La quête identitaire des peuples indigènes brésiliens : une sémiotique de transition The quest for identity of Brazilian indigenous peoples: a semiotics of transition

Vanessa Pastorini

Université de São Paulo

https://doi.org/10.25965/as.8416

Dans ce travail, nous proposons une réflexion sur la notion d'identité à partir de la théorie sémiotique. Pour cela, nous prenons en considération le mouvement de transition entre l’identité attribuée aux peuples indigènes brésiliens par le biais du pouvoir et l’identité spécifique qu'ils sont en train de construire eux-mêmes. À cette fin, nous analysons les jeux de vérité utilisés dans la construction des discours identitaires et stéréotypés, ainsi que ceux produits par les influenceurs indigènes dans les médias. Pour ce faire, nous nous appuyons sur les notions de contrat véridictoire ainsi que sur la notion de camouflage. Pour conclure, nous indiquons aussi la façon dont les sujets de ce groupe minoritaire ont revisité les catégories qui leur ont été assignées par l'histoire, en créant ainsi des espaces de disputes discursives.

In this work, we propose a reflection on the notion of identity based on semiotic theory. To do this, we take into consideration the transition movement between the identity attributed to Brazilian indigenous peoples through power and the specific identity that they are constructing themselves. To this end, we analyze the truth games used in the construction of identity and stereotype discourses, as well as those produced by indigenous influencers in the media. To do this, we rely on the notions of truthful contract as well as the notion of camouflage. To conclude, we also indicate the way in which the subjects of this minority group have revisited the categories assigned to them by history, thus creating spaces for discursive disputes.

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : identité, indigènes, sémiotique, transitions

Keywords : identity, indigenous, semiotics, transitions

Plan
Texte intégral

1. Une question d’identité

Ce travail propose d'envisager une réflexion sur la notion d’identité à partir de la théorie sémiotique. Le choix de cette approche est justifié surtout par la possibilité offerte par la sémiotique de circonscrire et d’identifier les fondements des phénomènes culturels comme faits signifiants, nous permettant alors une analyse plus sereine et moins politisée de la culture (Kharbouch 2011). Pour cela, nous allons penser l'identité préconçue des peuples autochtones brésiliens, en faisant face à une réalité diverse à celle de l’époque pré-colombienne. En ce sens, le contrepoint sera fait à partir du cas des influenceurs indigènes qui sont sur la scène brésilienne contemporaine. Comme hypothèse, nous signalons le fait qu’ils utilisent surtout les médias tels qu’Instagram pour affirmer cette nouvelle identité, puisque ces nouveaux outils digitaux leur permettent la construction d’un espace de dispute identitaire plus démocratique.

Le but sera alors d'esquisser une réflexion sur ce mouvement de transition entre une idée préconçue face à une réalité assez diversifiée, afin de répondre aux questions suivantes : que signifie une identité indigène ? À partir de quelles catégories de discours l’appartenance à telle ou telle identité se construit-elle ? La sémiotique peut-elle apporter un nouveau regard sur les questions identitaires des groupes minoritaires ? Pour commencer à poser des pistes à ces questions, il faut tout d’abord revisiter quelques réflexions théoriques-méthodologiques qui sont à la base des études sémiotiques, en commençant par la notion d’identité elle-même.

Dans le Dictionnaire de Sémiotique, Greimas et Courtés (2008 [1979]) discutent la question de l’identité à partir de l’établissement d’une relation de différence entre deux éléments : étant impossible de la définir comme une structure ontologique, l'identité serait définie par rapport à ce qui elle n’est pas, c’est-à-dire l’autre. Les auteurs approfondissent la définition (Greimas & Courtés 2008 [1979]), en supposant également que l'identité présume l'existence d’un certain nombre de traits que les objets ont en commun et qui les relie, et dont la singularisation n'est possible qu'à partir de la présomption d’une altérité.

