Transition et transgression Transition and transgression

Hélène Levasseur

Doctorante en Sciences du Langage au laboratoire PHILéPOL de l'Université Paris Cité

https://doi.org/10.25965/as.8396

Nous cherchons, par la mise en parallèle des notions de transition et transgression, à comprendre les processus de changement et leur utilisation dans le discours notamment écologique. Nous montrerons, au prisme de la sémiotique lotmanienne, l'importance du rapport à la frontière et la norme dans la compréhension des dynamiques de changement de ces notions, mais également de leurs degrés de prévisibilité et de leurs capacités d'innovation. Par le biais de la sémiotique tensive, nous aborderons les problématiques de rythme, d'intensité et d'extensité afin de nous permettre d'interroger la compatibilité tensive entre la transition écologique et la crise écologique. Une analyse sémantique révélera que le double sens de transgression - dépasser/enfreindre - permet de définir une transformation comme une innovation ou comme une infraction. La notion de transition devient-elle un outil de prédiction, de contrôle du changement et de maintien de la norme face à l'imprévisible ?

Drawing parallels between the notions of transition and transgression, we seek to understand change mechanisms and the use of those notions in the ecological discourse. With Lotman’s semiotics of culture, we will show the importance of relationship to boundary and to the language’s system in understanding the cultural dynamics in these notions, as well as their degrees of predictability and their capacity for innovation. Addressing the issues of rhythm, intensity and extent through the lens of tensive semiotics will enable us to question the tensive compatibility between ecological transition and ecological crisis. A semantic analysis will reveal that the double meaning of transgression - to trespass/to violate- allows us to define a transformation as an innovation or as an infringement. Can the notion of transition become a tool for predicting and controlling change as well as maintaining the norm in the face of the unpredictable?

Index

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Mots-clés : sémiosphère, sémiotique de la culture, sémiotique tensive, transgression, transition

Keywords : semiosphere, semiotics of culture, tensive semiotics, transgression, transition

Plan
Texte intégral

1. Introduction

Note de bas de page 1 :

Le choix de cette paire minimale est motivé par un intérêt personnel accru pour la sémiotique de la traversée des frontières, dont il est question dans mon travail de thèse en cours.

Note de bas de page 2 :

Selon la définition saussurienne de la valeur. SAUSSURE, F. (1913) 1995 Cours de linguistique générale, Paris, Payot.

Transition et transgression, transition ou transgression, transition versus transgression, transition plus transgression : ce sont autant de relations entre les éléments de cette paire minimale dont il est question ici1. Selon l’héritage linguistique de la sémiologie, c’est par opposition à la notion de transgression que nous abordons la question de la transition, que celle-ci soit anthropologique, sociale, écologique ou économique. La comparaison entre les processus de transition et ceux de transgression permet de révéler les différences et ressemblances, c’est-à-dire de faire émerger du sens et de la valeur2. Une rapide analyse sémantique des termes de transition et de transgression permet d’établir l’appartenance de ces deux termes aux domaines du mouvement, du déplacement et du changement. L’approche lotmanienne de la culture permet de préciser les différences de rapport à l'espace, à la norme et à la frontière que ces notions entretiennent ainsi que leurs différences en tant que processus dynamique de changement au sein de la culture. En nous appuyant sur ces analyses et en reprenant le concept de viscosité (Fontanille 2019), nous pouvons décrire les différences de fluidité et de frictions que les deux processus ont avec la norme : ce qui nous indique leurs valeurs d'innovation et de prévisibilité. Enfin, nous empruntons à la sémiotique tensive de Claude Zilberberg et Jacques Fontanille les outils permettant d'étudier le tempo, la tonicité, la temporalité et la spatialité des processus de transition et de transgression. Finalement, nous souhaitons montrer la coexistence des notions de transition et transgression dans les discours relatifs aux changements dans la société par une brève étude de discours écologiques, qu'ils soient institutionnels ou militants, ce qui nous permettra de questionner la compatibilité des stratégies de transition avec une situation de crise.

