Sur la profondeur

Sémir Badir

FNRS / Université de Liège, Rhétorique et Sémiologie

https://doi.org/10.25965/as.2564

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Auteurs cités : ARISTOTE, Jean-Claude Colombel, Jacques Coursil, Antoine Culioli, Gilles DELEUZE, René Descartes, Henri Ey, Jacques FONTANILLE, Louis HJELMSLEV, Emmanuel KANT, Maurice MERLEAU-PONTY, Christian METZ, Christian Pascal, Philippe Prats, François RASTIER, Claude ZILBERBERG

Texte intégral

Quand Jean-François Bordron m’a fait l’honneur de me demander de participer au séminaire, je lui ai proposé de m’occuper de la profondeur. En proposant un tel sujet, je ne savais pas trop à quoi m’attendre, je n’avais pas en tête qu’il s’agissait d’un sujet que nombreux sémioticiens avaient déjà abordé, et pas n’importe lesquels : Jacques Fontanille dans Les Espaces subjectifs puis à nouveau dans Sémiotique du visible, à l’occasion d’une étude sur le film de Jean-Luc Godard Passion ; Claude Zilberberg, de son côté, parle de la profondeur dans un grand nombre d’articles, notamment dans son grand article sur Wöfflin et un autre, intitulé « Synesthésie et Profondeur », paru dans la première livraison de Visible ; et peut-être que d’autres chercheurs encore, dont je ne me suis pas enquis suffisamment, en ont parlé aussi. Je suis allé vers ce sujet sans même une véritable question, je voyais simplement que la profondeur est souvent liée à la réflexivité et, comme certains d’entre vous le savent, la réflexivité est une thématique qui m’intéresse depuis longtemps. Je n’aurai pas voulu toutefois réduire la profondeur à cela seul que j’avais préconçu à son endroit, le lien à la réflexivité. J’ai donc essayé de parcourir « naïvement » ou, si vous préférez, comme un « honnête homme », quoique un peu sémioticien (tout de même), le champ de la profondeur, non pas que j’aurais l’inconvenance de vouloir faire table rase des travaux de mes illustres prédécesseurs ; il s’est plutôt agi pour moi de déposer le savoir (comme on dit déposer les armes), de ne pas chercher à me rendre maître de ce sujet, mais de témoigner seulement d’un pèlerinage, d’un questionnement élémentaire si vous préférez, au risque, je le reconnais volontiers, d’enfoncer des portes ouvertes.

Jugez de ma bonne foi : j’ai commencé, selon la méthode orthodoxe, par tenter un carré sémiotique. Cependant, c’est le bon moyen pour tomber aussitôt sur un os : quel est, en effet, l’antonyme de profond ? Long s’oppose à court, large s’oppose à étroit, mais profond, à quoi cela s’oppose-t-il ? Certes, à une pensée profonde, on peut opposer une pensée superficielle, mais cela ne vaut pas pour tout ce qui est profond. Un lac peut être profond, il ne saurait être superficiel. Pour les bassins de natation, on parle de grande profondeur et de petite profondeur, et souvent, de grand bassin et de petit bassin, comme si la notion de profondeur était trop évocatrice pour être gagnée par la diminution de petit. Ainsi, profond n’est pas exactement à la profondeur ce que haut est à la hauteur ou grand à la grandeur, car dans cette dimension — appelons-là telle, provisoirement — il n’y a qu’une seule qualité, la qualité du profond.

Cette qualité connaît des degrés : très profond, peu profond, pas profond ; mais, curieusement, quelque chose dont on dit que ce n’est pas profond, c’est tout de même quelque chose atteint par la qualité du profond, quoique à un degré bénin.

Cette question des degrés a fait tourner mes attentes vers la sémiotique tensive. La profondeur, ça serait une question de plus et de moins. Le profond est, dans ce cas, un sous-contraire tonique : il marque une intensité qui ne peut être que dispersée, et non pas opposée, par l’extensité (avec une valence qui ne s’est pas encore révélée). Son sur-contraire est l’abyssal, et l’abyssal au degré le plus élevé est le sans fond. La dispersion commence avec le peu profond, supposant une relation converse entre la diminution de la profondeur et l’accroissement de la surface, encore qu’il y ait plusieurs cas de relation inverse (l’iceberg ou le rhizome végétal en sont des exemples : plus ils sont profonds, plus ils s’étendent). Quand au surcontraire atone, c’est sa confrontation avec le surcontraire tonique, le sans fond, qui le laisse deviner : il s’agit du plat.

surcontraire tonique

s1

sous-contraire tonique

s2

sous-contraire atone

s3

surcontraire atone

s4

sans fond

profond

peu profond

plat

Partons de ce plat qui, quant à lui, n’est pas même la qualité d’une dimension clairement identifiée. Ça ne saurait être en tout cas la platitude, pour la même raison que ça ne peut être la superficialité — la surface peut-être ? Admettons-le, et c’est reconnaître aussi que les objets plats ont deux dimensions. S’ils se situent sur un plan horizontal, il s’agit ordinairement des dimensions de longueur et de largeur. S’ils se situent sur un plan vertical, il s’agit de la largeur et de la hauteur. Il est rare, et vraisemblablement inapproprié, que la profondeur compose avec une de ces dimensions pour rendre compte d’objets plats : il n’y a pas d’objets, à ma connaissance, qui soient, par exemple, longs et profonds. En revanche, il arrive que la profondeur soit la seule dimension prise en compte : profondeur de l’eau, profondeur du sol. Et, bien sûr, la profondeur peut devenir une troisième dimension. Elle compose alors avec l’une ou l’autre paire des dimensions « plates » : longueur et largeur lorsqu’il s’agit d’objets dont le plan de référence est horizontal, par exemple un bassin de natation ; largeur et hauteur lorsque le plan de référence est vertical (c’est-à-dire lorsque les objets sont dressés), par exemple un meuble de bibliothèque. Ce dont je voudrais vous convaincre, d’abord par le moyen de cet examen de l’usage lexical, c’est qu’il y a comme une solution de continuité entre le profond et le plat.

