochique— et ses succédanés (dans la généalogie) dont l’acception ne peut être que kantienne puisqu’on observe historiquement une récurrence de ces principes sous différentes conceptualisations. Cette dualité d’apparence, ou d’inflexion dans un sens ou dans l’autre, relèverait ainsi d’un même processus de schématisation plus profond qu’il nomme parfois « conflit matriciel » (p. 551) et qui en constitue par coïncidence la racine antithétique.

Cette schématisation est de type tropologique et c’est pourquoi on peut parler de « complexes discursifs » associés à l’acte classificatoire, comme historiquement, la classification (linnéenne, par exemple) a été associée à un principe logique de dénomination (classer, c’est nommer au moyen de définitions). Or, cette distinction logique/tropologique, qui fonde l’analyse par réduction, n’a jamais été sérieusement questionnée épistémologiquement. La grammaire générale de Port-Royal a fait de la rhétorique une sorte de supplément ornemental bien distinct de l’appareil logico-syntaxique qui « fonde » l’analyse linguistique. L’argumentation, de son côté, aborde des questions de « contenus » (argumentatifs) quant aux propositions dont l’argumentaire est calqué sur des opérations d’induction (l’exemplum) et de déduction (l’enthymème en tant que syllogisme incomplet) ; nous ne sortons toujours pas d’un ordre logique. Un « sens figuré » est donc toujours dérivé par rapport à un « sens littéral » premier dans cette conception analytique du langage, présupposé maintenu jusque dans la grammaire générative contemporaine.

Note de bas de page 3 :

 Comme le suggère P. Tort, La raison classificatoire, les complexes discursifs, idem, p. 25,
« Cette interférence originaire est ce qui s’oppose à toute décision d’antériorité entre l’un et l’autre de ces deux schèmes fondamentaux. Le rapport naturel entre le progéniteur et l’engendré peut ici nous éclairer sur ce phénomène : ce qui est procrée est une partie de l’organisme engendreur —rapport de la partie au tout, synecdoque—; mais ce qui est procrée est simultanément porteur de la ressemblance qui lui est transmise lors de cette cession —rapport de similarité : métaphore—. Dès qu’un engendrement est possible, il est porteur de ressemblance; dès que la ressemblance existe, elle existe comme ressemblance génétique. Indissolublement. »
En d’autres termes, on pourrait évoquer les « airs de famille » de Wittgenstein.

Or, pour P. Tort, l’importance d’un sens figuré, quant au principe d’une dénomination, relève de l’ontologie même du langage, thèse déjà soutenue par Du Marsais en 1730 et reprise par Jakobson dans la linguistique contemporaine (pour qui poétique et langage courant ne sont pas dissociables théoriquement). Ainsi, revenons à la question de la notion de figure (métaphorique, métonymique) par rapport à celle d’une schématisation, et notamment, à celle d’une racine commune à ces deux complexes discursifs3.

Note de bas de page 4 :

 Cf. Pierre Boudon, Le réseau du sens, Une approche monadologique pour la compréhension du discours, Berne, Peter Lang, 1999, Troisième partie : une interface discursive, l’ironie, p. 119.

Dans nos travaux, nous avons rencontré cette problématique à propos d’une étude sur l’ironie4 que nous avons définie comme une « interface » discursive (et dialogique) : entre un sens littéral et un sens figuré (la notion de double sens) et entre une « figure de mots » et une « figure de pensée » (la notion de sous-entendu s’appuyant sur un savoir tacite). C’est une figure complexe qui réclame une multiplicité de facteurs en jeu portant, sur l’énonciation, sur les rôles interlocutifs, sur un mode proprement discursif, sur une évaluation. L’ironie constitue bien une « scène de la parole » typique dans l’établissement d’une formation discursive complexe.

Cette analyse repose sur l’introduction d’un dispositif schématique : la notion de templum que nous allons étendre dans la présente étude à d’autres considérations. Ce dispositif est complexe en ce qu’il associe une diversité de notions contrastives. Ainsi, à propos de la caractérisation d’une tropologie (ou encore, de « phories » sémiotiques), nous avons retenu huit termes censés représenter les formes-mères d’une expression figurée ; dans laquelle, enfin, les notions de figure métaphorique et de figure métonymique (plus exactement, synecdochique) occupent une place majeure mais parmi d’autres figures coexistentes.

Notre schématisation est associé à un triadisme et non à un binarisme ; les trois pôles initiaux de cette structure notionnelle sont représentés par les termes de base : homologie, antithèse, répétition (ou réïtération au sens d’une récurrence, d’une reprise par résonance, d’un retour en boucle) par rapport auxquels la figure métaphorique et la figure métonymique sont définies. Parmi ces trois termes de base, c’est la notion d’homologie qui s’avère la plus complexe comme étant à l’origine de ces deux figures. Celles-ci sont en fait dérivées (on les appellera des termes mixtes) de cette source commune et intermédiaires entre une antithèse, d’une part, et une répétition, d’autre part.

Dans la notion d’homologie nous avons un rapport (qui peut devenir proportionnel), non pas entre des éléments mais entre deux domaines rapprochés et/ou deux niveaux distincts du même. La mise en correspondance domaniale serait de type hétérogène en ce qu’elle rassemble des expressions différentes pour les assimiler partiellement alors que la mise en correspondance entre niveaux serait de type homogène en ce qu’elle forme un dépli issu d’une même totalité implicite (rapports tout-partie ou tenant-aboutissant). L’homologie est une figure bifide à la manière des « figures ambigües de la Gestalttheorie (le lapin-canard, le cube de Necker) ; c’est à la fois une totalité et une altérité en ce qu’on passe sans solution de continuité d’une figure à l’autre. C’est en petit ce qu’on retrouve en plus grand dans la notion même de templum (qu’on appellerait ainsi une « Gestalt cognitive ») puisqu’elle associe, pour les dissocier, la notion d’antithèse (opposition duelle comme le Ciel et l’Enfer, le vice et la vertu, la lumière et l’ombre, etc.), de répétition comme réïtération des mêmes expressions et homologie de rapports entre domaines et/ou niveaux.

Note de bas de page 5 :

 La rhétorique a inventé cette figure à valeur narrative, saisissant ce phénomène de court-circuit du préalable et du résultat, de l’antériorité et de la postériorité, de la cause et de l’effet (bien différent de la simple synecdoque qui n’est qu’un prolongement alors qu’ici nous avons affaire à un renversement comme procédure d’un déploiement).

Nous avons donc trois termes de base à partir desquels nous pouvons dériver collatéralement trois termes mixtes que sont la figure métaphorique entre antithèse et homologie, la figure métonymique entre répétition et la même homologie ; enfin, la figure d’inversion que l’on situerait entre l’antithèse où les deux expressions sont clairement opposées et la répétition. L’inversion comme terme générique renvoie, soit à la figure du chiasme (Cf. « Il faut manger pour vivre et non vivre pour manger »), soit à celle de la métalepse où nous avons une inversion temporelle entre un avant et un après, prospectif et rétrospectif5. Enfin, couronnant cet ensemble inter-définitionnel constitué par les six types de figure, nous situerons des métatermes dans une troisième dimension qui les gouvernent : d’une part, la notion d’amplification figurale (Cf. « métaphore prolongée », par exemple), et d’autre part, celle de contraction (ellipse, crase, en tant que principe que l’on retrouve dans la métaphore).

Ce dispositif schématique d’une tropologie caractérise ainsi un type de formation bien distinct de la nomination attributive, telle qu’on la rencontre dans une définition propositionnelle ; elle est, à la fois, un mode de repérage des entités dénommées et d’évocation puisqu’elle renvoie toujours à autre chose qu’elle-même. En termes linguistiques, c’est la différence entre identité (terme à terme) et synonymie.

Note de bas de page 6 :

 M. Foucault, Les mots et les choses, Chapitre V : Classer, Paris, Gallimard, 1966.

C’est bien sûr cette différence que l’on retrouve entre les classifications à la Renaissance (très évocatrices) et celles d’un âge classique6 qui est celui d’une rationalité réductrice aux éléments littéraux : à la Renaissance, la < plante >, non seulement est une morphologie, mais aussi un renvoi à différentes formes d’usage, à une gastronomie, à des armoiries, à une pharmacologie, etc. On parlerait ainsi d’un « imaginaire » culturel de la plante alors qu’à l’âge classique, celle-ci est réduite à sa stricte anatomie pour être comparée à d’autres, et en particulier à travers leurs organes de reproduction (la taxinomie linnéenne) ; les critères sont alors ceux d’une forme, d’une grandeur, d’une disposition ou d’un nombre d’éléments. La plante est confinée à l’herbier en tant que planches comparatives, soit une morphologie qui ne tient plus compte de tout un ensemble de manifestations, comme d’un site géographique et/ou climatique. A-t-on affaire à un être vivant ou son simulacre ?

Considérons un être tel qu'une abeille; la classification taxinomique la définit comme < insecte >, type de la famille des < apidés >, < hyménoptère >, < sauvage ou domestique >. Au départ, la classification couvre un large éventail d’êtres de ce type (les insectes) et l’on peut ainsi trouver une forme-type parmi beaucoup d'autres. Par contre, on peut procéder différemment et partir de formes-occurrences caractérisés au moyen de qualités qui ne relèvent pas nécessairement d'un ordre hiérarchique: < l’abeille, les ailes, les pattes, les yeux (exorbités), le vol, l’essaim, le miel, le bourdonnement, les fleurs, la piqûre >. Chacune de ces formes-occurrences renvoie à des relations qui ne relèvent pas strictement du type abeille, anatomiquement décrit, mais couvrent par contre une diversité de manifestations que l'on rencontre à propos des abeilles (Cf. du « savoir en général » sur les abeilles, comme celui de l’apiculteur).

Note de bas de page 7 :

 Nous allons reprendre un peu plus loin cette distinction fondamentale.

Si sa morphologie renvoie à un certain type (invertébrés) qu'on retrouve dans la classification taxinomique, par contre, nous avons d’autres formes de rapport impliquées : elle produit du miel (ce que ne font pas d'autres insectes), son vol peut être caractérisé selon certaines figures stéréotypées; elle est à la fois solitaire (dans sa recherche) et en groupe (l'essaim); elle produit un certain son reconnaissable et distinct de celui d’autres animaux (cris, sifflements) ; elle est associée aux fleurs (dans sa recherche) et au miel est associable différents parfums ; je sais qu'elle peut piquer si je la chasse ; etc. La classe collective prend ainsi appui sur une multiplicité de qualités associées à un type d’être vivant contrairement à la classe distributive qui déroule (par inclusion et séparation) une série de propriétés emboîtées7.

Note de bas de page 8 :

 C'est ce que rencontre, de son côté, l’ethnologue sur son terrain : à la fois des distinctions taxinomiques précises, bien souvent aussi exhaustives que celles du naturaliste, et en même temps un disparate qui fait que ces classifications ne sont pas abouties, comme s’il existait des interférences avec d'autres types de considérations (ce que nous rencontrons dans la formation des classes collectives où, comme nous l’avons dit, les relations sont horizontales et non verticales). Ce qui caractérise ainsi la classification taxinomique, c’est sa clôture conceptuelle, alors qu’à propos des classes collectives on pourrait parler de philia comme empathie. Pour un bon exemple de ce genre de situations hétérogènes où le savoir et la pratique interfèrent, Cf. Ph. Descola, La nature domestique, symbolisme et praxis dans l'écologie des Aschuar, Chapitre 3 : « Les êtres de la nature » Paris, Éditions de la MSH., 1986.

Le terme de ces associations (horizontales) de la classe collective est dans l’énumération et la saturation (par recoupement) de ces formes-occurrences permettant de constituer des regroupements en < familles > d’êtres vivants, dont certaines relations permettent d’« enjamber » les frontières entre domaines (par exemple, insectes et flore, état sauvage et état domestiqué, dans la production de substances comestibles). Ce qui est très important de noter, c’est que ces énumérations, plus ou moins disparates au départ, vont pouvoir former une base de travail « phénoménologique » à partir de laquelle on va pouvoir appliquer différents types de catégorisation8 ; c'est à ce niveau que l’on retrouve la fonction de triage qu’opère une classification distributive laquelle ne porte plus nécessairement sur des propriétés (inhérentes à des êtres classifiables) mais sur des qualités que l'on peut retrouver dans différents types de manifestations.

II. Catégoriser

On vient de voir qu’à la notion de figures (tropologiques), on peut associer un groupe d’opérations permettant de les délimiter les unes par rapport aux autres (opposer, répéter, mettre en correspondance, amplifier, contracter) au sein d’une même unité de schématisation (le templum). La notion de figures n’est pas directement associée à une certaine analyse empirique, puisqu’elle reste fondamentalement polysémique, mais elle l’institue discursivement par rapport à d’autres, soit par ressemblances (métaphore), soit par généalogie (métonymie). Ces deux propriétés, à la base de toute forme de rangement, permettent ainsi la comparaison indépendamment du cadre dans lequel on veut resituer celle-ci  (Cf. cadre « cosmologique » à la Renaissance où l’être vivant en tant que signature rassemble une multiplicité de renvois, anatomique, culinaire, allégorique, etc., ou cadre de la représentation à l’âge classique instaurant un ordre propre que l’on peut intituler « disciplinaire », faisant de cet être une autonomie de classement ou de fonctionnement).

L’établissement d’une taxinomie, spécifique ou anatomique, implique ainsi celui d’une grille de lecture où les êtres vivants peuvent être répartis en genres et espèces distincts, ce qui présuppose un plan commun de rassemblement (Cf. le Tableau, comme entité compacte) et un ensemble limité de critères définitionnels pour les départager.

Introduisons la notion de classe ; elle est, logiquement de deux ordres et on va voir qu’elle renvoie à deux types de schématisation comme points de vue : d’une part, elle rassemble des objets dans un certain ordre et on parlera de « classe collective » des rapports {partie-tout}; d’autre part, elle distribue ceux-ci en classes nominales disjointes, opérant une ségrégation des parties par rapport à l’ensemble qu’elles forment (Cf. le système) au moyen de traits différentiels. On parlera alors de « classe distributive », ces deux types de classe ayant des finalités distinctes qu’on ne peut substituer l’une à l’autre. Mentionnons cette observation de G. Deleuze,

Note de bas de page 9 :

 G. Deleuze, Le pli, Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988, p. 133.

« Déjà dans un texte de jeunesse, Leibniz reproche aux nominalistes de ne concevoir de totalité que collectives, et par là de rater le concept: la compréhension du concept est un distributif, non pas un collectif. Les moutons sont membres d'un troupeau collectivement, mais les hommes sont raisonnables chacun pour son compte. Or Leibniz s'aperçoit que les monades, en tant qu'êtres raisonnables, sont à l'égard du monde comme à l'égard de la compréhension de leur concept: chacune pour son compte inclut le monde entier. Les monades sont des chacun (every), tandis que les corps sont des one, some ou any: William James et Russell tireront grand parti de cette différence »9.

Note de bas de page 10 :

 Voir, par exemple, l’article de D. Miéville, « S. Lesniewski ou une manière d’aborder l’ontologie », dans Sémiotiques n° 2 Sémantique, ontologie et vérité, n° dirigé par J.-F. Bordron, Paris, Didier-érudition, avril 1992, pp. 19-35.

Nous sommes en présence du problème frégéen d’une identification (Cf. A = B) des objets dont on parle, en tant que moyen fondamental d’un repérage : conceptuelle dans le cas d’une classe distributive où le nom spécifie un type de propriété (dans une nomenclature) ou organisationnelle dans celui d’une classe collective en tant qu’arrangement des parties par rapport à une totalité. Ce qui les relie, c’est la notion d’inclusion logique (transitive) comme principe d’établissement d’une hiérarchie, mais dans un cas, nous avons une hiérarchisation en espèces et genres, soit un ordre taxinomique du plus concret au plus abstrait, alors que dans l’autre, nous avons une organisation partes extra partes constitutive des individus comme unité totalisatrice ; l’une est compréhensive, comme l’est la logique propositionnelle, l’autre est extensive comme l’est la logique méréologique (due à Lesniewsky10) dans laquelle nous n’avons pas la relation d’appartenance d’un élément à la classe.

Note de bas de page 11 :

 Ces deux aspects sont intégrables dans une même forme de templum que nous avons intitulée les problèmes d’une « idoénité », rassemblant les propriétés d’une identification (au sens de Frege où le rapport est extensible), d’une dépendance (par inclusion) et d’une relation d’appartenance. Ces différentes notions relèvent d’un repérage en tant qu’arrangement et ordre. Cf. Le réseau du sens II, Extension d’un principe monadologique à l’ensemble du discours, Berne, Peter Lang, 2002, p. 47.

A partir de cette conception dédoublée de la notion de classe : distributive pour une taxinomie et collective pour une compositionnalité organique11, nous allons pouvoir définir deux modèles de schématisation complémentaires, soit renvoyant l’un à l’autre, dont les pouvoirs ont été développés historiquement entre le XVIIe siècle (l’âge classique de la taxinomie dont la < plante > a été l’objet privilégié) et le XIXe siècle (l’âge biologique de l’évolution dont l’< animal > a été l’objet privilégié). C’est à travers ces deux modes de schématisation, développant deux points de vue dialectiques, que nous allons pouvoir resituer les différentes propriétés les départageant.

Considérons le modèle d’une taxinomie ; celle-ci peut être caractérisée par deux niveaux d’appréhension de l’être vivant quant à sa description : celui des espèces, le plus proche d’une observation et dont le but est la recension maximale des différences manifestées (autant de variétés qu’il est nécessaire) et celui des genres dont les niveaux de plus en plus généraux peuvent caractériser une profondeur d’abstraction. Ainsi, au niveau le plus général (c’est-à-dire, le plus abstrait) nous avons le « domaine de généricité » le plus large : la < plante >, l’< animal >, ces deux summum genus pouvant être différenciés en plusieurs familles rassemblées sous ces deux expressions. Entre ces genres, il ne peut y avoir de termes intermédiaires (comme les polypes) où s’entrecroiseraient des propriétés de l’un et de l’autre. La classification est ségrégative, qu’elle soit affectée aux genres ou aux espèces.

Entre genres et espèces, qu’une représentation traditionnelle caractérise en termes de dépendances (arborescence) continues, et opposée diamétralement à eux, nous situons la notion de trait différentiel qui est au fondement de leurs définitions respectives. Cette notion définit le mode d’articulation d’une classification, que ce soit pour des genres en termes de niveaux de profondeur ou que ce soit pour des espèces en ceux d’une variété en extension. Le trait différentiel n’est jamais unique mais multiple ; on devrait ainsi parler de groupement de traits différentiels (une multiplicité synchronique) appliqués à une observation et à une hiérarchisation. Au sein de la notion de différence, nous  pouvons faire la distinction entre des traits inhérents (marqué, non-marqué) définissant des classes, et des traits afférents (plus ou moins marqué) définissant des types de renvois, soit à des usages, soit à des contextes.

Note de bas de page 12 :

 Et d’appréciation quant à un jugement dans la définition des caractères; nous avons là une part d’arbitraire non négligeable.

Note de bas de page 13 :

 M. Foucault, Les mots et les choses, idem, pp. 10-11.

Note de bas de page 14 :

 Cf. « Il paraît que certains aphasiques n’arrivent pas à classer de façon cohérente les écheveaux de laines multicolores qu’on leur présente sur la surface d’une table ; comme si ce rectangle uni ne pouvait pas servir d’espace homogène et neutre où les choses viendraient à la fois manifester l’ordre continu de leurs identités ou de leurs différences et le champ sémantique de leur dénomination. Ils forment, en cet espace uni où les choses normalement se distribuent et se nomment, une multiplicité de petits domaines grumeleux et fragmentaires où des ressemblances sans nom agglutinent les choses en îlots discontinus; dans un coin, ils placent les écheveaux les plus clairs, dans un autre les rouges, ailleurs ceux qui ont une consistance plus laineuse, ailleurs encore les plus longs, ou ceux qui tirent sur le violet ou ceux qui ont été noués en boule. Mais à peine esquissés, tous ces groupements se défont, car la plage d’identité qui les soutient, aussi étroite qu’elle soit, est encore trop étendue pour n’être pas instable; et à l’infini, le malade rassemble et sépare, entasse les similitudes diverses, ruine les plus évidentes, disperse les identités, superpose les critères différents, s’agite, recommence, s’inquiète et arrive finalement au bord de l’angoisse. »

Nous disposons ainsi de trois termes de base : la notion (contrastive) de genres et d’espèces qui représentent deux niveaux d’appréhension12 de l’analyse et la notion de traits différentiels (toujours plurielle) qui caractérise discrétivement ces deux expressions : une multiplicité en termes de niveaux de profondeur quant aux genres et une multiplicité en termes de variétés quant aux espèces, déployant ainsi une extension plus ou moins large. Entre ces deux expressions situées à deux niveaux distincts d’une appréhension intellectuelle (par observation d’un côté et par élaboration de l’autre, ce qui permet de dire que celle-ci est plus artificielle dans son mode de définition), nous avons comme terme mixte la notion de Tableau (classificatoire) jouant le rôle de fond identitaire en tant que suture de ces deux expressions ; soit un plan d’homogénéité qui permet par ailleurs la ségrégation en classes et/ou niveaux distincts. Comme le souligne Foucault, dans Les mots et les choses13, c’est à travers cette plage d’identité que l’on peut rassembler une diversité d’êtres vivants rencontrés à l’état dispersé dans la nature. A contrario, l’auteur évoque ces cas d’aphasie où le sujet ne peut plus exercer cette faculté de rassemblement et ce n’est pas un hasard si ce défaut relève d’une pathologie14. Ainsi le Tableau comme fond identitaire, comme lieu commun au sens le plus fort du terme, exprime les possibilités d’un choix, d’un tri, d’une classification par ségrégation et/ou hiérarchisation.

Nous dirons enfin que ce modèle d’une schématisation taxinomique repose implicitement sur la définition d’un groupement synchronique, soit d’une multiplicité de traits différentiels évoquant une « coupe » dans le temps. Nulle évolution dans cette description taxinomique : la classification prend son sens dans l’inter-définitionnalité de ces traits différentiels à un moment donné, et le temps, comme variable externe, ne peut être évoqué que par la succession de ces tableaux taxinomiques qui se suivent chronologiquement. Ainsi, c’est à cette fonction diachronique, opposée complémentairement à la synchronie, que sera assignée la notion d’évolution (et de transformation) directement liée à celle d’être vivant comme individu et non plus de groupement spécifique et/ou générique ; être vivant, comme entité concrète, à travers lequel passe la dimension d’un changement générationnel.

Afin de rendre compte de cette économie d’ensemble des expressions définissant la notion de taxinomie, donnons de cette schématisation sa version idéographique :

(1’) Templum d’une caractérisation taxinomique

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Abordons maintenant le second volet de cette analyse : la notion de composition des parties dans un tout (L’anatomie comparée, par exemple), en disant que ces deux points de vue, la classification en genres et espèces et la composition méréologique constituent une complémentarité, ou encore, un couplage dans lequel les propriétés de l’un renvoient aux propriétés de l’autre. Aux groupements nominaux, selon un ordre hiérarchique, est substituée ainsi une analyse de l’être vivant comme individu formant une totalité de parties remplissant des fonctions organiques (reproduction, respiration, locomotion). On pourrait parler à son sujet d’ « organogramme » en tant qu’unité de composition s’opposant à la distribution en classes qu’offre la classification —tableau taxinomique où cette notion d’individu s’efface au profit de celle de groupement de traits différentiels qui constitue un procès d’intégration générique et/ou de différenciation spécifique. Entre ces deux mouvements, nous avons une coupure qu’il nous faudra définir.

Note de bas de page 15 :

 Qu’il faudrait citer en entier. Cf. V. Brndal, « Omnis et totus », suivi de, A. J. Greimas, « Comment définir les indéfinis? », Actes Sémiotiques, Documents VIII. 72. 1986, Paris, Groupe de Recherches Sémio-linguistiques, E.H.E.S.S.- C.N.R.S., p. 5-6.

La notion de composition méréologique, de son côté, n’est pas sans faire penser aux quantificateurs discursifs totus et omnis, analysés par V. Brøndal, de la même façon qu’au point de départ de la notion de classification nous avons la dualité entre figures métaphorique et métonymique. Ce sont ainsi des opérations de discours que l’on retrouve dans la définition d’une composition méréologique. Citons à l’appui ces deux passages de l’introduction de P. A. Brandt15,

« Cette intuition localiste va guider le linguiste danois dans son analyse des quantificateurs latins. Trois séries sont dégagées, chacune constituant pour l’auteur l’indice d’un type de mentalité caractéristique. La série intégrale (unussolustotus) exprime l’idée à partir de totus d’un bloc, d’une masse, d’une totalité absorbant les individus et les transformant en parties indiscernables, dominées, ou au contraire les expulsant, les niant comme unités indépendantes (unus); le terme intermédiaire solus est simplement l’expression d’un sens complexe (cf. le danois alene, c’est-à-dire al-ene « tous-un », « seul » comme un bloc nié par un autre bloc, resté « seul » après une séparation). Le situs  la référence à Leibniz est explicite est donc ici le lieu d’un bloc, ou encore d’un corps, dit Brøndal, contrôlant ses éléments par l’absorption ou l’expulsion, imposant à ces éléments soit le renoncement à toute liberté (dépendance, dominance), soit la liberté dans la solitude (indépendance). »
(…)

« La deuxième série, numérique (nemoquisalius - omnis), représente un style quantitatif plus raffiné (« témoigne d’une pensée plus nuancée »). Omnis exprime pour Brøndal la réunion d’individus dans une communauté qui reconnaît la réalité indépendante de ses parties composantes, tout en en formant un ensemble. Il s’agit ici du prototype des noms de nombres et, en principe, des nombres eux-mêmes. Le rapport de cette série numérique au situs est un peu plus difficile à saisir. La série semble établir une suite d’ensembles positifs, partant de zéro et allant vers l’ensemble infiniment riche comprenant tous les nombres (le « plus qu’omnis » serait le transfini). Mais l’analyse brøndalienne introduit deux moments structuraux non triviaux; d’une part, l’idée d’un passage allant de la série ouverte vers le cercle fermé (omnis est un tel cercle, sous sa forme réalisée, et nemo en est le projet, non réalisé, possible, potentiel) ; d’autre part, l’idée d’un passage ou d’un glissement entre le possible comme tel et le réel correspondant, manifesté de manière binaire et pure par la troisième série (ullusquidam), étroitement liée à la deuxième. On passe à la fois du sériel ouvert au cyclique fermé, et du possible (valeur soit aléthique, soit déontique au sens du projet, ou du permis) au réalisé. Le passage quisalius « réalise » ainsi le sériel, tandis que le passage nemoomnis «  réalise » le cyclique. »

Ces deux quantificateurs du discours, totus et omnis, vont être à la base d’une relation contrastive dans le modèle de schématisation (1’’) qui va suivre, complémentaire du précédent. D’une part, nous avons la notion de totalité organique (Cf. la < plante >, l’< animal >) comme individu entier, comme corps constitué de différentes parties (organisme), et de l’autre, nous avons celle de sériation (série ouverte ou fermée) définie comme somme d’individus pris séparément et associés librement ; on peut parler ainsi d’une population d’individus par rapport à la totalité organique.

