L’invention du texte
Gianfranco Marrone
Université de Palerme
Index
Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques
Mots-clés : cinéma, philologie, sémiosphère, texte
Auteurs cités : D’Arco S. Avalle, Roland BARTHES, Umberto ECO, Paolo FABBRI, Jacques FONTANILLE, Gérard GENETTE, Algirdas J. GREIMAS, Eric LANDOWSKI, Youri LOTMAN, Gianfranco MARRONE, Vladimir PROPP, Paul RICOEUR, Victor STOICHITA, Eero TARASTI, Patrizia VIOLI
Une polysémie heureuse
Je voudrais exposer quelques points d’une problématique qu’on peut condenser dans la locution : l’invention du texte. Il s’agit, bien sûr, d’un titre tout à fait trivial et une petit recherche sur la toile m’a révélé que les titres avec « l’invention de (quelque chose) » sont parmi le plus fréquents dans la production livresque contemporaine. Il existe, dans l’univers actuel des livres, une ‘invention’ de presque tout. Par exemple, parmi les chercheurs, l’invention du quotidien, de l’homme, de la Méditerranée, de la mémoire, du droit, de l’école... Mais aussi parmi les écrivain, l’invention de Morel, de la poésie, de la solitude... ; et aussi parmi les livres pop, où l’on trouve un magnifique « invention de la maman ». Pourtant, malgré sa banalité, je voudrait utiliser ce titre, qui sera j’espère aussi le titre de mon prochain travail, parce qu’il est tout à fait polysémique, mais justement dans cette polysémie il y a condensé le problème que je voudrais poser aujourd’hui.
La polysémie a à faire avec le trois termes de l’expression : ‘invention’, ‘texte’, et ‘du’.
En fait, premier point, invention du texte veut dire deux choses, à partir de la nature objective ou subjective du génitif du: le texte est inventé, il y a quelqu’un qui invente un objet-texte, par exemple un auteur, un sujet de la création, un énonciateur ; mais aussi c’est lui qui invente, c’est le texte qui est sujet créatif, qui pose à son intérieur des choses, des significations, nouvelles.
Deuxième point, le terme invention veut dire deux choses, si on considère : (a) la signification moderne du terme : c’est-à-dire invention comme création ex nihilo de quelque chose qui avant n’existait pas, et qui transforme plus ou mois notre vie quotidienne : comme l’invention de bombe atomique, mais aussi, bien plus problématique, celle du téléphone portable ... ; (b) la signification ancienne de l’inventio, par exemple dans la tradition rhétorique : et donc invention comme découverte de quelque chose qui en réalité existait déjà, mais qui peut-être avait été perdu, oublié ; c’est par exemple le cas de ‘lieux communs’ de la rhétorique, des formes argumentatives qu’on utilisait dans un certain contexte discursif à partir d’une mémoire individuelle ou collective où ces ‘substances du contenu’ existaient déjà faites.
Texte-objet vs texte-modèle
Mais c’est surtout, troisième point, le terme texte qui fait problème pour le travail sur la sémiotique, parce que le terme ‘texte’, qu’on utilise dans la tradition sémiotique, souvent sans attentions particulières, veut dire peut-être trop des choses, il a des signification bien différentes, quelquefois en conflit l’une avec l’autre. Pour synthétiser la question, on peut dire que, pour certains, le texte est un objet, un livre, une chose, une donnée empirique, une ‘oeuvre’ reconnue comme unitaire dans culture donnée, qui a un auteur et un lecteur, un contexte de production et un autre de réception, mais qui, en tout cas, pour la sémiotique doit être analysé dans son immanence sémio-linguistique, dans sa cohérence, ses architectures internes, ses niveaux de pertinence sémantique, ses procédures de transformation toujours internes. C’est l’idée fondamentale de la clôture du texte, d’une exclusion programmatique de toutes influences externes (sociales, psychologiques, économique, etc.) sur la structure interne, d’où l’expression très célèbre de Barthes et Foucault – la mort de l’auteur – qui est la synthèse élégante d’un travail très dur qui, des formalistes russes et de Propp, arrive aux new critics américainset aux structuralistes français, à la narratologie et finalement au Maupassant de Greimas, démonstration parfaite, selon Paul Ricoeur, des formidables effets herméneutiques que l’analyse sémiotique d’un texte littéraire peut obtenir.