2. Approche sémantique

Note de bas de page 3 :

Les définitions étudiées sont celles du Trésor de la Langue Française informatisé en ligne http://atilf.atilf.fr/tlf.htm

Commençant nos réflexions par une étude sémantique, ce sont les définitions des termes transition et transgression qui permettent de faire émerger les différences et ressemblances sémantiques puis celles sémiotiques. L’étude des définitions3 de ces termes nous apprend d’un côté que la transition est le « passage d’un état à un autre », le « fait de passer graduellement d’un état à un autre » ou le « degré ou état intermédiaire par lequel se fait le passage » et d’un autre côté que la transgression est, au sens figuré, le fait de « ne pas respecter une obligation », « aller à l’encontre de l’habituel, ce qui semble naturel » ou « sortir d'un cadre donné » et, au sens propre, comme l’action de « traverser » ou « franchir » dans un espace. Nous retrouvons donc une isotopie du déplacement avec les termes de passage, passer, aller au-delà, traverser, franchir et sortir mais également l’idée de changement avec le passage d’un état à un autre, que celui-ci soit identifié ou non. En effet, l’identification de la direction, du but, compte parmi les différences que l’on trouve dans les définitions des termes transition et transgression puisque le premier est le passage d’un état A à un état B avec un but B identifié et le deuxième est le passage au-delà de A où la direction se définit surtout comme non A. Autrement dit, la transition correspond à un programme, défini a priori, « de A vers B » ou « de A à B » tandis que la transgression se présente comme un programme de « dépassement de A » ; même si l’actualisation de ces programmes peut déboucher sur un autre but que celui prévu.

Cela implique une différence de rapport à la frontière, à la norme et au seuil qui sont identifiés et dépassés dans la transgression tandis que la transition ne marque pas la frontière. Ainsi, le passage possiblement graduel et l'état intermédiaire dans la notion de transition impliquent un rythme plus lent et la mise en place d'un continuum ou, du moins, la non-discontinuité entre l’état A et l’état B. A contrario la transgression n’identifie pas d’état B mais un état non A, elle se positionne dans un rapport de discontinuité et de rupture avec la norme constitutive de l'état A. On trouve dans la transgression l’idée du dépassement d’une limite ou le non-respect d’un ordre : c’est un positionnement vis-à-vis de la norme et de l’autorité qui n’apparaît pas dans la notion de transition. De la sorte, les deux termes décrivent des actions ou processus de déplacement dans l’espace et de changement entre deux états mais présentent différents rapports à l’espace, à la norme ainsi que des différences de rythme et de direction.

3. Approche sémiotique selon Lotman

3.1 La sémiotique de l'espace

Si l’on veut rendre compte du caractère spatial de la transition et de la transgression, il faut faire appel à la sémiotique de la culture de Youri Lotman et orienter nos réflexions selon la notion de sémiosphère. De la sorte, nous pouvons aborder le rapport qu’entretiennent ces deux notions à l’espace social et comprendre leurs différences de type de déplacement et de changement vis-à-vis de la norme. Ce que la sémiotique de la culture lotmanienne nomme sémiosphère, c’est un espace de structures constituantes avec une norme centrale et une frontière qui la sépare et la maintient en contact avec les autres sémiosphères adjacentes. Lotman insiste sur le fait que « aucune sémiosphère ne se trouve immergée dans un espace amorphe, “sauvage”, et que chacune d’entre elles se trouve en contact avec d’autres [...] un processus d’échange constant est à l’œuvre » (Lotman 1999 : 38), ce qui souligne l'importance de la reconnaissance de l'altérité sémiotique entre sémiosphères. La frontière est définie comme le « domaine du bilinguisme » puisque « le bord extrême de la sémiosphère est un lieu de dialogue incessant » (Lotman 1999 : 35). Par conséquent, c'est le dialogisme qui régit les interactions inter-sémiosphères, c’est-à-dire entre le système et l’extra-système. C’est donc par-delà la frontière de la sémiosphère que se trouvent les langages « barbares », si enrichissants qu’ils pourront être « assimilés » par la sémiosphère et enclencher des changements dans les langages de celle-ci. De cette façon, nous pouvons penser que sans frontière il n’y a pas de dialogue. En effet, si la frontière est une membrane de communication entre deux espaces sémiotiques, alors un processus dynamique ne prenant pas en compte la frontière peut-il proposer une évolution innovante ? Selon ce point de vue, il est essentiel de comprendre les rapports qu’entretiennent les notions de transition et de transgression avec la frontière.

Si la transition est un changement, un déplacement graduel d'un point A à un point B, il reste à savoir si ce déplacement s’effectue à l’intérieur ou à l’extérieur de la sémiosphère. Pour que le déplacement se fasse vers l’extérieur, il faudrait qu’il y ait une limite entre le dedans et le dehors, entre le A et le B, or la transition a pour objectif d’établir un passage graduel entre A et B, fait de degrés intermédiaires, ce qui exclut les seuils autant que les frontières. Les seuils sont avant tout ceux des portes ; or, il ne peut y avoir de porte dans la transition car cela irait à l’encontre de son caractère graduel, de sa fluidité et de son rapport non-discontinu avec la norme. La transition, si elle n’a pas de porte, a des paliers, des marches, des étapes intermédiaires, des grades constitutifs. Elle reconnaît des étapes sur lesquelles elle s’appuie et se construit mais ne reconnaît ni frontière ni seuil. En ce sens, la transition est un processus de changement qui, à l'image d’un continuum, établit, étape après étape, une extension du domaine sémiotique signifiant. Il s’agit, non pas d’une mise en dialogue entre A et B, mais d’agrandir le champ signifiant A jusqu’à englober B.