Eric Landowski (1997) reprend cette discussion au sein des problématiques de sa théorie de la sociosémiotique, en affirmant que les identités ne sont pas données en avance, mais qu’il s’agit plutôt des rapports établis entre des sujets en situation, permettant à la théorie de se distancier de la simple opposition binaire. L’identité est ainsi pensée comme une catégorie toujours en négociation au sein d’une culture donnée, une pratique susceptible d’être interprétée comme une énonciation en acte (Paolucci 2010), qui n'arrête pas de se redéfinir et se différencier au cours de son processus. En ce sens, il n’y a pas de catégories immuables ni pour le groupe considéré comme l'occupant légal et légitime de l'espace du pouvoir, ni pour celui qui a été désigné comme l'autre. Ni l’un ni l’autre ne sont préalablement délimités, car ces structures sont fondamentalement dynamiques. Ainsi, à l’aide d’études plus récentes, on peut affirmer que l'identité peut également être considéré comme « le dessin d’unités complexes, polymorphes, mobiles sinon fluides qu’il faut se garder d’essentialiser mais qui n’en sont pas moins symboliquement efficaces » (Calame 2020 : 2).

En amont de notre analyse, il faut aussi souligner que pour la sémiotique, même les catégorisations, si présentes dans les documents qui font références aux peuples indigènes, ne sont que des processus de sémiotisation de la culture, accomplis de façon plus ou moins arbitraire (Landowski 1997). Il s’agit d’une forme d'appréhension du monde, liée au pouvoir de certains acteurs d’attribuer des valeurs différentes aux autres (Silva 2000). Pour cette raison, il faut également prendre en compte le fait qu’« une sémiotique des cultures doit s’occuper de ce virtuel stéréotypé, d’ordre encyclopédique, qui précède l’acte lui-même de l’énonciation et qui le fait fonctionner » (Paolucci 2010 : 8). En effet, « l’identité et la différence doivent être produites activement » (Silva 2000 : 76).

On pose comme première hypothèse la perpétuation constante d’une dispute entre les différents espaces de pouvoir discursifs (Butler 2015), responsables de la production d'énonciations qui gèrent la norme sociale. Dans ce cas, le pouvoir consiste à représenter la configuration d'une identité donnée, tout en marquant ce qui est constitué comme différence ; c'est le privilège de caractériser ce qui est inclus dans le domaine du « nous » et ce qui est exclu en tant que « l'autre ». (Silva 2000). D'une part, la figure du sujet individuel ou collectif, représentant l'acteur qui fixe les traits normatifs, en contrepoint de ce qu'il va juger comme distinct de son soi, donc des traits différentiels sont mobilisés pour la construction de l'Autre. L'aspect qui nous intéresse ici est l'attribution d'une identité négative à l'autre, que ce soit par la politique identitaire de la ségrégation ou par des interactions discriminatoires qui placent l'autre dans une condition d'infériorité (Dubar & Paiva 2012).

Note de bas de page 1 :

La modalisation du paraître est située au niveau de la manifestation, en tant qu’au strate de l’immanence sous-jacente à la construction de l’énoncé, l’être est l’élément idéologique par nature, à être dévoilé au niveau supérieur (Baldan 1988).

Le carré véridictoire (et les régimes de croyances qu’il engendre) est une ressource théorique importante qui nous permet de penser la construction de l’identité en situation. N’étant pas donné à l’avance, la véridiction ou ce qu’on assume comme vrai, se trouve générée par l'accord implicite entre les deux acteurs responsables de la structure de communication : l'énonciateur et l'énonciataire. Pour construire le contrat véridictoire il faut considérer a priori « un univers cognitif de référence », dans lequel « le sujet épistémique sélectionne les équivalences dont il a besoin pour accueillir le discours véridictoire » (Greimas 1983 : 133). Cela dit, la véridiction est ainsi définie comme un jeu de manipulation, où, du côté de l’énonciateur, il doit faire-paraître-vrai son discours face à son interlocuteur. Le but est alors de faire l’énonciataire croire-être-vrai ses idéologies et convictions, à partir de ses connaissances. Ainsi, c’est à partir de la mise en relation entre l'être et le paraître construite par le discours, ou les catégories responsables de la sur-modalisation du croire ou du ne pas croire, qu’on réussit à établir le contrat de véridiction1.