On sait néanmoins que la science de la signification a progressivement élargi cette notion de texte, et l’a utilisée pour étudier et analyser des grandeurs sémiotiques qui peuvent avoir le mêmes propriétés qu’un livre-texte – cohérence, clôture, stratification des niveaux, processualité interne etc. – mais qu’ils ne le sont pas. Des transmissions télévisuelles, des annonces publicitaires, des films, des objets technologiques, mais aussi des conversations orales, des stratégies militaires, des stations du métro, des bâtiments, des villes entières ne sont pas des textes, du point de vue empirique ; mais on peut les étudier, du point de vue méthodologique, comme s’ils étaientdes textes, parce qu’ils ont les mêmes propriétés formelles que les textes proprement dits. Dans ce deuxième cas, le texte n’est plus une chose, un objet empirique, mais devient un modèle théorique, qu’en principe on peut utiliser, étant donné certaines conditions epistemologiques justifiées, pour reconstruire les dispositifs formels plus ou moins ‘profonds’ de tous les objets de connaissance de la science de la signification. Comme la notion de narrativité a été construite en élargissant progressivement l’analyse des récits concrets (contes de fées, mythes indo-américains, roman de paralittérature, nouvelles littéraires) pour expliquer des discours apparemment non-narratifs (publicité, marketing, journalisme, politique, philosophie etc.), de la même manière la notion de textualité a été construite à partir de l’analyse de textes ‘proprement dits’ (roman, poèmes, tableaux...) pour expliquer, c’est-à-dire : pour reconstruire l’articulation significative, des manifestation sémiotiques apparemment non textuelles (hypermarchés, mode de préparation d’un plat, expériences en laboratoires scientifiques...). De ce fait, le texte – ou, mieux : la textualité – devient donc un modèle formel pour l’explication – et la compréhension peut-être – de tous phénomènes humains et sociaux, culturels et historiques. C’est pour cela que Greimas utilisait le slogan très connu « hors du texte, point de salut » et que des sémioticiens aux théories bien distinctes ont tous utilisé le même terme de ‘texte’ pour designer l’objet spécifique de leurs études. Ainsi Barthes parlait du texte comme lieu où se concrétisent des séries de citations de codes culturels variés ; Eco a travaillé sur la relation très délicate entre limites du texte et limites de l’interprétation ; et Lotman a parlé soit de la structure du texte artistique soit du Texte de la Culture pour designer les différents paliers de sa structuration.
Outrepasser le texte ?
Or, il semble que ces redoublements de la signification du terme métalinguistique de texte – objet et modèle – posent aujourd’hui à l’intérieur de la sémiotique un certain nombre de problèmes. En premier lieu, parce que ces glissements progressifs de la signification du terme ‘texte’ d’objet à modèle ont été en quelque sorte silencieux. Barthes avait très bien distingué entre Oeuvre (comme phénomène donné avec ses filiations externes dans la philologie et l’histoire) et Texte (comme construction théorique qui permet un regard nouveau sur les produits littéraires et culturels). Mais après ce premier acte fondateur, souvent oublié, on a très peu réfléchi sur les conséquences théoriques et épistémologiques de cette idée de la textualité comme modèle formel d’analyse ; et on a utilisé le terme comme presque synonyme d’autres notions comme ‘discours’, ‘récit’, ‘signe’, ‘interprétation’ etc., en causant des confusions terminologiques et catégorielles très graves. En outre, il semble, à première vue, que le même Greimas avait produit des malentendus terminologiques : d’un côté, il a parlé de ‘sémiotique du texte’, par exemple, à propos de Deux amis de Maupassant, et donc pour designer une oeuvre littéraire analysée dans son immanence ; en général il parle de ‘texte’ pour indiquer le résultat de la textualisation, c’est-à-dire de la manifestation expressive d’un contenu donné, sorte d’état final de la progressive génération du sens ; de l’autre, en répétant le slogan déjà mentionné « hors du texte, point de salut » il a souvent utilisé le mot ‘texte’ pour designer le « référent » du sémiologue, l’objet spécifique de ses études. Pour Greimas la sémiotique est, toujours, sémiotique du texte, il n’existe de sémiotique que du texte. Ce n’est pas par hasard, donc, si, dans le Dictionnaire (entrée « Texte »), il donne une « nouvelle définition » du terme : « le texte n’est constitué que des éléments sémiotiques conformes au projet théorique de la description ». Il semble donc que pour Greimas le texte soit en même temps le tout (l’objet sémiotique construit en fonction de la pertinence qu’on se donne dans le projet descriptif) et sa part (la manifestation expressive concrète, la ‘fin’ de la génération du sens, le résultat d’un ‘mariage’ entre le plan de l’expression et le plan du contenu).
Enfin, cet élargissement progressif du champ d’investigation textuelle, ce passage silencieux du texte-objet au texte-modèle a eu comme point d’arrivée la mise en discussion, au niveau épistemologique, de la possibilité même d’utiliser le mot ‘texte’ pour parler d’un objet d’analyse sémiotique presque quelconque, et, par conséquent, la nécessité d’outrepasser le texte au nom d’autres entités sémiotiques, d’autres objets d’analyse, comme les pratiques individuelles (préparer des plats, fumer un cigarette, se promener) ou rituelles (faire ses courses au supermarché, parler au téléphone), mais aussi d’expériences en quelque sorte intimes (comme danser ou rire ensemble). Il y aurait, donc, des objets sémiotiques au-delà du texte, peut-être aussi de la textualité, desquels la théorie doit en quelque sort rendre compte : les sollicitations qui arrivent du monde des nouvelles technologies de la communication, de l’Internet, des pratiques médiatiques contemporaines sont, par exemple, analysables avec les instruments de la sémiotique dite standard, c’est-à-dire de la sémiotique textuelle, ou, comme quelqu’un a dit, avec une connotation déjà négative, « textualiste » ?
C’est pour cela que, dans un article très récent sur les pratiques sémiotiques, Jacques Fontanille, faisant propre les instances de plusieurs chercheurs actuels en sémiotique, affirme que :
« Hors du texte point de salut ! » est un slogan qui a fait son temps
parce que :
la pratique sémiotique elle-même a largement outrepassé les limites textuelles, en s’intéressant, depuis plus de vingt ans, à l’architecture, à l’urbanisme, au design d’objets, aux stratégies de marché ou encore à la dégustation d’un cigare ou d’un vin [et Fontanille cite ici J.-M. Floch], et plus généralement à la construction d’une sémiotique des situations et même, aujourd’hui, de l’expérience, à partir d’une problématique de la contagion, de l’ajustement esthésique et de l’aléa. [et Fontanille cite ici E. Landowski]
L’heure semble donc venue de redéfinir la nature de ce dont s’occupe la sémiotique (les « sémiotiques-objets »), [...] pour assumer théoriquement ces multiples et nécessaires recherches conduites hors du texte [c.m.], recherches qui se justifient dans la mesure où elles se soumettent à la contrainte minimale d’une solidarité entre expressions et contenus et ne constituent pas des escapades « hors sémiose ».