Figure 1 : Schéma de spatialisation des processus de transition et de transgression

Figure 1 : Schéma de spatialisation des processus de transition et de transgression

À l’inverse, bien qu’il n’y ait pas de but identifié dans la transgression, celle-ci est une sortie de la sémiosphère avec un franchissement de la frontière et un dépassement du seuil. La transgression s’inscrit donc dans un processus de dialogue sémiotique de l’intérieur vers l’extérieur avec la possibilité d’une traduction et d’une assimilation d’un tout nouveau langage venant d’une autre sémiosphère. La transgression propose une confrontation avec d’autres langages dits « barbares » et « sauvages », confrontation qui permet un dialogue sémiotique dont l’issue et le résultat sont inconnus et incertains. Pour résumer, la transgression s’effectue selon un principe dialogique avec l’extérieur, conflictuel avec la frontière et dans une dynamique de changement de la norme. Ainsi, le rapport à la norme et la conception de l’évolution de l’espace culturel est différent entre la transition et la transgression, puisque la première semble relever du déploiement de l’espace sémiotique avec un possible déplacement de la norme tandis que la deuxième, en admettant l’existence de la frontière et en s’y confrontant, valorise un processus dialogique de l'innovation et de l’altérité.

3.2 Les processus graduels et explosifs

Dans son livre L’explosion et la culture, Lotman présente une approche des processus de changement dans la culture - en différenciant les processus graduels et les processus explosifs - qui semble tout à fait adaptée à nos réflexions concernant la transition et la transgression. En effet, selon Lotman, pour identifier les processus graduels « il suffit simplement d’indiquer le développement ralenti, le caractère graduel ou l’absence de dynamique dans tels ou tels phénomènes » (Lotman 2004 : 180). Ainsi que la définition de la transition le souligne, celle-ci est à comparer avec les processus graduels qui affectent la culture et la transition peut donc être caractérisée par sa lenteur, sa prévisibilité et son aspect non dynamique à l’opposé des processus explosifs que Lotman décrit comme naissant de la collision et la confrontation entre deux systèmes sémiotiques. Plus précisément, l’explosion correspond au moment où la confrontation entre les deux systèmes est telle qu’elle appelle à une réaction brusque et intense de déploiement des possibles, c’est-à-dire à un processus dynamique, soudain et imprévisible. C’est bien le dialogue entre deux éléments sémiotiques qui mène à la confrontation de leur système sémiotique respectif ; or, ce dialogue ne peut s’établir que lorsqu’un élément d’un système traverse la frontière et rencontre un autre système sémiotique. De cette façon, la transgression peut être comprise comme un déclencheur de dialogue menant potentiellement à l’explosion.

Cela suppose, nous l'avons vu, que l’on réfléchisse à la transition comme une expansion du système sémiotique là où la transgression serait à l’origine de la confrontation entre deux systèmes. Nous devons alors nous interroger sur la capacité de la transition à reconnaître l’altérité sémiotique des systèmes extérieurs à la sémiosphère, c’est-à-dire ceux extra-systèmes, et à procéder à un engloutissement d’un champ vierge et non à une mise en dialogue sémiotique. Cette différence de reconnaissance de l’altérité sémiotique, entre transition et transgression, est directement liée à la prise en compte ou non de la frontière. Puisqu'un processus de transition ne reconnaît pas de frontière, il ne peut avoir les mêmes capacités dialogiques qu’un processus de transgression. Cela remet en question les capacités d'innovation et le degré de prévisibilité d'un processus non-dialogique tel que la transition.

4. La viscosité, l'innovation et la prévisibilité

Note de bas de page 4 :

Si l’on comprend ces changements selon la notion de flux, il faut imaginer que la continuité serait un écoulement sur un plan vertical qui n’entraine pas de changement de l’axe de la norme. La non-discontinuité, qui s’écoulerait sur un plan horizontal, correspond à un changement progressif qui déplace la norme sans pour autant être en rupture avec elle.