Si nous pensons le cas de l’identité et si l’on assume un discours identitaire comme étant vrai, on considère, par contre, une identité donnée comme vraie en lui donnant un sens à partir de l'interprétation du croire. Cela indique la réussite du régime de croyance établi entre l'énonciateur et l'énonciataire. Le danger consiste, comme nous le verrons, dans l'utilisation des appareils discursifs comme instruments de pouvoir, qui annulent l’être en faveur du paraître, provoquant un vide de sens dans lequel le mensonge ou le faire semblant « font partie du jeu », mais sans déclencher de réaction de colère ou de scandale (Aldama 2018).

2. Stéréotypes et catégories : le sujet indigène

Note de bas de page 2 :

Jean-Baptiste Debret a vécu 15 ans au Brésil, entre 1816 à 1831. Il a enregistré jour après jour la jeune nation brésilienne, et, après son retour à Paris, il a publié Viagem Pitoresca e Histórica do Brasil entre 1834, 1835 et 1839. Composé en trois volumes, cet ouvrage est un outil important pour comprendre le fonctionnement de la société de l'époque.

La catégorisation des populations en Amérique n’est pas un phénomène inconnu pour la civilisation occidentale. Un exemple notoire est le récit fait par l’indigène Davi Kopenawa (2015), membre du groupe Yanomani, où il partage son souvenir des hommes blancs « distribuant des noms au hasard », sans faire attention à la population locale elle-même, en se limitant au paraître de ces sujets. D’autres énoncées trouvées tout au long de la période attestent des constructions discursives responsables de construction d’identités pour marquer la différence entre les indigènes et la norme blanche-européenne, comme aussi afin de prouver le besoin de les coloniser : celle de l'Indien bravo ou du bon sauvage (Oliveira 2016). Certains de ces exemples se retrouvent également dans des illustrations assez répandues à l’époque de Jean-Baptiste Debret2, lorsqu'il rend compte des comportements et des sociétés existant au Brésil au XIXe siècle.

Dans cette perspective, certains auteurs de l’époque s'efforcent de comprendre le fonctionnement du phénomène de construction de l'altérité dans le Nouveau Monde. Claude Lévi-Strauss (2013), en reprenant l'œuvre de Montaigne, signale que le naturaliste comprend les disputes identitaires qui se déroulaient dans les Amériques de la façon suivante : « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ». Les dichotomies entre /nature/ et /culture/, entre /humain/ et /non-humain/, sont accentuées par les constructions idéologiques/identitaires de l'époque. La différence devient, de manière plus prononcée, un objet d'intérêt, mais aussi de répulsion. Il n'a pas d'autre choix pour les populations indigènes que d'être soumises à ces pratiques, « d'être dépouillé(es) de (leurs) volontés et de ressentir cette privation comme le fondement de (leur) propre situation dans le discours » (Butler 2011 : 22).

Note de bas de page 3 :

Dias, G. Os Timbiras, Rio de Janeiro, Obliq Press, 1857; Alencar, J. de. O guarani, Rio de Janeiro, Garnier, 1895.

Note de bas de page 4 :

L'intention était de construire une identité qui permettrait de prendre de la distance par rapport à la métropole portugaise, nous rappelant qu'une construction discursive à une intentionnalité narrative et une finalité argumentative-discursive, dont la construction du sens empêche toute idée de neutralité. (Barros 2002)

L’histoire de l’indépendance brésilienne n’est pas seulement une construction stéréotypée : elle raconte aussi un moment dédié au besoin de la création d'une identité singulière, afin de permettre une séparation plus profonde en termes de valeurs par rapport à la métropole portugaise. Pour construire une image qui soit la plus distinctive possible de Portugal, rien de plus efficace qu’utiliser les imaginaires autour des peuples indigènes eux-mêmes. Ce sont les héros nationaux indigènes que l'on retrouve surtout dans les œuvres d'auteurs tels que Gonçalves Dias et José de Alencar3, de personages fondés sur des parcours thématiques tels que la fidélité, le courage, la force, la naïveté et la séduction4.