Cela se vérifie aussi dans l’expérience esthétique. Le sentiment du profond ne s’accommode pas naturellement de la platitude. Je reviens d’un séjour au Japon, durant lequel j’ai patiemment colporté la question qui me préoccupait. Ainsi, dans les forêts qui entourent le mont Fuji, j’ai rencontré des grottes. Celles-ci ont provoqué en moi un sentiment de profondeur assez aigu. Aussi les ai-je aussitôt prises en photo pour mon corpus. Mais, lorsque je regarde les images que j’ai prises de ces grottes, quelle déception ! tout sentiment de profondeur y a disparu, à quelque distance, et sous n’importe quel angle que je les aurai photographiées. La profondeur, dans les arts visuels — la peinture ou la photographie —, réclame l’artifice. Elle ne se représente pas « naturellement » dans un objet plat. Ici, bien sûr, il faut que j’avance avec la plus grande prudence, car mon sujet en croise un autre, celui de la représentation de l’espace tridimensionnel dans un espace à deux dimensions. Mais, justement, ce que je suis amené à penser, c’est qu’il est loin d’y avoir coïncidence exacte entre la représentation de la profondeur et la représentation d’un espace tridimensionnel. Un paysage, par exemple, est-il profond ? On peut envisager qu’il le soit lorsqu’on le contemple en nature. Mais dans la représentation picturale ou photographique, il me semble qu’on sera plutôt sensible à son ampleur qu’à sa profondeur. On ne se le représentera profond qu’en le rapportant au paysage naturel, en projetant dans le tableau ou sur la photographie un regard empli de réminiscences. Prenez par exemple la représentation picturale d’une mer calme, comme en a tant faites le peintre belge Léon Spillaert. Sur la toile, deux grandes plages horizontales relativement bien délimitées. Y verrez-vous un spectacle profond ? Moi pas. Pourtant, cette mer, je la connais bien, c’est la Mer du Nord, et quand je me promène le long de la digue d’Ostende sous son ciel couvert, un sentiment bien vif de profondeur m’habite.

Les artifices produisent des effets eux-mêmes parfois bien artificiels. Je pense ici à une séquence de Vertigo, le film d’Hitchcock. Il s’agit de la séquence finale, fameuse, où Scottie (interprété par James Stewart), sujet aux vertiges, s’élance dans l’escalier menant au beffroi d’une église. Il ne peut s’empêcher de regarder vers le bas et il est pris de vertige. Hitchcock use à ce moment de ce qu’on appelle une « identification secondaire », c’est-à-dire que le plan montre ce que le personnage voit, et pour rendre compte du vertige de Scottie, il emploie un moyen technique inédit que l’on nomme parfois, depuis, « effet-Vertigo ». Cela consiste, en gros, à conjuguer un zoom arrière avec un travelling avant. Pour le spectateur (pour moi en tout cas), ce plan produit bien un effet de profondeur. Mais, quoique l’effet soit impressionnant, il est à mon avis raté, car un homme pris de vertige n’est pas face à un excès de profondeur ; il est devant un excès de hauteur, et c’est tout différent.

Je reviendrai sur cette différence, comme sur l’effet produit par un paysage, car je me rends bien compte que ce qui vient d’être dit prête à discussion, mais je voudrais auparavant alléguer des impressions de profondeur sur lesquelles la réflexion pourra s’appuyer plus sûrement. J’en ai déjà évoqué un : l’entrée d’une grotte sombre, contemplée à distance, peut susciter un sentiment de profondeur. Il en est de même des souterrains, comme ceux, construits pendant l’une ou l’autre guerre, qui serpentent sous le bois des Oblats, à Liège. Enfant, avec quelques compagnons d’aventure, j’y pénétrais hardiment. Et plus je m’y enfonçais, plus s’accroissait le sentiment de profondeur, soit que j’aie à écarquiller les yeux dans ce noir béant où l’on avance à tâtons, soit que je me retournasse et visse le rond de lumière, à l’entrée du souterrain, en train de se rapetisser et de s’amuïr. Grottes, souterrains : ce sont là des cas de profondeur horizontale. Mais quel sentiment ne doit pas prendre le mineur au fond du puits de sa mine ! Et ceux qui font de la plongée sous-marine, surtout s’ils la font en apnée, ont un sentiment non moins extraordinaire : en dessous, le noir qui s’enfonce, au-dessus, un rond de lumière qui rétrécit et perd de sa luminosité.

Quel est le point commun à tous ces cas de profondeur ? Je constate qu’ils font appel à la corporalité, au sujet en tant que corps. Cela est vrai même de cette grotte contemplée de loin : son trou noir m’aspire, alors que la photographie de cette même grotte n’appelle que mon regard. À ce titre, le profond doit être distingué du distant. Toute distance n’est pas profonde, elle ne l’est qu’à condition de s’imposer entre mon corps et l’objet visé. Voilà ce qui me permet de faire aussi le départ entre le paysage et sa représentation : un paysage provoque un sentiment de profondeur à la condition expresse que le corps percevant et le paysage soit « inscrit », « instancié » dans le même espace.

Le corps est donc l’instance essentielle de la profondeur. Aussi ne vais-je plus le lâcher, ou bien c’est lui qui ne nous lâchera plus. Mais je veux tout de même envisager la présence d’au moins une autre condition à la profondeur (à laquelle en effet j’avais pensé d’abord). La grotte, la mine, le souterrain sont de grands espaces creux. Et la profondeur est la dimension propre aux objets creux. Cela se vérifie pour un verre, un vase comme pour une bibliothèque. Pourtant, dans tous les cas, on ne saurait faire du creux la condition suffisante de la profondeur. Le corps, toujours, est le seul facteur indispensable. On le constate parfaitement sur certaines dissimilations sémantiques. Quelle différence par exemple entre un verre haut et un verre profond ? Le verre haut, c’est celui que vous admirez dans la vitrine d’un dressoir ; tandis que le verre profond, c’est celui dans lequel vous cherchez à saisir une cerise ou une olive. Un couloir, on a beau y avancer, est rarement dit profond, on parle ordinairement d’un long couloir. C’est que le couloir ne paraît étiré que pour l’œil, alors que le corps y évolue sans éprouver quelque sensation particulière. Et la différence entre un grand décolleté et un décolleté profond ? Je ne pense pas avoir besoin de vous l’expliciter.