Dans les processus de changement au sein d’une sémiosphère se trouvent les questions fondamentales des rapports plus ou moins conflictuels à la norme et les qualités d’innovation et de prévisibilité des mouvements dynamiques culturels. En effet, tout mouvement de changement au sein d’une sémiosphère entre plus ou moins en conflit avec la norme constitutive de celle-ci. En reprenant les notions, proposées par Jacques Fontanille, de viscosité et de frictions pour définir les mouvements et déplacements autant topologiques que culturels, nous pouvons essayer d’appréhender les notions de transition et de transgression selon leur adhérence à la norme et leur capacité à se déplacer dans la sémiosphère de manière plus ou moins fluide (Fontanille 2019). Chaque friction est un déclencheur potentiel de processus explosif, là où une faible viscosité, c’est-à-dire une fluidité élevée, permet l’écoulement, l’expansion du domaine sémiotique de la sémiosphère, et ce de manière progressive. D'une certaine façon, la non-discontinuité4 est à rapprocher de la fluidité et la discontinuité est à rapprocher de la viscosité. La transition établit, par définition, un rapport de non-discontinuité avec la norme, vu que les changements de celle-ci sont graduels, composés d’étapes intermédiaires reliant la situation initiale A et la situation finale B par une chaîne d’événements successifs. La transition a donc une fluidité élevée – une viscosité basse – et un rapport à la norme non conflictuel avec un minimum de friction tandis que la transgression est caractérisée par la discontinuité, que son rapport à la norme est conflictuel et que ses changements sont, au moins, dans la rupture avec la norme. La transgression est un mouvement ayant une viscosité importante et qui a beaucoup de frictions avec la norme. L’importance de ces questions de viscosité et de frictions dans les réflexions qui nous concernent repose sur l’impact de ces aspects sur la capacité d’innovation et le degré de prévisibilité.

Tout d’abord, c’est le travail de Marion Colas-Blaise qui permet d’éclairer le rapport entre la viscosité et la capacité innovante d’un processus de changement puisque l’auteure présente une analyse des régimes tensifs de l’innovation. En effet, dans ce travail quatre régimes de l’invention – étape conceptuelle précédant l’innovation technique – sont distingués selon leurs différences tensives et leurs « degrés de rupture par rapport à l’existant (différences, oppositions, incompatibilités, divergences) » (Colas-Blaise 2021 : 83). Nous retrouvons donc ici l’idée que l’invention et sa mise en pratique, l’innovation, sont des processus marqués par la rupture mais aussi par la confrontation avec ce qui existe. Le métissage, le régime le plus intense et étendu des quatre, « repose sur l’entrée en confrontation et en concurrence de possibles. La relation de type face à face ou vis-à-vis dépasse la simple mise en présence des deux éléments. » (Colas-Blaise 2021 : 80). De cette façon, l’innovation apparaît comme le résultat de processus qui sont en opposition et en confrontation avec le système préexistant, cela étaye l’idée qu’un processus a un plus grand potentiel d’innovation s’il présente des frictions avec le système. Chaque adhérence avec l’existant, ou ici la norme, favorise le potentiel innovant du processus. Par conséquent, la transgression semble avoir de plus grande capacité d’innovation que la transition puisqu’elle est caractérisée par une forte viscosité.

Il existe donc un lien entre les frictions dans un processus de changement et la capacité du processus à innover et à être prédit. Nous l’avons vu, les frictions, caractéristiques de la viscosité, sont le symptôme des adhérences et conflits entre le système interne du processus dynamique et la norme de la sémiosphère dans laquelle ce processus prend place : c’est ce que Lotman définit dans sa notion des processus explosifs qui naissent de la confrontation entre les deux. En effet, Lotman présente d’abord les processus graduels et explosifs comme opposés puisqu’il dit du processus graduel : « son anti-thèse sera l’imprévisibilité, c’est-à-dire un changement qui se réalise comme une explosion. » (Lotman 2004 : 29). La transgression se définit comme un déplacement au-delà d’une limite et dont la finalité n'est pas identifiée ce qui ouvre la porte à l’imprévisible, « au moment de l’explosion ». La transgression est un risque d’explosion, c'est-à-dire le déclencheur du potentiel dynamique d'un changement. Lotman dit, en parlant du moment de l’explosion, que « la courbe du développement saute ici sur une voie, imprévisible et plus complexe. » (Lotman 2004 : 37) ; de cette façon, nous comprenons combien la transgression est caractérisée par un degré d'imprévisibilité et d'innovation qui en font un processus de changement efficace. Par opposition, la transition reste dans le domaine du certain avec un processus graduel s’établissant étape par étape dans la non-discontinuité, ce qui en fait un processus prévisible.