Note de bas de page 5 :

« La déshumanisation peut être comprise comme une procédure de conception et de compréhension de son voisin, catégorisé comme une minorité dans un scénario de rapports de force inégaux, qui conditionne la consommation et la validation de divers moyens de violence. » (Gonzaga 2022 : 25)

Le rôle donné au « mythe » fondateur brésilien, l'attribution d'une identité indigène spécifique postulée par ceux qui ont occupé l'espace de gouvernance de la norme, a laissé de côté une grande partie de la réalité vécue par les peuples originaires. Le phénomène a fondé une vérité acceptée par le faire interprétatif de la société brésilienne (croire-être-vrai) de ce serait « l'être indigène » à partir de son « paraître », par opposition à ce qu’était l’indigène en chair et os, créant ainsi une altérité forcée5. En termes sémiotiques, « la “brésilianité” est une valeur absolue qui n'inclut en aucun cas une grande diversité ; c'est une unité monolithique et centralisée » (Fiorin 2007 : 194).

À partir de l’imposition d’un discours de l’identité des peuples indigènes liée à l'imagerie de l'homme sauvage et dangereux, comme l’illustrent les divers documents relatant de la « découverte » du pays, il y a également la création d'un second discours sur les sujets indigènes, en les intégrant à des modèles romantiques littéraires. Alors, plutôt la valorisation de la grande diversité des peuples vivant dans le pays, prévaut un mouvement de double triage (Zilberberg 2011) du « paraître indigène » : une valeur forte et concentrée. Tous ces discours, cependant, n'ont pas pris en considération le sujet indigène brésilien lui-même : ceux persécutés par les chasseurs, dont les terres envahies et usurpées, des sujets de cultures diverses mais socialement marginalisés (Oliveira 2016).

Il faut souligner que de nombreux efforts ont été déployés en vue de l'assimilation des populations indigènes dans la culture brésilienne, interprétable comme un exercice pour atténuer la polarisation existante entre le centre normatif de la sémiosphère et la périphérie (Lotman 1996). Darcy Ribeiro (1977), par exemple, croyait en la réduction des peuples indigènes par l'intégration, même si cela impliquait l'abandon des attributs ethniques/culturels et l'acceptation de la culture dominante, qui dans ce cas correspond à la culture blanche/européenne.

Cependant, le processus d'intégration était imparfait : plus les indigènes avaient l’air indiens, plus ils souffraient ; par contre, s’ils semblaient comme des Blancs, ils souffraient aussi - bref, il était impossible de redevenir l'Indien précolombien (être) comme il était aussi impossible de devenir complètement blanc (paraître). Le pouvoir de l'opinion sur l'être indigène continue d'agir comme un guide classificateur, comme un but identitaire imposé (et irréalisable). Les régimes de croyance liés à la dispute entre l’être et le paraître s'avèrent donc extrêmement restreints et limités à deux pôles distincts, mais sans jamais permettre effectivement l'assimilation des peuples autochtones dans la société.

Note de bas de page 6 :

En ce sens, retourner au livre Decolonialismo Indígena (2022), d'Álvaro de Azevedo Gonzaga.

Note de bas de page 7 :

Auparavant, l'assimilation/intégration des peuples indigènes dans la société brésilienne était encouragée par les organes institutionnels eux-mêmes, comme une condition préalable pour être considéré comme un citoyen. Avec la constitution, considérée comme la plus progressiste de la période, même l'exigence d'intégration dans la société ne reste pas en vigueur (Gonzaga 2022).

Note de bas de page 8 :

La catégorie des leaders indigènes n'a jamais été bien définie, et pouvait aller des chefs généraux à ceux qui parlaient le mieux le portugais et pouvaient revendiquer au nom de leur peuple - même s'ils étaient parfois antagonistes avec le véritable chef du groupe. (Oliveira 2016)

Encore aujourd’hui, le Brésil compte encore dans son territoire plus de 200 cultures différentes, ce qui confirme le caractère multiculturel de la formation de la société. Effacer une multiplicité en faveur d’un modèle indigène stéréotypée revient également à ignorer une réalité culturelle beaucoup plus large6. Avec l'avènement de la Constitution brésilienne de 1988 et du droit à la différence7, un autre type de processus identitaire commence à opérer. La possibilité d'assumer une identité autochtone par la reconnaissance des individus appartenant à un groupe ethnique donné par les groupes eux-mêmes a permis l'inversement du jeu des valeurs. Dans cette perspective, nous allons prendre en considération le rôle actuel joué par ce qu’on appelle comme des leaders indigènes8. Ils sont sur Instagram, ils ont des iphones, ils savent se débrouiller dans la grande ville, sans pour autant abandonner leur culture.