Conclusion :
s’il est vrai, comme le dit Hjelmslev, que les données du linguiste se présentent comme du « texte », cela n’est plus vrai pour le sémioticien, qui a affaire aussi à des « objets », à des « pratiques » ou à des « formes de vie » qui structurent des pans entiers de la culture. Le slogan greimassien devrait être reformulé aujourd’hui ainsi : « Hors des sémiotiques-objets, point de salut ! », à charge pour nous de définir ce que sont ces « sémiotiques-objets ».
L’abandon de la position dite « textualiste » amène Fontanille à proposer un parcours génératif de l’expression qui puisse finalement fonder une véritable sémiotique des cultures, au nom, suivant Benveniste, du principe d’intégration progressive des objets d’analyse : signes et figures, textes-énoncés, objets et supports, pratiques et scènes, situations et stratégies, formes de vie. S’il ne s’agit pas ici de discuter cette proposition très captivante de Fontanille, je voudrais seulement remarquer qu’il utilise le terme métalinguistique de ‘texte’ dans ce sens premier, comme objet donné, et donc comme un chose qu’on doit outrepasser au nom d’autres sémiotiques-objets à définir, mais qui ne relèvent plus de la textualité. Il s’agit d’une véritable re-ontologisation du texte, conduite, d’un côté, en vue de la construction d’un parcours génératif de l’expression – où le ‘texte’ serait un niveau qui intègre signes et figures, mais qui doit être intégré avec les objets, les stratégies et les forme de vie ; de l’autre, au nom d’objets autres que le texte, de quelque chose de hors texte qui aurait déjà été propre à la sociosémiotique. Ce n’est pas par hasard si Fontanille, comme exemple de cette nécessité d’outrepasser des limites du texte, cite le champ d’analyse d’auteurs comme Floch (l’architecture, l’urbanisme, le design d’objets, les stratégies de marché la dégustation d’un cigare ou d’un vin) et Landowski (sémiotique des situations, de l’expérience, de la contagion, de l’ajustement esthésique et de l’aléa). Donc, s’il faut abandonner le slogan de Greimas (« hors du texte, point de salut ») c’est aussi pour intégrer dans la théorie sémiotique les travaux de quelqu’un comme Floch, c’est-à-dire justement de la personne qui avait pris cette expression de Greimas comme slogan pour ses travaux sur le marketing et la communication, ou comme Landowski qui avait terminé sa Société réfléchie disant, très explicitement, que le « réel est une autre forme du textuel ».
Je pense donc qu’aujourd’hui une des questions les plus problématiques de notre discipline est justement celle de la textualité. D’un coté, la sémiotique du texte a été proposée dans les études sur la signification pour résoudre les problèmes de la sémiologie des années 60, c’est-à-dire la sémiologie du signe et des codes, qui pensait la science des signes saussurienne comme une application presque automatique des catégories linguistiques aux objets divers de la communication sociale qui ne relèvent pas de la langue : les mythologies contemporaines, les panneaux, le cinéma, le théâtre, la mode. A ce propos, la distinction lotmanienne entre textes et grammatiques visait justement à éliminer l’idée de la primauté des codes sociaux – arbitraires et transcendants – sur les messages individuels (subjectifs et variables). D’un autre côté, cette même sémiotique du texte est aujourd’hui en train de vaciller, d’être considérée, comme l’art pour Hegel, « une chose du passé » parce qu’elle n’est plus capable de gérer, ni les nouvelles instances de la culture contemporaine (où les textes semblent ne pas exister), ni les nouvelles exigences epistemologiques de la science de la signification.
Et c’est en quelque mesure paradoxal, parce que tout le monde, parmi les sémioticiens, parle de texte, et ‘texte’ semble être un terme qu’on utilise presque sans problèmes. Faut-il donc outrepasser les limites du texte ? Si oui, pour retrouver quoi ? Qu’y a-t-il « hors texte » ? des contextes ? des situations ? des formes de vie ? de l’expérience ? Si non, au nom de quelle idée de texte (et de textualité), faut-il rester à l’intérieur de ces limites ? quelles sont les conditions pour continuer à garder l’idée d’un texte comme modèle formel pour l’explication de tous les objets de la sémiotique ? En d’autres termes, quelles sont les conditions pour discuter, à l’intérieur de la sémiotique, un autre slogan très célèbre, déjà beaucoup discuté dans la théorie littéraire et dans la philosophie dite poststructuraliste : je pense bien sûr au slogan de Derrida « Il n’y a pas de hors texte » ?
Salut au cube
Voyons, pour essayer de répondre, le lieu, textuel, bien sûr, où Greimas a formulé le slogan en question. C’était à Cerisy-la-Salle, en 1983, que Greimas, « mis en question », en répondant à une question de Michel Arrivé sur la linguistique, affirme :
La première formation que j’ai reçue, c’est la formation de philologue ; et grâce à un maître remarquable, je prétends avoir été formé en bon philologue: c’est déjà quelque chose! C’est-à-dire que j’ai le respect du texte, le respect de la référence, de la pensée d’autrui. Cette influence est importante également en ce qui concerne les pratiques textuelles. Le préalable de toute analyse sémiotique est la philologie, la préparation philologique du texte. C’est un sous-entendu incontournable. Il faut savoir ce que c’est qu’un texte, qu’on soit historien, linguiste ou logicien : le texte est le point de départ et le point d’ancrage de nos vociférations, si l’on peut dire, il les justifie et les fonde. Ensuite, lors de la description, on s’éloigne évidemment du texte, mais c’est le seul rapport que nous ayons avec notre réel, différent du réel mathématique, du réel naturel, etc.