Note de bas de page 16 :

 Sur l’émergence et le développement de cette notion, voir l’étude de G. Canguilhem, « Le vivant et son milieu », dans son recueil, La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1985, pp. 129-154.

A ces deux notions contrastives, on opposera diamétralement celle de « milieu »16 qui n’est, ni un ensemble fini comme une totalité composée d’organes, ni une sérialité d’individus isolables (mais cependant associés dans une relation d’équivalence) dont l’énumération est indéfinie. Un milieu est un substrat (sans limite précise, un composé hétérogène fait de substances diverses liées par un ensemble de relations multiples au sein d’un même lieu partagé ; ainsi, la notion de « milieu végétal » tel qu’une forêt faite d’essences distinctes, renouvelée perpétuellement selon les cycles saisonniers (climats), constituant son propre sol fait de détritus (humus) accumulés aux cours des ans ; ou encore, un milieu écologique comme un étang avec ses bords plus ou moins flous en tant que zone intermédiaire entre l’eau et la terre où la vie peut se développer. Un milieu, comme entre-deux et non comme entité délimitable, correspond ainsi à l’intrication de règnes (minéral, végétal, animal) en coalescence, d’espèces différentes qui entretiennent des rapports multiples (coordination et subordination). On parlera ainsi d’agrégat plutôt que de somme ou de totalisation.

Cette notion de l’agrégat est d’ailleurs plus complexe et nous la réserverons pour caractériser les métatermes de ce modèle de schématisation d’une organicité ; elle implique une complexité dynamique puisqu’on ne peut pas parler de l’agrégation sans évoquer le phénomène inverse de désagrégation (disjecta membra). En tant que rassemblement d’organismes, l’agrégat couvre à la fois la notion d’homogénéité et d’hétérogénéité, puisqu’un corps en tant que totalité, constitue de son côté un agrégat d’organes (impliquant une cohérence, une harmonie) ; à propos d’une sériation, on peut de même dissocier l’homogénéité de l’uniformité où tous les individus sont identiques ; la première peut caractériser une variété de ceux-ci liés au moyen d’une relation générale. Dans tous ces cas, nous restons proches de la notion de méréologie en tant que réunion dissociative de parties (décomposition et recomposition).

Conceptuellement, on aura donc un second templum, complémentaire du précédent, de la forme :

(1’’) Templum d’une organicité

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Note de bas de page 17 :

 C’est à partir de cette distinction que l’on peut considérer la différence entre un mode naturel de la reproduction et un mode artificiel (comme dans la domestication des plantes, des animaux) où l’homme agit, de l’extérieur, sur la nature.

Nous n’avons procédé qu’à une mise en place des principales dimensions de cette schématisation : termes de base et métatermes, permettant une circonscription de cette notion de l’organicité (végétale, animale) où la totalisation représente l’entité corporelle, la sérialité, une population d’individus et le milieu ce dans quoi sont « plongés » ces organismes. A ces principales dimensions, on associe maintenant une subdivision propre à chacune de ces expressions ; ainsi, de la notion de totalisation comme corps, on peut dériver deux aspects qui la caractérisent : celui d’une duplication (comme dans le dimorphisme sexuel, bien différent d’une sérialité puisque nous avons affaire à une complémentarité générique ; la notion de « double » serait du même ordre) et celle d’un emboîtement, en tant qu’auto-inclusion, comme dans la reproduction (germe, embryon)17. Nous introduisons ainsi une temporalisation générative en tant que processus d’émergence et de croissance, caractérisant une périodicité temporelle {vie, mort}. Comme on le sait, ces deux aspects sont essentiels et une classification comme celle de Linné s’appuie sur ceux-ci quant à une définition d’une histoire naturelle.

A propos de la notion de milieu, on différenciera subsidiairement deux autres aspects : l’un est la notion de milieu comme substrat local (minéral, végétal, animal), l’autre est celui d’un environnement global (l’air et l’eau, la lumière, en tant qu’éléments cosmiques dans lesquels baignent ces organismes). On peut parler ainsi d’un « milieu ambiant » propre à chaque localisation géographique (climats, reliefs géographiques, températures).

Enfin, la sérialité en tant que somme d’individus peut être ordonnée (mécaniquement) ou désordonnée (chaotiquement).

Outre ces caractérisations secondaires permettant d’affiner l’analyse morphologique, c’est l’introduction des termes mixtes à partir des termes de base qui va permettre de préciser la nature des rapports entre ces types d’organisation. Nous avons ainsi une grande opposition transversale entre une forme d’organisme qui articule les rapports entre la notion de corps et celle de milieu (Cf. la régulation comme feed-back) et une forme d’association mécanique où les individus n’ont que des rapports de rassemblement (colonies, essaims). La régulation introduit ainsi un rapport complexe d’échange (respiration, alimentation) entre un milieu externe et un milieu interne, celui-ci pouvant être défini de son côté par des rapports entre différentes fonctions intégrables. On parlera ainsi d’une exo-régulation tournée vers l’extérieur comme appréhension d’un contexte filtré par l’organisme et d’une endo-régulation tournée vers l’intérieur comme assimilation des substances ingérées (en relation avec d’autres fonctions), un milieu interne protégé par une enveloppe (écorce, carapace, peau) possédant des ouvertures (temporaires ou permanentes). C’est cette notion de milieu interne, intégrant une pluralité de fonctions, qui caractérise la notion d’organisme comme être vivant, comme entité autonome par rapport à un environnement général, dissociant deux formes de milieu qui composent un nouveau mode d’association ; cette relation est comparable au symbole sémiotique formé de son côté par deux moitiés échangeables (la clé et la serrure) et formant un couplage. Nous avons ainsi la constitution d’une économie des rapports qui implique des modes d’affinité spécifiques (entre l’intérieur et l’extérieur) et un temps d’assimilation des ingrédients absorbés, bien opposés à l’ordre mécanique d’un côte-à-côte sériel.

Note de bas de page 18 :

 Le texte de Valéry, « L’homme et la coquille » joue sur cette différence entre un ordre mécanique (amorphe, comme le caillou) et un ordre organique dont le fragment est porteur en tant que projet en puissance. Cf. Œuvres, Poésie-Mélange-Variété, tome 1, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1957, p. 886.

Entre une totalisation comme unité organique réunissant des parties (organes et/ou fonctions hiérarchisés dans un tout et une sérialité comme somme d’individus, ou encore comme énumération temporelle, nous avons comme terme mixte la notion de fragment. Celle-ci est distincte de l’élément en ce que le fragment correspond à une totalisation partielle, brisée (ou réduite) et erratique18. L’exemple typique est celui de l’os de Cuvier à partir duquel le naturaliste était capable de recomposer par hypothèse l’entièreté du squelette auquel appartenait cette pièce fragmentaire. Nous avons ainsi un mouvement de la partie vers le tout, une pars pro toto, qui serait celui de la recherche elle-même en tant que quête à partir d’une somme d’indices.

Note de bas de page 19 :

 Selon P. Tort, l’œuvre d’Adanson représente un tournant dans la compréhension de la classification. La nécessité de prendre en considération tous les cas (totalité) et non quelques uns (partiellité qui l’apparente ici au fragment), comme la taxinomie classique l’effectuait (Linné, par exemple) introduit ce qu’il appelle la méthode naturelle remettant en question les principes de la systématique dont les nomenclatures s’avèrent artificielles. La méthode, contrairement au système, fait ainsi passer l’analyse du stade du fragment à celui de la totalité en prenant en considération tous les caractères que la description empirique impose. Nous passons, comme dit P. Tort, d’une analyse figurée à une analyse littérale (principe d’exhaustivité) conduisant à une Encyclopédie de tous les êtres vivants.

De la totalité, le fragment emprunte ainsi un ordre esquissé, une structure incomplète (dont on peut retrouver l’ensemble à la manière d’un puzzle), et de la sérialité, il emprunte la discontinuité, le suivi énumératif et la forme élémentaire du « morceau » épars. On pense ainsi à la notion d’« archive » (ou vestigialité) en tant que tesselle polysémique témoignant d’une forme d’ensemble hypothétique et le but de toute archéologie est cette anticipation d’un ordre général reconstitué sous les apparences d’un désordre constaté, d’un rassemblement « logique » à partir de « restes » disséminés19.

Note de bas de page 20 :

 Cf. le modèle de schématisation (1’) supra dont on rappellera qu’il forme le complémentaire du présent.

Plus généralement, cette opération assomptive d’une pars pro toto n’est-elle pas l’empreinte d’un plan de composition organique sous-jacent qui jouerait ici le même rôle d’homogénéité postulée que celui du Tableau taxinomique, réunissant genres et espèces dans un même espace de composition ?20 Alors que celui-ci opère dans la synchronie taxinomique, le fragment opère dans une dimension diachronique, celle d’une généalogie des êtres vivants liés dans une continuité générationnelle. Alors que le tableau taxinomique fonctionne par groupements de traits différentiels à la manière d’une carte géographique étalée sous nos yeux, la généalogie traverse les individus faisant d’eux les traces sédimentées d’une histoire où les traits « résiduels » (vestiges d’époques antérieures) peuvent occuper une place aussi importante que ceux associés à un fonctionnement contemporain. Du Tableau taxinomique au fragment généalogique, nous basculons ainsi d’une synchronie représentationnelle à une diachronie évolutive plus opaque, caractérisant une chaîne de transformations (un phylum, une généalogie) dont les buts ne sont pas toujours évidents.

Note de bas de page 21 :

 A propos d’émergence de la vie, ne parle-t-on pas de « soupe » pré-biotique?

Note de bas de page 22 :

 Cf. B. Mandelbrot, « Mouvement brownien vrai et chaos homogène », dans Les objets fractals, forme, hasard et dimension, Paris, Flammarion, 1975, p. 44.

Considérons en dernier lieu le troisième terme mixte de ce modèle de schématisation (1’’) : la notion de stochasticité (en référence à une probabilité de liaison), située entre celle de milieux (hétérogènes) et celle de sérialité (linéaire). Dans les deux cas, c’est la notion de multiplicité qui prévaut, soit qualitativement, soit quantitativement ; multiplicité qu’on opposera transversalement à l’unité organique d’une totalisation définie par sa cohérence fonctionnelle. D’un côté, cette stochasticité peut être un mélange comme amalgame de divers ingrédients plus ou moins compatibles (c’est, par exemple, la formation des pâtes ou des sauces en cuisine, lesquelles réclament du cuisinier un savoir-faire intuitif dans les dosages) ; mixture en tant que coalescence caractérisée par un jeu de proportions d’où peut naître, par chance, des synthèses nouvelles21. Mais de l’autre, cela peut être également la sériation en tant que parcours aléatoire, à la manière du déplacement brownien comme dans le cas du vol des insectes, apparemment désordonné, mais en fait reflétant la recherche par essais et erreurs d’un but précis (des types de fleur, par exemple)22.

Ainsi, la stochasticité peut être caractérisée comme un ordre externe, rassemblant une diversité d’ingrédients dont le nombre peut être plus ou moins grand. En termes de parcours (linéaire), cela peut être une variation de directions non prévisibles au départ (ce qui l’oppose à une monotonie de composition linéaire), un jeu d’esquisses qui permet au joueur d’expérimenter différentes options, essayant de trouver laquelle est préférable. La stochasticité correspond ainsi à une « ouverture », à une liberté d’expression (Cf. un jeu) à partir de certaines conditions initiales.

III. L’armature classificatoire

Note de bas de page 23 :

 Cf. P. Tort, « La querelle des Analogues, Geoffroy Saint-Hilaire/Cuvier », dans La raison classificatoire, p. 115.

Notre but au départ n’était pas tant de reconstituer une « histoire » des sciences naturelles (sous ses aspects, systématique avec Linné et/ou méthodique avec Adanson ; puis sous celui d’une évolution et/ou transformation des organismes à partir de Geoffroy Saint-Hilaire) que de proposer une grille de lecture dérivée des propriétés discursives (figures de la métaphore et de la métonymie ; figures de la totalité et de la sérialité). Le double dispositif proposé précédemment permet de développer des rapports complexes croisés, qu’on appellera dialectiques en termes temporels, en ce que leurs valeurs renvoient en permanence les unes aux autres quant à une caractérisation des phénomènes, classificatoires ou morphologiques : pas de classification en termes d’espèces-genres sans anatomie comparée sur laquelle elle repose, pas de notion d’organicité, en termes de partie-tout, sans classification des organismes dans lesquels aux mêmes buts peuvent correspondre des moyens différents. Bref, selon chaque époque, nous pouvons parler de prévalence d’un point de vue associé à chacun de ces dispositifs mais non d’inexistence de l’autre car leur présence interactive est toujours nécessaire (par renvois) quant à la définition d’un mode d’expression. Là où il y a différence entre ces points de vue, c’est dans les conséquences de leur mise en application. Ainsi, la taxinomie à l’âge classique (synchronie) débouche sur certaines apories qui deviendront l’amorce d’une nouvelle problématique (ainsi, le principe généalogique prévaudra sur l’échelle abstraite des êtres vivants, scala naturae, et par voie de conséquence, la notion de descendance dans celle d’une évolution par rapport aux groupements de caractères). Mais ce nouveau point de vue (diachronique) n’abolira pas la question d’un plan général sous-jacent hypothétique, soit l’unité postulée d’un tel plan de composition (organique et non plus taxinomique) que l’on retrouvera chez Geoffroy Saint-Hilaire23.

Note de bas de page 24 :

 Cf. P. Tort, « la logique du déviant, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire et la classification des monstres », idem, p. 141.

La grille de lecture proposée opère ainsi en termes de « problématiques » : classificatoire en ce qui concerne (1’) et morphologique en ce qui concerne (1’’) supra. A ces deux premiers registres mis en rapport auparavant nous ajouterons deux autres développés au cours de cette recherche : celui d’un principe générationnel (11) infra en ce qui concerne une descendance, associé à un changement (variation et/ou métamorphose) et à une altération (empreinte d’un milieu, dégénérescence d’une lignée). Celui également d’une typicité des individus (14) infra en tant que normalité (prototypique ou non) et anormalité définie comme phénomène tératologique (monstruosité) au début du XIXe siècle24. Ces quatre problématiques se recoupent étroitement et dessinent un champ de mises en correspondance où les valeurs des unes renvoient à celle des autres dans la caractérisation d’un certain point de vue épistémologique (où l’on retrouve les différentes écoles de pensée).

Nous avons ainsi un réseau de mises en rapport associant ces quatre templa (la structure de ce réseau étant bien distincte de celle de chacun d’eux) :

(2) Réseau des rapports classificatoires

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IV. Le couplage {Nature, Culture}

Partons du principe, que nous avons admis, que les deux modèles de schématisation (1’-1’’) supra constituent une synchronie dialectique de mises en rapport puisque ceux-ci forment deux points de vue complémentaires sur les même « objets » (Cf. êtres vivants en tant qu’espèces végétales ou animales) : d’un côté, une formule classificatoire permettant de les ranger en classes disjonctives ; de l’autre, une formule généalogique (descendance) permet de constituer autant de phylums distincts. Mais ce sont peut-être là deux formules asymétriques puisqu’un temps générationnel est introduit dans ce second cas (organique), lequel implique un dimorphisme sexuel (par duplication) et un mode de reproduction (par emboîtement). Plus largement, la notion de duplication va nous permettre d’introduire un mode d’échange bipolaire (qu’il ne faut pas confondre avec une dichotomie morcelante) qui va régir les rapports, non seulement entre deux individus mais entre deux domaines et leurs corrélations réciproques.

Note de bas de page 25 :

 Il faut prendre ce terme au sens sémiotique signifiant une dualité interactive (dialogisme) dont les signes linguistiques sont des traces (hésitation, exclamation, modes d'énonciation, etc.,) ; l'ensemble forme un discours en tant que Scène de la Parole échangée. On peut généraliser cette double instance à une polyphonie au sens que Bakhtin donnait à certaines œuvres carnavalesques (Rabelais, Joyce).
Cf. Site internet, http://www.leap.umontreal.ca/pierreboudon, texte intégral, Partie IV, Chapitre IV.7, templum « Scène de la parole » (viii-viii’).

Note de bas de page 26 :

 Comme le souligne Ph. Descola dans sa contribution, « Constructing natures, Symbolic ecology and social practice », à l’ouvrage collectif Nature and Society Anthropological perspectives (Philippe Descola & Gisli Palsson, eds) Routledge, London New York, 1996, p. 87,
« These schemes or schemata of praxis, as I like to call them, are simply objectified properties of social practices, cognitive templates or intermediairy representations which help to subsume the diversity of real life under a basic set of categories of relation. But since patterns of relations are less diverse than the elements which they relate, it seems obvious to me that these schemes of praxis cannot be infinite in number. This is why I believe that the mental models which organise the social objectivations of non-humans can be treated as a finite set of cultural invariants, although they are definitively not reducible to cognitive universals. I may explain my position better by using the analogy of kinship systems. This sphere of social practice is structured by a combination of rules of marriage alliance, ordering principles of the social domain by terminologies and modes of behaviour, and ideas about compatibility and incompatibility between bodily substances and between discrete elements defining the ascription and transmission of rights and identities, both collective and individual. Kinship systems thus organise modes of relations, modes of classification, and modes of identification in a variety of combinations which are far from having been exhaustively described and understood, but which many anthropologists are willing to treat as a finite group of transformation. It seems to me that the social objectivation of non-human is equally structured by a combination of modes of relations, modes of identification and modes of classification and I believe it may be amenable to a similar treatment. ».
La parution récente de son grand livre, Par delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, ne modifie pas en profondeur ces considérations antérieures ; elle ne fait que les remettre en perspective à la lumière d’autres (pp. 176-180) portant sur les principes de mises en  rapport entre identification et relation puisque la notion de « schème intégrateur » (au sens kantien) est revendiquée.

Cette notion de couplage domanial, distinct de la totalisation unitaire (organique), de la collection d’individus ou de l’hétérogénéité d'un milieu, n’est donc pas simplement le thème d’un engendrement des êtres vivants (genesis) mais d'une dualité de type épistémologique puisqu'elle va pouvoir être le thème d'un « dialogue »25 entre deux instances que les anthropologues structuralistes ont intitulé celui des rapports entre la nature et la culture ; soit deux domaines définissant des types d'être distinct en regard l'un de l'autre. Artefact de méthode ou schème profond inhérent aux représentations mentales ? Répondre à cette question nous renvoie au débat épistémologique actuel entre tenants d'un relativisme (Cf. ce couplage {nature, culture} est propre à chaque culture, caractérisant une idiosyncrasie de ces relations non identifiable telle quelle à d'autres) et tenants d’un universalisme (Cf. de type mentaliste) où ce couplage est l’indice de structures mentales sous-jacentes que Kant avait intitulé des « schèmes régulateurs profonds » qui régissent les lois de la connaissance. Notre démarche s’inscrit davantage dans cette seconde voie en précisant toutefois que l’universalisme revendiqué est celui d'une palette d’invariants, et non de formes « semblables » (réductibles à des archétypes), qui constituent les noeuds d'une trame abstraite dont on retrouve les traces dans différentes cultures26. Ce qui est remarquable dans ces deux attitudes épistémologiques, c’est qu'on ne remet pas en question le fait de cette double instance {nature, culture}, les couplages qu’elle exerce pour en constituer des formes mixtes, soit qu'on la relativise à un seul domaine (une société), soit qu'on l’universalise à tous (comme principe théorique sous-jacent).

Note de bas de page 27 :

 Tel que l’entendait Merleau-Ponty dans son ouvrage posthume, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964 ; à travers cette opération duplicative nous avons la formation d’un « plan spéculaire » de réversibilité entre corps et image où les termes s’échangent mutuellement pour constituer ce que le philosophe appelait un entrelacs de la chair et du monde; ou encore, un chiasme de ces rapports qui échangent leur « place » et dont la distinction stoïcienne entre « corporels » et « incorporels » constituerait l'axe de retournement, non pas dans une dimension verticale (Cf. rapports d’assomption/incarnation) mais dans une dimension horizontale de face-à-face entre le visible et l'invisible, le premier révélant le second comme dans ce bref fragment (idem, p. 268),
« Le chiama au lieu du Pour Autrui : cela veut dire qu'il n'y a pas seulement rivalité moi-autrui, mais co-fonctionnement. Nous fonctionnons comme un corps unique ».
Ce couplage nous servira ainsi de fondement au diagramme (5) infra du rapport {nature, culture}, puis du rapport triadique, à travers la notion de « plan spéculaire » entre ce rapport domanial et la notion d’« esprits » comme termes médiateurs que nous retrouverons aux points (7a) et (11c) infra.

Note de bas de page 28 :

 Cl. Lévi-Strauss, « Structuralisme et écologie », Le regard éloigné, Chapitre VII, Paris, Plon, 1983, (à l’origine, conférence donnée en 1972).

Bref, on peut penser ce cadre théorique comme une dualité articulant une série de rapports, du genre {nature, culture} mais aussi bien {visible, invisible}27, à la manière du physicien qui postule au départ une distinction abstraite entre « source chaude » et « source froide » permettant de construire un cycle de transformations. Nous avons un principe d’économie (de « bouclages ») qui dépasse les simples rapports d’échange entre groupes humains et que l’on peut élargir à un ensemble d’êtres vivants (matériels et immatériels) grâce à cette propriété du < genre > que les Grecs appelaient la philia (située au-delà du genos et de la genesis, interprétés en un sens naturaliste), et dont on peut dire que ces différents êtres, qu’ils soient du côté de la nature ou du côté de la culture, en sont les « sociétaires » (ensemble des alter ego). Ces rapports sont à la fois physiques et symboliques, réels et imaginaires, et permettent de comprendre tant les rapports de production et d’échange entre les hommes que les modes de formation de leurs représentations en termes de rituels, de chants, de mythes28.

Note de bas de page 29 :

 Ou auto-poïèse pour un théoricien comme F. Varela ; Cf. Colloque de Cerisy : L’auto-organisation, de la physique au politique, sous la direction de Paul Dumouchel et Jean-Pierre Dupuy, Paris, Seuil, 1983, en particulier l’intervention de Francisco Varela suivie du débat avec Pierre Livet, p. 141 sq.

Cette double instance, comme forme spéculaire, ne renvoie pas tant à une genèse qu’à une structure bipolaire complexe, de type entrecroisé (non-linéairement), constitutive de ce qu'on nomme en cybernétique une auto-organisation29. Nous avons donc affaire à une synchronie faite d'allers et retours entre ces deux pôles (à la manière de la navette du métier à tisser) et constitutive en elle-même d’une durée comme « présent vivant » disent les phénoménologues à la suite de Husserl. Ce présent n’est pas un moment ponctuel dans le temps entre un passé (rémanent) et un futur projeté mais une plage de temps exprimant une épaisseur où s’opèrent des changements en tant que progressions et transformations (Cf. évolution en tant que recherche permanente d'une stabilité). Ce présent est un lieu, plus exactement un « mi-lieu » entre passé et futur et cette expression nous ramène au concept précédemment introduit de milieu (organique, cosmique, Cf. (1’’) supra). Ce milieu comme substrat est ici une « mémoire » des phases successives par où passent ces processus de changement. Dans cette notion de « mémoire », assimilée à celle de milieu mais prenant place entre la nature et la culture (nous en reprendrons les termes à propos de la tradition), nous avons un dépôt sous la forme d'empreintes et de traces (semblables aux points de la trame du métier à tisser) et une reprise dans un présent actualisateur qui les réarticule vers le futur. Ce présent n'est donc pas ponctuel, en tant que coupure dans un continuum, mais constitue une plage de restitution des formes passées « recousues » entre elles.

C’est donc à travers cette notion d’un dialogue, comme ensemble d’échanges et comme processus de mémorisation, exprimant une incomplétude réciproque entre ces deux pôles, que nous pouvons articuler une différence de l’ordre de l’hétérogénéité (puisque participant à cette notion de milieu) ; une différence qui n’est pas une modulation ou une décomposition taxinomique, mais qui relève de la mise en correspondance de deux domaines appariés dans une dimension prospective et rétrospective (Cf. le temps y participe implicitement), faisant de cette mise en correspondance un enjeu, un pari, renouvelée indéfiniment. Il s’agit donc d’un saut qualitatif (contrairement à la variation thématique ou à la décomposition taxinomique), ou plus exactement, d’une articulation-clivage semblable à ce que Saussure appelait le rapport entre le plan des signifiants, à caractère sensible, et le plan des signifiés, à caractère intelligible -rapport issu d'une longue tradition philosophiques comme on le sait (les Stoïciens puis Augustin).