Note de bas de page 9 :

Dans ce sens, il est important de rappeler que les études de Butler sur les actes performatifs de genre indiquent la possibilité pour le sujet de gérer sa propre identité, sur la base d'un processus répétitif de performativité.

Auparavant considéré comme un objet de honte, étant donné les stéréotypes qui ont été créé sur leur groupe, assumer une appartenance différente des Blancs commence à devenir un objet de haute estime9. Dans ce cas, de quel type d'identité parlons-nous : d'une tentative d'assimilation restée à mi-chemin ? Ou, au contraire, d'une recomposition identitaire qui accompagne les évolutions de la société, une transition à sa manière ? Procédons maintenant à une tentative de compréhension de ce phénomène, en utilisant pour cela les outils théoriques de la sémiotique.

3. La sémiotique et les études identitaires - un processus de transition

Comme nous avons pu l'observer, l'altérité créée autour des peuples indigènes les a mis pendant longtemps dans une situation de non-humanité, ignorant leur manière d'être au monde en faveur d’un encadrement stéréotypé et d’une normalisation/assimilation. L'acceptation de la vérité des discours stéréotypés est présente dans le domaine des modes de virtualisation de la culture brésilienne, étant actualisée et potentialisée à l'infini. En ce sens, c’est une identité insistant sur sa position de praxis énonciative, ou memórie discursive (Fontanille 2008). Nous avons un sujet collectif (blanc occidental) qui occupe la position du groupe de référence, qui a la prérogative exclusive de fixer l’inventaire des traits différentiels engendrant la diversification et la stabilisation de ce système des « figures de l’Autre indigène », qui reste en vigueur dans l’espace socioculturel considéré. (Landowski 1997). Cependant, étant donné le phénomène même du changement culturel, reflet des innovations socio culturelles (Ramos, 2003), une grande partie de ces stéréotypes marginalise davantage la situation des peuples autochtones. L'Indien-hyperreal (Ramos 2021), n'existant que dans l'imaginaire précolombien tout comme celle du bon sauvage, n'a que peu de rapports avec la réalité concrète.

Paolo Fabbri (2013), en travaillant avec la notion de « camouflage », indique l'effort du sujet de devenir invisible aux yeux des autres. C'est une tactique d'apparence qui opère, toujours selon le sémioticien italien, dans des conditions de conflit et sur des catégories opposées. Il est important de souligner qu'il ne s’agit pas de l'utilisation de signes considérés comme vrais ou faux, car « ce qui compte, c'est la crédibilité du simulacre offert par l'autre, les jeux interactifs et les régimes de croyance et de suspicion qui sont déclenchés » (p. 768). Dans le cadre de la problématique de ce travail, nous observons qu'en ne s'inscrivant plus dans le modèle indigène créé par l'idéal précolombien, de nombreux groupes indigènes ont tenté de s'inscrire dans la norme de blanche afin de passer inaperçus. Cependant, ceux qui ont tenté de se « camoufler » ne s'en sont pas sortis indemnes, car « ils sont le “peuple brésilien” mais ils ne sont pas exactement des non-Indiens. Ils ne sont plus Indiens sans pour autant être non-Indiens, c'est-à-dire blancs. Ils ne sont rien. Ils sont ce qui convient le mieux à l'autre pour dire ce qu'ils sont » (Viveiros de Castros 2015 s/p).

Néanmoins, lorsque nous tournons notre regard vers la question de ceux qui s'assument comme des leaders indigènes, nous sommes confrontés à une nouvelle configuration identitaire. C'est le cas de la plus récente responsable du ministère d'État pour les peuples indigènes, Sônia Guajajara. Issue du peuple Guajajara/Tenetehara, situé dans les forêts de la terre indigène Arariboia, dans le Maranhão, Sônia a dû vivre en ville pour étudier, obtenant deux diplômes universitaires et un diplôme de troisième cycle. Sa reconnaissance est principalement due à ses activités politiques, notamment à son engagement dans des organisations politiques indigènes et, par la suite, à son affiliation à de grands partis nationaux de gauche, partagées sur son compte instagram, @guajajarasonia qui compte avec plus de 776 000 abonnées.