Plus avant, en répondant à Herman Parret sur la phénoménologie, il dit :
En ce qui me concerne, le modèle figuratif qui m’a guidé, je l’ai trouvé dans le premier ouvrage de Merleau-Ponty : c’est le cube. Qu’est-ce que c’est que le cube ? C’est un peu, dans une transposition vers la géométrie de l’image, la cire chez Descartes, je crois. Vous pouvez regarder de tous les cotés, c’est chaque fois une apparence différente, mais le cube, en tant que tel, reste identique de toute éternité. Voilà une bonne définition du discours en tant qu’objet autonome — « hors du texte pas de salut! ». C’est une définition qui nous permet de parler du discours indépendamment des variables que constituent l’émetteur etle récepteur. Il y a toujours le texte, comme le cube : il y a la structure textuelle ou narrative, comme un invariant sur lequel peuvent se fonder nos analyses. Il ne s’agit pas de réduire cet invariant, comme on le fait trop souvent, soit au sujet de l’énonciation soit de l’énonciataire, comme dans l’esthétique de Jauss par exemple : tout ne se ramène pas au producteur ou au lecteur.
Non, entre les deux, il y a l’objet. On peut voiler son rôle mais il n’empêche que les objets sémiotiques existent : tel est le point de départ qui m’a obligé à mettre en place le concept d’existence sémiotique, un peu comme il y a la réalité des objets mathématiques. Je pense que la sémiotique peut imaginer l’existence de ces simulacres, de ces constructions, des objets qui peuvent être définis sémiotiquement et dont le type d’existence permet, autrement dit, d’évacuer le problème de l’être, les problèmes ontologiques.
Je crois la chose suffisamment claire. D’un coté, le texte est le référent du sémiologue, l’objet unique et seul de ses « vociférations ». De l’autre, ce texte-là n’est pas une chose donnée, un « réel naturel », mais un « simulacre », quelque chose qui doit être « préparé », c’est-à-dire construit comme les philologues le font toujours avec leur objet de connaissance. Justement, les philologues nous rappellent que le texte en tant que tel n’existe pas : il est toujours une « image mentale » – ce que dit par exemple D’A. S. Avalle – que le philologue se construit comme hypothèse de travail ; le texte est pour lui un instrument stratégique, pas un objet à découvrir. C’est pour cela que l’image du cube de Merleau-Ponty est formidable à ce propos : le cube devient objet de perception ; il faut le voir sur toutes ses facettes différentes, puis sortir de cette perception momentanée et le synthétiser au niveau cognitif. Le cube est un objet en même temps existant et construit : exactement comme le texte des philologues, comme le référent des sémioticiens.
Le problème du niveau empirique
Un certain nombre de remarques et de conséquences théoriques s’imposent à l’attention. Tout d’abord, l’objet que la sémiotique pose à son niveau empirique n’est jamais donné en tant que tel, mais il est d’abord construit puis posé en tant que donné, c’est-à-dire naturel, dans le sens d’habituel, de quelque chose qui va-de-soi (comme si la construction n’avait pas eu lieu). A la base de la perspective sémiotique, une double opération constitutive s’impose donc, selon laquelle l’objet de connaissance est un objet, en même temps donné (point de départ et d’arrivée des descriptions immanentes) et construit (dont la construction doit être justifiée, motivée au niveau de la méthode, de la théorie, et de l’épistémologie). Dans le Dictionnaire (à l’entrée « Sémiotique »), Greimas affirme que chaque sémiotique-objet, c’est-à-dire chaque « grandeur manifestée quelconque que l’on se propose de connaître » (qui serait donc le point de départ de l’analyse), existe seulement « dans le cadre d’un projet de description et présuppose, de ce fait, une meta-sémiotique censée la prendre en charge ». Donc l’empirique de la sémiosis n’a rien de donné, de « naturel ».
Or, le problème est que, généralement, on imagine les célèbres quatre niveaux de la sémiotique – empirique, méthodologique, théorique et épistémologique – comme dans une sorte de linéarité progressive qui va du terme le plus simple au plus complexe. Selon cette image linéaire, la sémiotique serait alors une sorte d’‘application’ d’une théorie et d’une méthodologie, philosophiquement contrôlées, à des données empiriques quelconques. Il se constitue ainsi une sort de valorisation implicite, selon laquelle le niveau empirique serait le moins important, et les autres, surtout le théorique et l’epistemologique, les plus importants. En réalité, on devrait substituer l’image de la linéarité à celle d’une circularité, selon laquelle l’épistémologique et l’empirique sont déjà en relation entre eux ; sinon à celle d’une toile, où chaque niveau a des relations constitutives avec les trois autres.
- Note de bas de page 2 :
-
Le fond épistémologique est donc celui du cercle herméneutique, qui est commun à la phénoménologie et à la déconstruction, au “textualisme” américain (à la Rorty) et au “textualisme” de la sémiotique.