Du reste, la qualité de creux n’est pas non plus une condition nécessaire, elle se donne plutôt comme une conséquence de l’action d’un corps dans un espace donné. La mer n’est profonde que si mon corps s’y projette (en pensée, depuis le pont d’un bateau, ou réellement) et qu’il y creuse un espace délimité par la lumière et l’ombre. Le sol, de même, n’a de profondeur qu’en tant qu’il est susceptible d’être creusé ou de contenir des espaces creux (telle cavité est à x mètres de profondeur de la surface, tel forage creuse le sol pour atteindre une nappe de pétrole, tel tombeau repose au fond d’une tombe creusée à telle profondeur dans la terre, et les veines d’un bois peuvent être profondes parce qu’elles sont creuses elles-mêmes). L’autre jour, je vis une carpe enfonçant son museau dans la vase de l’étang. Est-ce là, me suis-je demandé, une expérience de profondeur ?  Dès lors que la vase est percée par le museau, comme le corps du plongeur entre dans l’eau et s’y enfonce, il s’agit bien de profondeur. La distinction qui se met en place ici est celle entre profondeur et épaisseur : la profondeur aux objets creux, l’épaisseur aux objets pleins. Entre les deux, une zone de transition jouant souvent en faveur de la profondeur, l’objet plein pouvant être percé et creusé, quelquefois en faveur de l’épaisseur, l’objet creux pouvant être bouché ou rempli, comme c’est le cas avec le brouillard.

Note de bas de page 1 :

 Le passage, admirable, dont je viens de citer la dernière phrase mérite d’être cité en entier : « La nuit était très sombre, une nuit d'octobre, sans une étoile, sans un souffle, noire et morte. Au loin, les hautes futaies mettaient des promontoires de ténèbres. Il avait peine à distinguer devant lui la pâleur des allées. À cent pas de la terrasse, il s'arrêta. Son chapeau à la main, debout dans la nuit, il reçut un instant au visage toute la fraîcheur qui tombait. Ce fut un soulagement, comme un bain de force. Et il s’oublia à regarder sur la façade, à gauche, une fenêtre vivement éclairée ; les autres fenêtres s'éteignaient, elle troua bientôt seule de son flamboiement la masse endormie du château. L’empereur veillait. Brusquement, il crut voir son ombre, une tête énorme, traversée par des bouts de moustaches ; puis deux autres ombres passèrent, l’une très grêle, l’autre forte, si large qu’elle bouchait toute la clarté. Il reconnut nettement, dans cette dernière, la colossale silhouette d’un agent de la police secrète, avec lequel Sa Majesté s’enfermait pendant des heures, par goût ; et l’ombre grêle ayant passé de nouveau, il supposa qu’elle pouvait bien être une ombre de femme. Tout disparut, la fenêtre reprit son éclat tranquille, la fixité de son regard de flamme, perdu dans les profondeurs mystérieuses du parc »(Son Excellence Eugène Rougon, in Œ.C. III, La Pléiade, p. 421).

Je fais immédiatement retour au corps pour observer à présent que le corps est lui-même une épaisseur. C’est une épaisseur dans une profondeur. Si le corps n’avait pas d’épaisseur, il ne pourrait pas reconnaître la profondeur. Un regard en revanche n’a pas d’épaisseur. C’est pourquoi le regard ne connaît pas la profondeur. Bien sûr la littérature pourra me démentir. C’est son rôle, en effet, de déjouer l’improbable. Ainsi Zola peut-il écrire que « la fenêtre reprit son éclat tranquille, la fixité de son regard de flamme, perdu dans les profondeurs mystérieuses du parc »1 ; ici le regard, celui d’une fenêtre, a un corps de lumière pour se perdre dans la nuit, et il joue de sa puissance de projection pour connecter les distances qui séparent ce corps des objets visés.

Dans ces expériences de la profondeur, le mouvement devient la pièce maîtresse. Le mouvement, de fait, est le privilège des corps et des objets pleins. On peut remédier à l’absence de corps si l’on en possède ce privilège : c’est ce que fait le cinéma ; il substitue au corps du spectateur, inerte dans son fauteuil, les mouvements de l’image et dans l’image. Pour la photographie et la peinture, l’affaire est bien plus ardue et, à ce qu’il me semble, l’expérience de la profondeur y est beaucoup plus rare, présente seulement chez les grands modernes, tel Cézanne si l’on en croit Merleau-Ponty. Ou  bien disons plutôt qu’elle y est plus dépendante du vouloir du regardeur.

Si je dois en citer un qui soit notre contemporain, ce serait Anish Kapoor. Beaucoup de ces œuvres, en effet, fonctionnent comme des trompe-l’œil résistants, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent pas être démasqués par l’œil, ni même, parfois, par l’esprit. Laissez-moi vous décrire trois œuvres de cet artiste que j’ai pu admirer au musée d’art contemporain pour le 21e siècle à Kanazawa. La première a été commanditée par le musée : c’est une salle oblongue, en béton brut, traversée dans sa longueur par un plan incliné, également en béton ; sur ce plan incliné est un grand ovale noir, oblong dans le même sens que la salle elle-même. Cet ovale est-il peint, creusé, toilé ? l’installation est faite de manière à ce que l’œil ne puisse en décider, de quelque manière qu’il se place. Ce qui est incontestable cependant est que cet ovale a une grande puissance d’attraction, le regard ambulatoire  de l’observateur s’y engouffre. La deuxième œuvre que je voudrais évoquer est une sorte de vasque circulaire d’environ deux mètres de diamètre dont le bord est si recourbé qu’il se referme sur elle, un peu à la manière d’un oursin (moins refermé cependant). Cette vasque est pendue au mur, de manière à ce que le regard soit à la hauteur de son centre, et peinte entièrement en blanc. Eh bien de ce blanc se dégage là encore une extraordinaire profondeur, la profondeur d’un objet sans fond, dès lors qu’il est sans bord apparent (je parle du monochrome, non de la vasque). Quant à la troisième œuvre, c’est un cylindre d’un mètre et demi de diamètre mis en rotation et rempli d’un liquide rougeâtre. La pression centrifuge creuse l’espace liquide au centre du cylindre et forme un petit tourbillon. À nouveau l’impression de profondeur est patente. Au reste, ici, nul artifice. L’objet est manifestement tridimensionnel et tend bien à se creuser.