Figure 1 : Sonia Guajajara en couverture de la revue Times Brasil (2022), classée comme l'une des 100 personnes les plus influentes du monde.

Figure 1 : Sonia Guajajara en couverture de la revue Times Brasil (2022), classée comme l'une des 100 personnes les plus influentes du monde.

Note de bas de page 10 :

Célia Xakriabá est une leader indigène originaire du village indien de Xakriabá qui a acquis une grande notoriété sur les médias sociaux, en particulier pour son activisme au nom de la cause indigène. Elle est actuellement la première députée fédérale indigène élue dans l'État de Minas Gerais, au Brésil.

Ce qui est le plus frappant dans la trajectoire de Sonia Guajajara, ainsi que dans celles des autres leaders indigènes qui sont entrés dans la vie politique, tels que Célia Xakriabá10, c'est le fait que, malgré son intégration dans le monde occidental, elle n'a pas abandonné son nom de famille ancestral ni l'usage de ses parures quand elle participe à des activités politiques. On ne parle plus d’un processus d'admission dans le totus qui comprend l'identité normative à partir de l'assimilation de cet ‘autre’ (Landowski 1997). Au contraire, l'utilisation d'accessoires, ainsi que le souci de dessiner des graphismes sur le corps, agit comme un rappel d'une ethnicité particulière et souligne la distance par rapport à la norme dominante - une distance qui est d’ailleurs souhaitée. En ce sens, on ne parle plus d'un possible camouflage pour devenir imperceptible (Fabbri 2013), mais d'une volonté de se rendre différente, même s'il y a un partage de valeurs avec le noyau normatif. Une autre configuration identitaire qui demande, en plus, des réflexions supplémentaires.

Le succès de Sônia Guajajara en défense des populations indigènes l'a aussi amenée au poste de ministre des Peuples Indigènes. Dans son discours prononcé le 11 janvier 2023, Guajajara revient sur les stéréotypes qui entourent le discours sur les populations indigènes du Brésil. En décrivant les différentes manières du « paraître » indigène, la personnalité publique rappelle l'existence de sujets dont le mode de vie est proche de l'identité normative – celle de de la práxis énonciative brésilienne –, et de l’existence de ceux qui se distinguent par le fait qu'ils se sont adaptés au mode de vie du monde contemporain.

Note de bas de page 11 :

https://noticias.uol.com.br/politica/ultimas-noticias/2023/01/11/leia-a-integra-do-discurso-da-ministra-sonia-guajajara.htm?cmpid=copiaecola . Accès le 1 octobre 2023.

Si, d'une part, il est vrai que beaucoup d'entre nous conservent des modes de vie qui sont dans l'imaginaire de la majorité de la population brésilienne, d'autre part, il est important de savoir que nous existons de différentes manières. Nous sommes dans les villes, dans les villages, dans les forêts, exerçant les métiers les plus divers que l'on puisse imaginer (Guajajara, 2023)11.

Cependant, malgré les différences entre les comportements adoptés, le fait d'être indigène reste immanent, une forme de relation avec l’ancestralité qui assure le positionnement identitaire. « Si je suis ici aujourd'hui, c'est grâce à la force ancestrale et spirituelle de mon peuple Guajajara Tentehar, grâce à la résistance séculaire de la lutte des peuples indigènes du Brésil, grâce aussi à ma persévérance à ne jamais arrêter ». En ce sens, bien qu'elle fasse partie de l'environnement urbain et qu'elle ait assimilé de nombreuses structures en vigueur dans le monde occidental, Sônia Guajajara reste attachée à ses racines ancestrales. Nous pouvons le constater à travers les parcours thématiques qui marquent son discours en tant que ministre, ainsi que sa propre distinction physique, comme le montre la figure 1, elle ne s’abstient pas de porter des ornements traditionnels indigènes. « Désormais, cette invisibilité ne peut plus camoufler notre réalité » ; le régime de croyance est alors modifié à partir de l'actualisation des discours normatifs et de forme à intégrer une identité tout à fait nouvelle.