Dès lors, nous pourrions en déduire que choisir une stratégie de transition plutôt que de transgression c’est ne pas vouloir faire face à l’imprévisible, au risque de l’incertitude et au déploiement du champ des possibles. Il semblerait plus prudent de choisir une stratégie de transition dont le développement graduel, dirigé et ciblé est prévisible et non dynamique. De ce fait, choisir la transition comme processus de changement c’est rester dans un chemin plus ou moins tracé et établir un continuum certain entre le point A et le point B. Nous pouvons donc nous interroger sur le sens qu'il y a pour une institution à choisir la mise en place de processus de transition pour faire face à des changements au sein de sa sémiosphère. Faut-il y voir une stratégie de prudence visant à se rassurer face à l'incertitude des dynamiques de changement ? Quid des processus de transition écologique mis en place par les institutions pour faire face à l'urgence climatique ? Est-ce que cela marquerait la volonté de contrôle ou même de ralentissement des changements d’habitudes industrielles surproductrices vers une nouvelle norme dans la continuité de celle actuellement en place ?

5. La sémiotique tensive

Une toute autre approche des dynamiques de changements concerne la question du rythme et de la tensivité des processus dynamiques et repose sur la sémiotique tensive de Claude Zilberberg et Jacques Fontanille. Cette théorie propose des notions permettant l’analyse du rythme, de la tonicité, de la spatialité et de la temporalité qui s’avèrent centrales pour comprendre les caractéristiques des notions de transition et de transgression, ainsi que leurs places dans les discours sur les changements dans une société et les discours écologiques.

Si l’on admet l’idée de corrélation inverse, où « les valences varient en raison inverse l’une de l’autre », où « plus appelle moins, moins appelle plus » (Fontanille & Zilberberg 1998 : 19), entre le tempo et la temporalité, alors la transition par son caractère graduel et non dynamique a un tempo lent mais une temporalité longue. La transition est donc un processus, certes ralenti, mais dont les actions et effets s’inscrivent dans la durée. Alors, on peut saisir la pertinence de la mise en place d'une transition écologique pour accomplir un programme de « développement durable » tout en s'interrogeant sur l'efficacité de la transition écologique face à une situation de crise écologique. Inversement, la transgression qui mène aux processus explosifs, est un mouvement rapide et bref : une fois la limite franchie et les mécanismes explosifs en place, ces changements, s'ils apparaissent, sont soudains et se déroulent rapidement. C’est le cas des actions des militantes « transgressives » comme les sittings, les occupations ou manifestations comme l'action d'Extinction Rebellion à Londres en 2018 où « après quatre jours de perturbations, la police faisait état de 428 arrestations. Une « rébellion » qui avait poussé le parlement britannique à déclarer « l’état d’urgence écologique et climatique » le 1er mai » (Tenré 2019). Cette action militante ponctuelle ayant rassemblé beaucoup de monde dans un espace/temps très réduit et qui est jugée transgressive par la norme, puisqu’elle donne lieu à plusieurs centaines d’arrestations, a déclenché un changement rapide et significatif de cette même norme avec cette prise de position parlementaire dans les deux semaines suivantes.

De même, si l’on admet la corrélation de type converse, ici « les valences varient dans le même sens, c’est-à-dire que moins appelle toujours moins, plus appelle toujours plus » (Fontanille & Zilberberg 1998 : 19), entre la tonicité et la spatialité, alors la transition étant un processus graduel non dynamique, elle a un champ d’action limité. Nous comprenons donc la nécessité de mettre en place une transition énergétique, une transition industrielle, écologique, démocratique, etc. À l’inverse, la force dynamique des processus explosifs déclenchés par des transgressions impliquerait une ouverture et un déplacement dans l’espace plus grand, c’est-à-dire une atteinte des différents niveaux de la sémiosphère. Les « Zones à défendre » – ou ZADS – et occupations militantes sont des exemples dans lesquels la transgression et la mise en place d’une nouvelle norme déclenchent plusieurs types de changements dans les sphères écologique, économique et démocratique. Autre exemple, l’idée de décroissance que l'on retrouve dans de nombreux mouvements écologiques implique des changements à la fois écologiques, industriels, sociaux, démocratiques et économiques.

Note de bas de page 5 :

Pour une analyse aspectuelle complète du durable voir Denis Bertrand, (2018), « Le durable. Les enjeux sémiotiques de l’aspectualité », in Formes de vie et modes d’existence durables : Nouvelles narrations et contraintes du vivre. Toulouse, CAMS-O, Colloque Albi médiations sémiotiques-Actes.