Ce qui fait pour moi l’intérêt de cette dernière œuvre est qu’elle met en scène un objet creux (le cylindre) dont la mise en mouvement creuse aussi ce qu’il contient. Dans la nature, les mouvements qui ne sont pas le fait d’objets pleins sont exceptionnels. Ils produisent les tourbillons, les cyclones, les maelströms, et c’est avec de tels mouvements aussi que l’on représente les trous noirs au cinéma, par exemple dans StarTrek.

Note de bas de page 2 :

 « Une descente dans le Maelstrom »in Histoires extraordinaires, Paris, Gallimard (Folio), 1973, pp. 252-253.

Je ne résiste pas à vous lire un extrait de la description saisissante qu’Edgar Allan Poe a fait du maelström : « Le bord du tourbillon était marqué par une large ceinture d’écume lumineuse ; mais pas une parcelle ne glissait dans la gueule du terrible entonnoir, dont l’intérieur, aussi loin que l’œil pouvait y plonger, était fait d’un mur liquide, poli, brillant et d’un noir de jais, faisant avec l’horizon un angle de 45 degrés environ, tournant sur lui-même sous l’influence d’un mouvement étourdissant, et projetant dans les airs une voix effrayante, moitié cri, moitié rugissement, telle que la puissante cataracte du Niagara elle-même, dans ses convulsions, n’en a jamais envoyé de pareille vers le ciel »2.

Ainsi le mouvement est-il le privilège des corps au sein des espaces creux, sauf cas exceptionnels, et terrifiants, où ce sont les objets creux eux-mêmes qui se mettent en mouvement, et dans tous les cas c’est en raison de ce mouvement, actuel ou potentiel, que la profondeur peut être ressentie. Dès lors, le profond n’est pas le lointain mais l’éloigné. Ce n’est pas le distant mais le distancié. Les expériences de grande profondeur ou de sans fond que j’ai évoquées sont des expériences qui marquent que ces objets, inatteignables, sont encore liés à moi, en dépit de la distance infinie qui semble s’instaurer entre eux et moi.

Avec le mouvement, toutefois, nous débordons de l’espace. Nous sommes obligés de considérer le temps, et bientôt la relation insoluble de l’espace et du temps. Autrement dit nous nous hasardons dangereusement vers la métaphysique, et cela m’ennuie beaucoup, c’est un chemin de croix qui ne me tente guère. Je suppléerai cette gravité métaphysique par une autre qui concerne directement le corps. Je voudrais en effet évoquer devant vous le cas gravissime de corps qui ont perdu toute possibilité du mouvement, autrement dit le cas des tétraplégies dites « C3 » ou « C4 » (du nom des vertèbres cervicales fracturées), en fonction desquelles le mouvement même de la tête est interdit. J’espère que je n’incommoderai personne par cette évocation, et je m’excuse à l’avance si le peu que j’en dirai paraît très insuffisant.

Imaginez que vous êtes un lycéen de dix-huit ans et que vous faites partie d’une équipe de rugby. Un jour d’entraînement, vous êtes pris dans une mêlée qui s’écroule sur vous. L’enveloppe crânienne cède en dilatant la moelle épinière. Lorsque vous vous réveillez, trois semaines plus tard, votre avez la tête maintenue en position haute, le regard dirigé vers le plafond, le reste de votre corps est inerte, absent. Ou bien vous êtes un jeune homme de vingt-sept ans et vous faites du saut à l’élastique depuis quelques années. Ce jour-là, vous faites un saut en compagnie de votre amie. Est-ce l’élastique qui a rompu en partie, ou est-ce vous qui avez été imprudent ? Vous avez heurté le sol. Votre petite amie est morte sur le coup. Vous, vous allez perdre l’usage de tous vos muscles, y compris ceux qui vous permettent de respirer, mais vous allez survivre.

Note de bas de page 3 :

 Henri Ey, Julian de Ajuriaguerra, Henry Hécaen, Neurologie et psychiatrie, Paris, Hermann, 1998 [1re éd. : 1947]. Jean-Claude Colombel, « Cyril, ou la douleur à trois voix », Cahiers du Réseau, XI, 61-72. Jean-Claude Colombel, « Détresse et profondeur. L’invention de l’espace chez le tétraplégique », in R. M. Palem (dir.), La Profondeur, Paris, L’Harmattan, 2002.

Si je ne vous ai pas épargné cette rhétorique hautement pathémique, c’est à dessein. Je veux vous faire comprendre qu’avec les accidents qui conduisent à la situation de réveil du tétraplégique, nous sommes au-delà du statut sémiotique octroyé aux événements. Qui se réveille, dans ces conditions, manque tout simplement de repère pour comprendre la nature même de ce qui lui arrive. Percevoir, par les yeux et par les oreilles, dans l’immobilité la plus totale, est-ce encore percevoir ? Les travaux auxquels je me suis rapporté à ce sujet, ceux de Henri Ey et de Jean-Claude Colombel3, sont très nets : de telles perceptions ne sont pas suffisantes à la conscience pour qu’elle se saisisse elle-même, et si la mémoire ne permet pas de les relier à un événement antérieur c’est le sujet tout entier qui s’effondre. Sans la garantie du corps, c’est-à-dire du mouvement (potentiel ou actuel), la conscience ne peut pas même se représenter, c’est-à-dire qu’elle échoue à fonder le sujet percevant.