Nous avons affaire à deux domaines hétérogènes et cependant liés à travers une série de fonctions catalysatrices de leurs différences ; c’est une relation globale et non terme à terme (ce qui n'aurait aucun sens). D’une part, elle est arbitraire en ce qu’on ne la rencontre pas telle quelle dans les données empiriques (de ce point de vue elle n'est qu’un cadre épistémologique projeté par l'analyste et c’est pourquoi nous nous référons à l'image du métier à tisser); d’autre part, elle est nécessaire en ce que, sans elle, on ne peut saisir une dynamique de transformation entre ces deux domaines. C’est un a priori (de type kantien) indispensable à cette mise en perspective des faits anthropologiques.

Note de bas de page 30 :

 Cette double articulation fonctionne aux différents niveaux du discours ; ainsi, au-delà de sa forme linguistique nous avons une forme épilinguistique, interne dans le principe de la glose reformulatrice des énoncés, mais également externe en tant que traduction de langue à langue. Nous retrouvons ceci au Chapitre XIII en tant que mode compositionnel de l’œuvre d’art.
Sur la notion de glose épilinguistique, Cf. A. Culioli, Cl. Normand, Onze rencontres sur le langage et les langues, Gap-Paris, Ophrys, 2004.

Relation de réciprocité (ou d’interface médiatrice) entre deux co-domaines, créatrice d’une dénivellation interne, nous avons ainsi des « pôles » d’ancrage semblables à ce que sont dans le discours des « niveaux » d'instanciation pour qualifier cette structure double {nature, culture}; là encore, ceci n'est pas sans faire penser à la double articulation (linguistique) entre un niveau phonématique où sont agencés des traits typés de sonorité (phonèmes) et un niveau morpho-syntaxiques où sont agencés des syntagmes complexes à partir de ceux-ci30. Or, cette intégration bi-plane n'est pas l’ajout d’une couche de sens à ce qui serait une couche de non-sens (simplement démarcative) ; nous avons la production du sens à travers ce filtrage (paradigmatique) qui prend en charge un substrat et lui donne un certain nombre d’interprétations en sortie. Plus que de couches ajoutées les unes aux autres, il faudrait donc parler davantage de moitiés mises en regard qui font sens à travers cette différence de niveaux formant un clivage. Or ce filtrage interne peut être assimilé au dispositif (1’’) supra en ce qu'il répond à cette diversité de catégorisations appelée une organicité, correspondant aux trois modes de disposition recensés (Cf. totalisation, sériation, milieu).

Note de bas de page 31 :

 Ce couplage fait également penser à la distinction ontologique entre phusis et nomos dans la pensée grecque, définie en termes de dénominations (le Cratyle de Platon). Or, nous allons insister sur le fait qu'on doit substituer à cette dualité référentielle phusis/nomos la triadicité de la forme, phusis/techné/logos, où deux « mondes » (celui de la nature en tant qu'organisation implicite et celui de la culture en tant que symbolisation) sont liés par un tiers terme qui les assemble: la technè, qui est à la fois un art (en tant que relation efficace) et un résultat (en tant qu'oeuvre accomplie).

Note de bas de page 32 :

 Cl. Lévi-Strauss, 1949, Chapitres I et II.

Note de bas de page 33 :

 Cf. Chapitre IV infra.

Ce dispositif (1’’) supra correspond donc à une position médiatrice entre les deux pôles {nature et culture}31. Ceux-ci ont été introduits au départ pour analyser les relations de parenté32, en particulier, afin de révéler la distinction entre règles de filiation et/ou d'alliance entre les groupements sociaux (empiriquement observables) et la notion de Loi (universalité sous-jacente révélant un ordre profond). Je reviendrai un peu plus loin sur ce point33. Je vais plutôt prendre en un premier temps comme exemple la fonction catalysatrice des artefacts en tant que transmission et/ou transformation des propriétés d'un domaine dans l'autre.

3) Fonction médiatrice de l'artefact

Note de bas de page 34 :

 Cette écriture est empruntée à J.-P. Desclés, « Représentation des connaissances : archétypes cognitifs, schèmes conceptuels et schémas grammaticaux », Actes sémiotiques, Documents VII, Paris, GRSL (EHESS-CNRS), 1985.

3a) premier exemple: l'usage du < feu > comme cuisine; nous avons la relation triple34,

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impliquant une irréversibilité (on ne peut pas revenir du second état au premier); la relation « signifie » le passage de la nature à la culture (par exemple, on doit imposer des conditions restrictives quant à la production de ce < feu >, capable de faire cuire les aliments mais non de dévaster l’habitation). Par contre, la relation inverse n’est possible que dans le seul domaine de la nature (le temps n’est donc pas un artefact mais un milieu),

3b)

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Le premier processus est culturel (progression en ce qu'on acquiert quelque chose) ; le second est naturel (régression). Or, dans les mythologies, nous avons souvent l’association symbolique (par homologie de rapports) de ces deux types de passage (à la manière de (3e) infra).

3c) Deuxième exemple d'ordre architectural (on le trouve dans le Traité de Vitruve, Livre II, Chapitre 9):

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Nous avons un passage semblable au premier exemple qui révèle des opérations nécessaires d'effectuation (sélection d'une forme droite, travail d'équarissage) ; ce qui est révélé comme tiers terme dans cette opération, c’est un ordre d’assemblage (par ex., poteau vs linteau) et une instrumentation adéquate. Cette conception « vitruvienne » du passage (dont la hutte primitive est l’incarnation d’origine) a son pendant inversé (réversibilité possible) dans la conception de Bramante (circa 1500) où la métaphore « colonne-arbre » est signifiée par des « noeuds » dans le fût de pierre. Cette métaphore suture (symboliquement) ainsi les deux ordres.

3d) Le rôle bidirectionnel des artefacts : les deux exemples précédents soulignent une orientation principale ; par contre, dans la relation suivante nous avons une complémentarité intégrée dans la mise en rapport,

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Si à la prothèse (herminette, maillet, sagaie) correspond une extension spatiale des gestes du corps (nature culture), à l’implant dans le corps (incrustation, scarification) correspond inversement une pénétration charnelle (culture nature). Nous avons donc un double sens des pratiques.

Note de bas de page 35 :

 Ce que nous avons proposé à partir de la notion de « relations de parenté » dans Le champ sémantique de la parenté, Rapport entre langage et représentation des connaissances, Paris, L'Harmattan, 2002.

L’articulation-clivage {nature, culture}, productrice d’une tension, exprime ainsi le principe d’une co-domanialité : d'un côté, la mosaïque des éléments cosmiques, atmosphériques ou saisonniers, organiques (le monde des plantes et des animaux), de l’autre, la classification sociale et ses modes de groupement (parenté, classes d'âge, rituels, etc.35). Dans ces deux cas, nous avons affaire à des formes (gestalten) et non à de simples attributs taxinomiques dont les « éléments » (en tant que types et occurrences) seraient le composé des deux par hybridation co-domaniale. Ainsi, dans les cultures traditionnelles, une femme est à la fois un objet d'échange entre familles (une valeur d'échange) et un mode de reproduction du corps social (reproduction organique). En architecture, un matériau est à la fois un élément de l’édification (la forme d’un assemblage) et un morceau d’univers (par la nature de son matériau).

3e) Fonction résiduelle du rapport {nature-culture}

Jusqu’à présent, j’ai fait part d’une production engendrée par ce rapport ; en tant que corps organique issu de celui-ci, on peut également « boucler » notre économie par une inversion où la ruine, par exemple, n’est pas l’anéantissement de l’édification (puisque quelque chose subsiste à l'état de traces historiques) mais le retour par dégradation à un stade initial.

Ainsi le résidu participe d'un processus d'accomplissement comme déchet, scorie, déjection, en tant que « restes »; ceci prendrait donc place dans une méta-relation globale du type,

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Note de bas de page 36 :

 Ceci est valable, tant pour des habitations que pour des jardins ou des champs revenant à l’état de friches (Cf. Descola (1986) à propos des anciennes résidences Ashuar dans la forêt amazonienne). On sait également combien les déchets du corps (cheveux, rognures d'ongle) sont importants, quelle valeur magique ils revêtent ; c'est pourquoi, bien souvent, on les garde en secret.

Si, à la première relation, correspond ce que nous avons décrit auparavant, à la seconde, correspond ce processus de dégradation menant au désordre ; ainsi la ruine est un témoignage du temps qui passe à travers la notion d’édification, et par-là même, une forme de la mémoire comme traces résiduelles36.

V. Schématisation du couplage

Je vais donc situer ces deux domaines l’un par rapport à l’autre (encore une fois, il ne s’agit pas de domaines d’attribution mais de formes complexes qui circulent entre deux pôles), munies de moyens de correspondance entre eux. Ses « morphèmes » —puisqu'il s’agit de formes constituées— sont le lieu d’un partage (qui fait pont) entre ce qui participe de l’un et de l’autre. Ce sont donc des condensats de relations {nature, culture}, lesquelles ne représentent finalement qu'une potentialité par rapport à l'existence de ces morphèmes. Les éléments qui ne participent pas à cette relation d'intégration sont rejetés de part et d’autre comme étant non-intégrés à cette relation,

4)

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Note de bas de page 37 :

 W. Benjamin, Paris capitale du XIXe siècle, le livre des passages (1927-1940), Paris, Cerf, 1989.

Ce rejet, de part et d'autre, exprime un en deça ou un au-delà de l’hybridation des termes {N-Ci}, ceux-ci exprimant une réversibilité potentielle (entrant dans une « économie » d'échanges). On parlera donc d’extrêmes irréversibles : d’un côté, des matériaux « inappropriés » ou rejetés (les rebuts de la culture qui ont tant fasciné Benjamin37) ; de l’autre, des formes idéales hors de toute incarnation telles que les utopies architecturales en Occident depuis le Quattrocento.

Morphologies, correspondances formant un couplage, morphèmes partagés, rejet hors-limite de part et d’autre, constituent ainsi une première mise en place de cette co-domanialité. Cette expression est à prendre en son sens topologique, c’est-à-dire, qu’elle permet de constituer un principe (cognitif) de découpage et de circulation des termes qui les situe l'un par rapport à l'autre. Nous obtenons un dispositif d'ensemble de cette « économie » sous la forme:

5) Eléments d'un couplage {nature-culture}

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Note de bas de page 38 :

 La refente peut être ainsi interprétée comme la formation d'un « vacuum » topologique en tant qu’espacement (ou écart) ouvrant un phénomène de reprise en écho (auto-enchâssement). Rappelons que sexus en latin signifie la « séparation ».

Nous avons un premier découpage en deux domaines (circonscrits, soit possédant une frontière) afin de situer les morphologies de départ et d’arrivée; situer ici n'a pas le sens d’identifier. Sachant que les morphèmes participent des deux domaines puisqu’ils seront les supports de mises en correspondance, nous divisons ceux-ci en deux : signes positifs et négatifs qui vont « signifier » que les termes de ces deux domaines ne sont pas des unités entières mais des mixtes (qu'ils s’agissent de corps naturels, de matériaux, de phénomènes, ou de positions et d'assignation dans des classifications, des systèmes de valeurs). Le signe de cette coupure interne est fondamentale en ce qu’il correspond, par exemple, à ce que Freud nommait la refente (Cf. Spaltung) du sujet en tant que signe d’ablation (mutilation, castration), mais aussi de manque à combler (supplément en attente)38.

La vertu de cette coupure est d’envoyer une partie d'objet (quelconque) d’un domaine dans l'autre: (—, 0) +), à titre de manque et de réparation complémentaire de celui-ci. La règle des signes est ici une règle d’échange entre deux situs ne relevant pas du même domaine. Ainsi, chacun de ceux-ci ne peut se suffire à lui-même puisqu’il a besoin de l’autre pour exister. La finalité de cette logique est par ailleurs indéfinie (si elle ouvre un manque, elle ne le referme pas pour autant en le comblant au moyen d'un terme relevant de l'autre domaine) ; on peut parler d'une récursion permanente par le manque (ou le négatif). Plutôt que d’une logique de l’ouverture et de la fermeture, nous avons une logique de la complétude et de l’incomplétude où la clôture du cycle signifie non pas une cessation mais une saturation (à la manière de la colonne-arbre de Bramante comme métaphore bloquante architecturalement). Il s’agit donc d’un processus indéfini de renvois d’un domaine à l’autre constitutif des mixtes {nature, culture}.

5a) Exemple: règle d'échange du chasseur amérindien

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Si je n’accomplis pas ce geste du don, la nature peut alors se venger en ce qu’elle a été « blessée » par mon acte.

5b) Cette règle des signes co-domaniaux, « signe - » pour une perte et « signe + » pour un substitut peut être traduite psychologiquement et sociologiquement de la façon suivante:

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(6) Templum des modes d’un échange

Note de bas de page 39 :

 Ph. Descola (1996, p. 89), à propos du rapport entre « réciprocité » et « protection » et pour rester dans les limites de nos références précédentes puisqu'il est clair que cette question de l'échange renvoie à une littérature anthropologique considérable depuis l’Essai sur le don de Mauss. Pour une synthèse d'ensemble, M. Godelier, L'énigme du don, Paris, Fayard, 1996.

Les corrélations que nous venons d’établir font référence implicitement à un nouveau templum intermédiaire que l’on appellera celui des échanges comme modes de transfert (symétrique, asymétrique) des biens39. Cette notion de l’échange, que l’on situera entre la nature et la culture en ce qu’elle « fait pont » entre celles-ci, peut renvoyer minimalement à deux niveaux d’instanciation distincts : celui des actes d’échange entre individus (comme donner, recevoir, rendre) et celui des statuts qu’ils impliquent par ailleurs, lesquels les situent dans une structure sociale de rapport de production. C’est ce niveau que nous adopterons ici en le spécifiant au moyen des métatermes de la catégorisation : d’un côté, nous avons la notion de « liberté » en ce que l’individu n’est pas dépendant d’un autre, en ce qu’il peut poser des gestes qui n’engagent que sa personne (c’est, par exemple, le statut de « citoyen » en tant qu’homme libre dans la cité grecque) ; on parlera donc d’autonomie de la personne par opposition à une hétéronomie. De l’autre, c’est par contre la notion d’ « asservissement » en tant que perte de cette autonomie, en tant que non-liberté de poser des gestes ou d’exprimer une opinion (le terme limite de cet asservissement est la notion de servitude où le sujet n’est qu’un objet de production comme dans le cas de l’esclavage). Trois termes de base vont caractériser cette nouvelle schématisation à partir des métatermes:

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Nous avons d’abord la notion de partage, tel que celui évoqué plus haut, en tant qu’échange symétrique entre alter ego formant une communauté de partenaires, où la perte d'un bien est compensée par un équivalent ; celle de protection où l’asymétrie est la relation (de vassalité, par exemple) entre un individu de rang supérieur qui assure une certaine sécurité et un individu de rang inférieur qui la reconnait pour le profit qu'il en tire ; enfin, celle de pillage où les règles de symétrie et d’asymétrie ne jouent plus (on parlera donc de non-symétrie). C'est l’attitude vis-à-vis de ce qui est étranger (aliud, exclu), vis-à-vis de ce qu'on n'a pas à respecter puisque cet autre est extérieur à la sphère de « socialité » reconnue comme socius (c’est le statut d’un « ennemi »).

Entre ces trois termes de base qui établissent les bornes du « jeu social », nous pouvons intercaler les formes mixtes en ce qu'elles participent des uns et des autres : de la protection, nous situerons, d’un côté, le don en tant que forme d’échange asymétrique dont le pendant (le don en retour ou contre-don) assure l’équilibre dans le temps (c’est ce que nous venons de voir en (5a) supra) ; de l’autre, nous avons par contre le parasite qui est une forme d’abus de la protection; être un parasite, c’est profiter d'une personne (ou de la société) sans donner en retour.

Du partage, nous avons tiré, d’un côté, le don dont le retour exprime une symétrie différée ; de l’autre, nous avons toutes les formes de compétition (dont, par exemple, le potlatch entre chefs de clan peut faire partie en ce que le don en retour est « exagéré » par rapport au précédent). Etre en compétition (échange, jeu, joute) c’est d’une part respecter des règles établies (un code de conduite en tant que partage des règles) mais c’est aussi vouloir supplanter l'autre en compétition (être le meilleur, le battre pour l’écraser) ; c'est donc, à la fois, respecter une règle commune mais dans la différence entre individus et non dans l'égalité. La compétition peut d’ailleurs tourner à la lutte extrême (l’affrontement violent) qui l’apparente à une forme de destruction (celle-ci devient alors, par exemple, un don rendu à un individu de rang supérieur tel que celui du chef de guerre à ses soldats qui ont remporté la victoire : ceux-ci se partagent les « dépouilles » du vaincu).

Note de bas de page 40 :

 En termes d'échange (6), on peut rattacher ce principe de l'hubris (l'excès) à une forme hyperbolique de la compétition où au pillage correspond une auto-destruction réciproque des sujets (signe manifeste d’une déraison). Dans tous ces cas, on voit bien que la constitution du schéma (5) supra est fondée sur la notion de « frontière », si importante chez les Grecs par exemple, et tout ce qui en dépend dans les rapports d'équilibre entre la nature et la culture. Cf. l’ouvrage de J.-F. Mattéi, Platon et le miroir du mythe, Paris, PUF, 1996, dont nous allons reprendre certaines thèses à propos de la chôra dans l’Appendice C final.

Revenons au principe de la refente qui départage au départ. Nous pouvons dire également que ce retranchement peut apporter, non pas un comblement (comme on l'a souligné en (5a-5b) supra, mais un débordement de la relation formant une doublure; celle-ci n’est plus de manque (négatif) à substitut (positif) mais de manque à excès, soit enclenchant une logique de la mesure et de la démesure qui constitue une expansion, un empiètement d’un domaine sur l’autre. C'est ce que les Grecs appelaient l’hubris (la folie, la mégalomanie, le fanatisme) qui correspond dans notre schéma (5) supra à un débordement de frontière (qui n’est plus assujetti à ce cycle de régulations entre co-domaines)40.

Note de bas de page 41 :

 Selon les principes de ce que nous avons appelé auparavant la philia associée aux genres et aux espèces et qui les transcende.

Note de bas de page 42 :

 Ph. Descola & G. Palsson (1996, p. 94-95). Dans son livre récent, Par-delà nature et culture (2005, pp. 168-180), Descola réfère à la relation fondatrice des êtres dits humains et non-humains partagée entre une « intériorité » et une « physicalité », l’âme et le corps (tant dans ses apparences que dans son fonctionnement physiologique). Ce qui est questionné, c’est cette correspondance (univoque) entre l’esprit et le corps réservés uniquement à l’être humain et non aux êtres en général (cette restriction étant le propre du naturalisme moderne qui dénie aux non-humains une quelconque « intériorité »). C’est donc le fondement d'une persona (ou d’un soi comme rapport de personne à personne) que l’on peut attribuer tant aux humains qu’aux non-humains (animaux, végétaux, phénomènes cosmiques) et qui est à la base des quatre régimes ontologiques proposés par l’auteur : l’animisme, le totémisme, l’analogisme et le naturalisme (idem, p. 176) impliquant ressemblances et différences entre physicalités et intériorités. Or cette notion d’intériorité, étendue à toute espèce du vivant correspond très exactement à la philia. C’est pourquoi, humains et non-humains peuvent entretenir des relations d'échange paritaires. L’animal que je chasse pour manger n’est pas un « objet » (inerte) mais une personne dont je lèse l’esprit en la tuant (et dont je dois rendre compte). Ceci va nous amener plus loin à la considération non plus d’une correspondance bi-univoque (globale) entre la nature et la culture mais à une relation triadique: nature, culture et la notion d’« esprits » (âme, génie, mânes, fantômes, divinités) qui permet de « faire circuler » par catalyse les entités de chacun de ces domaines vers les autres. L’esprit (de la chose) est le terme générique (incorporel, invisible) qui permet de les faire transiter en tant que tiers terme nécessaire. Tout corps (humain, non-humain) est donc fait de trois parties entrelacées: naturelle (apparences, physiologies), culturelle (valeur, statut, représentation) et « esprits » (âme, ombre, double) qui « font pont » entre l’un et l’autre selon le schéma (7a) infra.

Au-delà de la spécification des deux domaines, par leur délimitation réciproque, nous avons ainsi une relation d’enveloppement qui les réunit en tant qu’articulation et clivage et qui formera le sur-domaine de leurs mises en relation. Si je parle de domaine de la parenté, je définis des types de relation (Cf. descendance, alliance, germanité) dont l’ensemble constitue une catégorisation en soi, indirectement rapportée à la spécification des unités dans chaque domaine (représentées par la notion d'êtres vivants tels que, homme, femme, enfant, mais aussi bien d’animaux associés symboliquement à eux tels que, ours, belette, épervier)41. Si, dans un sens de la correspondance l’étiquette « totémisme » signifie un codage classificatoire (par différenciation) puisant dans la nature pour définir la culture comme organisme segmenté, dans le sens inverse (selon Descola) l’intitulé peut être l’« animisme » : on prête alors aux animaux, aux végétaux, comme à certaines manifestations cosmiques animées, une persona comparables à celle des sujets humains dont les premiers sont des « sociétaires » à part entière. La relation n’est plus tout à fait d'échange, en tant que transmission de biens, mais de participation co-domaniale (la notion de « pont » dont nous parlions au début de ce chapitre)42.

Bref, le rapport de la refente (partageant chaque domaine) à l’enveloppement qui les réunit serait de l'ordre de l’assomption comme si on pouvait poser une relation générale, du genre : refente (Cf. morphèmes propres à chaque domaine)  relève, non pas au sens de l’Aufhebung hegelienne laquelle constitue une synthèse qui efface les clivages antérieurement produits mais au sens d’un syncrétisme qui les maintient plus ou moins à titre de mémoire de ces frontières subsistant comme traces ; nous obtenons ainsi une « réunitarisation » de l’ordre du syncrétisme situé entre uniformité et morcellement.

Note de bas de page 43 :

 Gödel Escher Bach, les brins d'une guirlande éternelle, Paris, Interéditions, 1985 [1979]. Nous reprendrons cette problématique à la fin de notre étude à propos de l’œuvre d'art en tant que re-présentation, Cf. Chapitre XIII infra.

Ce terme de réunitarisation a été proposé par Douglas Hofstadter43 pour caractériser l’opération complexe d’un morcellement (à la façon d'un puzzle, Cf. pensons par exemple au livre de Perec, La vie mode d'emploi) et d'un recollement, nécessitant une différence de niveau d’abstraction en tant que recouvrement d’un domaine (on pourrait parler ainsi d’un domaine « recousu » à la façon de la reprise en couture).

Cette problématique est à rapporter au couplage dont nous parlons entre la nature et la culture et dont la forme de transfert serait de l’ordre de l’analogie. En effet, dans l'Introduction à ses Mythologiques (Cf. Le cru et le cuit, 1964, pp. 24-34), Lévi-Strauss s’attarde longuement à la problématique de la musique contemporaine, opposant la composition classique qui maintient un équilibre harmonique dans le rapport qu’on a appelé auparavant une double articulation linguistique (niveau phonématique et niveau morpho-syntaxique) et la composition sérielle (l'École de Vienne, celle de Boulez) qui défait ce rapport. Ainsi la réduction sérielle ouvre la voie à un élémentarisme (la notion de sérialité, Cf. (1’’) supra), comparable à un atomisme esthétique (en musique, en peinture, au cinéma). Si, dans ce débat, Lévi-Strauss élimine la question de la musique concrète en ce qu’elle s’exclue d’emblée du sens même d’une composition musicale (dans le schéma (4) supra, nous dirions que cette production passe du côté d’une nature pure où l'hétérogène fait place à l'hétéroclite, Cf. « matériaux bruts » la partition des deux domaines n'existant plus), par contre, il prend en considération la composition sérielle pour en dénier le caractère de renouvellement de la composition classique. Pour lui, le double niveau d’inscription musicale (notes relevant de la gamme, accords construisant une hiérarchie de rapports consonants) éclate dans le sérialisme qui « linéarise » la composition comme suite de motifs sans lien diaspora de l'oeuvre qui n'est pas sans rappeler celle des langues après l’effondrement de la Tour de Babel.

Note de bas de page 44 :

 Dans cette expression banalisée, il faut voir le syncrétisme d'une essence (eidos) et d'un lieu (topos) tel que défini présentement par un jeu de frontières; soit d'une domanialité complexe en tant que formée d’interstices.

Or c’est précisément là que réside la question du genre en tant que lieu commun44 : celui-ci serait le mode complexe de ligature d’une pluralité de niveaux (ou de voix dans la polyphonie) exprimant une harmonie. Ainsi, pour Lévi-Strauss, la loi ne relève pas tant d'un principe de composition sérielle que de l’alliance (couplage) de deux séries mise en regard et entrecroisées.

Ainsi, après avoir défini une alternance co-domaniale comme jeu compensatoire entre des signes positifs et négatifs, après avoir défini le principe d’un enveloppement qui en constitue l’assomption (par réunitarisation), terminons cette description du schéma (5) supra par la définition des deux derniers points : 7a) que représente le « fond » sur lequel se profilent, en tant que « figures », les deux domaines, {nature, culture}? 7b) Que représentent les deux pôles antithétiques, notés [++] et [--], qui articulent l’ensemble du schéma ?