Ainsi, la transition est un processus de faible intensité qui est diffus dans le temps mais concentré dans l'espace tandis que la transgression est un processus éclatant en intensité qui est concentré dans le temps mais diffus dans l'espace (Fontanille & Zilberberg 1998). Nous pouvons alors soulever la question du choix, par les institutions, d’un processus de transition pour faire face à la crise écologique marquée par l'urgence. Si elle paraît adaptée à la mise en place du développement durable5 avec lequel elle partage le même rythme, cela semble moins être le cas pour répondre à une situation urgente.

La coexistence des notions dans les discours écologiques

Transition ou transgression, graduelle ou explosive, lente ou rapide, diffuse ou concentrée, prévisible ou imprévisible, la question est centrale pour aborder les discours sur les changements au sein de la société. Il est important de noter la coexistence de ces notions dans les discours relatifs aux changements écologiques, environnementaux, économiques, sociaux, et de chercher à comprendre ce que l’utilisation de l’une ou de l’autre indique sur le positionnement de ces discours. La question est d’autant plus pertinente dans l’étude des discours écologiques à l’égard desquels il est question de faire face à l’urgence de la crise écologique, et dans lesquels le rythme et la vitesse sont donc essentiels puisqu’il est question de résoudre rapidement des problèmes écologiques dont l’enjeu est la viabilité de l’écosystème planétaire.

Une opposition remarquable entre transition et transgression dans la sphère écologique se trouve au niveau de ses acteurs et de leurs discours. Nous distinguons, ici, trois acteurs principaux aux discours et statuts différents. Les premiers sont les scientifiques qui dénoncent les seuils écologiques dépassés, le dérèglement de l'écosystème, etc. Leurs discours sont généralement perçus comme légitimes mais leur champ d'action semble limité. Les deux autres acteurs qui s'opposent sont, d’un côté les acteurs institutionnels et gouvernementaux et, de l’autre, les acteurs militants et activistes. Les premiers sont caractérisés par des valeurs normatives, légitimes et légales du fait de leur statut et leurs champs d'action qui sont concentrés sur les lois, les décrets, conventions et accords internationaux ainsi que sur les sommets (COP21). Les deuxièmes sont porteurs, quant à eux, des valeurs disruptives, en rupture avec la norme, et leurs pratiques sont parfois considérées comme illégitimes ou même illégales, c’est le cas d’actions telles que la désobéissance civile, l'occupation des lieux et les manifestations. Il y a donc d'un côté les discours et démarches de transition écologique institutionnels et, de l'autre côté, les discours et démarches écologiques militantes transgressifs.

Prenons comme exemple de discours institutionnel le traité international de la Conférence des Parties de 2015 qui porte sur l'adoption de l'Accord de Paris. À sa lecture, nous constatons que, dans ce texte plusieurs discours coexistent dont notamment celui des scientifiques qui est repris et reconnu comme vrai et celui des institutions, les Parties. Le début de ce texte présente les précédentes mesures adoptées ainsi qu'un état de fait sur les questions climatiques notamment en « reconnaissant que les changements climatiques représentent une menace immédiate et potentiellement irréversible pour les sociétés humaines et la planète » (Nations Unies 2015 : 1) mais encore en « considérant que les changements climatiques sont un sujet de préoccupation pour l’humanité tout entière » (Nations Unies 2015 : 2). À cet état des lieux climatique, marqué par l'intensité de la gravité, l'ampleur géographique globale et une temporalité de l'urgence, il est répondu qu'il faut « maintenir le réchauffement sous la limite des 2°c » et « atténuer le changement climatique », mettre en place une « l’accélération de la réduction », « contenir l’élévation », « limiter l'élévation », faire des « efforts d’atténuation », que « les pays en développement parties devraient continuer d’accroître leurs efforts d’atténuation, et sont encouragés à passer progressivement à des objectifs de réduction ou de limitation » (Nations Unies 2015 : 25) et ce pour des « horizons lointains » tel que « 2030 » voire parfois « 2050 ». Il y a un écart d’intensité et d’extensité entre les discours informatifs et factuels d’état des lieux et les programmes proposés comme réponses à ces faits dans ces mêmes discours car ne l’oublions pas, les discours tels que les traités internationaux sont contraignants pour les parties engagées et parfois même performatifs. Un traité international comme l’Accord de Paris est un texte contraignant pour les parties signataires. De ce fait, chacune des propositions faites dans un traité international est un programme d’actions que les parties, en le ratifiant, s’engagent à mettre en place. Nous devons donc nous interroger sur la raison de cet écart tensif entre les discours factuels et les discours de programmation sur les pratiques engendrées par ces discours.