Songez au scénario, nettement moins tragique, du « Où suis-je ? ». Quand on demande, après une perte de conscience, « Où suis-je ? », il ne suffit pas de recouvrer la conscience et de jeter des yeux fatigués aux alentours, il faut encore faire un geste de la main vers le front, dissipant le brouillard de la nuit et vous rassurant sur l’intégrité du moi.

Note de bas de page 4 :

 Philippe Prats, « Il n’y a pas d’être sans profondeur. La crise du non sens et la dialectique intériorité – extériorité », in R. M. Palem (dir.), La Profondeur, Paris, L’Harmattan, 2002.

Note de bas de page 5 :

 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard (Folio essais), p. 113

Un philosophe de Nancy, Philippe Prats, considère que les travaux d’Ey et de Colombel obligent ainsi  à revoir du tout au tout le rapport entre l’esprit et le corps. Il affirme que l’esprit et le corps doivent être tenus pour une seule et même chose, car ils adviennent ensemble4. Du reste, il s’appuie ici sur Merleau-Ponty qui écrivait déjà en 1945, dans Phénoménologie de la perception : « Avant d’être un fait objectif, l’union de l’âme et du corps devait donc être la possibilité de la conscience elle-même et la question se posait de savoir ce qu’est le sujet percevant, s’il doit pouvoir éprouver un corps comme sien »5. Éprouver un corps comme sien, c’est ce qui fait dramatiquement défaut au tétraplégique. Le corps du tétraplégique est rejeté dans le monde extérieur, il n’existe plus comme corps propre.

La réadaptation à la vie, c’est-à-dire tout simplement au sens, dans ces cas extrêmes, passera de manière plus satisfaisante par l’ouïe que par la vue. Pourquoi ? Parce que l’ouïe, bien plus que la vue, met en rapport l’espace avec le temps. Un pas se rapproche-t-il ou est-il en train de s’éloigner ? cela s’entend dans un temps qui est aussi un espace. Petit à petit les pas se différencient par leur cadence, leur sonorité, leur force, de sorte que tel pas se rapproche, et puis une voix vient confirmer que l’approche de ce pas était bien celui d’une personne en particulier à laquelle vous pensiez. Autrement dit, des événements adviennent parce qu’ils ont pu être anticipés. Et c’est seulement dans un monde où nombre d’événements adviennent que d’autres peuvent survenir, sans qu’on ait rien attendu d’eux sinon la possibilité de ce surgissement, le sens étant un équilibre entre le prévu et l’imprévu, le connu et l’inconnu. Le corps en mouvement est le moyen fondamental pour construire cet équilibre. La vue seule peut difficilement y pourvoir, il faut que cette vue soit mise en mouvement dans un corps. Peut-être avez-vous déjà fait ce jeu avec un nourrisson de mettre les mains sur votre visage puis de les enlever, de lui sourire et de lui parler. Le nourrisson en est émerveillé, cela le met en joie. Il y a pour lui quelque chose de merveilleux dans ces surgissements, car sa conscience n’a pas encore accédé à la causalité du mouvement. Le tétraplégique est dans une situation, douloureuse, semblable à celle de ce nourrisson : sans l’ouïe, les mouvements perçus par la vue ne font pas sens parce qu’ils ne peuvent pas être anticipés. Si tout est imprévu, alors rien ne fait sens, et le sujet s’effondre. Mais ce que la vue ne peut faire advenir sans le mouvement du corps, l’ouïe, elle, y parvient. L’ouïe, ne produit pas seulement l’effet-miroir nécessaire à la conscience, elle produit aussi, et préalablement, un effet-résonance, grâce auquel la perception est la perception d’un espace dans lequel l’oreille se situe elle-même.

Note de bas de page 6 :

 Jean-Claude Colombel, « Détresse et profondeur. L’invention de l’espace chez le tétraplégique », op. cit., p. 202.

Note de bas de page 7 :

 Jean-Claude Colombel, idem, p. 203.

Je voudrais, avant de quitter ce cas douloureux, donner à lire deux citations d’un article de Colombel qui ont résonné tout particulièrement à mon oreille: « Pour lui, l’image sonore n’a pas pour fonction d’imiter, mais d’être là où il ne peut pas aller. Elle a pour fonction de remplir et de donner de la profondeur à un vide qui s’est annexé jusqu’à la place de son corps absent. Elle lui fournit un point de vue à partir duquel peut se rétablir un “être au monde” »6. Et un peu plus loin : « On peut admettre […] que le Patient tétraplégique tend à rétablir cette corporéité [dont la “disposition” n’en défait pas la trace ni la force] qui pourrait lui préserver un creux qui lui convienne. D’où la vie qu’il prête à l’univers sonore qui l’enveloppe, autour de sa chambre et au-delà »7.

Pour les hommes sains et saufs, le corps, davantage que l’oreille encore, est ce qui produit l’espace de résonance, qui n’est du reste rien d’autre que la profondeur.

Note de bas de page 8 :

 Cf. les citations de L’Œil et l’Esprit portées dans les notes 16 et 17 in Claude Zilberberg, « Contribution à la sémiotique de l’espace », Nouveaux Actes Sémiotiques, https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/2624. [Prépublication du séminaire, 2008 – 2009 : Sémiotique de l’espace. Espace et signification.]

Le sujet conscient est ce corps, et il s’éprouve en tant que tel, c’est-à-dire en tant qu’il est doté d’une épaisseur, en fonction de la profondeur d’un espace contigu. L’espace lui-même n’est pas préalable à cette conscience. Ce n’est pas encore assez de dire, à la façon de Kant, que l’espace est a priori. L’espace est directement lié à notre corps en cette dimension unique qu’est la profondeur, et l’unicité ici requise met en doute qu’il s’agisse d’une dimension, chose qu’avait déjà soulignée Merleau-Ponty et que nous a rappelée Claude Zilberberg dans son intervention à ce séminaire8. De ce fait, on n’admettra pas non plus de parler d’espace subjectif, car l’espace est essentiellement lié au sujet. Comme je vais bientôt être amené à le dire, il vaudrait mieux distinguer l’espace d’un espace objectivé, car c’est l’objectivation de l’espace qui est sous la dépendance du sujet, et non la subjectivation qui est dépendante d’un espace existant en dehors de nous.