(7a) Ce « fond » (qu’il faudrait nommer ici un fondement) n'est pas rien ; comme dans toute forme de représentation, il exprime quelque chose de sous-jacent, de non-dit par rapport auquel se définissent des figures montrées.

Note de bas de page 45 :

 E. Kantorowicz, Les deux corps du roi, Paris, Gallimard, 1989 [1957].

Revenons à ce que nous avons intitulé auparavant une opération de duplication, constitutive de la gémellité ; dans la note (25) supra, nous avons dit que les couples {nature, culture} et {visible, invisible} pouvaient se conjoindre dans la notion d’un entrelacs entre corps et monde à travers un « plan spéculaire », (en référence à la philosophie de Merleau-Ponty). Ce fondement dont nous parlons correspond très exactement à celui-ci, l’opération duplicative faisant apparaître ce qu’on pourrait entendre par « esprits » au sens général (Cf. âmes des êtres vivants, génie des lieux, mânes des morts, fantômes, anges et démons d'un panthéon) en tant que « doubles » à la manière de la personne du Roi (qui ne meurt jamais) dans les dynasties occidentales45 ; soit des puissances de l’invisible qui habitent les êtres vivants (leurs intériorités), en tant qu’humains ou non-humains. Or, cet invisible, c’est bien ce qui est caché (comme derrière un écran) mais c’est surtout ce qui est non projetable dans un plan. Bref, ce qui ne peut apparaître que comme traces d’un rabattement implicite.

Nous avons donc trois termes en présence et non deux : monde de la nature, monde de la culture et monde des esprits qui circulent entre ceux-ci, qui les mettent en relation subrepticement (Cf. c'est la place du fond dans le schéma (5) supra). Le diagramme ci-joint qui lui sera associé maintenant permet de « visualiser » ces relations dans un rapport triple, intriquant les couples {nature, culture} et {visible, invisible},

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ce schéma correspond à la mise à plat d'une forme non représentable bi-dimensionnellement, les « esprits » étant de l'ordre de l’invisible, nature et culture en tant que domaines circonscrits étant de l'ordre du visible ; au triscèle correspond ce « plan » synthétique dont nous avons parlé.

Note de bas de page 46 :

 Cf. Le passage mentionné par Descola par rapport à l’animisme (tout ceci sous le signe de l'identification symbolique),
Les humains, en conditions normales, voient les humains comme humains, les animaux comme animaux et les esprits (s'ils les voient) comme des esprits ; les animaux (prédateurs) et les esprits voient les humains comme des animaux (des proies), tandis que les animaux (le gibier) voient les humains comme des esprits ou comme des animaux (prédateurs). En revanche, les animaux et les esprits se voient comme humains; ils s'appréhendent comme (ou deviennent) anthropomorphes quand ils sont dans leurs propres maisons ou villages, et vivent leurs propres usages et caractéristisques sous les espèces de la culture... (E. Viveiros de Castro, 1996, « Os pronomes cosmologicos e o perspectivismo amerindio », Mana, n° 2 (2), p. 117).
On verra plus loin que la notion d'« anthropomorphie » correspond à un prototype distinct de l’être concret auquel elle réfère. Cf. (11b) infra, et plus particulièrement le point (v) dans ce cas.

Note de bas de page 47 :

G. Semper, Der Stil in den technischen und tektonischen Künsten oder Praktische Aesthetik. Ein Handbuch für Teknischer, Künstler und Kunstfreunde, volume I, Munich, 1863.

À la suite de l’ouvrage de Descola (2005, p. 196-202 et en référence aux travaux de Viveiros de Castro46), nous pouvons intituler cette forme d’économie tripartite, dont la notion d’intériorité est le vecteur unissant, un « perspectivisme » dans la mesure où humains et non-humains peuvent « échanger » leurs points de vue à la manière des personnes du dialogue dont les énoncés entrelacent dans le discours les instances énonciatives (Cf. Je et Tu par rapport à des Ils dont on parle) ; ceci est rendu possible (Cf. la note (39) supra) par la dissociation entre l’être (intérieur) et le paraître (les apparences physiques, les attributs sociaux, les modes de vie); ce que, architecturalement, on peut appeler le principe tectonique de revêtement en tant que surface —Bekleidung, dans la théorie de G. Semper47.

7b) Abordons la question des deux pôles qui articulent sagittalement ce schéma (5) supra : ceux-ci, notés [++] et [--], constituent un ancrage symbolique en ce qu'ils sont à cheval entre l’intérieur et l’extérieur de cette co-domanialité générale (à ce titre, ce sont des formes transcendantes). Ce rapport sera celui entre un ordre et un désordre.

À l’ordre correspond la notion de Loi : par exemple, la prohibition de l’inceste fondatrice de la parenté, celle de meurtre fondatrice de la justice, etc. ; celle-ci peut être négociée mais non déniée puisque, par principe, la Loi est une forme d'ordonnancement des choses (alliance, autorité, causalité). En fait, en tant qu’ordre, la Loi peut correspondre à deux interprétations possibles : a) un ordre composite en tant que formule de mise en correspondance entre un ordre naturel et un ordre culturel (ce que nous identifierons à une « accommodation » et à une « assimilation », un peu plus loin) ; b) un ordre pur qui interdit et qui sanctionne comme dans le cas des alliances matrimoniales.

À la notion de désordre : naturel comme dans les cataclysmes, les épidémies, et culturel : comme dans les guerres tribales, les saturnales,... correspond la notion de chaos mais aussi, comme on va le voir également, de remise à zéro des computs.

Note de bas de page 48 :

 F. Jullien, Figures de l'immanence, pour une lecture philosophique du Yi King, Paris, Grasset, 1993. Ces deux exemples d'une même logique tripartite, {nature, culture} d'un côté et {yin, yang} de l'autre, montrent que nous avons affaire à un même système de coordonnées investi de contenus différents mais somme toute comparables.

Cette représentation par groupes de signes, [-,+], [+, -], [-,-], [+,+], n’est d’ailleurs pas sans faire penser à la logique chinoise du Yin et du Yang dont le Tao constitue le tiers terme48 ; si ceux-ci constituent deux pôles antithétiques d’extrémité, par contre, on peut les digitaliser au moyen des signes + et - comme dans les hexagrammes du Yi king dont la saturation des combinaisons engendre le cercle gradué de leurs dispositions. Nous avons une modulation permanente que l’on peut représenter par un entrelacs autour d’un cercle. La logique de ces signes discrétisables exprime ainsi, à la fois, un équilibre compensatoire dans leur alternance et un déséquilibre lorsqu’une des parties supplante entièrement l’autre. C’est la montée aux extrêmes comme dans le cas de l’hubris grec, un emballement sans frein (Cf. une non-régulation, ce qui nous renvoie au dispositif d’une organicité (1’’) supra) risquant de détruire l’ensemble de cette harmonisation.

VI. La forme du dispositif

Introduisons maintenant des considérations temporelles intégrées à cette forme complexe de l’échange. Ce temps sera celui du rapport générationnel dont l’exemple princeps est celui entre parents et enfants, étendu en amont et en aval par les ascendants et les descendants. Bref, la formation d’une sériation à la manière d’une chaîne et de ses anneaux.

Note de bas de page 49 :

 Cette notion, comme celle qui lui est symétrique, est empruntée à l’épistémologie de Piaget et reprend ce que nous avons introduit dans le templum (1’’) supra comme « régulation ». Empruntons à l’Encyclopédie philosophique universelle (PUF, 1989, tome 2) cette définition :
« Selon Piaget, l’accommodation est subordonnée à l’assimilation (qui consiste à incorporer le monde extérieur à son cycle propre) : c’est l’échec d’une assimilation qui provoque les ajustements accommodateurs par lesquels les schèmes d’action sont différenciés pour s’adapter aux objets à assimiler (par exemple, le schème « saisir » s’adaptera aux propriétés de forme, taille, poids des objets à saisir). L’accommodation joue un rôle essentiel dans le processus cognitif car elle garantit l’adéquation de nos connaissances au réel. Lorsqu’elle fait défaut, comme dans le jeu symbolique, l’assimilation devient « déformante » car le monde extérieur n’offre plus de résistance à l’imaginaire du sujet. Mais inversement, une accommodation excessive rend le sujet très dépendant des apparences perceptives figurales des objets. Pour aller au-delà de ces apparences changeantes, il faut qu’un processus assimilateur construise un monde qui reste stable à travers les transformations subies. C’est donc l’équilibre entre l’assimilation et l’accommodation qui fonde la connaissance adaptative. Cet équilibre est cependant toujours instable et les processus de son rétablissement (l’équilibration des structures cognitives) constituent, selon Piaget, le moteur véritable du développement. (Y. Hatwell). »

Dans cette continuité, nous avons deux nouvelles instances qui encadrent la notion de Loi : d’abord, nous avons la notion d’« accommodation », subdivisée en une forme d’apprentissage (mode individuel d’une acquisition des connaissances, par observation, expérimentation) et une forme de modelage comme façonnement collectif, pro-duction non pas naturelle mais culturelle d’une nouvelle classe d'âge (les adolescents) définie « à l'image » de la précédente dans les sociétés traditionnelles. C’est, par exemple, le rôle des rituels de passage de conformer ces adolescents aux règles et usages de la société en cours. Apprentissage et modelage sont bien différents en ce que le premier implique des rapports intersubjectifs (participation, encouragement, éveil de la connaissance) alors que le second constitue un contrôle social exercé par le groupe entier et les adolescents ne peuvent s’y soustraire sinon en s'excluant de la société ou en disparaissant (par suicide). Dans la notion d’accommodation (par ajustement)49, nous avons à la fois un facteur d’ouverture de la loi à ce qui représente l’imprévisible et un facteur de fermeture comme obligation à se conformer à celle-ci.

Cette modélisation n’est d'ailleurs pas propre aux adolescents ; toute espèce de pro-duction sociale (parure, habitat, jeu, croyance) s’y conforme dans la notion de typicité (Cf. mini réseau (13) supra  propre à la notion de genre) ; nous avons affaire à une « fabrique » du socio-culturel en tant que reproduction des modèles antérieurs, plus ou moins modulée.

Note de bas de page 50 :

 Suite à la note précédente (op. cit.), nous ajouterons :
« Piaget distingue : « l’assimilation reproductrice », qui est la simple répétition d’une action, assurant aussi sa fixation, l’ « assimilation recognitive », par laquelle les objets pouvant être assimilés à un même schème sont discriminés, et l’ « assimilation généralisatrice », qui est la plus féconde car elle étend le domaine d’action d’un schème en élargissant la classe des objets qu’il peut assimiler.
Cette définition du processus d’assimilation a deux conséquences épistémologiques. D’abord, il ne peut y avoir de connaissance nouvelle que si le sujet dispose de structures préexistantes, qui agissent comme un instrument de « lecture » de l’expérience. L’assimilation effectuée dépend donc du degré d’organisation des schèmes constitutifs des structures d’accueil. Comme celles-ci se transforment au cours du développement, un même objet ou événement sera assimilé (« compris ») très différemment selon l’âge des sujets. Ensuite, attribuer toute connaissance à l’assimilation signifie qu’il s’agit là d’un processus actif de transformation (connaissance-action) et non d’une simple réception passive (connaissance-copie).
Mais cette connaissance serait déformée si seul le processus d’assimilation était à l’œuvre. L’accommodation est précisément le processus complémentaire par lequel les schèmes et les structures se modifient eux-mêmes sous l’effet des contraintes du monde extérieur, lorsqu’une tentative d’assimilation se heurte à la « résistance » de l’objet. En définitive, c’est donc par « équilibration » entre l’assimilation et l’accommodation que se constituent les connaissances. (Y. Hatwell). »

Si l’accommodation constitue une relation temporelle de passage d’une génération à l’autre (comme on parle de « passage du témoin » dans une course de relais) dans une dimension prospective (vers l'avant, le futur), inversement, on dira que la notion d’« assimilation » constitue la relation de passage dans une dimension rétrospective (vers l’arrière, le passé)50. Si la portée de la première est courte (deux générations) par contre la portée de la seconde peut être plus ou moins longue (allant de quelques générations à de nombreuses dans la mémoire collective).

Note de bas de page 51 :

 En architecture, le thème de la « hutte primitive » exprime une telle forme d’archaïcité en tant que rituel de fondation. Cf. J. Rykwert, La maison d’Adam au Paradis, Paris, Seuil, collection « Espacements », 1976, et notamment le Chapitre 7 « Des rites », p. 164-216.

La tradition, par exemple, constitue une « seconde nature » comme ensemble d’habitus sédimentés dans une temporalité, pas seulement entre deux générations proches (Cf. parents-enfants), mais portant sur une succession de celles-ci dont les termes sont indéfinis ; en ce sens, la tradition est une réactualisation permanente d’habitus transmis, mais aussi modifiés en permanence au contact d’un monde extérieur qui change sans qu’on le sache véritablement. Cette tradition, comme véhicule d’une continuité, est bien distincte d’une archaïcité comme formes d’origine qui ne changent pas. C’est le monde des rituels qui se perpétuent sans modification, qui, par différence d’avec une accommodation permanente, sont intemporels (anachroniques)51 ; ce sont eux qui légitiment symboliquement les fondements d’une société (en ayant recours, par exemple, à une temporalité cyclique inscrite dans un retour perpétuel de ces manifestations). Entre une tradition (dont les mœurs évoluent en continu) et une archaïcité jouant le rôle de point fixe comme origine mythique nous avons ainsi un entrelacement d’événements (ordinaires et extraordinaires, Cf. notion de « fêtes » religieuses en tant que culte des morts, commémoration d’une révélation divine), semblable au travail de la chaîne et de la trame.

Note de bas de page 52 :

 En référence aux propriétés d'une régulation dans le dispositif (1’’) supra, et plus particulièrement d'une endo-régulation faisant couplage.

Le « moteur » d’une assimilation, c’est bien sûr cette transmission des parents aux enfants dont nous dirons maintenant qu’elle s'inscrit à la manière d’une charnière entre deux volets, l’un tourné vers le futur (puisqu’il prépare une nouvelle génération), l’autre reprenant ce qui est passé (et qui reste vivant) et c’est pourquoi, dans les sociétés traditionnelles, on pouvait dire « on a toujours fait comme ça », « c’est ce que nos parents nous ont appris », etc. La transmission est donc à la fois le passage du témoin (à la génération suivante) et un ancrage temporel (par rapport au passé). Cybernétiquement, c’est bien sûr une homéorhèse plus qu'une homéostase52 jouant sur deux niveaux en contrepoint, la tradition en tant que continuité et l’archaïcité en tant que rappel légitimateur.

Note de bas de page 53 :

 Par exemple, la parenté, les formes d’échange économiques et/ou politiques, etc.

Je vais proposer un dispositif d’ensemble permettant d'intégrer le schéma (5) supra et ces observations portant sur une durée générationnelle: au départ, nous avons le couplage entre un domaine naturel (de multiples formes dont l'ensemble constitue une trame de rapports à préciser) et un domaine culturel (traduit en termes d'organisations et de normes53). Ces deux instances couplées se subdivisent en deux types : d'un côté, « corps » et « cosmos » (en tant que sous-ensembles) ; de l’autre, « artefact » (instrument, parure, habitat) et « représentation » (noms, icônes, écritures) lesquels donnent des classifications, des emblèmes, procurent des modes d’action. De part et d'autre, nous postulons ainsi une différence de statut entre un niveau local (corps, artefact) et un niveau global (environnement, représentations) ; différenciation toute relative puisque nous introduisons une liaison verticale entre ces sous-instances, constituant ainsi de part et d’autre deux sous-systèmes autonomisables (et empiriquement repérables) par rapport aux ensembles postulés.

Note de bas de page 54 :

 Nous ne faisons qu’évoquer une problématique développée dans nos travaux sur la notion de lieux (architecturaux) et de territoire. Cf. L’architecture des lieux, sémantique de l’édification et du territoire, Gollion, In folio, à paraître.
Cette problématique est au cœur de l’ouvrage de Descola (2005) —et par certains côtés, joue le rôle d’un universel— puisqu’à toute forme de sujet (humain, non-humain) on peut associer les notions d’ « intériorité » et de « physicalité » (ou enveloppe, assimilable ici à la notion de bord définie par ses deux frontières, interne et externe ; la région externe correspondrait alors à une zone de « migrance » (pouvoir d’expansion et/ou de déplacement par détachemernt).

Ainsi, la notion de « corps », comme partie isolable d'un tout —comme de son côté, celle de « modèle » en tant que pars totalis d’un ensemble—, renvoie à des distinctions qui seraient de l’ordre de la frontière (topologique) entre une intériorité, une extériorité et un bord plus ou moins épais qui les départage54. Ces distinctions se retrouvent dans le monde des artefacts à titre de parure, d’habitat, de découpages territoriaux (chemins et aires de chasse, jardins et pâturages) ; soit, différents modes d'enveloppement (toujours au sens topologique).

On dira donc : le corps est un lieu comme le lieu est un corps ; cela sous-entend que des notions abstraites telles que l’espace et le temps participent de cette définition des lieux. Un lieu n'est pas « plongé » physiquement dans un espace ou un temps dans lequel il se meut (formes de naturalisme) ; pour moi, espace et temps ne sont définissables qu’à partir de l’inscription du lieu, lequel peut être général ou particulier. Les lieux sont ainsi premiers par rapport à ces principes de coordonnées abstraites (issus de la physique galiléenne ou de la philosophie cartésienne).

Revenons à la question de la loi qui préside à ce dispositif en tant que tiers terme neutre et qui ancre implicitement une notion d'ordre (composite ou pur), manifesté collatéralement par l’accommodation (en tant que valeurs transmises et redéfinies au contact d’un monde extérieur) et l’assimilation (en tant que dépôt mémoriel avec sa phénoménologie d’homéorhèses constituant une sorte de sillage temporel). La loi constitue le tiers terme neutre en ce qu’elle ne relève, selon Lévi-Strauss, ni de la nature ni de la culture (et c’est pourquoi nous distinguons loi et règles, ces dernières étant empiriquement observables à l’encontre de la première qui est implicite). Si la loi relève du domaine de la nature, l’ordre humain pourrait être rabattu dans l'ordre animal et elle serait unique en tant que production d’un ordre organique ; si elle relève du domaine de la culture, elle est relative car ce que nous observons empiriquement c’est la grande diversité de ses manifestations.

En ne postulant pas un certain principe, nous sommes donc condamnés au relativisme culturel ; or, entre toutes ces manifestations, on peut constater un certain commun dénominateur (par exemple, la notion de prohibition de l’inceste, soit l'interdiction de s’accoupler avec des proches et qui a, pour pendant, l’obligation d'aller à l’extérieur du groupe pour trouver des conjoints) qui ne dépend pas d’une forme de convention adoptée; la notion de loi s’impose comme transcendance à travers la multiplicité de ses manifestations, laquelle est toujours à double sens : elle interdit biologiquement pour prescrire sociologiquement l’échange (l’endogamie a pour complémentaire l’exogamie obligée).

Note de bas de page 55 :

 Mentionnons ce passage de Lévi-Strauss (Cf. La pensée sauvage, 1962, pp. 169-170) concernant la notion d’ordre composite,
« Il advint, dit le mythe, qu’un bison s’éprit d’une jeune fille et voulut l’épouser. Cette jeune fille était seule de son sexe dans une communauté d’hommes ; car un homme l’avait conçue après qu’un buisson épineux l’eut piqué. La femme apparaît ainsi comme le produit d’une conjonction négative, entre une nature hostile à l’homme (le buisson d’épines) et une antinature humaine (l’homme enceint). En dépit de la tendresse qu’ils éprouvaient pour leur fille et de la crainte que leur inspirait le bison, les hommes crurent sage de consentir au mariage, et ils rassemblèrent des présents dont chacun devait remplacer une partie du corps du bison : un bonnet de plumes deviendrait l’épine dorsale, un carquois de loutre la peau du poitrail, une couverture tissée serait la panse, un carquois pointu l’estomac, des mocassins les reins, un arc les côtes, etc. Près de 40 correspondances sont ainsi énumérées (pour une version de ce mythe, cf. Dorsey et Kroeber, n° 81).
« L’échange matrimonial opère donc à la façon d’un mécanisme médiateur entre une nature et une culture posées d’abord comme disjointes. En substituant une architectonique culturelle à l’architecture surnaturelle et primitive, l’alliance crée une seconde nature sur laquelle l’homme a prise, c’est-à-dire une nature médiatisée. A la suite de ces événements en effet, de « tout en os » les bisons sont devenus « tout en chair » ; et de cannibales, comestibles. »
En tant qu’ordre pur,  la loi est par ailleurs à la fois un index (en ce qu'elle prescrit) et un tri (en ce qu’elle décline des partages, ne serait-ce, au départ, que la distinction entre le Bien et le Mal) ; ce que l’on peut appeler un « paradigme » au sens de J. Petitot (1985).
Pour être plus précis —mais ceci nous entraînerait trop loin de notre présentation—, nous devrions ajouter que la loi est duale en son principe et c’est cette dualité qui caractérise un enjeu, soit une dynamique interne. Elle est, à la fois, « prescription » (positive, négative) et « transgression » (cette dernière spécifiant la limite à ne pas dépasser) ; ou encore, on dira que loi et hors-loi sont indissociables. Pour décrire ces valeurs déontiques en conflit, il faudrait donc avoir recours à une autre schématisation subsidiaire dans laquelle nous aurions les termes de base, prescription (positive, négative), transgression et laisser-faire (qui représente leur négation conjointe) ; puis, nous aurions les termes mixtes, l’exception, en tant que forme intermédiaire, entre prescription et transgression; tolérance, entre prescription et laisser-faire; enfin, la notion de dissidence entre ce dernier et transgression, laquelle permet de prendre une distance par rapport à ce conflit entre prescription et transgression. L’enjeu de ces valeurs déontiques est ainsi la définition d’une norme sagittale par rapport à son absence (l’anarchie) laquelle conduit au chaos.

La loi est donc en soi un terme complexe: expression neutre (ni, ni), bifide (interdire, permettre) et plurielle dans ses manifestations ; elle est transcendante —comme de son côté le désordre— et nous ajouterons maintenant qu'elle est une instance négative en ce qu’elle exprime un universel négatif (ce que Kant appelait une idée régulatrice et non un concept constituant), à la manière du triangle générique en mathématiques qui n'est ni rectangle, ni isocèle, ni équilatéral,... mais qui est un trilatère invariant. On dira donc que nous avons affaire à une figure classificatoire « en creux » dont les figures « en relief » seraient les multiples manifestations particulières relevant, tant du domaine de la nature que du domaine de la culture55.

La loi est une fonction ordonnatrice plus qu'un résultat ; elle est repérable à travers des stabilités locales (comme des règles de parenté, des formes classificatoires, des types de rituels) ou des instabilités réorganisatrices (comme dans les transformations mythologiques) ; elle est à la fois une nécessité (elle fonde une légitimité) et une contingence (dans la façon de s’incarner dans des sujets ou des objets, des corps ou des représentations). Faisant suite à (5) et (6) supra, nous avons donc:

8) Dispositif des mises en rapport au sein du couple {nature, culture}

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Considérons par exemple la fonction du désordre dans ce dispositif : c’est l’opposé diamétral de la loi comme mise en ordre (Cf. composite ; par exemple, loi de passage entre une accommodation et une assimilation). Le désordre peut dépendre d’un bouleversement externe (cataclysme) ou d’un bouleversement interne, soit provoqué rituellement (carnavals, saturnales, rituels de deuil) soit subi (invasion guerrière, révolution). Mais le désordre en lui-même n’est pas simple : d’un côté, s’il est le chaos toujours possible « au sein » de ces rapports de mise en correspondance, il est de l'autre une « remise à zéro » des computs (comme dans le fait de battre les cartes après chaque partie). De ce point de vue, il est comparable à la « réserve » plus ou moins désordonnée du bricoleur qui amasse tout ce qu'il rencontre (Cf. « ça peut toujours servir »). Le désordre est donc à la fois positif et négatif comme la loi.

Note de bas de page 56 :

 Dans l’Appendice C in fine, nous rapprocherons cette notion de désordre de celle de la Chôra dans la philosophie platonicienne ; celle-ci n'est pas le désordre mais sa place matricielle dans le dispositif.

Tel que suggéré, ce désordre fait partie du dispositif au même titre que les autres instances56. Il n’en est pas exclu, hors système (mais il en est l’en-dehors en tant que forme transcendante pouvant faire imploser le système). Cela veut dire que l’hubris grec dont nous avons parlée correspond à un bouleversement des frontières départageant le dispositif (5) supra fait de co-domanialités entrelacées. Nous avons évoqué des formes d’empiètement, de débordement (jusqu'à l'annihilation de l'autre partie, par exemple, dans la notion de pillage) ; l'hubris, et complémentairement, la dykè sont inhérentes à ce fonctionnement, qu'ils en sont la mesure (proportion) et/ou la démesure (disproportion) dans ces délimitations respectives plus ou moins stables. Un bouleversement, un embrasement, correspondent ainsi à la formation d’une masse indifférenciée (Cf. l’abolition des frontières) qui ne peut sombrer que dans la confusion, l’abîme sans fond.

Finalement, deux métatermes couronnent ce dispositif de catégorisation : d’une part, la notion de symbolique (comme dans les jeux, les rituels), et d’autre part, celle d’instrumentalité (comme modes d’action). Celles-ci récapitulent toutes les distinctions proposées.

Le premier métaterme exprime une mise en rapport par identification des termes du type A = B, où l'un devient le substitut de l’autre; c’est un pouvoir de réflexivité du dispositif sur lui-même en tant qu’autorité et légitimité (ainsi la violence peut être symbolique en tant que pure démonstration de la force légale ; le rituel dans son accomplissement n'exprime rien d’autre que sa perpétuation identitaire à travers le temps).