À titre de comparaison, des extraits des discours militants proposent une toute autre temporalité, comme le montrent les extraits d’un article du Figaro : « L’objectif de XR ? Faire reconnaître la “gravité et l’urgence des crises écologiques actuelles”, tout en préconisant une “réduction immédiate des émissions de gaz à effet de serre pour atteindre la neutralité carbone en 2025.” » ou encore, lorsque l’article cite les propos de Greta Thunberg : « les règles doivent être changées. Tout doit changer et ça doit commencer aujourd’hui. » (Tenré 2019). Il en est de même pour les propos militants rapportés par Libération : « Il s'agit de demander au chef de l’État des mesures financières et réglementaires adaptées au “danger grave, actuel et imminent” » (Wahnich 2019). Nous avons vu, précédemment, avec l’exemple de la manifestation à Londres en 2018 d’Extinction Rebellion, qu’il existe une correspondance entre les discours et les pratiques militantes mais aussi une concordance des pratiques avec leurs résultats sur la norme. Ces quelques extraits montrent que les demandes et démarches des militants écologistes sont caractérisées par une temporalité rapide et une discontinuité avec les normes actuelles et non par un déplacement progressif et graduel de celles-ci comme c'est le cas dans le discours de l'Accord de Paris.

Pour résumer, les militants demandent des changements immédiats pour faire face à « l’urgence » et à la « gravité » des crises écologiques. Ce discours s'ancre dans un tempo rapide, une tonicité forte, une temporalité brève et une spatialité diffuse. En revanche, les discours institutionnels présentent donc une transition écologique lente et progressive qui prône « l’atténuation », la « réduction », le fait de « contenir » et « limiter l’élévation » pour faire face à ce qu’ils reconnaissent eux même comme une « menace immédiate et potentiellement irréversible ». Pour reprendre les termes de la sémiotique tensive, ce traité présente un programme de transition écologique ayant un tempo lent, une tonicité faible, une temporalité longue et une spatialité concentrée. De ce fait, nous faisons face à une incohérence entre les discours informatifs factuels reconnus par l’institution et le programme à mettre en place pour pallier l’urgence et la gravité de la situation écologique telle que décrite dans ces mêmes discours. Ainsi il nous semble nécessaire de nous interroger sur la pertinence de mettre en place des processus de transition écologique pour répondre à l'urgence climatique alors que leurs tempos respectifs semblent incompatibles.

6. La coexistence des notions dans les discours concernant les transformations humaines et sociales

Un autre commentaire, parallèle à cette discussion, concerne le léger décalage sémantique qui existe dans la définition entre les deux sens du terme transgression. En effet, le terme transgression se comprend à la fois comme l'action de se déplacer au-delà et comme l'action d'enfreindre. La première définition se situe dans une perspective topologique, il s’agit ici de dépasser une limite spatiale. La deuxième définition, quant à elle, se situe dans une perspective normative, il est question de dépasser une norme, une règle ou un ordre établi. L’existence de ce double sens permet, à certains discours, de présenter des changements, tels des innovations, sortant du cadre de la norme, ou bien tels des infractions à la norme, implantant un jugement moral - ou du moins normatif - sur des changements ayant cours dans la sémiosphère. Ainsi, une réflexion sur la qualification des changements humains et sociaux en tant que transitions ou en tant que transgressions apporte une perspective complémentaire sur la coexistence de ces termes dans les discours relatifs aux dynamiques de changement.

Note de bas de page 6 :

Souvenons-nous de l’importance accordée aux murs et frontières dans certains discours nationalistes ou du projet de Donald Trump de bâtir un mur séparant les États-Unis d’Amérique et le Mexique.

Partant de l’idée qu’à la suite de certains changements dans la société une limite a été franchie, certains discours définissent ces changements comme « contre nature » et « transgressifs » comme l’ancienne ministre Caroline Cayeux, qui avait qualifié de « contre nature » la loi Taubira autorisant le mariage et l'adoption pour les couples du même sexe. (Boiteau 2022). C’est le cas, par exemple, des discours racistes et xénophobes qui décrivent la transition vers une société multiculturelle inclusive comme une transgression éthique et culturelle contre laquelle il faudrait bâtir des murs6, rétablir des limites et des frontières. Ainsi, quand le déplacement de la norme et de ses limites est vu comme une disparition de celles-ci, c’est le système de valeur lui-même qui semble être en danger. Sans des repères basés sur la biologie pour définir le genre, l’hétérosexualité pour régir les relations humaines, l'homogénéité ethnique ou religieuse pour définir l’identité nationale ou bien encore la divinité et l’animalité pour définir l’humanité, certains voient une transgression de l’ordre établi et des limites, qui pose un risque d’explosion du sens, une (r)évolution mettant en danger la norme et l’identité construite sur celle-ci. Dans ces discours, la qualification de processus graduels de changement de normes sociales comme des transgressions semble être l’indice d’un positionnement contre le changement de la norme ; s'opposeraient ainsi la transition – processus de changement graduel entraînant un déplacement progressif et supposé contrôlé de la norme –, et la transgression – processus de changement explosif au caractère imprévisible.