Il convient de noter que toutes les personnalités publiques indigènes n’ont pas choisi de se présenter à des fonctions politiques, préférant parfois simplement utiliser les réseaux sociaux simplement pour démonter les stéréotypes et les mystères qui entourent le mode de vie indigène. On trouve également des profils plus humoristiques sur Instagram, comme celui de l'indigène Kauri Waiãpi, intitulé @daldeiaorei (le roi du village). Avec plus de 600 000 abonnés, Waiãpi est désormais considérée comme l'une des voix les plus importantes dans la lutte contre la désinformation sur les peuples indigènes.

Note de bas de page 12 :

https://www.terra.com.br/nos/quando-eu-nao-tinha-internet-nao-fazia-ideia-que-nao-indigenas-tinham-tanto-preconceito-diz-kauri-daldeia,42a8f1e817d35c57b78c48a7134425483z2z8ibb.html. Accès le 1 octobre 2023.

Kauri Waiãpi vit dans le village de Karapijuty, à Amapá au Brésil, et a commencé à se lancer sur les réseaux en 2021, plus particulièrement Instagram et Tiktok. Dans une interview réalisée en 202312, l'influenceur indigène explique que sa première publication était un petit extrait d’un rituel typique de son groupe ethnique. Le succès a été quasi instantané, la vidéo atteignant plus d'un million de vues dès le premier jour. Cependant, malgré les commentaires positifs, qui demandaient plus d’informations sur sa culture, de nombreux commentaires négatifs et pleins de préjugés sont aussi apparus :

Quelqu'un a fait un commentaire très bête, demandant comment les indigènes utilisent les téléphones portables, comment ils les rechargent. J'ai répondu avec ironie et j'ai posté un autre contenu disant que nous rechargeons nos téléphones portables avec des poissons électriques, j'ai utilisé l'humour (Waiãpi, 2023).

L'idée de démystifier la culture indigène et de souligner l'existence de modes de vie différents de la norme l'a incité à continuer de produire du contenu pour l'internet.

Je ne peux parler que de mon peuple, car la culture indigène, contrairement à ce que l'on pense, est très diverse. Il existe plusieurs peuples indigènes, des langues et des coutumes différentes. Beaucoup de gens ne savent rien de nous et ne veulent pas le savoir, ils ne font que répandre des préjugés. Nous sommes ici pour montrer que nous, les indigènes, sommes capables, que nous ne sommes pas paresseux. La place d'un indigène est là où il le souhaite, et aujourd'hui nous occupons de plus en plus d'espaces (Waiãpi, 2023).

Il convient de souligner le rôle des médias dans la construction de ces identités. En effet, avec l'utilisation d’internet - et par conséquent l'avènement des réseaux sociaux - les leaders (ou influenceurs) ont pu bénéficier d'une plus grande diffusion et de différentes formes d'expression/communication avec des personnes extérieures à leurs communautés (Paveau 2017). C'est ce que montre, par exemple, le témoignage de Kauri Waiãpi : « Aujourd'hui, je ne suis plus la même personne qu'avant l'internet. Je suis devenu un influenceur, un activiste. J'ai un public qui veut vraiment connaître ma culture, je peux montrer ma réalité, montrer qui je suis ».

En ce sens, les médias ont donc élargi le contact d'une sémiosphère donnée avec d'autres cultures. Il ne s'agit plus d'une relation conçue uniquement entre un « nous » et un seul « eux », mais entre un ‘nous’ avec toutes les autres cultures à la fois (Fontanille 2013). Le rôle joué par les médias est centrale, dans la mesure où

la question des régimes de croyance médiatiques devient primordiale : leur diffusion dans chaque culture les confronte à ceux qui y sont déjà en place, et qui, fondés sur des traditions ou des institutions spécifiques, sont susceptibles de leur résister, de les repousser, mais aussi de les accueillir, de les transformer et de les assimiler, au risque, bien entendu, de déstabiliser l’identité culturelle du « nous » (Fontanille 2013 : 133).

Note de bas de page 13 :

Barros (2022), dans son étude sur les discours mensongers, souligne que c'est l'apparence qui sélectionne l'essence, permettant la construction de fake news et de fausses revues historiques.