Note de bas de page 57 :

 Lorsqu’une révolution est accomplie, on propose généralement un nouveau drapeau, et même pour des révolutionnaires, ce drapeau revêt une valeur sacrée.

Note de bas de page 58 :

 Nous parlerions d’une duplication en tant que célébration dans les termes du templum (1’’) supra.

Le second métaterme exprime par contre une transitivité des moyens mis à la disposition de ces relations de mises en correspondance, une circulation comme signe d’une substituabilité généralisée, et en ce sens, cette instance matérielle est déniée au profit d’une symbolisation qui est magnifiée, mise en valeur. Un drapeau n’est après tout qu'un morceau de tissus cousus dont on aurait pu faire autre chose (une chemise, une veste)57; mais sous cet aspect symbolique, cela devient un être quasi sacré (cf. « brûler le drapeau » est passible de la loi américaine par exemple; dans toutes les armées, il y a un salut au drapeau, ce qui veut dire que c’est une personne). Bref, alors que le symbolique marque un point-moment de réflexivité du dispositif sur lui-même (reconnu comme tel)58, l'instrumentalité comme transitivité est associée à une circulation des valeurs, à leur réification comme moyens de transfert inter-domanial (par exemple, dans le rôle de la monnaie qui est titrée, en référence à une autorité, et qui sert d'équivalent général entre des biens échangés).

VII. La généralisation du dispositif

Récapitulons les grandes fonctions sémiotiques de ce dispositif (8) au moyen du tableau thématique suivant où nous réunissons les principaux niveaux d'instanciation qui permettront de l'étendre à d'autres considérations anthropologiques:

9) Niveaux d'instanciation du dispositif (8) supra

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Ce tableau exprime un certain nombre d’entrées paradigmatiques formant, d’une part, une homologie de rapports entre ces niveaux, et d’autre part, renvoyant à d’autres templa distincts permettant d’articuler chacun de ceux-ci. Ainsi, {nature, culture}, {passé, futur}, {mesure, démesure},... ne sont pas identiques mais constituent par homologie des co-domanialités similaires. C’est le cas de ceux développés dans les deux Appendices A et B à la fin de cet essai.

Note de bas de page 59 :

 Cf. J. Goody, La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Minuit, 1979.

Note de bas de page 60 :

 Sur ces notions d’origine et d'ère historiques opposées aux cycles cosmiques éternels, on se reportera à l'Appendice A où le dispositif proposé doit être rattaché à ce rapport {nature, culture}.

A propos d’objets empiriques, considérons par exemple l’avènement de l’écriture: c’est un artefact de la Mémoire (à la fois prothèse de la main et substitut de la mémorisation orale) qui a modifié en profondeur le rapport {nature, culture}59. A l’oralité des rapports humains s’est ainsi substituée une « archive » permettant l’accumulation des documents (comptabilités, catalogues, livres). Au départ, fortement opposée à la tradition en tant que transmission orale (voir Platon), elle s’est substituée petit à petit à celle-ci en la datant, en en fixant des repères historiques, en en limitant les variations continuelles ; bref, en la canonisant et ce terme est devenu l'emblème de l’écrit. Il y a donc un avant et un après par rapport à cette émergence laquelle a une origine (les phéniciens pour l'écriture alphabétique en Occident) en tant qu’ère historique60.

L’écriture a toujours gardé un rapport au corps dans la calligraphie et c’est pourquoi celle-ci est restée longtemps une prothèse de la main (jusqu'à l'avènement de l'imprimerie). Écriture vivante, signifiant une individualité (signature), elle est aussi une écriture des morts par sa fonction testamentaire. Elle a donc un rapport direct à la loi en ce qu'elle transmet des pouvoirs ; cette loi qui, en retour, a été fixée dans des formules canoniques (les Tables, dont on dit que Moïse les reçut directement de Dieu). Complémentairement à ce rapport symbolique fondateur, l’écriture est devenue un instrument de communication dans les échanges (comptabilités, missives, lettres de change).

Comme on le voit, un objet empirique tel que l’écriture « modélise » une diversité d’instances à partir du templum (8) en en reconfigurant les valeurs, en créant des coupures temporelles là où il n’y en avait pas. Ainsi, le tableau (9) est très lié à une temporalisation puisqu’il s'ouvre sur le rapport {nature, culture} auquel sont associés les grands cycles naturels (cosmos, saisons, organismes) et qu’il se ferme sur le sens d’une transmission globale des vivants aux morts (inversement, en ce que ceux-ci « lèguent » un monde dans lequel nous vivons et que nous léguerons à notre mort). Cette temporalisation trans-générationnelle exprime donc, à la fois, une irréversibilité (le temps qui passe, le non-retour des êtres chers) et une réversibilité en ce qu'on peut « remonter » le temps par la Mémoire, construire une anamnèse de nos origines (plus ou moins imaginaires). Ce sens est à la fois cyclique (l’éternel retour des saisons) et cumulatif : ainsi de ces origines qui marquent un avènement, soit comme départ absolu (l’origine du monde), soit comme rupture entre un avant et un après (la naissance du Christ, celle de Mahomet). Ce temps orienté est celui des ères historiques qui ont généralement un début et une fin (comme dans la datation des empires). Cette fin peut être ainsi annoncée par anticipation comme dans les Apocalypses.

VIII. Rapports entre une homogénéité et une hétérogénéité

Note de bas de page 61 :

 Avec genos et species, c'est l’un des termes de base de notre recherche.

Nous dirons que cette temporalisation est d’abord celle de la génération humaine et c’est en cela qu’elle est fondatrice, directement associée à la question du genre comme genesis61.

Note de bas de page 62 :

 Nous retrouvons les questions propres à la classification en tant que ségrégation et hiérarchisation des parties, replacées dans le contexte méréologique du dispositif (1’’) supra.

Or cette notion introduit d’autres considérations, celles entre une homo-généité et une hétéro-généité, en prenant ces expressions à la lettre: l'homo, c’est la « mêmeté » et l'hétéro c'est, soit la disparité entre espèces, soit l’altérité dont nous allons voir qu’il existe deux modalités complémentaires : l’alter ego avec qui on échange et l’aliud qui représente l’étranger, l’exclu. Celles-ci sont aussi bien naturelles (dimorphisme sexuel) que culturelles (groupements distincts) et nous savons que les règles de parenté qui fondent la culture jouent sur ces deux registres à la fois à travers la relation d'alliance. On peut ajouter parfois la différence entre générations (parents et enfants), sachant que ces règles peuvent faire varier l'assignation positionnelle des enfants par rapports aux parents (ils ne relèvent pas alors du même groupe). Nous avons là une articulation généalogique faite de clivages et de couplages ; dialectique faite d’homogénéité et d’hétérogénéité62.

En termes d’engendrement, nous dirons également qu’à l’homo-généité peut correspondre un auto-engendrement, ce qu’on appelle biologiquement un clone, bien différent de la greffe (qui relève d’un artifice de croisement).

Note de bas de page 63 :

 Cf. L’Appendice B quant à la position de ces termes entre mondes, mortel et immortel : soit que les dieux se font mortels (à la manière de Zeus séduisant des jeunes femmes), soit qu’un mortel monte à la puissance des dieux (héros mythiques, Heraklès ou Asdiwal).

Enfin, dans l’origine même du genre on peut appliquer cette distinction entre l’homogène et l’hétérogène : par exemple, dans les rapports mythiques qu'entretiennent les dieux et l'humanité (cas du croisement entre êtres divins et êtres humains63). À propos de ces derniers, on peut parler d’une hétéro-généité fondatrice (hiérogamie). Ce rapport est ainsi très complexe puisqu'il peut associer le réel (la génération) et le symbolique (l’alliance).

Note de bas de page 64 :

 C’est la question du mélange dont nous avons dit qu’il participait de la nature stochastique de la sériation, en (1’’) supra.

Ce qui nous préoccupe maintenant sera donc le problème entre une unité (ou dyade) générique et une diversité individuelle, l’hétéro-généité faisant appel à deux valeurs bien définissables : soit une hétérogénéité générique (deux espèces non-accouplables, comme chats et chiens, et en ce sens disparates; comme on l’a dit, l’altérité peut aller jusqu'à l’« étrangeté » en tant que terme venant de l'ailleurs. La notion de couple et de croisement est donc au centre de cette nouvelle problématique: croisement en vue, ou non, de la production d'un tiers terme qui synthétise des différences initiales (Cf. homme et femme, groupes différents, ethnies différentes; etc.) et qui en perpétue l'existence. Non seulement, ce sont des questions qui touchent à la nature mixte des constituants, mais de plus, à l’hybridité des produits en tant que formes inédites64.

Tout individu est donc génétiquement un croisement rassemblant une pluralité de traits en faisceau (deux parents, quatre grands-parents, etc,) et pouvant engendrer une multiplicité d’enfants issue d'un ou de plusieurs croisements successifs (types de conjoints dans l’organisation parentale en question). C’est pourquoi la notion même de croisement possède dans de nombreuses mythologies une valeur cosmique (symbolique) exemplaire. Encore une fois, la notion de genre n’est pas une forme linéaire (à la manière de l’arbre logique de Porphyre, par exemple) mais un tressage fait de multiples brins appariés (dans le passé) et ouvrant sur de multiples bouts (dans le futur). C’est ici que nous retrouvons le sens fort de la notion de dialogisme comme interaction entre deux pôles complémentaires, de contrepoint temporel et d’entrelacs positionnel.

Afin de caractériser plus précisément les enjeux de cette notion du croisement —pierre de touche des rapports {nature, culture} dans bien des civilisations— précisons le schéma d’ensemble du templum:

10) Schéma des rapports entre une homo-généité et une hétéro-généité

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Ce schéma va nous permettre de comprendre le rôle des termes complémentaires à la notion de génération entendue ici au sens d'un principe vital (Cf. fécondité vs stérilité) préalable à l’accouplement; présent par exemple sous les espèces d'un flux (organique, cosmique) qui innerve les individus en acte.

En tant que principe, ce flux exprime une homo-généité de type transcendant qui  « crée » la communauté clanique indépendamment des individus qui la composent. Inversement (et implicitement), elle « contra-pose » une hétéro-généité et on parlera de communautés distinctes comme on parle d'espèces distinctes, voire de races distinctes dans une conception organiciste des rapports humains, comme si chaque communauté, chaque « race », se refermait symboliquement sur son principe vital (jugé le seul acceptable). C’est ainsi qu'on a idéologiquement la notion de « races pures » (comme dans les aristocraties) qui rejette toute forme de métissage avec d’autres classes (jugées inférieures).

Note de bas de page 65 :

 Ces propriétés du rapport {homogénéité, hétérogénéité} doivent être ainsi associées à celles du milieu dans le dispositif (1’’) supra puisque ce sont elles qui définissent les rapports entre conditions générales et conditions particulières.

Revenons à la complémentarité des termes en opposition : nous avons la notion de changement qui est inexorable dans la mesure où nous avons affaire à des différences temporelles (lesquelles « travaillent » dans une accommodation permanente (Cf. (8) supra) ; c’est la différence entre la génération des parents et celle des enfants qui exprime une discontinuité et c’est pourquoi dans ce même dispositif (8) nous avons un modelage qui a pour but de maintenir, par homogénéisation, une continuité traditionnelle (sous la forme de rites de passage, par exemple); donc une inculcation des valeurs indépendamment d'un apprentissage de la vie. C’est aussi l'évolution d’un type dans la succession des générations, soit engendrée naturellement soit provoquée artificiellement. Ainsi, très tôt, les hommes ont « manipulé » les espèces naturelles (animaux et plantes) sous la forme d’une domestication, d’un élevage, d’une horticulture, agissant sur eux par greffage, bouturage ou sélection des semences. Ce changement est donc guidé, au contraire de l’évolution naturelle qui se fait au gré des conditions écologiques65.

Le croisement, en tant que pro-duction d'un tiers terme nouveau, synthétisant des différences, est donc le résultat d'une génération (représentée symboliquement par une lignée) et un changement constant.

L’autre terme complémentaire à la génération comme principe est l’altération (qui n'est pas celle du vieillissement naturel) ; là encore, nous avons affaire à deux versions, l’une positive, l’autre négative: provoquée, l’altération peut être une mutilation (castration, amputation, dont nous avons parlées en (5) supra au titre de la refente); subie, elle peut être celle des nuisances d'un environnement nocif ou d'un isolement (comme dans le cas de groupes éparpillés dans des régions difficiles d'accès et repliés sur eux-mêmes). L’altération est ainsi une instance négative par rapport aux deux autres (celle d’un principe d’engendrement et celle d'un changement) ; par exemple, associée à la génération elle produit une dégénérescence des lignées qui « s’éteignent » progressivement. L’autre aspect de l’altération est moins apparent mais tout aussi important : c’est celui d'une modification des conditions d'existence d'un croisement (Cf. du milieu), cette modification amenant un changement global des conditions de vie permettant ainsi de les renouveler.

Considérons le dernier terme (mixte) de ce dispositif lequel est, à certains égards, le plus important en ce qu’il « dépasse » le cadre d'une génération ou d'un croisement : la notion de métamorphose. Celle-ci peut être une déviance (la notion de monstruosité dans la définition d’une prototypicité, considérée peu après) issue de l’altération ou bien la production d’un changement brutal (la notion de mutation). En tant qu’opposée à la génération (comme principe de continuité) la métamorphose est donc une rupture génésique, soit comme formation d'un inédit par rapport à l’antériorité, soit comme combinaison des qualités de deux êtres distincts (chimères). En ce sens, l’art comme manipulation spécifique est une métamorphose permanente.

Note de bas de page 66 :

 Que nous ne faisons qu'évoquer dans l'Appendice B in fine en tant que rapport entre le monde des vivants et le monde des morts; le masque participe de cette hybridité dont nous parlons, Cf. Cl. Lévi-Strauss, La voie des masques, Paris, Flammarion, 1979, (Cf. le titre de l’ouvrage exprime une bimodalité, impossible à trancher, entre voie le chemin et voix la parole).

À l’état naturel, nous savons qu’il existe un principe de métamorphose (Cf. têtard grenouille, chenille papillon), sans parler des mues temporaires (serpents). Tout ceci est donc associé au corps comme revêtement (au sens de la Bekleidung dont nous avons déjà parlée, Cf. la note (44) supra), que nous ayons affaire à des aspects naturels ou culturels ; les chimères sont ainsi, comme chacun sait, des produits d'êtres typiques existants : Pégase = cheval + oiseau ; Minotaure = homme + taureau, etc. ; la fabrication des masquesva également dans le sens de ce principe de métamorphose66.

Plus généralement, nous dirons qu’en associant ce templum (10) au précédent (8), toute forme de mise en correspondance entre le domaine de la nature et le domaine de la culture exprime la concrétisation d'une certaine métamorphose :

(11) Reprenons (3) supra, à propos d'artefacts,

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Note de bas de page 67 :

 Le renvoi à l'ouvrage de G. Simondon, L'individu et sa genèse physico-biologique, Paris, PUF, 1964, p. 27-39, nous paraît fondamental.

En sélectionnant une certaine argile pour en faire une brique67, on accouple une matière (qui a une certaine texture) et un format (moule comportant une certaine géométrie) dont le résultat servira de tremplin à de nouvelles formes : mur, habitation, pont,... C’est ce couplage qui va permettre d'avoir la relation d'équivalence générale,

11 a)

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La première équation est un produit dont le résultat est « identifiable » aux termes initiaux : l'accouplement d’un étalon et d’une jument (dimorphisme sexuel) donne un poulain et non un veau, qui n'est pas la copie des précédents mais qui leur « ressemble » (par airs de famille).

Note de bas de page 68 :

 C’est celui-ci qui sera l'amorce d’un nouveau dispositif (17) infra associé à la formation de l’œuvre d'art en tant que simulacre où la notion de représentation occupe une place essentielle en ce qu’elle est l’articulation entre un Passé et un Futur.

Par contre, la deuxième équation est une analogie dont le résultat est un « analogon »68, c’est-à-dire, que celui-ci n’est pas automatiquement « identique » aux termes initiaux mais « semblable »,

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Nous faisons jouer ainsi l’opposition maîtresse au sein de la relation entre homo-généité (croisement) et hétéro-généité (métamorphose). Le résultat, comme chimère, peut être un corps de cheval avec des ailes ou un corps d’oiseau avec une tête de cheval (figure proche de celle des Harpies).

Bref, croisement spécifique et métamorphose analogique sont clairement dissociables, mais dans les mythologies nous ne savons jamais à quel « être » nous avons affaire : Pégase est un animal imaginaire, déclaré tel, mais la chauve-souris (oiseau quadrupède à tête de souris, aveugle par dessus le marché) relève-t-elle d'un ordre spécifique ou d’un ordre mimétique ? Je devrai enfin préciser que grâce au jeu des substituts (voir le point suivant) la métamorphose est dérivable en une thématique au sens de la composition musicale qui joue sur des homologies de rapports comme dans l'art du contrepoint en tant que transformations variées, inversées, transposées, etc.

Note de bas de page 69 :

 Ecrits logiques et philosophiques, Paris, Seuil « Points », 1971, p. 125-126.
On rappellera que la définition logique d’une identification,  x = y = df (f). fx => fy, est de l’ordre de la métanomination : x sera dit identique à y si et seulement si, pour toute fonction f, si x y satisfait, y y satisfait également ; c’est celle-ci que nous avons dans la caractérisation des relations de typification {(i)(v)} ci-jointes.

Note de bas de page 70 :

 En d’autres termes, on dira que la relation frégéenne d’identification, A = B, peut être retraduite en celle de valence, A vaut pour B (équivalence) qu’on ne peut réduire à une assimilation des deux termes ; c’est par exemple la différence entre « traduction » d’une langue dans une autre au Chapitre XIII infra et « mot-à-mot ».

11b) Nous savons logiquement depuis Frege69 qu'il y a une grande différence entre l’identité A = A et l’identification A = B, laquelle peut conduire à un jeu indéfini de substituts, A = B, B = C, ... C’est cette logique de l’identification que nous avons dans la mise en correspondance entre les co-domaines de la nature et de la culture (nous avons un saut et une reconfiguration d'un ordre dans l'autre)70. Ainsi, comme nous l’avons souligné, l’ensemble de ces corrélations est distinct des morphologies relevant de chacun de ces domaines; nous devrions ainsi intituler chaque type de relation reconfigurative une « typification » de la relation. Par exemple, nous pouvons en définir cinq modes principaux :

-i- Relation technomorphe

(assimilation d'un corps à un appareil, artefact ou machine ; pensons par exemple aux peintures métaphysiques de De Chirico)

-ii- Relation phytomorphe

(assimilation d'un corps à une forme florale ou arborescente, transformant celui-ci en ornement comme dans l’Art Nouveau)

-iii- Relation zoomorphe

(assimilation d'un corps à une forme animale comme dans le cas des masques, des heaumes guerriers)

-iv- Relation cosmomorphe

(assimilation d'un corps à un relief montagneux, Cf. pyramides égyptiennes, ou à la voûte céleste, Cf. architectures fantastiques comme dans le cas du Cénotaphe de Newton par Boullée, reproduit en (16) infra).

-v- Relation anthropomorphe

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(assimilation d’un solide à celui du corps humain comme dans le cas du symbole de l’architecture religieuse selon Francesco di Giorgio ; plus banalement, c'est l'assimilation visage = façade, corps global = système de proportions chez Vinci, Dürer, etc.,)

Dans tous ces cas, nous ne précisons pas ce que nous entendons par « corps » comme point de départ de la relation, ce qui veut dire qu’un corps humain est anthropomorphe s’il rentre dans une relation de « typification » avec lui-même.

(11c) Nous définissons ainsi un ordre symbolique (Cf. (8) supra) par rapport au couplage {nature, culture} et par rapport à ce qu’est une instrumentalisation comme simple action (Cf. faire du feu, modeler un pot, tailler une flèche, construire un abri). Ces syntagmes {(-i-)(-v-)} de « typification » caractérisent ce que Kant appelait un schématisme en tant que mise en correspondance holistique (et non analytique) entre un registre de catégories et une « imagibilité » résultante (ce qu’il nommait « hypotypose » comme monstration vivante). C’est ce que nous reprendrons au Chapitre XIII infra sous le nom de re-présentation comme mise en rapport de différents domaines sémiotiques.

Note de bas de page 71 :

 M. Detienne et G. Sissa, La vie quotidienne des dieux grecs, Paris, Flammarion, 1989.

Note de bas de page 72 :

 Ce dernier point constitue la synthèse de ce que nous avons proposé auparavant depuis la définition de la notion de duplication dans le dispositif (1’’) supra: soit la note (25) associant les couples {nature, culture} et {visible, invisible}, la note (39) relative à la distinction que Descola fait entre « intériorité » et « physicalité » (apparences mondaines), propre tant aux humains qu'aux non-humains; enfin, le point (7a) supra qui constitue le noeud triadique des relations entre ces couples faisant émerger la notion d'« esprits » comme tiers terme circulant entre la nature et la culture. L'invisible qui est assimilé à un « fond » dans la relation gestaltiste figure-fond est, dans le cas des religions païennes ou monothéistes, redressé verticalement (notion de surnaturel en tant que panthéon surplombant l'humanité) comme mise à plat de cet entrelacs dont le rapport {nature, culture} forme la dimension horizontale.

Ainsi, les dieux grecs ont beau être immortels, ils n’en sont pas moins des corporéités (ne serait-ce que dans leur différence sexuelle) et c’est pourquoi ils peuvent avoir des aventures comparables à celles des humains (agression, tromperie, séduction, jalousie, etc.) et avec des humains (ce que nous mentionnions à propos du croisement hétérogène) ; ils peuvent se métamorphoser en corps animal ; etc.71. Dans les termes présents, c’est ce qu’on appellerait une « relation anthropomorphe » mettant en relation l’humanité du corps et la divinité surnaturelle relevant d’un autre monde; la société des dieux antiques, en tant qu'instance tutélaire, est un sur-composé de la société des hommes et qui lui donne sa légitimité selon le schéma triadique (7a) supra déjà proposé, puisqu'il associe des formes naturelles, des valeurs culturelles et la notion de divinités en tant qu’hypostases de ce que nous avons appelé des « esprits » comme tiers terme circulant entre la nature et la culture72.

L’identification frégéenne, A = B, n'est donc pas seulement une opération de mise en correspondance entre co-domaines (Cf. (5) supra, soit le passage d’un ordre morphologique à un autre) mais la création d'un ordre symbolique, présupposant des valeurs, comme relation triadique de « mise en miroir » de la société humaine, d’un monde naturel et d'un panthéon divin (rapport que nous pouvons également associé aux rapports entre le monde des « vivants » et celui des « morts », Cf. le tableau (9) supra, accompagné de l'Appendice B).

11d) Dans cet ordre symbolique, nous avons ainsi une sur-composition des constituants en tant qu’assemblage fait de mises en rapport. Prenons par exemple la colonne en tant que support du toit mais également en tant que figure de gloire (la Colonne Vendôme, par exemple, mais aussi celle de Loos pour le concours du Chicago Tribune, 1922) ; elle est le produit d'une première transformation (Cf. (3b) supra) et, de celle-ci, d’une sur-composition possible donnant un ordre symbolique à partir de la fonction instrumentale:

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Note de bas de page 73 :

 Cette normativité est le rôle même d'une typicité introduite dans le mini réseau de templa (13) infra.

Ce qui prouve bien que ces intitulés (11b (-i-)(-v-) supra), en tant que catégories (filtrage holistique) de mises en rapport, forment un groupe autonome par rapport aux co-domaines de départ. Nous dirons également que c'est cette capacité holistique qui permet une variation dans la spécification de ces formes : ce qui est transporté d'un domaine dans l’autre c'est un registre de configurations plus ou moins déformables et non une collection de termes mis en relation avec leur application dans l’autre domaine. Or, cette variation renvoie à une typicité permettant de dissocier ce qu’est un prototype comme représentant le plus évident de la classe, les formes plus ou moins individualisées par rapport à ce parangon et enfin les formes hors norme (les êtres fabuleux ou monstrueux comme la licorne ou la Gorgone)73.

IX. L'ordre de la brique chez Mies van der Rohe (1926)

Note de bas de page 74 :

 À la notion d'hétérogénéité correspond par exemple, en termes de type architectural, celle d'un éclectisme, soit des matériaux, soit des styles. Cf. C. Simonnet, L'architecture ou la fiction constructive, Paris, 2001, pp.17-19.

Avant de poursuivre cette présentation générale, je vais prendre un exemple important dans l'histoire contemporaine de l'architecture : le Monument à Karl Liebnecht et Rosa Luxemburg de Mies van der Rohe (Berlin, 1926) en ce que cette édification marque l'avènement d’une nouvelle ère puisqu’il associe la commémoration des deux héros révolutionnaires et les potentialités formelles de l'Architecture moderne. Cet excursus va nous permettre également de reconsidérer le premier dispositif (1’’) supra de la morphologie à la lumière du développement précédent portant sur une {homogénéité, hétérogénéité}74.