Note de bas de page 9 :

 François Rastier, « Anthropologie linguistique et sémiotique des cultures » in Fr. Rastier & S. Bouquet (dir.), Une introduction aux sciences de la culture, Paris, P.U.F., = Formes sémiotiques, 2002. Jacques Coursil, La Fonction muette du langage, Petit-Bourg, Iris rouge, 2000.

Qu’est-ce que cet espace ? En quoi fait-il sens pour nous dans sa profondeur ? Non seulement il permet au moi de s’éprouver comme épaisseur corporelle mais, en face de ce moi, il institue la dynamique du tu et du il. La profondeur produit une dynamique de rapprochement et d’éloignement, et c’est ce qui est nécessaire à la distinction entre tu et il. Tu, c’est ce qui, comme moi et face à moi (effet-miroir), prend épaisseur. Il, c’est ce qui se laisse prendre dans la profondeur, mais lié à moi, en résonance avec moi. Cette conception localiste des personnes ne date pas d’hier. Hjelmslev l’avait reprise aux grammairiens post-kantiens comme Wüllner, et récemment encore, François Rastier et Jacques Coursil, chacun de leur côté, l’ont remise à jour9. Mais on fait trop souvent jouer alors le couple d’opposé proche / distant. C’est à dire qu’on place la distribution des personnes dans un espace objectivé. À mon sens, on gagnerait à conserver à cet espace les valeurs de sa constitution par le sujet : à savoir celles du profond (le il) et du peu profond (le tu), de l’ouvert (condition de l’objet creux) et du plat (comme condition de l’objet plein).

Note de bas de page 10 :

 Qu’on se rappelle la citation de Colombel où il est question d’ « image sonore ».

Si la profondeur est si fondamentalement chevillée à notre être, comment se fait-il qu’elle nous fasse peur ? Il faut remarquer en effet que les sentiments de profondeur que j’ai évoqués sont tous plus ou moins dysphoriques, quoiqu’ils puissent, dans le même temps, être recherchés. Je n’ai que des hypothèses à vous proposer à ce sujet. La visée de ce que j’ai désigné comme « effet-miroir », à savoir la visée réflexive de la conscience, entre sans doute en conflit avec l’effet-résonance. Objectiver l’espace, comme on peut y parvenir par la vue, c’est le mettre sous son contrôle. En me représentant l’espace comme extérieur à moi, en le tenant en quelque sorte à distance, je m’en émancipe par la même occasion, et surtout je m’émancipe du temps qui le cheville au devenir de mes perceptions et de mes mouvements corporels. Il y a donc quelque avantage pour le sujet à tenir l’espace pour homogène et fixe. Qu’a-t-il à faire pour réaliser cette domestication ? Il suffit d’aplatir l’espace et d’en faire une image10. Et, par la suite, il suffira, dans cette image, de réintroduire la profondeur comme « troisième dimension », de la placer sous cette catégorie pour faire d’elle une dimension parmi d’autres.

Le sentiment de profondeur est dysphorique dès lors qu’il rappelle notre conscience à sa condition corporelle dans le même temps qu’il met ce corps devant l’ouvert, le sans fond ou l’abyssal. C’est le cri d’effroi de Pascal. C’est aussi le sublime selon Kant : la profondeur, en somme, est toujours ressentie comme trop profonde. L’abyme, la grotte, le souterrain, les hauts-fonds marins, le maelström, tout cela est trop profond pour moi : indéfectiblement lié, mon corps n’y apporte en son épaisseur qu’une résistance infime, bientôt engloutie. C’est aussi le tore de Lacan : ce tunnel stroboscopique qui se retourne comme un gant, il n’y a rien en effet qui dise mieux la puissance de l’esprit, épaisseur qui ouvre un espace, en même temps que son désarroi devant une telle puissance — qu’est-ce qui pourrait en effet garantir la finitude de cet espace ?

Par contre, dès lors que je l’accueille dans l’effet-miroir, la valence pathémique de la profondeur s’inverse : de dysphorique elle devient éminemment euphorique. Ainsi en est-il de la pensée, de la sagesse, de l’homme même : intériorisée, la profondeur leur est bénéfique. Elle conserve toutefois quelque chose de son gouvernement corporel, c’est son lien et son éloignement. Si je m’en remets à la profondeur du jugement de quelqu’un, c’est que ce quelqu’un n’est plus pour moi un tu régi par les circonstances ou les passions ; c’est au contraire un il, exempt de passions, décontextualisé, universel, ce que ne me garantissent aucunement des qualités telles que la hauteur de vue, la complexité ou l’acuité. C’est du reste une chose bien connue des greimassiens. La structure profonde ne témoigne-t-elle pas de la recherche d’une forme de connaissance décantée des circonstances de l’énonciation, accès au général, voire à l’universel ?

L’esprit cherche à oublier qu’il est un corps et à démentir qu’il a une épaisseur. Au lieu de quoi, il projette sur l’espace trois dimensions plates ou aplaties et se fait réceptacle de cette profondeur qu’il dénie. Ça n’est qu’une ruse de l’esprit pour se duper lui-même, mais c’est une ruse éminemment productive. Elle permet à l’esprit d’avoir un accès à l’universel sans avoir à passer par le contingent. Elle lui permet de se connaître sans avoir à passer par les autres. La physique est bâtie sur cette ruse — je laisse aux spécialistes le soin d’examiner si les théories einsteiniennes ont modifié quelque chose à cet égard. Mathématisation et visualisation ont avancé de concert ; le monde de la représentation est mathématisable, c’est-à-dire dimensionnable et mesurable, et vice versa : la mathésis est représentable dans la mesure où elle admet d’être figée hors du temps et de ses mouvements.