Pour synthétiser la réflexion menée jusqu’ici, on peut affirmer que le processus d'actualisation des vérités construites par le système implique des négociations discursives. Est-ce que la souveraineté discursive de l'apparence sur l'essence telle que conçue dans le carré véridictoire de deuxième génération est-elle incontournable ?13 Ou, d'un autre point de vue, celui des peuples indigènes eux-mêmes, la place qui leur a été destinée comme autre n’implique-t-elle pas la possibilité de se fixer comme l'ours (Landowski 1997) où la non-conjonction avec la norme et l’« être » prévalent ? Rien de plus incertain. Ce qu’on peut considérer, cependant, c’est l'existence d’une immanence qui résiste et qui se fait différente, car la « perte de la culture traditionnelle ne se traduit pas comme une perte d'identité ethnique » (Ramos 2003 : 402).

Les indigènes constituent un groupe qui veulent s'intégrer à leur manière dans la sémiosphère brésilienne, assumant le rôle d’une troisième voie identitaire, pourvu que « les discours soient eux-mêmes des événements, des moteurs de l'histoire, et pas seulement ses représentations » (Todorov 1993 : 14). Il s’agit, en effet, d’une proximité identitaire qui est en même temps distante, une attitude qui se veut capable de bouleverser le code encyclopédique des pratiques et de refonder les structures sémiotiques dominantes.

Conclusion

Comme le but de ce travail a été de discuter les notions d'identité et d'altérité, il est important de prendre en considération le fait de reconnaître la complexité que cet objet peut apporter. Pour cela, on considère également importante d’analyser les processus qui engendrent les différentes interprétations sur une identité mise en question et qui implique aussi un acte d’accepter ou de refuser la construction de l’Autre. Dans cet article, en prenant comme point de départ la construction des identités en situation, nous nous intéressons aux chemins tracés par la construction de contrats véridiques entre les sujets. Cette construction de vérités identitaires n'est pas symétrique, mais elle est imposée depuis un lieu de pouvoir, où la persuasion et, par conséquent, l'efficacité du discours, partent d'un lieu normatif directeur qui détient le pouvoir de représentation.

En revanche, grâce au caractère non fixe et non stabilisé des identités et des différences qui en découlent, nous pouvons mettre en évidence la possibilité de mouvements de re-significations et transitions, permis surtout par la négociation discursive. La vérité étant elle-même une catégorie construite, c'est l'acte interprétatif assumé dans la relation entre le sujet producteur et celui à qui il s'adresse qui aboutit, in fine, à la production de sens. Le changement de posture par rapport à la règle indique une originalité, c’est-à-dire, une capacité à la construction d’une nouveauté capable d'intégrer l’ancien et se négocier à travers lui (Colas-Blaise 2012). En outre, nous pouvons déduire la présence d’une cohérence, au sens de Fontanille (2013) entre les influenceurs indigènes : l’usage des parures, l’utilisation de leurs noms ancestraux, l’attachement à un mode de vie propre. Cela nous permet également de réfléchir sur une forme de vie qui leur serait propre, même si elle est toujours à faire (Macé 2016).

Comme nous l'avons vu dans cette discussion, le modèle identitaire qui impose la construction de l'indigène non-humain liée également à la figure du bon sauvage, encore enracinés dans la culture brésilienne, peut devenir un élément à déplacer au sein de la sémiosphère (Metzger 2009). Ce mouvement d’actualisation de la praxis énonciative qui reste encore virtualisée, du moment où elle est coordonnée par des sujets indigènes eux-mêmes en se basant plutôt sur leur essence, leur façon d’être que d’apparaître (Barros 2022), implique l'exigence d'un autre regard sur ces groupes.

Il s’agit, comme nous avons montré, de déterminations qui se constituent en situation, en énonciation en acte, et qui se transforment dans le cadre même de l’interaction. (Landowski 1997). En ce sens, l’espace fourni par les réseaux sociaux peut s’avérer un outil d'une importance primordiale pour la renégociation des identités solidifiées par la praxis, puisque le pouvoir revient à celui qui le domine mieux, renversant ainsi tout ordre hégémonique (Paveau 2017). Un espace où le subalterne (Spivak 2010) peut prendre la parole et dicter les choses selon sa volonté. Pour conclure, nous croyons que la négociation identitaire dans les réseaux sociaux peut profiter d’autres interprétations grâce à la sémiotique. Une différence qui se veut différente.