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Note de bas de page 75 :

 Citons ce passage de W. Pehnt, Architecture expressionniste, Paris, Hazan, 1998, p. 188,
« En faveur de la brique on usait aussi d’arguments moraux, souvent irrationnels. On faisait valoir le côté naturel, sincère, honnête, la « ferveur de la vie de l’âme », le « sentiment allemand », des valeurs qui prétendument se rattachaient à la brique mais aussi la monumentalité stricte qui résultait du klinker et de la brique. « Une grande dignité est répandue sur l’ensemble, même là où le sérieux cède la place à une joyeuse solennité », écrivait Schumacher à propos des formations architectoniques avec « ce matériau céramique ». « C’est la dignité qui surgit, elle est le fruit des meilleurs traits de caractère, la marque de la robustesse tribale. Nulle part il n’y a phraséologie, nulle part il n’y a pose artificielle ». La gauche politique avait aussi sa philosophie de la brique. Pour Berlage, doyen de tout ce qui se construisait en Hollande, la construction en brique incarnait la constitution démocratique de la société : les individus correspondaient aux pierres, et le mortier n’était autre que la solidarité intellectuelle qui tenait l’ensemble. »

12) Deux éléments caractérisent au départ le choix de l'architecte: a) la brique, élément artificiel, prolétarien, et dont la mise en oeuvre a été magnifiée par Schinkel dans l’histoire de l’architecture allemande75; cette brique revêt deux usages : en ce qu'elle est un support ou en ce qu'elle est un remplissage. b) Le mur-paroi en ce que cette figure pleine (et non évidée à la manière de l'arche) serait ici la synecdoque (la partie pour le tout) de la construction de la « cathédrale du socialisme » (expression consacrée à l'époque par le Bauhaus) comme le Mur des lamentations, en tant que « ruines » est le vestige synecdochique du Temple détruit de Jérusalem. c) Dernier point enfin : il faut noter que Mies van der Rohe a traité ce mur-paroi en tant que totale homogénéité (Cf. il n'y a pas de linteaux distincts du mur, béton ou métal, par exemple); les lits de briques sont ainsi leur propre support.

12a) Nous avons une homologie globale entre les trois niveaux de la composition:

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Rapportée au dispositif (1’’) supra, la brique est un élément relevant d'une sériation (mise en ordre linéaire); cela donne un lit de briques (couche) que l'on peut superposer (plusieurs couches = mur). Ce rapport est donc entre éléments (indivisibles) et parties (couches) en tant que sous-ensembles homogènes dont le mur peut constituer un ensemble. Est-ce une totalité pour autant? Nous avons ajouté en (1’’) supra la notion d'enveloppe pour que celle-ci constitue un ensemble fermé (Cf. une totalité).

Poursuivons notre procédure en détaillant chacun des stades de cette homologie de rapports; en reprenant (11) supra nous avons le développement:

12b)

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La brique est donc l’élément fabriqué (d'une sériation) et un substrat (d’un milieu) en résonance avec un cosmos (l’argile participe de cette nature en tant que pâte cuite) ; en tant qu’élément, elle est associée à une partition (le lit, le mur) et en tant que substrat elle est associée à un monde de substances en interaction (par exemple, bois et brique dans le pan de bois fermier).

Alors que le lit de briques n'est qu'une opération de superposition (en couches), l'appareillage est de son côté une composition dans le mode de chaînage des briques (vertical, horizontal, de champ, de bout, en biseau; composition des angles; etc.). C'est l’association des deux qui va définir une totalisation puisqu'on peut faire interagir des types d'appareillage (ou d'assemblage). Enfin, les motifs ornementaux, en tant qu'empreintes moulées (dans l'argile), sont des incrustations dans le mur comme dans le cas de l'École expressionniste d'Amsterdam (M. de Clerk) à la même époque; on peut imprimer ainsi des motifs ornementaux tels que des figures de masque. Le fait qu’il n'y en ait pas ici est donc très significatif (d'une non-figuration voulue).

12c)

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C’est donc au niveau d’une mise en oeuvre des formes édifiées que nous atteignons celui d’une totalisation dont les étapes précédentes ne sont rétrospectivement que les parties ; c’est en particulier à ce niveau que nous avons une régulation entre les différents composants de la construction : ici, par exemple, le choix fait entre mur-paroi et arche à partir du même matériau; ou encore la dissociation entre une composition traditionnelle où les volumes se fondent dans un ensemble uniforme et une composition moderne où les mêmes volumes se détachent les uns vis-à-vis des autres (par emboîtement-déboîtement des plans). L’ensemble-résultant forme un tout intitulé planimétrie ou volumétrie.

On notera, dans le mode de composition d'ensemble, la référence explicite à l’école De Stijl de T. Van Doesburg (rationalisme, axonométrie) opposée à l'École expressionniste de M. De Clerk ; la composition a donc une valeur polémique. En particulier, on peut dire qu’il n'y a pas de différence architectonique (comme dans le cas d'une composition traditionnelle) entre ce qui serait une planimétrie (projection au sol du bâti) et cette volumétrie en tant que mur-paroi: celle-ci est une élévation mais on peut dire également qu’elle est une planimétrie basculée dans la verticalité (elle peut être comparée à celle du Pavillon de Barcelone qu’il édifiera en 1929). Nous avons ainsi affaire à une tridimensionnalité rabattue dans une bidimensionnalité pariétale faisant de ce mur-paroi une « profondeur » écrasée. Bref, ce Monument est aussi un tableau abstrait.

12d)

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Note de bas de page 76 :

 Cf. Le Chapitre XIII infra à propos de cette notion de « traduction ».

Note de bas de page 77 :

 Cf. Tautégorie, ce terme forgé par S. T. Coleridge a été repris par Schelling, en tant que mode d'interprétation de la mythologie selon lequel celle-ci doit être comprise au sens propre sans qu'il faille en rechercher la signification ailleurs que dans ce qu'elle exprime. La signification des mythes ne peut être ainsi que celle des processus par lesquels ils apparaissent. Dans la mesure où nous avons ici, dans ce rapport d'homologie (11a), une « traduction » d'un substrat dans un autre nous reprendrons cette question à propos de la production des oeuvres d'art en tant que formes symboliques, Cf. (17) infra.

Note de bas de page 78 :

 À propos de cette association entre « mouvement révolutionnaire » et « architecture moderne », peut-on parler d'opportunisme de la part de Mies van der Rohe? Plusieurs témoignages indiquent que l'architecte était indifférent à la cause sociale et qu'il ne revendiquait qu'un engagement esthétique et spirituel. Cf. R. Pommer, « Mies van der Rohe and the Political Ideology of the Modern Movement in Architecture », Mies van der Rohe critical essays, New York, The Museum of Modern Art, 1989, p. 96-146.

Terminons par la dernière relation d'homologie : le rapport entre mur-paroi (de brique) et l'Étoile rouge: celle-ci n'est pas « imprimée » dans la masse mais « exprimée » comme surgissement, décollée du mur; le mât figure une verticalité puisqu'il est porteur d’un drapeau potentiel. Nous avons donc deux niveaux de lecture différents mis en correspondance : l'un « traduit » l'autre76. Toutefois, le monument n'est pas une allégorie (comme dans le monument à Vaillant-Couturier de Le Corbusier, presque à la même époque) mais une tautégorie77 (Cf. l'ordre constructif, Baukunst autant sinon plus qu’Arkitektur). Ainsi ce monument, en ce qu'il signifie à la fois un acte héroïque (celui des deux Spartakistes assassinés) et l'avènement d’une architecture Moderne, constitue le microcosme (germe en tant que micro-totalité en puissance) d'un macrocosme à venir (celui du changement de la société dans ses formes architecturales et sociales), dernière forme de totalisation par gémellité entre un monument réel et un monde virtuel (projeté). L’Étoile est ainsi, à la fois, un symbole révolutionnaire et un index cosmique qui montre la voie à suivre78.

X. Le réseau dans son ensemble

Après avoir proposé trois dispositifs d'une généricité des morphologies, (1’’), (8) et (10) supra, nous pouvons maintenant établir une « carte mentale » de cette notion au moyen de six templa nécessaires à sa définition en tant qu’articulation institutionnelle et/ou cognitive; nous obtenons ce que nommons dans nos termes un mini réseau de templa entre lesquels on peut établir un sur-ensemble de corrélations croisées entre les notions : de génération relevant d'une {homogénéité, hétérogénéité}, de mise en commun fondateur d'un socius, de typicité individuelle {typique, atypique}; enfin, de l'oeuvre en tant que cohésion symbolique.

(13) Mini réseau de templa propre au genre

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Nous avons au départ :

a) un rapport {nature, culture} dans lequel nous enchâssons désormais le dispositif (1’’) supra d'une morphologie (méréologie). Le couplage d'ensemble permet de caractériser, par différenciations internes, des modes matériels (donnés naturellement, fabriqués artificiellement) ; en particulier, constituées à partir des métatermes « symbolisation » et « instrumentalisation » (Cf. (8) supra). À cette base, nous devons adjoindre (Cf. Appendice A) des dispositifs complémentaires permettant de mieux décrire les types d'opérations en jeu dans la définition du rapport de base : ceux d'une temporalisation par cycles (cosmiques, saisonniers, organiques) ou par stratification formant des couches (géologiques, historiques).

b) Ceux d'un passé, présent, futur (Cf. Tableau (9) supra), auxquels est étroitement associée cette coupure constitutive d’une scansion co-domaniale (5) supra, produisant prospectivement une « accommodation » des valeurs, et rétrospectivement, une « assimilation » inscrites dans le couplage {nature, culture}.

c) Ceux d’une corporéité comme enjeu d'une topologie entre les notions d'intériorité, d'extériorité et de bord —distinctions liées à la notion de frontière dont on a vu le rôle essentiel (Cf. (5) supra) dans la démarcation de ces domaines puisque leur abolition signifierait une démesure (hubris).

d) Ceux enfin du rapport entre les « vivants » et les « morts » (Cf. Appendice B) permettant la transformation spéculaire de ce premier couplage en celui entre la société des mortels et la société des immortels (qui en sont les garants) en tant qu’ordre surnaturel (Cf. (11c) supra).

e) Le second dispositif (10) supra, entre une homogénéité et une hétérogénéité, nous a permis de construire les relations généalogiques et de métamorphose, la différence entre une reproduction « identitaire » de la société (à travers la continuité de ses générations humaines) et ses formations symboliques représentées par des mythes en tant que créations métamorphiques donnant naissance à la notion de fiction (ce que nous allons proposer dans la définition de l'oeuvre comme cohésion symbolique).

XI. Retour sur la classification

Note de bas de page 79 :

 La typicité, en tant que mécanisme d’individuation, a fait l'objet de plusieurs présentations, notamment dans la dernière version de mon Réseau du sens :
http://www.leap.umontreal.ca/pierreboudon, texte intégral, Partie III, Chapitre III.2., templum (xxi-xxi’).
Quant à l’épistémologie de cette problématique, on peut se reporter à l’essai de J.-P. Desclés, « Dialogue sur les prototypes et la typicalité », paru dans le volume Modèles et concepts pour la science cognitive, hommage à J.-F. Le Ny (sous la direction de M. Denis et G. Sabah), Grenoble, PUG, 1993, p. 139-163.

Nous allons reprendre cette problématique telle que nous l’avons laissée en (2) supra en abordant la question de la typicité portant sur la notion d’ « individu ». De même que nous avions un couplage (1’-1’’) supra organisant les principes de la classification entre une taxinomie (synchronique) portant sur le rapport genres-espèces et une morphologie (en tant que méréologie organique), nous disposons également d’un autre couplage (10-14) jouant sur les rapports entre les notions de « descendance » (diachronique) en tant que principe générationnel et d’individuation. Dans ce dernier cas, nos analyses ont repris la problématique de Rosch et de son groupe79, portant sur une sémantique référentielle, et nous avons proposé un modèle de schématisation permettant de saisir ces différents rapports entre une prototypicité, un domaine de généricité et la notion de singularisation en tant que production d’un unicum.

Ainsi, si on peut caractériser un domaine de généricité par son summum genus (Cf. < être vivant >, < animal >, < végétal >), comme dans les taxinomies traditionnelles, le critère pour définir une prototypie n’est pas tant la redondance des traits différentiels que la norme sous-jacente à cette notion centrale dont les formes atypiques représentent de leur côté des exceptions (absence d'un des traits pertinents à la caractérisation, comme par exemple, l’unijambiste par rapport à l'homme ordinaire). Le but de cette schématisation est ainsi de pouvoir « cibler », dans un domaine de généricité donné, des formes prototypiques qui représentent les parangons de la classe en question. C'est également à partir de cette norme que l'on peut définir un envers du prototype qui serait le hors-norme (soit le prodigieux ou le monstrueux, comme dans l’exemple des chimères abordés auparavant), complémentaire du prototype comme parangon de la classe.

Nous disposons ainsi d’un templum capable de distribuer ces notions selon des termes de base et des métatermes que nous compléterons par les termes mixtes :

(14) Templum d’une typicité

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Dans le modèle expérimental de Rosch et alii, la difficulté porte sur la localisation des deux types de relation qu’elle a retenus : d’une part, nous avons les relations classiques entre espèces et genres (Cf. templum (1’) supra) que nous pouvons assimiler au rapport entre un domaine de généricité qui constitue l’origine, la racine, et une prototypie en tant que définition d’un parangon de toute la variété spécifique qu’offre le déploiement. Cette relation verticale peut être comparée à un curseur hypéro-hyponymique entre les différents niveaux de caractérisation genres-espèces comme dans les arborescences linnéennes (ce complexe appelé « hypéro-hyponymique » est dérivé de la relation synecdochique) ; c’est une synecdoque appropriée à une classification avec ses différents niveaux de définition).

D’autre part, nous avons dans ce modèle de compréhension de Rosch, un mode de corrélation plus difficilement caractérisable : il s’agit des relations (horizontales) entre différents types d’individus que l’on peut rapprocher par similitude et que l’on peut ranger du plus proche au plus éloigné dans une échelle de distances (gradient) par rapport au prototype, qui est le type de référence (ainsi, la chauve-souris est-elle plus éloignée que la mouette dans la classe des < oiseaux >). Nous parlons à ce sujet d’une famille d’allomorphes en ce qu’ils sont rapprochables les uns des autres mais non similaires, sinon à titre d’ « airs de famille » plus ou moins vaste.

C’est cette extension d’une classe d’individus, plus ou moins lâche, qui nous permet d’associer dans des formes mixtes (plurielles) la notion de prototype, comme représentant de base, et une singularisation en tant que création d’un individu original ; celui-ci peut être engendré par métissage (croisement), par sélection (triage) ou par surdétermination (convergence de plusieurs sources) qualifiée par un sujet exécutant. Dans chacun de ces cas nous avons la formation d’une nouveauté par rapport à ce qui existe au préalable. Ainsi l’œuvre d’art, par différence avec l’artisanale (famille d’allomorphes en général) peut être caractérisée comme unicum (unique en son genre).

Cette opération de croisement et d’assomption est aussi définie par ses deux collatéraux : celui des familles d’allomorphes, plus ou moins dérivés d’un prototype, et celui d’un hors classe (qu’il soit prodige ou monstre) reliant la singularisation et un domaine de généricité ; ce hors classe, comme la singularisation, se situe hors de tout domaine de définitions recensé puisque, comme dans le cas des chimères par exemple, celles-ci sont le produit de deux classes disjointes. Hors classe —outre son sens logique— signifie donc création d’un entre-deux paradoxal, individu non localisable génériquement, attraction (comme dans le cas des prodiges hors du commun) ou répulsion (les monstres repoussants), et de ce point de vue, la singularisation peut conduire à ceux-ci (comme dans le cas de la bizarrerie).

XII. Le « socius » comme inscription sociale

Note de bas de page 80 :

 Dans un article précédent, « Le monde de l’adolescence ou la perte de l’autorité », nous avons développé un modèle de schématisation entre moitiés échangistes du type {supérieurs, inférieurs} dont on dira maintenant qu’il découle de celui que nous proposons maintenant.
Cf. « Le monde de l’adolescence ou la perte de l’autorité », dans le recueil Les âges de la vie, Sémiotique de la culture et du temps, Paris, PUF, 2008, p. 31-50.

Avant de passer à la dernière étape concernant une symbolisation, revenons sur le sens de ce couplage {nature, culture}, et plus particulièrement sur le sens de la loi comme rapport entre l’ordre et le désordre (soit, la confusion, le chaos dans lequel le système entier peut être précipité, mais aussi, sa remise en ordre comme relance rituelle). Rappelons également, qu’au départ, nous avons insisté sur cette notion de dialogisme comme échange (Cf. deux parties qui coopèrent et qui s'affrontent), à l’opposé de l'unicité d'un genre taxinomique qui « coiffe » une multiplicité d’individus. Or, c’est à ce chapitre que nous introduisons un second dispositif sous-jacent au rapport {nature, culture}, pendant de celui qui engendre une généalogie (10) supra, et dont nous dirons qu'il introduit aux problèmes d'une institutionnalisation à travers la notion de « socius » comme lien fondamental scellant le groupe social80.

Note de bas de page 81 :

 En anthropologie, c'est par exemple la différence entre les « donneurs » et les « preneurs » de femmes dans les échanges matrimoniaux; dans l'histoire romaine, c’était la différence politique entre les patriciens et les plébéiens, etc.

Note de bas de page 82 :

 Ce qui est appelé une « relation fiduciaire » dans la sémiotique actantielle d'A.-.J. Greimas, Cf. A.-J. Greimas, J. Courtés, Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette Université, 1979, article « Contrat », p. 71.

Auparavant, en (6) supra à propos des formules de l’échange entre les co-domanialités, nous avons abordé la question d'un rapport, à la fois naturel et culturel, implicite sous l'angle des différentes modalités que peut comporter l'échange: symétrique (partage égalitaire), asymétrique (don et contre-don), dissymétrique et enfin non symétrique (Cf. non-échange comme dans le cas du pillage). Nous allons reprendre cette question sous un autre angle, celui des rapports entre la notion de sujet (agent participant), partagée par duplication, et d’objet échangé (quelque soit sa nature) qui crée le lien entre les deux. C’est ce « lien », partagé ou refusé, qui définit le socius en tant qu’inscription de ces deux sujets dans une même sphère d’échange, excluant ce qui n’appartient pas à celle-ci. C’est la différence, bien exprimée en latin, entre alter ego avec qui on échange (partenaires) et aliud (étranger, paria). Enfin, au sein de cette sphère d’échange, nous avons la différence entre une appropriation de l’objet et une désappropriation (acceptée ou subie). Dans un cas c’est le don (cadeau) qui implique un retour à plus ou moins longue échéance81, dans l’autre, c’est la spoliation. En termes d’acte, nous obtenons un rapport  qui n’est pas subjectif mais « juridique » (participant de la notion de loi comme contrat social)82.

Nous obtenons ainsi un nouveau dispositif complétant le précédent (6) supra et dont nous dirons qu’il s’intercale entre le domaine de la culture et celui de la nature (comme, par exemple, à propos des relations (5a) et (5b) supra)

15) Dispositif d'un « socius » en tant que coopération/refus

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Les métatermes de ce templum constituent la relation entre le Soi (Cf. ce qui fait groupe en tant que collectif) et l’altérité (l’étranger, le paria), soit la distinction entre l’alter ego avec qui on partage et l’aliud qui en est exclu. Dans ce schéma, nous distinguons bien ce qui est l’objet d’un échange (qu’il soit une parole, un symbole, un corps, un bien) et l’acte qui implique les sujets contractants ; c’est celui-ci qui spécifie la sphère d’échange (Cf. le Soi) en tant que fermeture.

Note de bas de page 83 :

 C. S. Peirce développe une logique comparable entre trois termes de base non réductibles à une double binarité successive, Cf. Écrits sur le signe, rassemblés, traduits et commentés par G. Deledalle, Paris, Seuil 1978, p. 28, p.77-78, etc.

Dans l’échange, il y a trois temps qui se suivent : il faut pouvoir disposer au départ d’un objet (à échanger) ; celui-ci est cédé à l’autre, et en ce sens il y a désappropriation, pour être transféré (soit une appropriation par l’autre qui ne possédait pas cet objet). L’échange est une attribution. Inversement, l’alter ego rendra la pareille à son tour en offrant un objet d’échange. Nous avons donc, en termes d’acte, un partage définissant une symétrie de rapports83 ; plus exactement, puisque ces opérations impliquent une totalité sous-jacente, nous avons ce qu’on pourrait appeler une « Gestalt participative » en ce que les deux sujets en relation forment les deux moitiés de cette totalité (Cf. qu’est le Soi ; celui-ci  n’est pas une entité mais une dualité) dont le « fond » est une désappropriation temporaire entre les deux sujets. L’objet d’échange est ainsi, dans l’acte de transmission, le comblement d’un manque, ce qui vient remplir un vide temporaire pour chacun d’eux. La notion d’échange est ainsi une dynamique de transferts formant des cycles de prestations constitutifs du Soi.

Note de bas de page 84 :

 C’est en s’aidant du schéma proposé en (7a) supra, introduisant la notion d’ « esprits » comme tiers terme associé au rapport {nature, culture}, que l’on peut dire qu’il y a équivalence possible entre ces différents types d’être —équivalence au niveau profond et non celui de leurs apparences. Le caractère symbolique de ces « esprits » est évidemment fondamental.

Nous devons également préciser la nature de ces termes, Sujet A et Sujet B, comme tenants et aboutissants de l’échange ; pour les Occidentaux, le Soi est le groupe formé uniquement d’êtres humains, mais anthropologiquement comme on l’a vu, cela peut être toutes sortes d’êtres, animal, végétal et même minéral en tant que sites de localisation (comme une colline en Australie, un trou d’eau). La notion de « socius » est donc plus large que celle de groupe humain et peut inclure tous les types d’êtres relevant d’un cosmos en tant que sociétaires potentiels84.

XIII. L'oeuvre d'art comme symbolisation

Note de bas de page 85 :

 Notons le redoublement en tant que reprise.

Note de bas de page 86 :

 Nous établissons une nouvelle relation entre les notions de corps, d'esprits et de simulacres à partir du schéma (7a) supra. L'oeuvre d'art représente ainsi la cristallisation esthésique du plan spéculaire comme mise en rapport de ces trois instances.

Dans le mini réseau de templa (13) supra, nous distinguons bien, en tant que processus de reproduction, l'aspect générationnel représenté par le dispositif (10) supra, portant sur des entités (organiques) et celui d’une représentation symbolique exprimée par l'oeuvre d’art en tant que simulacre. D’ailleurs, au sein même de ce précédent dispositif, nous avons introduit la différence entre une identité spécifique, propre à la génération humaine, et une identité mimétique (Cf. (11a) supra) en tant que formation de ces simulacres (par exemple, les chimères en tant qu'hybrides). La question va être celle d'une re-présentation85, comme « univers de la fiction » et non simplement d'êtres isolés, puisque l'oeuvre d'art exprime en tant que redoublement un « vis-à-vis » dans lequel la société se réfléchit et qui nous ramène à cette notion de l'entrelacs du corps et de son image86.

C’est donc cette question d'une mimésis (évoquée en (11c) supra, à titre d’activité schématisante) que nous allons préciser maintenant; celle-ci est associée à la notion de totalité puisque l'oeuvre « fait monde » par rapport aux simples prothèses du corps (Cf. (3) supra), qu'elle se comporte à la manière d'un lieu spéculaire crée intentionnellement —la notion de lieu introduisant le rapport fondamental entre une intériorité, une extériorité et un bord.

On peut associer à cette problématique trois principes: celui d'une répétition ( à la manière du jeu qui scande un temps indéfini) ; celui d'une mise en miroir (en tant que re-présentation des êtres, visibles ou invisibles) qui est aussi une mise en scène comme événement organisé; celui d'une symbolisation (en tant qu’association d'ingrédients appariés et inscription dans un subjectile) dans lequel on retrouve les propriétés de la métamorphose qui n’est pas propre aux êtres naturels mais également à toute forme de fabrication. Ce dernier principe nous reconduit aux différentes propriétés de la méréologie (Cf. (1’’) supra) en ce que l’oeuvre se comporte non comme un assemblage erratique mais comme une morphologie ayant sa propre logique (elle a une cohérence comme nous le mentionnons en (11b) supra) ; celle-ci est indépendante des sujets qui la constituent et qui la reçoivent.

Note de bas de page 87 :

 J.-M. Schaeffer, Pourquoi la fiction?, Paris, Seuil, 1999, Chapitre II.

L’imitation en est la pierre de touche puisque, dans cette opération spéculaire, où le double en tant qu'identification est sous-entendu, elle est à la fois une action (Cf. imiter, comme geste et comme mimique) et un modèle à suivre ; ainsi l’imitation se retrouve à la base d'une accommodation (Cf. (8) supra) comme apprentissage (exercice d'une acquisition cognitive comme dans l'art de la chasse, de la cuisine ou de la fabrication des outils) ou comme inculcation (imposition d'une norme générale à une classe d'âge comme celle des adolescents dans les rituels de passage)87. Dans le premier cas, le sujet est en situation d'agent qui peut prendre des initiatives, alors que dans le second, il est en situation de patient, voire d’objet manipulé par les adultes dans une relation de type {sujet actif, objet passif}. Ce que nous cherchons à définir est cependant plus complexe puisque dans cette opération d'imitation au sens de la création d’un simulacre nous avons l'établissement d'une mise en correspondance entre un domaine d'objets à constituer et celui de « modèles » qui se prêtent à cette constitution en tant qu'« images » préalables de ce que nous voulons obtenir au terme d’un processus de fabrication. Cette notion d'un « modèle à suivre » est semblable à l’énumération que nous avons proposée en (11b) supra des différents types de mise en correspondance (Cf. séquences {(-i-)(-v-)} appelées typification) entre un corps-artefact et son renvoi à un certain type d'être relevant d'un autre domaine et qui en donne une certaine « image » pour en légitimer le statut. Soit le double sens (puisqu'elle marche en va-et-vient) d’une opération de régulation (dans les termes de (1’’) supra) qui est une simulation: opération de projection d'un domaine de perception dans un domaine de fiction pour, en retour, en légitimer la correspondance dans le processus de fabrication de l'objet réel.

Prenons l'exemple du Cénotaphe de Boullée commémorant la grandeur de Newton (exemple mentionné dans (11b -iv-) supra) ; nous pouvons écrire,

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(16)

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Mais à la différence de la pyramide (égyptienne), le cénotaphe ne s’ancre pas dans le sol mais s’en détache tangentiellement ; sa base est un épaulement concentrique afin de garder en équilibre cette sphère immense (instable par définition) ; c’est le rapport entre une sphère et un plan tangentiel.