La perspective dans les arts visuels est également bâtie sur cette ruse de l’esprit. Ce qu’on appelle « profondeur de champ » est à la profondeur ce que l’espace objectivé est à l’espace proprement dit. Je me suis longtemps fourvoyé là-dessus. Ce n’est que bien tard dans ma réflexion que j’ai compris qu’il y avait une distinction nécessaire, à tout le moins utile, à faire entre la profondeur telle qu’on peut en faire l’expérience et la profondeur de champ. La profondeur de champ n’appelle que l’œil, alors que la profondeur est chevillée au corps. Toujours cette emprise, ou cet empire, de la représentation qui fausse l’espace !

Je précise qu’en photographie on appelle profondeur de champ la zone de netteté tenue à une certaine distance de l’objectif. Et si, à partir d’une certaine distance, tout peut apparaître net dans l’image, cela signifie qu’à partir de cette distance il n’y a plus à proprement parler de différenciation entre les plans. Dans la description à propos d’une photographie, on peut trouver à établir une distinction entre différents plans lointains, mais, ce faisant, cette description n’est conforme ni  au moyen technique photographique, ni à la perception visuelle humaine, qui ne peut faire le net que sur un seul objet à la fois, dans un seul plan donné. La photographie n’est pas le premier art, comme vous le savez bien, à avoir offert une manière de voir qui ne répond nullement à la vision humaine. Dans l’histoire de la peinture, dès le moment où les peintres italiens ont maîtrisé la perspective, la représentation a pu donner à voir des espaces dont la profondeur de champ présente une netteté de tous ses plans ! Voilà ce qui déroge totalement à la vision humaine, et c’est bien en ceci, principalement, que la perspective doit être considérée comme une construction de l’esprit. Et pas seulement dans la peinture. Également dans les représentations mathématiques, à partir des commentateurs arabes d’Aristote et avec la dioptrique de Descartes, en fait à chaque fois que l’on représente la profondeur comme troisième dimension.

Note de bas de page 11 :

 Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’Image-mouvement Paris, Minuit, 1983, chapitre 6, 1re section.

En quoi cela fait-il que la profondeur de champ diffère complètement de la profondeur ? Eh bien, c’est que le corps agissant n’y a pas sa place. Dans une foule de situations de la vie sociale et quotidienne, on peut observer que la mise au net d’un plan depuis une profondeur de champ donnée contrevient à l’action du corps. Regardez, par exemple, l’affichage urbain. La mise en avant-plan des affiches est la seule stratégie : qu’elles soient placardées au mur, qu’elles apparaissent en affichettes voletant au-dessus des têtes des passagers du métro (comme c’est le cas à Tokyo) ou qu’elles soient placardées sur des panneaux pour vous mener à une salle d’université où vous voudriez vous rendre pour un colloque, dans tous les cas, l’affichage conduit une stratégie d’avant-plan spatial et temporel qui arrête le corps et interpelle le regard. Deleuze a très bien parlé (dans L’Image-mouvement11) de la visagéification des images quand elles sont ainsi mises en avant-plan et bouchent l’espace (ou, à tout le moins, s’y interposent).

Un petit logiciel de bureau conçu pour le système d’exploitation des ordinateurs Mac exprime cela très bien. Si plusieurs fenêtres sont ouvertes en même temps, il n’y en a qu’une toutefois sur laquelle vous pouvez agir, celle qui se trouve à l’avant-plan (on parle aussi de « premier plan »). Le logiciel en question vous permet, en enfonçant une seule touche, d’éparpiller sur l’écran de l’ordinateur, la totalité de ces fenêtres, exactement comme si vous aviez devant vous une pile de documents et que, d’un coup de baguette magique, vous les trouviez étalés sur la surface de votre bureau. Le gain de cette opération concerne la visualisation : tout est remis à l’avant-plan. Mais elle a un coût : c’est que toute action est comme suspendue. Vous n’agirez sur telle fenêtre particulière, ou sur tel document, qu’en le sélectionnant et en remisant les autres à l’arrière-plan. Un tel logiciel semble ainsi extraire de leur épaisseur différents plans, mais ce faisant, il inhibe toute action. L’ « épaisseur de champ » qu’il révèle est une épaisseur sans corps, inerte, inactuelle.

Note de bas de page 12 :

 Pas seulement parce que la salle de cinéma est obscure, mais parce qu’elle a une direction : celle que projette la lumière du projecteur jusqu’à l’écran. Metz remarque fort justement que le projecteur est placé derrière la tête du spectateur, c’est-à-dire « à l’endroit exact où se trouve, fantasmatiquement, le “foyer” de toute vision » (Le Signifiant imaginaire, Paris, Bourgois, 1977 [1993], p. 70). Mais ajoutons que le spectateur se sait parfaitement protégé de ce qu’il voit, en dépit du caractère projectif de sa vision, parce que l’objet est tenu irrémédiablement éloigné de lui : il y a, entre lui et l’écran, une profondeur qui vient précisément de ce qu’il sait, fût-ce inconsciemment, que cette lumière projetée n’est pas exactement de lui.

Dans ces considérations, il me semble qu’il faut réserver au cinéma une place à part, car il est douteux que le cinéma participe seulement à l’univers de la représentation. Il est vrai qu’on parle de profondeur de champ au cinéma, étant donné le mode technique de son enregistrement. Mais, l’expérience du spectateur, son engagement dans un film est celle dont nous parlait Zola, à savoir l’expérience d’un regard auquel on a prêté un corps. La salle obscure favorise cette transformation modale du regard12. Elle est évidemment une caverne dans laquelle le regard règne en maître ; de sorte, par exemple, que lorsque la caméra panote, c’est-à-dire lorsqu’elle tourne sur son axe, le spectateur peut prétendre qu’il tourne la tête, ce qui est déjà un mouvement corporel ; et quand la caméra fait un travelling avant sur un chemin et suit un acteur vu de dos, il peut croire qu’il s’enfonce lui-même sur ce chemin. Christian Metz, dans Le Signifiant imaginaire, a très bien rendu compte de ce rapport du spectateur au film ; il fait de cette expérience celle d’un sujet « transcendantal » : on pourrait dire, en termes sémiotiques modernes, qu’il s’agit d’une expérience purement actuelle, non réalisée, du corps percevant.