- Note de bas de page 3 :
-
Le sociologue, par exemple, utilise très souvent ce que les gens lui disent – dans des interviews, des « focus groups », des séries de questions sous forme de tests – comme un donné naturel, une donnée empirique qui ne pose pas de problème, quelque chose de naturel qui dit la vérité sur les phénomènes étudiés, en oubliant (i) que les réponses sont des textes – linguistiques d’autre part – à analyser et à interpréter, et aussi (ii) que les questions sont des textes préparés en fonction d’un projet de description et de compréhension du monde social. De la même manière, les psychologues dits ‘expérimentaux’ construisent des expériences en laboratoire en fonction de leurs hypothèses de description des phénomènes psychologiques, en prenant ces mêmes expériences pour la nature même, en oubliant donc la dimension sémiotique, parfois, textuelle, de ces objets à connaître
Le niveau empirique, en fait, n’est pas le moins important, parce il n’est pas réellement le premier, le véritable point de départ du geste sémiotique, mais, comme nous l’avons dit, le point d’arrivée d’une opération préalable de production du donné, qui apparaît parfois cachée, parfois oubliée, insuffisamment justifiée, mais qui en tout cas est constitutive de la sémiosis. L’objet de connaissance sémiotique, on le sait, n’est ni un chose ni un sens, mais toujours la relation entre des choses et des sens : et il faut qu’une instance, culturelle, historique ou scientifique, qu’un sujet constructeur individuel ou collectif s’occupe de poser cette relation, de la rendre pertinente, de la faire valoir dans un certain univers sémantique. L’épistémologie de la sémiotique est donc radicalement constructiviste2. Il ne peut en être différemment : et je crois qu’il y a là une des plus grandes différences entre la sémiotique et d’autres sciences humaines, qui se posent toujours des problèmes méthodologiques (cf. par exemple la sociologie, ou la psychologie), mais jamais la question de la constitution de leur objet de connaissance. Il ne faut pas confondre la question de la méthode avec celle de la constitution de l’objet, c’est-à-dire, pour utiliser les mots de Greimas , de la préalable « préparation du texte »3.
Construction et naturalisation
Mais une seconde remarque doit être faite. Si on est d’accord sur cela, il faut revoir la distinction posée précédemment entre texte-objet et texte-modèle : au fond, tous les textes sont construits, la différence est que certains d’eux deviennent objet, tandis que des autres restent comme des choses à modéliser en tant que textes par l’analyse sémiotique. Lotman, par exemple, avait plusieurs fois insisté sur le fait que chaque culture pose quelque chose comme texte et quelque chose d’autre comme « hors texte », soit qu’il s’agisse d’un anti-texte (c’est-à-dire d’un texte autre) soit qu’il s’agisse d’un non-texte (quelque chose qui n’est pas reconnu comme texte). Il n’y a donc pas des textes « proprement dits », mais seulement des textes que, dans chaque culture, on considère comme naturels, surtout parce qu’ils sont dotés de seuils bien distincts, en quelque sorte institutionnalisés – comme la couverture d’un livre, le cadre d’un tableau, le rideau au théâtre, les génériques au cinéma, les indicatifs à la télé, etc. Cela veut dire que des choses que, par exemple, dans notre culture nous percevons comme des textes-objet (des livres, des films, des tableaux) sont le résultat d’une opération très complexe de construction culturelle (cf. Stoichita et le travail sur la naissance du tableau [l’Instauration du tableau] mais aussi Genette et la notion de péritexte [Seuils]), opération qui a peut être en quelque sort cachée : le résultat est que nous croyons aujourd’hui que ces choses-là sont ‘naturellement’ des textes. Il y aurait donc une textualisation cachée qui produit une naturalisation du texte, quelque chose comme un objet-texte qui diffère des non-textes, et donc des textes-modèle. Il y aurait quelque chose comme un hors texte. Chaque texte-objet est toujours un texte construit par des modèles préalables.
La seule différence est donc entre (a) les productions culturelles silencieuses des textes, à l’intérieur de chaque culture – qui ont des visées différentes, liées à des formes implicites de valorisation stratégique de l’ici et de l’ailleurs, du « nous » et des « autres », de la « culture » et de la « nature » ; et (b) les productions sémiotiques explicites des textes (qui ont des visées de connaissance métalinguistique), mais qui sont, au fond, des opérations culturelles elles aussi, donc liées à des visées précises. Pour cette raison, Greimas opère une substitution importante : à la dichotomie /naturel/ vs /construit/ il préfère celle de /sémiotiques scientifiques/ vs /sémiotiques non-scientifiques/, où les premières sont les « sémiotiques-objets traités dans le cadre d’une théorie sémiotique explicite », tandis que les secondes sont des grandeurs du monde humain et social construites de façons tout à fait implicites, et pour cela considérées comme « naturelles » (entrée « Sémiotique » du Dictionnaire).