7. Transition plus transgression

Finalement, une approche moins dichotomique consiste à penser les processus de transition et de transgression comme étant certes opposés mais également complémentaires. Ils représentent, respectivement, des processus graduels et explosifs qui ont un tempo et un degré de prévisibilité différents ainsi que différents rapports à la sémiosphère et à la norme de celle-ci. Cela implique-t-il pour autant une différence de potentiel de changement ? Si, a priori, l'innovation nous semblait être un processus de la marge et du dehors – plus compatible avec les processus de transgression –, Lotman rappelle pourtant que « l’imprévisibilité des processus explosifs n’est pas du tout l’unique voie pour la nouveauté. » (Lotman 2004 : 29). La nouveauté peut être portée tout autant par des processus graduels tels que la transition que par des processus explosifs comme la transgression. Cela indique que tout changement peut être un mouvement dynamique à deux vitesses :

Un champ miné avec des endroits imprévisibles de l’explosion et une rivière de printemps, un fleuve puissant mais dirigé, -telles sont les deux images qui se présentent devant un historien qui étudie les processus dynamiques (explosifs) et graduels. Il ne s’agit pas de remettre en cause la nécessité réciproque de ces deux tendances structurales, mais, au contraire, de souligner leur conditionnement mutuel. L’une n’existe pas sans l’autre. Pourtant, d’un point de vue subjectif, chacune d’elles interprète l’autre comme un obstacle à surmonter et comme un adversaire à détruire (Lotman 2004 : 30).

La transgression, ouvrant la porte aux processus explosifs, et la transition, porteuse de processus graduels, seraient deux mécanismes complémentaires des processus dynamiques. Ainsi, dans le discours comme dans les actions écologiques, les deux mouvements pourraient avoir plus d’impact en fonctionnant ensemble, et non en s’opposant. Du moins, ces deux mouvements coexistent dans les discours de la sémiosphère et sont aussi nécessaires l’un que l’autre pour la mise en place de la dynamique de changement. Par ailleurs, Lotman explique que, subjectivement, les deux dynamiques s'affrontent et se rejettent mutuellement. Par conséquent les processus de transition ne peuvent se représenter les processus de transgression que comme menace, c’est-à-dire comme une infraction menant à une dynamique de l'explosion. Inversement, les processus de la transgression ne peuvent interpréter les processus de la transition que comme des mouvements manquant de tonicité et de tempo, inadaptés aux changements de la norme. Le rejet respectif des processus graduels et explosifs rend leur coexistence difficile, voire impossible, dans une même temporalité. Lotman suggère d’ailleurs que ces processus se suivent et alternent plutôt qu’ils coexistent de manière synchrone. De ce fait, le choix des institutions normatives de valoriser les processus graduels peut être compris comme un choix délibéré de contrôler, diriger, ou peut-être même d’entraver, les dynamiques de changements pour éviter de faire face à des processus explosifs remettant la norme en question. La transition serait alors le bastion derrière lequel la norme se protègerait de toutes dynamiques « transgressives » qui sembleraient pouvoir lui porter atteinte.

8. En guise de conclusion

Au-delà des approches sémiotiques proposées ici, d’autres perspectives théoriques peuvent enrichir ces réflexions comme l’analyse aspectuelle telle qu’elle est proposée par Denis Bertrand sur le durable (Bertrand 2018). Ou encore la notion de textes de comportements de Youri Lotman où nous trouvons l’idée, à travers l’exemple des décembristes, que le langage, le discours et les paroles sont des actes conscients de positionnement dans l’espace social et politique : « L’éventail des étiquettes est assez étroit et coïncide avec le lexique politico-éthique du décembrisme. Avec pour résultat que le comportement quotidien cesse d’être seulement quotidien : il prend un sens politico-éthique élevé. » (Lotman & Ouspenski 1990 : 100). Nous pouvons également mentionner la notion de formes de vie (Fontanille 2015) qui peut, elle aussi, servir à étudier la cohérence qui existe entre les textes et les pratiques. Penser le passage des discours aux pratiques avec la notion de formes de vie permet de comprendre les discours comme des « types de sémioses » qui surviennent dans l’auto-définition de la sémiosphère.