Les nouvelles technologies du cinéma, l’animation numérique et l’enregistrement en 3D (pour lequel le prochain film de James Cameron, Avatar, va servir de site de lancement), accentuent cette expérience ; elles tendent en effet à quitter l’espace bidimensionnel pour charger encore davantage le regard du spectateur de cette puissance d’actualisation d’un corps présent et absent tout à la fois.

Je voudrais terminer cette intervention, par laquelle j’ai tenté de faire une première mise en ordre de mes réflexions sur la profondeur, avec l’objet qui les avaient initiées, à savoir la réflexivité. La réflexivité, comme vous vous en doutez, est liée à l’effet-miroir. Elle est le retour perceptif du corps conscient sur lui-même et objectivation de son corrélat direct, l’espace. Aussi n’est-il pas surprenant que la réflexivité regarde les choses intelligibles dans les termes de l’espace et en y introduisant sans cesse ses catégories, à commencer par la profondeur. J’ai voulu pointer du doigt que cet usage réflexif n’avait rien d’originaire pour la profondeur, autrement dit que ce n’était pas en lui que se révèle le caractère nécessaire que la profondeur a pour nous.

Note de bas de page 13 :

 Voir Pratiques sémiotiques, Paris, P.U.F., 2008, 1er chapitre.

Note de bas de page 14 :

 Voir, par exemple, Éléments de grammaire tensive, Limoges, Pulim, 2006, entrée « Complexité » dans le Glossaire, pp. 202-203.

Le métalangage est l’édifice le plus achevé de cette réflexivité. Il est aussi, comme on sait, contesté dans son existence même. Quoi qu’il en soit du devenir du métalangage, il faut désormais reconnaître un autre biais par où la réflexivité peut rendre compte de l’espace et de son rapport au langage. Il s’agit de ce qu’Antoine Culioli appelle l’épilinguistique et que j’ai cherché à développer — à détourner aussi — en épisémiotique. Quelle différence avec le métalinguistique ? Il ne suffit pas seulement de dire que le métalangage, au lieu d’être construit sur le langage, comme le conçoivent les logiciens, lui est sous-jacent. En disant cela, on tombe justement sur cette conception d’une « structure profonde », laquelle n’échappe pas à l’effet-miroir, puisque la généralisation qu’elle vise implique, exactement comme le métalangage, délimitation et maîtrise de l’objet à décrire. Il faut en outre introduire l’hétérogénéité au cœur de la description. C’est ce que Jacques Fontanille entérine quand il élabore des niveaux de pertinence permettant de distinguer, en les articulant, différents objets sémiotiques, les textes d’une part, les pratiques d’autre part13. C’est, surtout, ce qu’a vu Claude Zilberberg quand il fait prévaloir l’opposition hétérogénéisante du simple et du complexe, ou du concentré et du diffus, sur l’opposition homogénéisante du positif et du négatif14. Pour ma part, je n’aurai pas cherché autre chose ici qu’à apporter une petite pierre à l’édifice de la sémiotique tensive en précisant la nature de cette dimension de l’extensité qu’est l’espace. Cet espace, avant d’être objectivé, est concentré dans la profondeur. Et c’est le rapport dynamique de cette profondeur au corps conscient, depuis l’effet-résonance à l’effet-miroir, qui permet de déployer l’espace en trois dimensions, au prix de son objectivation. Par l’épisémiotique nous pouvons chercher à suivre le parcours de ce déploiement, parcours nécessairement discontinu, dans lequel il faut repérer les changements de direction, et en droit inépuisable puisqu’il se modifie dans le même temps qu’il se fait, tel le lit d’une rivière, ou tel un univers en expansion.

Cette image d’un « univers en expansion » me fait songer que le monde des anciens n’avait pas de profondeur. De la distance, oui, les étoiles, le monde des dieux étaient éloignés de ce que l’homme peut voir, mais de la profondeur sidérale, il ne voulait rien savoir. La profondeur n’a été acquise qu’au prix de l’infinitude de l’univers, quand on a compris que la terre n’était pas plate comme un miroir, mais qu’elle était une boule pleine en mouvement lié vis-à-vis d’une autre boule et entrant en résonance avec elle. Cette révolution qu’Alexandre Koyré a si bien décrit dans les sciences de la nature, il s’en faut beaucoup pour qu’elle ait été entièrement adoptée en ce qui concerne l’homme et dans les sciences qui se rapportent à lui.

Voilà, c’était un peu les stations que je souhaitais rencontrer sur ma route aujourd’hui.

Note de bas de page 15 :

 Je tiens à remercier Akatane Suenaga pour les riches suggestions qu’il a pu me faire durant mon séjour à l’Université Seijo. Le paragraphe relatif aux personnes grammaticales, en particulier, lui est redevable. En outre, à la suite de la présentation de ce texte au séminaire intersémiotique de Paris, plusieurs remarques judicieuses m’ont été faites. Je me permets de faire état de trois d’entre elles. Mannar Hammad a pointé l’aspect idiosyncrasique de la langue française sur la profondeur ; en arabe profondeur et profondeur de champ ne sauraient être confondues. Dont acte : je n’ai pas cherché à faire l’analyse d’un concept. Mais il est vrai que ces comparaisons linguistiques sont à méditer ; on sait par exemple que l’adjectif latin altus peut se traduire aussi bien par haut que par profond. Hammad s’interroge également sur la latéralité : quelle place lui aménager dans cette analytique de l’espace sensible ? Bernard Bouteille, pour sa part, a attiré mon attention sur la question du champ dans la profondeur de champ. À quoi doit-on au juste ce champ ? Et quelles sont ses propriétés ?

Tokyo, avril-mai 200915