La machine du droit : le modèle de maillage du système juridique et les transformations du sens juridique The machine of law: the mesh model of the legal system and the transformations of legal meaning

Eduardo C. B. Bittar

Université de São Paulo

https://doi.org/10.25965/as.8264

L’article analyse la dynamique du sens juridique en circulation au sein du système juridique. L’approche méthodologique est centrée sur l’idée de texte juridique, à partir de laquelle est développé le modèle de maillage (mesh model), et entend décrire le fonctionnement de ce système comme une machine discursive. Les textes juridiques effectuent des opérations discursives, dans un état de métamorphose textuelle continue. Ils forment de la sorte des chaînes de textes, ordonnées et organisées en anneaux systémiques concentriques autour d’un noyau géométrique. Le système juridique est saisi comme un ensemble doté d’une structure (actantielle ; institutionnelle ; procédurale) et d’éléments (les textes juridiques ; les pratiques discursives). L’hypothèse de travail est centrée sur l’idée qu’il est possible de fournir un modèle narratif et discursif, centré sur l’idée de pratiques discursives, ce que donne des conditions pour que la Sémiotique du Droit puisse fournir un modèle contemporain de description de la notion de système juridique.

The article analyzes the dynamics of legal meaning circulating within the legal system. The methodological approach is centered on the idea of juridical text, from which the mesh model is developed, seeking to describe its functioning as a discursive machine. Juridical texts form chains of texts, ordered and organized in systemic rings in a concentric way, which surround the geometric core, carrying out discursive operations, in a state of continuous textual metamorphosis. The legal system is endowed with a structure (actantial; institutional; procedural) and elements (juridical texts; discursive practices). The working hypothesis is centered on the idea that it is possible to provide a narrative and discursive model, centered on the idea of discursive practices, which provides the conditions for the Semiotics of Law to be able to provide a contemporary model for describing the notion of the legal system.

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Mots-clés : machine du droit, modèle de maillage, sens juridique, système juridique

Keywords : Legal Sense, Legal system, Machine of Law, Mesh Model

Auteurs cités : Eduardo C. B. BITTAR, Jacques FONTANILLE, Algirdas J. GREIMAS, Bernard S. JACKSON, Eric LANDOWSKI, Bruno LATOUR, Dominique MAINGUENEAU, Pierre MOOR, François OST

Plan
Texte intégral

1. Introduction : le système juridique et le modèle théorique

Le concept original de modèle de maillage (mesh model), qui est repris pour appréhender le système juridique, dérive de l’étymologie latine du terme « texte » (textus, tecere). Il renvoie à un élément tissé afin de composer une « trame », sur la base d’un assemblage de points, qui autorise l’émergence de formations complexes en matière textile, à l’instar des productions artisanales (Ost, Kerchove 2002 : 23). Le Dictionnaire Larousse présente la définition suivante des termes maille et maillage : « Chacune des boucles dont l’ensemble forme un tricot ou un filet » (Larousse 2021 : 489). La formation de cette conception théorique, qui n’est pas déconnectée d’une image figurative (Figure 8) – dont la formulation puise ses racines dans la physique théorique et l’astronomie (Hawking, 2001) –, offre une lecture singulière de la notion de système juridique. Cette approche permet de la sorte une rencontre interdisciplinaire entre la Sémiotique du Droit et la Théorie du Droit, eu égard à l’effort de recherche entrepris par cette dernière discipline pour des modèles descriptifs.

Il convient de souligner que le modèle maillage a émergé récemment et qu’il s’est progressivement affirmé dans les recherches au cours de ces dernières années. L’article aborde une question qui est devenue problématique dans les études sur la Théorie du Droit. Ici, en particulier, un modèle construit par la Sémiotique du Droit peut apporter une contribution importante à la Théorie du Droit. La crise du positivisme juridique a entraîné l’incapacité des modèles explicatifs traditionnels à répondre de manière adéquate au problème de la configuration de l’idée de système juridique. Pour développer une approche qui soit dotée d’une vision large, générale, critique et reconstructive de la notion de système juridique, il est nécessaire d’être à la recherche du sens (Coquet 2013 : 1-26), considérant que le Droit crée du sens en permanence, tout en opérant avec la dimension de la vie sociale. En ce sens, le modèle maillage finit par représenter une innovation qui pourrait répondre aux préoccupations des juristes de notre temps. À l’apogée de la modernité, le modèle pyramidal (Hans Kelsen) semblait offrir une réponse structurée, échelonnée et rigoureuse à la configuration générale de la notion de système juridique. Dans le contexte de la post-modernité, le modèle pyramidal fait l’objet de nombreuses critiques qui privent la Théorie du Droit de mécanismes permettant de répondre, sur le plan théorique et pratique, aux problèmes propres au monde du Droit.