Il n’y a pas de hors-texte
Ceci nous amène à une troisième remarque. En effet, le paradoxe greimassien d’un texte qui est un « tout » (simple objet de connaissance sémiotique) et sa « partie » (manifestation expressive d’un contenu sous-jacent) n’a pas lieu. Pour Greimas, la textualisation n’a pas lieu à la fin du parcours génératif, au moment où le récit et le discours rencontrent la substance de l’expression, en se posant des questions de linéarisation (pour l’écriture), de temporalisation (pour l’oralité), de dispositions topologiques (pour les images) etc. Greimas dit, au contraire, qu’on peut avoir une textualisation à chaque niveau du parcours : profond, superficiel, narratif, discursif etc. Donc, quand on ‘descend’ du niveau des structures expressives (ou textuelles) à celui du discours, ou du récit, on n’abandonne pas la substance de l’expression, mais on retrouve d’autres substances expressives, peut-être différentes de la première, peut-être similaires, mais en tous cas autres. Se constitue ainsi – par transcodification (Lotman), transposition (Greimas lui-même) ou traduction (Fabbri) – un autre texte qui parle directement du discours (ou du récit), faisant une sorte d’epoché du niveau de la manifestation textuelle. Et ce deuxième texte peut être : construit par la théorie comme modèle formel, c’est-à-dire une « meta-sémiotique scientifique » qui doit expliquer une configuration textuelle donnée ; ou peut être effectivement déjà présent dans une culture, par exemple un traité de poétique qui décrit le discours littéraire d’une certaine époque, sans passer par des poèmes ; mais aussi un livre sur la publicité qui parle du discours publicitaire sans aucune annonce qui puisse le manifester.
Les cultures, en tant qu’agents de la semiosphère, se constituent et se transforment par une production textuelle et méta-textuelle, voire intertextuelle, sans fin : chaque texte renvoie à d’autres textes, en utilisant la même substance ou d’autres substances de l’expression, le même medium ou un autre. Dans la chaîne, ou la toile, intertextuelle, pourtant, les textes ne sont pas égaux, n’ont pas tous la même fonction sociale et culturelle, ne reçoivent pas tous la même valorisation. Certains textes sont plus importants que d’autres, ceux qui parlent d’autres textes en décrivant leur articulation interne, ceux qui se trouvent « naturellement » au niveau discursif, ou narratif, en se posant comme base pertinente pour la prolifération d’autres textes au niveau d’une manifestation immédiate, directe.
On rencontre ainsi Derrida dont le slogan – « il n’y a pas de hors texte » – et celui de Greimas – « hors du texte, pas de salut » – peuvent être lus comme complémentaires : il n’y a pas de hors texte parce qu’en sortant d’un texte, on rencontre d’autres textes – le contexte étant, tout simplement, tout ce qui n’est pas pertinent : s’il y a quelque chose de pertinent en lui, il faut le re-intégrer dans l’analyse textuelle, sans sortir ni de ce quelque chose ni du texte même.
Mais cela ne veut pas dire nécessairement concevoir la très célèbre dérive interprétative de la déconstruction, c’est-à-dire l’idée, que U. Eco a toujours combattue, qu’on peut lire chaque texte comme chacun veut, que toutes les interprétations sont possibles, qu’il n y a pas de différence entre interprétation et usage. En fait, il y a localement des formes discursives sous-jacentes, qui construisent les pertinences des textes, mais aussi les pertinences des passages d’un texte à l’autre : les différentes cultures, en d’autres termes, rendent possibles les traductions et les interprétations et, en même temps, rendent impossibles d’autres traductions et interprétations.
Parcours génératif et intertextualité
Venons-en à une quatrième remarque. Si on est d’accord sur cela, le projet théorique qu’on peut imaginer maintenant, comme une sorte de idée régulatrice à la Kant, revient à penser ensemble l’intertextualité traductrice comme logique des cultures (Fabbri) et le parcours génératif du sens. Plutôt que de distinguer un parcours génératif du contenu et un autre de l’expression, on pourrait penser qu’entre les niveaux de pertinence du sens à l’intérieur d’un texte et les chaînes intertextuelles à l’intérieur d’une culture, il y a bien plus qu’une simple homologie. Si les niveaux du parcours sont ceux d’autres textes, parcourir les paliers de la génération du sens c’est passer d’un texte à l’autre, sachant que tous ces textes, on l’a dit, ne sont pas les mêmes et n’ont pas la même valeur.
En amont et en aval
De ce point de vue, l’exigence d’outrepasser le texte peut assumer des configurations conceptuelles très différentes. En premier lieu, il y a la position néo-ontologique déjà mentionnée de Fontanille, qui pense qu’il existe effectivement quelque chose de « hors texte », c’est-à-dire d’autres sémiotiques-objets qui ne sont pas des textes, comme les stratégies du marketing ou les pratiques culturelles les plus variées. Mais cette position n’est pas, sans doute, un véritable retour au passé, qui oublie les conquêtes indiscutables de la sémiotique du texte-modèle : il s’agit plutôt d’un geste stratégique qui veut dilater le champ d’exercice de la science de la signification et, en même temps, rendre plus fortes les bases théoriques de la discipline.