D’un côté, nous avons la montagne (qui devient la partie pour le tout en tant que Terre dans le cosmos) ; de l’autre, l'édification dont l'entrée se fait par en dessous de telle façon que l’on débouche dans la nef comme dans une grotte hors de tout contact avec l’extérieur; nous sommes « situés » directement au centre d'un cosmos intériorisé.

La signification de cette édification réside donc dans la mise en correspondance entre un premier domaine (relevant de la culture en tant qu'architecture) et celui de la nature (en tant que cosmos étoilé et non paysage terrestre). En effet, c’est au niveau de la Forme (pure) totalement sphérique de cette édification et de son échelle hors de proportion (humaine et même territoriale) que nous saisissons le rapport que Boullée a voulu donner à son Cénotaphe afin de magnifier la grandeur de Newton: l'homme (en tant qu'individu spécifié par ce nom et en tant que genre) égale le cosmos par sa compréhension des lois de l'univers. La Forme (pure) re-présentée exprime ainsi le rapport entre un microcosme (édifié à la taille du monde) et le macrocosme (observé, réel), sachant par ailleurs que, selon ce que l'architecte appelait des « effets de jour » et des « effets de nuit », la voûte étoilée (édifiée) permettait de simuler en alternance la voûte céleste (observée). Le Cénotaphe est donc, à la fois, un Monument et un Événement (associé au rythme solaire).

Nous avons ainsi entre le projet architectural, comme modèle réduit du cosmos, et son modèle en vraie grandeur une série de rapports symétriques et inversés, {microcosme, macrocosme}, {lumière, obscurité}, {intérieur, extérieur}, {jour, nuit}, etc., qui articulent cette mise en correspondance dont le projet esthétique est le résultat.

Note de bas de page 88 :

 En allemand, on pourrait parler d'un Bildraum, un « lieu qui fait image ».

Note de bas de page 89 :

 K. Frampton, Studies in Tectonic Culture, Cambrigde, MIT Press, 1994; plus récemment, Le projet tectonique, Textes réunis et présentés par J.-P. Chupin et C. Simonnet, Gollion, In Folio collection Archigraphy, 2005.

La re-présentation, en tant que simulacre, est un dispositif complexe en ce qu'elle est à la fois un lieu spéculaire de projection et un processus de transformation comme accomplissement de l'œuvre88; c'est donc une mise en correspondance dialogique entre deux domaines de référence et un parcours que nous pouvons réduire à deux principes essentiels dans le dispositif (17) infra: celui d’une composition des touts et des parties, proportionnellement définis, sur la base d’une méréologie en ce qu’on a affaire à une certaine totalité (harmonique) en voie de réalisation, et celui d'une imitation dont nous venons de décrire un certain exemple. Ce dernier principe relève d'une catégorisation, selon le modèle d'une logique distributive, puisqu’elle définit des types de relations entre domaines (relations de type cosmomorphe comme dans le cas (16) supra, technomorphe, anthropomorphe, etc., Cf. (11b) supra). On parlera ainsi d’hétéro-catégorisation lorsque la mise en correspondance associe deux domaines de nature différente et d’homo-catégorisation lorsque celle-ci relève de l’application d'un domaine sur lui-même, sans référence à une quelconque altérité. C’est par exemple le cas de ce qu'on appelle le courant tectonique depuis Semper en tant que processus d'auto-constitution de la Forme édifiée sans référence à ce qui serait un en-dehors légitimateur (comme Monde, comme Histoire, comme Socius, etc.); par exemple, comme dans le cas précédent du monument dû à Mies van der Rohe où le symbolisme historique n’est qu’incident89.

A propos de ce processus d’auto-constitution, on pourrait parler d’une mise en résonance de la Forme sur et par elle-même (en tant que force de pesanteur et tension des surfaces). Le mot imitation n'est donc plus pris dans le sens externe d’une altérité (selon une hétéro-catégorisation) mais dans celui, interne, d’une modulation (comme dans l’art de la fugue en musique). La constitution de l'œuvre devient son propre but; elle n'est plus assignée à certaines finalités préalables mais procède d'elle-même en tant que déploiement (on peut alors parler d’une autonomie de la forme par rapport à ce qui serait une hétéronomie). Toutefois, ce travail de la forme sur elle-même doit conserver implicitement un but (sinon, elle bascule dans une totale gratuité) et c'est pourquoi le terme d'imitation ne peut disparaître complètement par rapport à celui de composition. Livrée à elle-même, la re-présentation tombe dans la décoration (reproduction mécanique) où la place du sujet créateur est totalement abolie (comme dans les compositions artisanales).

Note de bas de page 90 :

 Au XVIIIe siècle, la « théorie de l'imitation » a été confrontée à ce dilemme puisque, pour exister en tant que re-présentation, l'imitation devait être à la fois la réalisation d'un idéal de beauté canonique et l'écart nécessaire pour signifier un degré de liberté de l'artiste par rapport à ce but absolu. Cf. T. Todorov, Théories du symbole, Paris, Seuil, 1978, p. 141 sq.

L'imitation comporte ainsi deux aspects extrêmes où elle s'annule: par défaut lorsque la composition devient une reproduction mécanique (l'ornement) et par excès lorsque cette imitation réalise la copie parfaite du modèle externe qu'elle s'est donnée, annulant l'écart signifiant une énonciation personnelle (expression plastique). C'est, par exemple, le cas des produits de l'« académisme » qui deviennent des reproductions uniformisées d'un même idéal dégénéré (celui des Antiques, principalement)90.

Afin de fixer les principales dimensions de notre problématique, entre les notions de re-présentation (qui en est la clé), de copie (qui en est l'annulation mais qui ouvre par contre à une circulation indéfinie) et de diglossie (en tant qu'instances d'énonciation dissociatives), proposons le dispositif dans son ensemble:

(17) Le dispositif de l'imitation comme simulacre

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Note de bas de page 91 :

 Cf. Ceci n’est pas une pipe, Fata Morgana, St Clément-de-rivière, 1973.
Ce paradoxe n’est pas sans faire penser à celui de la pensée stoïcienne dans sa définition du rapport entre « corporels » (êtres concrets) et « incorporels » (comme le temps, le lieu, le vide) ; ceci, à propos de leur englobement dans un même genre suprême , le « quelque chose », qu’on ne peut rabattre sur la disjonction entre être et non-être (Cf. par émergence de nouveaux êtres, il existe un débordement permanent) ; dans notre cas, la re-présentation est une force instauratrice de « quasi-êtres » entre les deux (comme mondes imaginaires formés d’ « êtres » inventés). Cf. V. Goldschmidt, Le système stoïcien et l’idée de temps, Paris, Vrin, 1989, p. 13-15 [1953].

Le statut de la re-présentation est ici paradoxale : à la fois, fait en tant que présentation relevant d’un monde réel et fiction en tant qu'objet figuré dans un cadre dissociatif du contexte, tout ceci étant remarquablement condensé dans le tableau de Magritte, « Ceci n'est pas une pipe », analysé par M. Foucault91.

Note de bas de page 92 :

 Et cette gémellité s’inscrit également dans notre dispositif (1’’) supra à titre de duplication de la totalité; c'est, par exemple, le cas précédent du Cénotaphe de Boullée où l'intériorité et l’extériorité, par rapport à l’enveloppe architecturale, permutent, ce qui fait que la voûte du Ciel et celle de l’édification s'identifient sous la forme de constellations.

C'est ce couple de termes qui va nous servir de métatermes emblématiques du à la fois paradoxal de la re-présentation en tant que doublure du monde et écart, dont on sait depuis Russell qu’il y a lieu d'en dissocier les termes pour ne pas entrer dans un labyrinthe de paradoxes : d'un côté, ce qui relève des données du monde en tant que faits, constatés, observés, décrits; bref, de tout ce qui relève d’une corporéité sensible. De l’autre, ce qui est figuré, simulé (Cf. l’image dans le miroir) en tant qu’ouverture vers des mondes possibles ; soit, tout ce qui relève d’une incorporéité, pour suivre ici la trace de cette distinction stoïcienne. La re-présentation est donc, comme événement fondateur, la traversée permanente de l’écran spéculaire entre ce qui est de l'ordre du fait et ce qui est de l'ordre de la fiction. C’est une interface (une charnière), dans les termes de notre dispositif (1’’) supra, en tant qu’endo-régulation organisant le représenté et une exo-régulation en tant que ce qui vient de l’extérieur alimente cette re-présentation (ce qui est donné et à partir de quoi, comme dans le processus de métamorphose, les entités fictives sont construites). Or cette régulation constitue le moyen terme entre la notion de totalité (dont le cadrage de la re-présentation constitue la délimitation) et celle de milieu comme environnement et comme substrat. L’interface entre ces deux pôles est un processus permanent d’input-output, un événement en tant que captation instantanée d'un ensemble de rapports. C’est le cadrage, comme dispositif symbolique, qui constitue l’ordre de cette mise en rapport des données, qu'il soit d’ordre spatial comme délimitation d’ensemble à la manière du tableau pictural ou qu'il soit d'ordre temporel comme déploiement sémio-narratif (à la fois, art de la narration et logique du récit) entre un départ et une fin de l’intrigue. Lieu d’un dédoublement, partagé entre une intériorité et une extériorité jumelles92, c’est la notion théâtrale de « scène » que l’on a dans la notion de re-présentation en tant que sollicitant un hors-scène implicite: un spectateur à qui l'on s’adresse, sa position dans l’espace, un lecteur herméneute du texte.

C’est donc à partir de ce terme de la re-présentation, comme mise en rapport paradoxale entre fait et fiction, que nous allons pouvoir analyser les autres termes de ce dispositif.

Note de bas de page 93 :

 On sait par ailleurs que cette recherche de l'identité, de l'original en art (origine = le premier de la série, Cf. l’Appendice A infra) relève d'une exigence historiquement datée (le XIXe siècle); auparavant, on ne faisait guère de différence entre le peintre, son atelier et parfois ses bons « imitateurs ».

Considérons la notion de copie : nous dirons qu'il s'agit d'une reproduction « à l’identique », soit strictement A = A; d'où sa valeur tautologique de fait accompli, ce qui fait qu’on ne peut dissocier un original de sa réplique (celle-ci peut être attestée comme document officiel); on ne peut toutefois ajouter à ce document des annotations, des ratures, des changements de ponctuation, etc., ces surcharges transforment sa valeur de vérité (en l’invalidant). C’est cette même valeur d'attestation en soi (ou d’auto-référence) qui fait dire que tel document est exact comme duplicata et que tel autre est un faux; c'est une contrefaçon, un plagiat (en termes littéraires)93.

Note de bas de page 94 :

 J. von Schlosser, Histoire du portrait en cire, Paris, Macula, 1997 [1925].

Note de bas de page 95 :

 E. Kris, Le style rustique, Introduction d’Ernst Gombrich et Postface de Patricia Falguières, « Sur le renversement du maniérisme. Espèces infimes, génération spontanée et pensée du type dans la culture du XVIe siècle », Paris, Macula, 2005 [1926, 1927, pour les textes d’E. Kris].

Cette forme de la copie comme reproduction identitaire concerne un aspect négatif (la falsification) ; à côté de celui-ci, nous pouvons par contre évoquer l’opération d’un moulage, bien différente du modelage ou du ciselage (que l’on associerait à l’imitation en tant que travail de l’artiste). Ainsi, cette opération est à la base de la confection des masques mortuaires qui ont joué un rôle historique considérable dans la définition d’un réalisme artistique94; nous retrouvons la même opération de moulage, sur le mort ou sur le vif (végétaux, petits animaux), à la période maniériste comme dans les créatures d’un Bernard Palissy par exemple, ouvrant la voie à une forme de naturalisme associé à un art mécanique (la poterie, la céramique) où l’excellence de l’artiste réside dans le savoir-faire de l’ingénieur95.

La copie est donc un pur artefact, à la limite a-humain, en ce que l’activité humaine reproduit rarement à l’identique, contrairement à l’activité mécanique ; la première imite, c’est-à-dire, elle introduit toujours une variation dans la reprise d'un antécédent. Par contre, la machine reproduit intégralement et c’est même sa légitimité sociale (Cf. l'identité du produit comme standard, laquelle permettra sa grande diffusion ouvrant la voie à une société de consommation). En biologie, c’est la différence entre le clone et la progéniture (formée des deux parents et non dérivée d'un seul) ou même la greffe (végétale, animale). Bref, nous ajouterons que la copie est la négation d’une imitation (absence de variation) et la négation d’une quelconque altérité qui viendrait la perturber (par exemple, dans la diglossie langagière d'où naît le métissage des langues en contact). C’est un terme neutre et c’est pourquoi, en tant qu’outil, la copie est à la base des institutions bureaucratiques puisque les ordres doivent être transmis intégralement.

Passons à la notion de diglossie dont l’origine est linguistique (le rapport de deux langues parlées simultanément) et que nous rapprocherons de la notion de dialogue telle que nous l’avons proposée auparavant (Cf. Chapitre V supra) en ce que celle-ci fonde un socius (Cf. Chapitre XII supra). Or là, nous avons affaire à une coexistence, et même à une intrication lorsque c’est le même sujet qui s’exprime selon deux registres distincts, mais nous n’avons pas nécessairement un échange puisque cette diglossie peut signifier aussi une frontière interdisant à l’autre de communiquer. L’introduction de cette notion, à côté de celles d’une re-présentation et d’une copie, l’une associant une imitation et une composition formant un jeu paradoxal entre fait et fiction, l’autre réduisant l'œuvre à son instrumentalité pure (abolissant toute forme de subjectivité), va nous permettre de préciser les enjeux que peut comporter une oeuvre comme destination sociale.

Note de bas de page 96 :

 Ce qu’on appelle l’ « architecture générique », à la suite de R. Koolhaas, correspond au nivellement de cette différence de niveaux; elle est en fait le produit d’une standardisation des normes apparues avec l’architecture de J. N. L. Durand au début du XIXe siècle.

Dans la diglossie (qu’on appellera sémiotique en généralisant son acception), nous avons une dualité dissociative qui peut être, soit un mélange comme lorsqu'on utilise simultanément deux langues (par exemple, des expressions latines dans un discours en français à propos de médecine), soit une exclusion implicite de l'autre lorsqu'on utilise une langue qui lui est étrangère; ou encore, un certain registre dans la langue commune (langue technique, argot, verlan) dont l’effet est semblable. C’est donc par rapport à l'interlocution que la diglossie est caractérisée et non par rapport à une reproduction ou une transposition. Dans le domaine des arts, nous avons quelque chose de comparable entre un registre vernaculaire qui constitue le prolongement d'une tradition partagée par le plus grand nombre et un registre savant faisant référence à quelque chose de plus restreint, quelque chose qui demande un certain apprentissage, une culture au sens élitiste (le cas est flagrant dans la musique contemporaine, entre le domaine de la chanson populaire et celui de la musique sérielle ou dodécaphonique ; voire, entre la pop music et le free jazz). En architecture, nous avons un phénomène comparable entre les traditions vernaculaires (géographiques, historiques) et l’architecture savante issue des académies (des Traités d'architecture) depuis la Renaissance. Cela ne veut pas dire qu’il y a une coupure infranchissable mais il y a une dissociation en registres qui ne se confondent pas (une maison particulière et un palais de justice dans l'architecture classique, une église et un bâtiment civil)96. Par contre, nous pouvons avoir des interférences entre ceux-ci : dans l'architecture domestique américaine, nous avons par exemple le recours à des frontons, colonnes et autres pilastres, pour réhausser le caractère noble d'une habitation privée; inversement, c'est le recours (sous la forme du « pittoresque ») à des types de mise en oeuvre vernaculaire (le pan de bois avec briques, les types de charpente, etc.) pour caractériser la « ruralité » d’une grande villa à la fin du XIXe siècle. Dans la même veine, cela a été le recours, non pas au pittoresque régionaliste, mais à l’« exotisme » des architectures étrangères (pagodes, kiosques, pyramides) dans l’édification des « fabriques » au XVIIIe siècle, des pavillons d'exposition ou d'agrément au XIXe. Bref, les « styles » architecturaux constituent une classification en termes de destination sociale, relevant d’une logique distributive en types (Cf. templum (1’) supra), et non un art de la construction.

Note de bas de page 97 :

 Le cas de l’hébreu est intéressant puisque de « langue sacrée » qu’il était avant la création de l’État d’Israël il est devenu une « langue parlée » profane.

La diglossie est donc un principe de refente d’un domaine général, une partition (dans celui de la culture) comparable à ce que nous avons proposé au départ en (5) supra, qui permet de scinder une communauté (de langue, de culture) en plusieurs sous-communautés, chacune partageant des valeurs (Cf. une échelle de valeurs, appréciatives et/ou dépréciatives) formant une unité que les autres ne partagent pas nécessairement. C’est dans ce contexte d'une autonomisation interne (inclusive-exclusive) que nous pouvons parler de sociolectes exprimant des particularités locales ou classiales, comme nous avons pour la langue des parlers régionaux ou faubouriens (par rapport à la bourgeoisie urbaine éduquée), ou au contraire, des parlers recherchés, affectés, qui empruntent à des langues étrangères (langue morte comme le latin pour le juriste ou le lettré, langue vivante comme l’anglais pour le cadre d'entreprise ou la technologie contemporaine sans parler du snobisme ambiant) des expressions permettant aux locuteurs de se valoriser aux yeux des autres —et au-delà, de construire une hiérarchie sociale à travers ce paraître qu'est le langage. Sous cet aspect, la diglossie est autant un moyen d'échange qu'une césure97.

Note de bas de page 98 :

 Cf. « Les mots de la tribu » disait de son côté Mallarmé.

Bref, la diglossie est ce pouvoir de découpage (par scissiparité) de la langue, ce « trésor commun » -comme disait Saussure98- offrant une multiplicité possible de sociolectes distincts. En tant que symbolique, elle est donc à la fois ce qui rassemble et ce qui disperse (sumbolon, diabolon).

Quel rapport, dira-t-on, peut-on établir entre cette description de la diglossie et les autres catégories de ce dispositif ? Cette interrogation est bien sûr en rapport direct avec la re-production et non la copie, laquelle annule toute forme de différenciation (ou d'intersubjectivité). Si la diglossie constitue d’abord le mode d'adresse de l’oeuvre (son public), son substrat (dans les termes de (1’’) supra) en tant que pluralité d’expressions disponibles, elle offre à la re-présentation une variété dans laquelle celle-ci peut puiser. On dira donc de l’œuvre d’art qu'elle prend sa source dans un domaine de références multiples et bien des compositions sont le croisement de différentes origines vernaculaires ou savantes. Il y a donc dans la diglossie un principe de diversité (homogénéité, hétérogénéité) nécessaire à la constitution de l'oeuvre vivante (et non embaumée dans des formules académiques, qu’elle soit classique ou moderne).

Note de bas de page 99 :

 A la suite de notre schéma (5) supra de la refente nous nous sommes référés au commentaire de Lévi-Strauss sur la composition musicale. C’est ce principe de réunitarisation qui permet de comprendre le phénomène de la double articulation linguistique (mais plus généralement épilinguistique comme dans le cas de la traduction) ; formule d’une synthèse que nous pouvons appliquer à l’œuvre d'art en ce que, issue de la diversité des données, elle engendre par assomption dialectique une unité résultative. Rappelons que ces expressions, synthèse, dialectique, ne sont pas entendues en un sens hégélien puisqu’elle conserve les traces des dissociations antérieures.

Note de bas de page 100 :

 Nous avons dit que la notion d'imitation s'exprimait dans les termes de (1’’) supra en ceux d'une régulation située entre « milieu » et « totalité »: endo-régulation concernant une composition de la re-présentation et exo-régulation concernant ses renvois mondains.

Entre la diglossie et la re-présentation, nous avons donc une complémentarité productrice d'une tension. Qu'apporte la re-présentation ? Nous avons dit qu'elle était le lieu d'une dialectique spéculaire entre fait et fiction, le premier, en tant que ressources, la seconde, en tant que  modes de déploiement de mondes possibles, soit la formation d’un imaginaire où les modèles constituent des points de repère mobilisateurs. Si, d’un côté, la diglossie est différenciatrice d’expressions à partir d’un même substrat, de l’autre, on dira qu’entre composition et imitation nous avons un processus spéculaire de réunitarisation, telle qu’entendue par Douglas Hofstadter99. L’imitation « synthétise » un donné dans sa variété, que ce soit en termes sociaux (processus de modélisation des parlers, par exemple) ou en termes esthétiques (processus d’unification du divers sous certaines formules reconnues ou inédites), offrant de ce donné une certaine « image » (abordée peu après sous l'angle de la « stéréotypie »)100. Elle est un processus d’abstraction, au sens propre, des données à partir du présent vivant de la culture et drainées vers des modèles représentatifs d’un idéal présupposé avant même la création de l'oeuvre.

Considérons le terme mixte situé entre une diglossie et une imitation : traduction, expression diamétralement opposée à la copie en ce qu'elle implique un travail de conversion, de recherche d’une juste formulation et qu'il faut rapprocher de ces autres expressions qui dénotent un mouvement de la pensée : in-duction, dé-duction, ab-duction, trans-duction, etc. La traduction représente le passage d’une forme objet à une forme méta (en termes de niveaux de langage, c’est une opération épilinguistique) à la manière d'un filtre ; c’est donc ici le sens du re- dans re-présentation : ce qui est explicité à partir de ce qui est posé (Cf. présenter). Elle renvoie ainsi implicitement à une double articulation comme dans le cas du signe entre un niveau démarcatif et un niveau significatif, mais à un niveau supérieur. Bref, la traduction n’est pas une répétition (un prolongement) mais une reformulation.

Note de bas de page 101 :

 Par « expressions signifiantes » nous entendons un mode expressif (lexis) comme la couleur ou le trait pour la peinture, le son pour la musique, etc. ; ces « signifiants » constituent une idiosyncrasie plus ou moins difficile à traduire dans des types de catégorisation générale.

D’un côté, elle est l’opération de mise en équivalence de deux langues étrangères, de l’une à l'autre (traduction linguistique) ; mais plus généralement, c’est une opération sémiotique de transposition d’une expression signifiante dans une autre101 —et on peut parler à ce sujet d'une « entr'expression » au sens leibnizien car il s’agit de signification— comme dans le cas des transpositions esthétiques entre peinture, musique, littérature, architecture, chorégraphie... Nous avons toujours la même opération de traduction d'une matière dans une autre où les équivalents (par approximation) ne sont pas d’ordre esthétique (Cf. chaque expression est relative à un substrat non transposable tel quel) mais d’ordre sémantique ; ainsi une histoire peut être comprise littérairement ou picturalement; elle peut même être transposé dans la forme d'un jardin en tant que sens d’un cheminement entre différents sites similaire à une quête mystique (Cf. le Songe de Poliphile de Francesco Colonna (1499), par exemple).

De l’autre côté, la même opération de traduction n’offre pas le même but : si la précédente évoque une relation horizontale de domaine à domaine, étrangers l’un à l’autre, la seconde interprétation est d'ordre vertical en ce que dans ce jeu transpositionnel entre domaines ou entre niveaux (selon la double articulation épilinguistique ; niveaux appelés hétérologiques pour les distinguer des niveaux proprement discursifs) on doit trouver une forme d'aboutissement sinon ce jeu serait sans fin. Ce que nous appelons ici un « niveau hétérologique » correspond à une forme holiste qui permet par assomption de fusionner une multiplicité d'expressions figuratives (soit une diversité compositionnelle en termes de re-présentation). Ce tenant lieu offre une caractérisation permettant de bloquer la signification sur des valeurs conventionnelles comme dans le cas de l’allégorie ou de la parabole évangélique où les faits rapportés relèvent au départ d’un monde ordinaire (comme dans le cas des Évangiles) mais qui devient une transfiguration par la suite.

Nous parlons d’allégorie à propos de cette assomption de l’œuvre ; complémentairement nous pourrions parler de parodie car finalement celle-ci comporte le même statut épilinguistique par rapport à des faits dont elle se démarque : la parodie ne peut se comprendre que par rapport à un précédent connu (implicite ou explicite) dont on détourne la finalité ; ainsi, si l’allégorie est du côté du « grave  », du « noble », la parodie est du côté du « ludique », de la « dérision » et c’est pourquoi elle peut être dangereuse puisqu’elle attaque une image conventionnelle.

Note de bas de page 102 :

 R. Barthes, « Éléments de sémiologie » repris dans L'aventure sémiologique, Paris, Seuil (1985, p. 76-80 [1964]) ou S/Z, Paris, Seuil, 1970.

La formule allégorique (Cf. inversement : parodique) exprime ainsi un niveau de signification générale qui coiffe un ensemble d'expressions sous-jacentes ; ce que l'on a appelé dans l'esthétique du Moyen Âge un sens allégorique qui dépassait un sens littéral et un sens figuré (le recours aux tropes littéraires). Dans des termes sémiotiques contemporains, on peut parler de « connotations » à vocation idéologique comme remplissant cette même fonction suturante en tant que méta-nomination102. C’est grâce à cette fonction de tenant lieu (allégorique, parodique), qui donne de toutes formes d’expression une certaine « lisibilité », conventionnelle ou non, que l’on peut introduire finalement toutes espèces de composition, qu'elles relèvent d'un ordre établi (Cf. un genre textuelle convenu) ou d’un désordre à titre de provocation (comme dans le cas de l'écriture dadaïste puis lettriste, par exemple, ou du pop’art pictural). Le désordre (en tant que formes) est exprimé comme désordre au nom d'une certaine allégorie des temps nouveaux, de même que les Apocalypses signifiaient (en tant que contenus) la fin du monde au nom du jugement de Dieu. En revenant sur cette distinction entre ordre et désordre, introduite dans le dispositif (8) supra à propos de la loi et de son envers, on peut dire que c’est à travers la notion de re-présentation comme rituel (où le redoublement s'avère indispensable comme traduction) que l’on peut signifier la fin de celle-ci comme geste symbolique d’anéantissement.