D’où, en second lieu, une reformulation plus exacte de ce néo-ontologisme : c’est la position ce ceux qui pensent que, si les textes sont toujours les objets primaires de la connaissance sémiotique, il faudrait étudier aussi (a) ce qui est en amont des textes (quelque chose comme l’ ‘expérience’ « primaire » ou « aurorale » qui conduit à la constitution des textes) et (b) ce qui est en aval de ces mêmes textes (quelque chose comme les ‘pratiques’ de réception, les effets sur les destinataires, l’efficacité externe qui passe outre l’efficience interne etc.). En d’autres termes, le texte reste au centre des intérêts du sémiologue, en tant que produit culturel et historique qui, en résistant aux catégories interprétatives mises en oeuvre par sa discipline, le pousse à les rendre toujours plus fines, plus opératoires. Comme les ‘sauvages’ poussent l’ethnologue à mettre en discussion sa vision, occidentale, du monde, de la même manière le texte est ‘le sauvage’ du sémiologue : son opacité initiale résiste aux modèles déjà fait, et demande l’invention de modèles autres, capables de rendre sa signification transparente. En tout cas, de ce point de vue, le texte n’est pas tout : il y a le moment de sa genèse (pas génération, dans le sens chomskyen ou greimassien, mais genèse dans un sens plus commun), le moment où ses formes, de l’expression et du contenu, ne sont pas encore définies, cristallisés, institutionnalisées, mais sont encore quelque chose de fluctuant, d’instable, de l’ordre donc du continu plutôt que du discret. Il s’agit du champs de travail de plusieurs chercheurs aujourd’hui : Fontanille et le corps, Landowski et le contagion, Tarasti et l’existentialisme, Eco et l’ornithorynque, Violi et l’expérience des enfants etc. Au moment de la constitution du texte, il faut faire correspondre celui de sa dissolution : sinon une véritable anéantissement, en tout cas une sorte de déconstruction sociale ; c’est le moment des pratiques textuelles, c’est-à-dire où on peut mesurer sa capacité de « prendre », son éventuelle efficacité, cognitive, bien sûr, mais aussi passionnelle, pragmatique, et somatique enfin. Dans le domaine des pratiques sociales des textes, on abandonne la clôture textuelle de principe, et le sens semble circuler presque par hasard. Il retourne donc à son instabilité initiale, devient matière de négociation et lieu de transformation incessante. Il s’agit du terrain de travail de plusieurs sémioticiens, peut-être plus attentifs à ce qui arrive dans le domaine très important des « études culturelles » (ou cultural studies) qui attribuent au moment de la réception un rôle fondamental dans l’étude des procès de la communication humaine et sociale.
Dans cette position, très discutée aujourd’hui en Italie, il n’est pas établi si les textes sont des objets ou des modèles. En fait, s’il y a quelque chose comme une ‘genèse’ des textes, une activité productrice des manifestations sémiotiques concrètes, et quelque chose comme une activité interprétative de réception des textes, il faudrait présupposer l’existence logique de sujets productifs et réceptifs, c’est-à-dire d’instances énonciatives qui produisent la réalité textuelle. Or, ces instances sont à la fois construites à l’intérieur d’une quelconque réalité textuelle donnée, ou sont quelque chose d’externe, de contextuel, d’extratextuel, peut être d’extra-sémiotique ? La question, je crois, est encore ouverte, mais la réponse comportera sûrement des décisions fondamentales au niveau epistemologique.
Texte et con/texte
Se profile ainsi une troisième possibilité d’outrepasser le texte, celle que je voudrais proposer ici comme la plus opérative, la plus cohérente en regard du projet véritable de la sémiotique comme discipline autonome – penser que, au de là d’un texte, il y en a d’autres : sortir du texte, outrepasser ses limites, veut dire rencontrer de textes ultérieurs, en rendant plus faibles les seuils textuels, et donc en considérant de façon plus souple, négociable, discutable la très célèbre clôture textuelle. De ce point de vue, on peut, en premier lieu, intégrer des donnés de contexte à l’intérieur du texte, en mettant en discussion les seuils textuels précédemment établis, implicitement par des sujets sociaux, ou explicitement par des sujets épistémologiques, et donc négocier d’autres limites possibles en fonction d’une nouvelle strategie mis en oeuvre – soit qu’il s’agisse d’une stratégie de connaissance, soit qu’il s’agisse d’une manœuvre sociale quelconque.
Ainsi, par exemple, l’analyse d’un film d’Hollywood suppose qu’on considère comme pertinentes des données dites « de contexte » comme le genre dans lequel ce texte va se situer, mais aussi certaines pratiques productives des grands « studios » californiens. Lorsqu’on travaille, comme j’ai le fait, sur un film comme The Terminal de Steven Spielberg, il faut retenir, outre les deux niveaux de l’énoncé et de l’énonciation, d’autres choses telles que : (a) le genre « comédie » qui se transforme à la fin de l’histoire en une sorte de « conte de fées » ; (b) le rôle très fort de la signature autoriale : le metteur en scène transporte dans le texte filmique toute la mémoire de ses oeuvres précédentes, de E.T. à Schindler’s List ; (c) la véritable marque (brand) de la maison productrice Dreamworks (fondée, du reste, par le même Spielberg), qui joue un rôle bien différent, par exemple, de celui d’un colosse comme la Metro Goldwin Mayer. Si cette dernière fait des « produits de qualité » pour le marché, à l’instar d’entreprises très traditionnelles, Dreamworks fait quelque chose de plus : chaque film signé est une manifestation de la marque, un fragment du discours qui est la marque à conduire, et qui se caractérise donc – promesse affichée dès l’intitulé – par un rêve supplémentaire à faire vivre aux spectateurs. L’histoire de Victor Navorski, protagoniste du film enfermé dans un aéroport pour des raisons bureaucratiques, est apparemment un cauchemar. En réalité, il s’agit d’un beau rêve fantastique, d’un conte de fées moderne, que quelqu’un a justement mis en parallèle avec l’histoire très optimiste d’un Frank Capra. Mais, en outre, (d) il faudrait aussi intégrer dans le texte filmique ce que je voudrais appeler le rôle médiatique de l’acteur, au sens de personnage narratif et de comédien du cinéma. Victor, qui est une sorte de foushakespearien, n’a pas seulement un rôle thématique en tant que personnage qui porte en lui toutes les possibilités de son faire (quelque chose comme « l’étranger »), mais il est aussi quelqu’un qui est interprété par Tom Hanks, lequel porte dans le film la mémoire des rôles joués dans autres films : par exemple celui de Robinson dans Cast away, mais surtout celui de l’idiot de Forrest Gump. Dans la construction textuelle du personnage, tout cela est fondamental.