Il nous reste à préciser le sens des deux derniers termes mixtes, la stéréotypie et la fonction d’un assemblage comme  emprunt.

Du stéréotype, nous dirons qu'il est une régression du processus d’imitation vers celui d’une répétition dans la « mêmeté » et c’est pourquoi il est facilement exploitable commercialement par la publicité ou la télévision. Il correspond ainsi à une banalisation de la création de nouvelles formes ; mais la stéréotypie peut devenir par ailleurs le matériau d'une parodie (dont on a vu qu’elle était l’envers d’une allégorie) comme dans le cas des Poésies de Lautréamont ou des collages de Max Ernst (La femme 100 têtes) et c’est bien pourquoi elle est un dérivé de l’imitation en tant que pôle principal. Dans tous ces cas, imitation (ventriloque), copie (mécanique), stéréotypie (massive),... la question est celle de la normativité (sérielle) nécessaire à une reproduction sociale (le sens commun comme dénominateur d'une communauté) ; soit, ses rapports à la loi comme légitimité (dont on peut toujours se réclamer) et comme légalité (qu’on applique comme standard d'uniformisation). Cette question des standards est évidemment fondamentale en architecture puisque celle-ci est basée sur des principes de répétition (constructive).

Qu’en est-il des assemblages par rapport à tout ce que nous avons dit concernant l’imitation comme modes de la composition, de la traduction comme transposition entre domaines et comme métanomination évocatrice, de la stéréotypie comme figement? L’assemblage comme emprunt est une opération d’« extériorisation » par rapport aux précédentes, comme si elle en révélait les modes de fabrication en tant que « pièces et morceaux » réunis de manière plus ou moins disparate; d'une part, il peut être une sélection comme mode d'assemblage de « morceaux choisis » (opération que l’on retrouve, par exemple, dans la confection pédagogique des anthologies littéraires), et d’autre part, il peut être un collage comme modes de montage plus ou moins disparate. Dans ces deux cas, l’assemblage est une opération non-synthétique puisqu’elle n'a pas pour but de faire fusionner des ingrédients (comme dans le cas d’une composition selon des modèles préétablis d’imitation). C’est une opération qui est située entre la copie (ce qu’implique l’emprunt comme reprise) à vocation mécanique et la diglossie comme juxtaposition hétéroclite puisqu'elle participe de plusieurs niveaux de langage.

Note de bas de page 103 :

 Cl. Lévi-Strauss, La pensée sauvage, idem, pp. 26-47.

Note de bas de page 104 :

 Cette notion du fragment comme « restes » (Cf. (1’’) supra) est ici distincte de son acception romantique ; nous avons affaire à des sociolectes alors que dans le cas du romantisme le fragment (à caractère métaphysique) est de l'ordre de l’idiolecte.
L’éclectisme, de son côté, comme style composite (par exemple, les différents styles architecturaux au XIXe siècle) s'apparente davantage au catalogue puisqu'on sait qu'à partir de la même structure porteuse sous-jacente on pouvait « plaquer » ce que le client réclamait (une façade romane, gothique, renaissante; etc.) ; l'éclectisme est donc plus proche de la déclinaison des stéréotypes liés à une histoire que de l'emprunt fragmentaire.

L’assemblage, en tant qu’œuvre faite de pièces rapportées (en architecture, le « remploi » d’éléments est à l’opposé d’une « citation »), nous conduit à la notion de bricolage dans le sens anthropologique que lui a donné Lévi-Strauss dans La pensée sauvage103. Il relève d'une fonction mémorielle puisque bien souvent ces morceaux sont des documents dont on peut retrouver l'origine sociale, que l’on peut dater historiquement; il est une « réserve » pour le bricoleur en tant que thésaurisation comme le langage est de son côté un trésor partagé par la communauté linguistique. Il est un montage à l'état brut, sans souci de composer les raccords ce qui lui donne ce caractère fragmenté104. Ainsi, pour Lévi-Strauss, on peut rapporter cette fonction bricoleuse de l'emprunt à la fonction affabulatrice des mythes en tant qu’art de fabriquer syncrétiquement des univers imaginaires à partir de motifs (en d’autres termes, le bricolage est révélateur d’une hétéronomie fondatrice de l’œuvre).

Note de bas de page 105 :

 En tant que stade primaire, on pourrait dire également que cet art de l’assemblage est celui des opérations de conjonction/disjonction de formants expressifs plus ou moins hétérogènes ; mais le but n'est pas tant cette manipulation comme telle que le fait de révéler un éclatement du subjectile sous-jacent qui est le support uniforme (implicite) d'une re-présentation. Soit, la notion de Tableau comme tel (ou de cadrage), en référence à (1’) supra ; ce tableau est celui de l’œuvre d’art comme de la classification. Nous retrouvons donc l’opposition diamétrale forte entre une re-présentation à vocation assomptive d'un côté et un emprunt fragmentaire de l'autre comme simple rassemblement. Pour une description de ces opérations de conjonction/disjonction, on se référera à la notion d’aspectualité sur notre site,
www.leap.umontreal.ca/pierreboudon, texte intégral,  Partie V, Chapitre V.5.1., templum (xv-xv’).

Note de bas de page 106 :

 Cf. L. Amico, À la recherche du paradis terrestre, Bernard Palissy et ses continuateurs, Paris, Flammarion, 1996.

Les pots-pourris, l’art carnavalesque d’un Rabelais, les collages cubistes (Picasso, Braque) puis surréalistes (Ernst), représentent ainsi un stade primaire de la création artistique dont une des caractéristiques essentielles est la Mémoire (référée à une tradition et une archive, Cf. le templum (8) supra)105. On peut mentionner à nouveau le moulage sur le vif maniériste, associé au style rustique (Cf. la note (88) supra) dans la définition d’un art de cour (décor de table, plat avec aiguière) où c’est par contre la Nature qui est captée ; cet art consiste, d’une part, en la production d’un certain nombre de types (lézards, escargots, poires), et d’autre part, de leur assemblage pour former ces différentes œuvres composites106.

Note de bas de page 107 :

 G. Genette, Palimpsestes, La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982. C’est de cette façon que la notion d'assemblage rejoint celle d'une hétérogénéité (Cf. (10) supra), inhérente à la notion de fragments, par rapport à l'homogénéité que représente l'imitation comme modelage de l’œuvre dans un accomplissement synthétique; c'est aussi par ce biais de l'hétérogénéité que l'esthétique du fragment participe du désordre (chaos, ruine) renvoyant à (3e) et (4) supra en tant que processus « naturel ».

Bref, ces différents caractères —dont les manifestations réapparaissent à chaque époque (par exemple, dans les formes populaires actuelles d’un Art brut)— exprimeraient ainsi un fonds commun, comme par exemple, de la littérature dans ses versions vernaculaires et savantes dont un des grands principes comme l’a montré G. Genette est celui du texte palimpseste en tant que réécritures d’un univers de références implicites, reprises, raturées, détournées, surchargées, effacées, etc. soit la révélation d’opérations de manipulation d’un trésor commun de thèmes proches d’une habileté manuelle107.

Appendices

Appendice A : La structure temporelle entre cycles et stratification

Dans ce premier dispositif complémentaire, nous pouvons assigner au domaine de la nature un certain type d'ordre temporel : d'une part, nous avons un ordre cyclique qui régit les lois du cosmos en termes de journée (jour, nuit), de mois (lunaisons et d'année (retour des saisons), mais aussi, en termes d'apparition/disparition des constellations, ou encore, du passage de certains astéroïdes (comètes) ; d'autre part, nous avons la reproduction du monde organique (végétaux, animaux) qui dépend de la périodicité des saisons (printemps, été, automne, hiver). Cette périodicité constitue un moyen terme entre les deux cycles puisque l'ordre organique dépend des saisons lesquelles dépendent de l'ordre cosmique.

À l’opposé de ce monde de la répétition indéfinie, nous avons un temps (également continu) mais de type linéaire, qui traduit une progression entre un avant et un après (et non un retour du même) ; ce temps est celui d’une stratification en tant que dépôt lequel « mesure » la durée (temps géologique, temps historique). Nous avons affaire à un temps accumulatif (dont le terme n’est pas précisé) et non répétitif.

Entre ces deux types d’ordre, nous pouvons parler d’un sens d’orientation, lequel peut être réversible en ce qu’il exprime une monotonie de l’avant et de l’après ou irréversible en ce que le sens de la flèche orientée peut s'inverser (la progression devient une régression comme dans le vieillissement, mais aussi, comme dans certains mythes du rajeunissement, on inverse le sens de cette dégradation inexorable). Ces deux types d'ordre constituent les métatermes du dispositif :

(18) Mise en place d'une matrice des temporalités

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Ainsi, ce dispositif complémentaire représente une base permettant de disposer des phénomènes naturels les uns par rapport aux autres. Il n’exprime rien d'autre que ce cadre neutre d’ordonnancement.

Note de bas de page 108 :

 Que veut dire le mot « point » dans cet énoncé ? Cela peut être la borne (ouverte ou fermée) d'un  simple intervalle; cela peut être un point de bifurcation ouvrant deux séries divergentes dont on peut supposer qu'elles se rejoindront tôt ou tard ; cela peut être un croisement où les deux séries n’ont pas de rapport que fortuit dans cette rencontre.

Par contre, c’est à partir de celui-ci que nous pouvons induire d’autres types de phénomènes exprimant les liens entre une temporalité naturelle et une temporalité culturelle. Ainsi, entre un cycle organique reproductif (comportant une genèse des êtres) et une stratification (faite de niveaux superposés, de phases successives) nous pouvons situer la notion mixte d’« ère ». Qu'est-ce qu'une ère en termes de temps ? C’est une finitude, comparée à l’indéfinitude des cycles ou même à celle d’une accumulation sans terme précis. Une ère est donc un intervalle de temps (borné) dont le point de départ peut être appelé une origine (oriens, origo)108 ; soit un point de rupture entre un avant (hors de l'intervalle) et un après. Cette origine, qui peut être à la base d’une ancestralité fondatrice de la communauté, d’une révélation divine dans le cas des religions monothéistes, n’est pas nécessairement représentée par un seul être ; elle peut être figurée par des doubles comme dans le cas des jumeaux fondateurs (Romulus et Remus à Rome, Athena et Pallas dans le monde grec). Bref, l'ère peut être, soit un laps de temps plus ou moins long entre deux phénomènes naturels discontinus, soit marquer la durée entre l'apparition et la disparition d'une période historique puisque la discontinuité implique des bornes (inchoativité, terminativité). Or, c’est la finitude —limitation et sens d’orientation— qui procure un telos à la notion d'ère comme destinée de l’homme.

Ainsi, deux temporalités continues (celle des cycles de reproduction et celle d'une stratification) peuvent être conjointes pour former un moyen terme qui constitue une autre forme de temporalité où la finitude exprimerait la présence humaine au monde (présence figurée par des dynasties, soit des familles régnantes, puis par chacun des individus particuliers). À cette finitude est associée la rupture entre un avant et un après (celui-ci ne pouvant plus reproduire strictement celui-là) ; partiellisée (comme synecdoque) sur l’ensemble de l’intervalle, cette rupture donne la notion d'instantanéité en tant que moment de présent qui ne doit rien, ni à un passé, ni à un futur. Ainsi, on peut faire émerger de cette notion de rupture, associée à la finitude, la notion d’événement en tant que moment exceptionnel relevant d’un hasard.

À l’opposé de cette formation d’un temps borné, nous avons un temps discontinu, voire erratique, qui exprime des moments de conjonction entre des cycles cosmiques qui se recoupent; soit des événements exceptionnels de rencontre (prévues) qui se répètent et qui ont joué, dans la mythologie de bien des cultures, un rôle clé comme passage entre un ordre physique immuable et un ordre humain précaire (mises en correspondance de la Terre et des astres) ; en Occident, l’astrologie correspond à une spéculation intellectuelle appliquée à la prévision des destinées propres à chacun, basée sur cette conjonction astrale faite de points remarquables à un moment donné (celui de la naissance, par exemple) ; on obtient ainsi des cartes individuelles, indépendamment de la cartographie du ciel représentée par l’astronomie objective.

Bref, cet autre terme mixte, issu de ces deux temporalités continues, est à la base d'un repérage spatio-temporel (le zodiaque, les décans, la position des constellations) dont le but était bien souvent la fondation des villes-territoires (au Moyen Orient, en Amérique centrale) autant que celui des dynasties.

Appendice B : La structure en miroir du monde des vivants et du monde des morts

Dans la mise en place du couple {nature, culture}, nous avons beaucoup insisté sur la relation générationnelle liant parents et enfants; c’est elle qui articule une transmission et un renvoi à une tradition comme perpétuation.

Note de bas de page 109 :

 J.-C. Schmitt, Les revenants, les vivants et les morts au Moyen Âge, Paris, Gallimard, 1994.

Dans le dispositif ci-dessous, par contre, nous introduisons un autre rapport, plus symbolique, entre les vivants et les morts; il ne s’agit plus d’individus ou de groupes familiaux mais du rapport entre la société comme collectif des « vivants » (couvrant, à peu près, trois ou quatre générations) et celui des « morts » dont la délimitation est incertaine puisque elle va des ascendants immédiats décédés aux ancêtres plus ou moins lointains (Cf. les Ancêtres fondateurs). Nous avons affaire à deux « sociétés » et c’est sous cet aspect que bien des analyses anthropologiques  et/ou historiques présentent les faits (par exemple, à propos de ces rapports dans la société médiévale109).

Quels rapports entretiennent donc ces deux sociétés? Cette question est pour nous étrange, appartenant à une société totalement sécularisée, mais dans les sociétés traditionnelles ce rapport existait profondément. C’est, sans doute, une relation de respect (celui de nos aïeux qui nous ont « donné le jour ») mais ce fut aussi une relation de tension car nous avons oublié qu’entre ces deux sociétés celle-ci pouvait devenir d’hostilité, de peur : les « morts » pouvaient toujours revenir pour se venger, reprendre ce qui leur appartenait ou bien manifester leur désapprobation. Bref, c'est le thème des « revenants », des « fantômes » qui reviennent hanter les lieux des vivants pour « leur demander des comptes ». Ce qu'on appelle les morts-vivants correspond ainsi à la limite entre la vie et la mort, ce moment de passage entre un monde (connu) et un autre (pressenti mais inconnu).

Or ce moment de passage est anthropologiquement riche : c’est celui des masques qui font revivre des ancêtres, des génies bienfaisants ou malfaisants ; c’est la confrontation du jour et de la nuit puisque le premier peut être associé à la clarté du monde des vivants et le second associé à celui de l’obscurité du monde des morts. Entre les vivants et les morts, nous avons donc une relation de passage où la mort représente une ouverture/fermeture : ces deux mondes, associés par respect ou par rivalité, s’opposent ainsi au monde des êtres immortels puisque non assujettis à cette transformation de nature. Nous avons ainsi un dispositif basé sur ces quatre notions à partir desquelles nous allons pouvoir définir les autres termes mixtes,

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Ce dispositif exprime à nouveau une « économie » (symbolique), celle des différentes formes de passage: entre la vie et la mort mais aussi entre le monde des dieux (immortels) et le monde des hommes (mortels). Les « âmes » expriment ainsi une autre forme de médiation que celle dont nous avons parlée auparavant ; les « âmes » (ce pluriel peut être appliqué au même individu suivant la nature des croyances culturelles) constituent ainsi un relais entre le corps des vivants dans lequel elles s'incarnent et les êtres immortels puisque c'est dans cette parcelle du vivant que ceux-ci peuvent agir. L’âme participe donc de la mortalité et de l'immortalité en ce qu'elle s'« incarne » dans un être vivant (à la naissance, au cours des différents rites de passage ou d'initiations secrètes) et qu'elle « réincarne » (à travers les noms, par exemple) un être défunt ; lors du décès (en tant que corps physique), elle « ressort » du corps pour retourner dans ce monde des êtres immortels (en tant qu’élue ou damnée suivant le comportement passé des individus). On peut imaginer également une métamorphose permanente où l’âme transite de formes en formes (la métempsychose).

Nous dirons ainsi que ce sont deux opérations inverses l’une de l’autre, « incarnation » comme entrée dans un corps et « excarnation » comme sortie, qui expriment sous la forme des métatermes cette circularité fondatrice d'une économie symbolique. Les âmes en sont le « véhicule » de transit, comme de leur côté, les noms en sont le principe de continuité.

Enfin, nous pouvons situer entre le monde des morts et celui des divinités immortelles les êtres qui ne tombent pas dans l'anonymat (Cf. l'oubli) du « monde des morts » ; ce qui correspond à une vraie disparition ; Ce sont les ancêtres reconnus comme éponymes, les héros culturels (demi-dieux comme dans le panthéon grec ou romain), les martyrs comme dans les religions monothéistes. Bref, les élus par rapport au commun des mortels (symbolisé par la « fosse commune »).

Appendice C : Genre du troisième type, la chôra

Note de bas de page 110 :

 Pour une réflexion d'ensemble sur ce thème à partir de celles de Robin, Moreau, Brisson, Derrida, on peut se référer à J.-F. Mattei, Platon et le miroir du mythe, Chapitre VII, « Chaos, le mythe de la chôra », Paris, PUF (Quadrige), 2002, pp. 191-216 [1996].

Comme on le sait110, la chôra est une des notions les plus « étranges » proposées par la philosophie platonicienne. Qu’exprime-t-elle? Dans nos termes, elle est « entre » l’ordre et le désordre (Cf. dispositifs (5) et (8) supra) ; elle n'est pas l’ordre car c'est la Loi qui l’exprime clairement en tant que structure d’exclusion (la distinction faite entre alter ego et aliud en (15) supra). Mais elle n’est pas non plus le désordre auquel on a tendance à la rapporter. Elle est, bien sûr, la désagrégation d’un ordre, la con-fusion de ses frontières et des relations d’échange que celles-ci impliquent, précipitant ainsi les organisations dans une forme de chaos (chaos social ou naturel, comme dans Hésiode) ; mais elle est également une « remise à zéro » des computs, comme nous l’avons appelée (Cf. (8) supra), comme lorsqu’on bat les cartes après chaque partie afin de retrouver le sens d’un hasard qui au fondement du jeu. Ce dernier exprime une fonction réversible du temps puisqu'on peut remonter à son origine (Cf. L’Appendice A ci-dessus).

La chôra est le composé de deux genres (Mattei, p. 195): un genre qu’il nomme ontologique (dont le rapport modèle/copie est l'exemple, rapporté à la figure synecdochique) et un genre qu’il nomme sexuel (dont le dimorphisme père/mère est l'exemple), ceux-ci faisant partie de notre démarche (Cf. templa (17) et (10) supra, respectivement) dont on peut tirer un principe de causalité : par imitation pour le premier et par engendrement pour le second. Dans les deux cas, la chôra est un pro-duit (elle résulte de quelque chose).

Note de bas de page 111 :

 J.-F. Mattei associe la chôra au principe de la photographie (op. cit. p. 208), laquelle relève d’une opération « chimique » dont la lumière serait l’agent modeleur (le thème de la fabrication artisanale). La notion d’impression des Formes, comme dans le cas de l’orfèvre avec l’or ou du potier avec la glaise, est fondamentale dans le Timée ; notion que nous rapprocherons ici de celle d’un moulage comme copie (Cf. (17) supra).

Mais en tant que scène primitive, à quoi peut-on la rapporter ? La notion de réceptacle (op. cit, p. 198) fait penser à celle de « milieu », soit une hétérogénéité fabricatrice de matériaux, un peu comme l’opération alchimique par rapport aux éléments naturels111. Or cette notion de milieu non-différencié est opposée, dans nos dispositifs, à celle de « totalité organisée » semblable à un corps animal comme ensemble formé de sous-ensembles (les différents organes fonctionnels), et également, opposée à celle d'unités monadiques formant une somme (indéfinie) à la manière des entiers naturels qui constituent la base de l'arithmétique. De par son indifférenciation, la chôra n'entre pas dans ce schéma organisationnel, que ce soit à titre de parties d’un ensemble (corps) ou à titre d’individus (indivisibles) relevant d’une collection. La chôra est un milieu (comme on parle d'un « milieu aquatique » ou d'un « milieu végétal ») formé de substances cosmiques : l’eau, l’air, le feu, la terre, et en ce sens, elle est la matrice d’une création de nouveaux matériaux composés de ces substances.

La métaphore alchimique peut nous guider ici en ce que cette con-fusion évoquée réclame un creuset ; celui-ci peut être représenté par la notion de « cadrage », au sens où, pour définir des termes les uns vis-à-vis des autres, il est nécessaire d'avoir une structure d'encadrement comme support des relations entre un « dedans » (qu'on alimente) et un « dehors » comme provenance des ingrédients, la relation entre ces deux expressions renvoyant à des opérations d'import-export (c'est le sens « alimentaire », « nourrissier » de la chôra, op. cit. p. 198). Or cette structure d'encadrement peut être figurée par notre dispositif (générique) à huit termes qui fonctionne à la manière d'une « chambre d'écho » en tant que structure de mises en relations —« chambre d'écho » en ce qu'elle se prête à une multiplicité de types de relations. C'est d'ailleurs pourquoi dans le dispositif (8) supra la notion de désordre est « enchâssée » dans ce dispositif générique (elle ne lui est pas extérieur), au même titre que la loi qui en constitue l’antithèse. Soit le rapport politique entre synarchie (ordre) et anarchie (désordre) dont on sait qu’il est un dérèglement propre aux liens qu’il constitue (Cf. (7b) supra).

On dira d’abord que ce dispositif constitue une Unité (Cf. un « système unitaire et triple ») en tant que forme synthétique dont la géométrie n’est pas sans rappeler celle des corps platoniciens du Timée : tétraèdre, octaèdre, icosaèdre, hexaèdre —unité « cellulaire » mnésique en ce qu'elle est le « véhicule » d’une diffraction indéfinie.

Note de bas de page 112 :

 Cf. Le réseau du sens, Partie V, Chapitre V.3.3.

Nous avons évoqué la figure du creuset où fusionne une diversité d'ingrédients ; à ce propos, on peut parler d’un microcosme de création dont le complémentaire, le macrocosme112, constitue le déploiement des éléments cosmiques à grande échelle. La chôra, en tant que milieu extensible (opposée à la totalité finie) permet cette forme d'expansion.

Note de bas de page 113 :

 Cf. la note (44) supra.

Le thème de la Forme, en relation à un substrat, est consubstantiel à celui de la chôra; géométrie d’un dispositif comme on l’a déjà dit, échelle d’un cosmos (micro et macro) exprimant une grandeur numérique. Mais surtout, elle est assimilée à un « territoire » (idem, p. 200) non pas tant comme marqueterie de lieux connexes que comme surface haillonnée (à la fois pleine et trouée) par où transitent les forces liant un Haut et un Bas cosmiques (en tant que gouffre, caverne). D’ailleurs, ce terme de « surface » est problématique puisqu’on ne précise pas son mode de formation géométrique ; il faudrait davantage parler de « nappe » ou de « texture » à la manière d’un tissu fait par l’entrecroisement de la chaîne et de la trame, la navette du métier à tisser les configurant dans son mouvement incessant de va-et-vient. Ainsi la chôra n'est pas tant un lieu stable (frontières et reliefs) qu’un mi-lieu de passage incessant (un transit permanent), d’un lieu à un autre (déplacement), d’un état à un autre (métamorphose), nappe équivalente à ce que G. Semper appelait un revêtement (Bekleidung)113 tel que la peau ou le vêtement pour le corps humain ou tels que les phénomènes atmosphériques et célestes pour le cosmos (interprété au sens cosmétique de la parure).

Note de bas de page 114 :

 Dans « Race et histoire », repris dans Anthropologie structurale II, Paris, Plon, 1973, p. 191-216 [1952].

Revenons une fois de plus à notre premier dispositif (1’’) supra ; comme nous l’avons dit, la chôra n’est pas une totalisation, n’est pas une sériation énumératrice mais un milieu (cosmique, organique, sociologique) et ce milieu constitue le point d’équilibre entre un ordre (exprimé par des régulations de type endo- et exo-) et un désordre. C’est à ce titre qu’elle participe du hasard en tant que stochasticité donnant, d’une part, des mélanges (hétérogénéités relatives) et de l’autre des séries aléatoires comme au jeu. Sont-elles cumulables par combinaison, selon l’hypothèse de Lévi-Strauss114, au sens où la culture est le produit par convergence de multiples séries ? Selon le dispositif (8) supra, ce serait ainsi du côté d’une assimilation que l’on rencontrerait un tel phénomène de convergence, créateur d’une « épaisseur » par sédimentation qu’on appelle la tradition.

Note de bas de page 115 :

 Cet être du rêve a même statut que celui des âmes (en tant qu’ « esprits ») dans le schéma tripartite (7a) supra, et c’est pourquoi en anthropologie on peut parler d’un « totémisme de rêve » qui habite les sujets, (Cf. Descola, 2005, p. 203-240).

En termes de re-présentation esthétique (Cf. (17) supra), la chôra serait du côté de l’assemblage comme art du patchwork, comme collage dont on sait que le principe est entre une forme minimale de mise en ordre et un aléa ouvert sur le monde (le hasard objectif des surréalistes). C’est pourquoi, la chôra peut être assimilée à un « être du rêve » amalgamant faits de mémoire et signes erratiques (puisque sa logique est fondamentalement disparate)115.