Une manière plus radicale d’outrepasser le texte serait alors de passer à d’autres textes, qui disent à leur manière le premier texte, le traduisent dans de nouveaux projet de signification et/ou de communication, dont les passages traductifs sont en tout cas ‘contrôlés’ par des formes discursives sous-jacentes qui posent des pertinences sémiotiques locales, susceptibles d’être transformées en fonction des exigences stratégiques qui se présentent à l’occasion. Ainsi, par exemple, une annonce publicitaire publiée dans un journal, se traduit presque naturellement en un spot télé, ou en un communiqué radio, ou en un affiche placardée dans la rue. Toutes ces traductions sont possibles, c’est-à-dire pertinentes vis-à-vis d’un projet commun de communication, sur la base d’une campagne publicitaire unitaire qui se manifeste sur des médias différents : il s’agit de textes séparés, ayant une clôture, une architecture interne qui construit leur sens. Mais en quelque sorte, ils reçoivent leur véritable signification d’un projet commun sous-jacent, des projets communicatifs des autres, c’est-à-dire de la concurrence et, plus essentiellement, des forme de cohérence qu’en général, le discours publicitaire donne à ses manifestation textuelles. On peut expliquer ici le cas déjà mentionné de la marque (brand), qui est un discours en quelque sorte abstrait (« immatériel », comme disent les sociologues), mais cohérent en tant que tel, grâce aux différentes manifestations textuelles qui lui donnent une existence empirique : le nom, le logo, le produit, le prix, le point de vente, la publicité etc.. En renversant le propos, un logo est un texte en soi, avec ses significations propres, ses plans d’expression et de contenu ; mais, comme l’a expliqué J.-M. Floch, il n’est en réalité que la partie émergée d’un d’iceberg masquant un discours plus profond : celui de la marque à tenir, et qui est en connexion avec toutes ses manifestations.
Assumer une position de ce type, ne signifie pourtant oublier les questions très importantes relatives aux expériences subjectives, de l’existentiel et du somatique, des pratiques sociales et communicatives, des effets du sens et de l’efficacité symbolique. Bien au contraire, on peut le retrouver, comme répétait très souvent le même Lotman, dans des textes, dans cette toile intertextuelle qui est, tout simplement, la culture. Pour étudier les mécanismes perceptifs liés à l’expérience esthétique (ou esthésique), Greimas, a cherché dans des textes de Tournier, Calvino, Rilke Tanizachi et Cortázar, étudiés dans De l’imperfection, des cas exemplaire racontés dans le discours littéraire, à partir desquels on peut construire des modèles discursifs plus généraux afin de comprendre la relation antre la signification et les appareils sensoriels du corps. De la même manière, pour construire sa sémiotique de la contagion et de l’union, Landowski a travaillé sur les annonces publicitaires brésiliennes de la bière. De même, Fontanille, dans son livre sur le corps, a convoqué des textes de Godard, Duchamp, Proust, Claudel etc. Moi-même, quand je me suis occupé de la question du corps et du sujet, des fonctions sociales de la perception, des différences entre corps vivant et corps machine etc., j’ai travaillé sur une configuration textuelle comme celle d’Orange mécanique (A Clockwork Orange) – le roman de Burgess, le film de Kubrick et d’autres textes ultérieurs – en construisant un modèle de perception conflictuelle susceptible d’être utilisé pour expliquer d’autres phénomènes de signification.
Seuils et limites
La question très délicate est d’établir a priori ce qui est de l’ordre de la textualité interne et ce qui est de l’ordre de l’intertextualité. En tout cas, dans chaque configuration culturelle, macro ou micro, une négociation continuelle est à l’œuvre entre le texte et l’intertexte, pour décider ce qui de l’ordre d’une manifestation directe du sens et ce qui de l’ordre du discursif, ou du narratif, et pour décider surtout, où faire passer les limites des textes, quelle valeur donner à ses limites, comment articuler, par exemple, des limites fortes à des seuils faibles etc.
Et si la sémiotique est, bien sûr, elle aussi une pratique culturelle ayant sa propre configuration historique et sociale, la négociation à faire est celle des seuils epistemologiques de la discipline : prendre une décision plutôt qu’une autre sur la notion de texte veut dire dilater ou réduire le champ de la sémiotique. Outrepasser la pertinence sémiotique que l’idée de textualité construite donne à la discipline, par exemple, pourra comporter, je crois, un risque de perte d’identité disciplinaire, face à d’autres disciplines (philosophie, sociologie...) au statut épistémologique bien plus fort ; et peut être aussi une perte de force contractuelle dans les défis des savoirs, et des saveurs, de notre futur.
C’est pour cela que je parle d’invention textuelle : inventer le texte est le geste spécifique, pertinent, du sémiologue, qui permet tout à la fois de :
1. produire des modèles textuels les plus explicites possibles, pour
2. retrouver dans les cultures des textes-objets à considérer comme notre empirisme sémiosique, un empirisme construit
3. garantir la possibilité d’un renouvellement constant des réalités textuelles, de la mutation incessante d’un texte progressivement désemantisé à un autre qui, par contraste, le resémantise, l’invente à nouveau, qui bricole avec les matériaux textuels désormais fragmentés pour construire, et retrouver, d’autres éventualités expressives.
C’est le seul espoir, disait Greimas, qui nous reste pour garder le futur.