Note de bas de page 1 :

Sur le sujet, consulter : Bittar 2022 a : 444-454 ; Bittar 2019 : 423-455 ; Bittar 2020 : 01-24 ; Bittar 2022 c : 01-18 ; Bittar 2022 b : 393.

Note de bas de page 2 :

« La Sémiotique [...] ne pourra exister lorsqu’elle sera devenue une science ; maintenant, la Sémiotique est un projet, et non pas une science » (Greimas 2017 : 49).

Note de bas de page 3 :

« L’ordre juridique fonctionne comme système de significations [...] » (Moor 2021 : 112).

Ainsi, les recherches actuelles consistent tantôt à reprendre certaines questions, tantôt à innover sur d’autres – sans perdre de vue la série progressive de publications sur le sujet1 –, et visent, par ces retouches, à porter le modèle théorique à sa plénitude conceptuelle. Cette tâche, encore inachevée, à l’instar de la méthode sémiotique (Greimas 2017 : 49)2, entend promouvoir un renouvellement au sein de la Théorie du Droit, face aux modèles traditionnels du système juridique. Ce modèle cherche à présenter le système juridique comme : i.) une trame de textes et de significations producteurs de sens juridique (Moor 2021 : 112)3 ; ii.) des textes juridiques qui se différencient à travers des modalités discursives (les discours normatif, bureaucratique, décisionnel et scientifique) (Bittar 2022b : 204-205) ; iii.) des textes juridiques qui s’interconnectent sous la forme d’un maillage intertextuel (intertexual mesh), non pas linéairement, mais sur le mode d’une chaîne d’éléments (Greimas, Courtés 1993 : 35, entrée chaîne).

L’hypothèse de travail, qui sera démontrée tout au long de l’article, est que la Sémiotique du Droit actuelle est en mesure de fournir un modèle narratif et discursif, centré sur l’idée de pratiques discursives, capable de décrire l’idée du système juridique d’une manière plus cohérente que la tradition du positivisme juridique ne l’a fait dans le passé. L’approche méthodologique est centrée sur la tradition de la sémiotique greimassienne et post-greimassienne, en mettant l’accent sur la Sémiotique Discursive et Narrative. Quelques concepts de la Sémiotique Tensive seront également utiles pour la configuration finale du modèle sémiotique.

Note de bas de page 4 :

« Progressivement, le système juridique abandonnera la forme hiérarchisée de la pyramide pour adopter celle, réticulaire, du réseau » (Ost 2004 : 44-45).

Les conceptions théoriques autour de la notion de système juridique développées par Hans Kelsen, Bernard S. Jackson, François Ost et Michel Van de Kerchove, Pierre Moor et Jan M. Broekman seront revisitées ; en contraste et en dialogue avec ces modèles, et leurs apports conceptuels, la contribution spécifique de système juridique dans l’approche de la Sémiotique du Droit contemporaine émergera progressivement. Pour relever ce défi et atteindre cet objectif, cet article s’organise alors autour des items : i.) l’item 1 (Introduction : le système juridique et le modèle théorique) situe la problématique et présente l’approche de la proposition de l’article ; ii.) l’item 2 (La notion de système) récupère la notion structuraliste de système et vérifie son insertion dans le champ d’application de la Sémiotique du Droit ; iii.) l’item 3 (Le système juridique comme machine sémiotique) fait valoir la lecture du système juridique comme une machine discursive ; iv.) l’item 4 (Le système juridique : modèle concentrique, unité et cohésion) met l’accent sur la description sphérique du système juridique, sur ses anneaux systémiques et sur sa cohésion tensive ; v.) l’item 5 (Les mutations du sens juridique) observe le fonctionnement du système à partir de ses opérations et actants discursifs. L’effort analytique de cet article (figures 1 à 8) entend se connecter aux efforts fournis par d’autres modèles théoriques afin d’apporter une contribution théorique, après la crise du positivisme juridique, un effort qui suit de très près le modèle de réseau, développé par François Ost (Ost 2004 : 44-45)4.

2. La notion de système : approche sémiotique et juridique

2.1. La notion de système juridique dans la Sémiotique du Droit

Note de bas de page 5 :

« La langue est un système de signes exprimant des idées » (Saussure 1972 : 33).

Chez les sémioticiens, la langue est, par elle-même, conçue comme système. La tradition structuraliste fait apparaître très tôt la notion de système, car elle est inscrite au cœur du concept de langue (Saussure 1972 : 33)5. Ainsi, la tradition greimassienne fait émerger l’expression « système juridique » – en tant que dérivée du concept général de « système » – au sein de la Sémiotique du Droit, dès l’Analyse sémiotique d’un discours juridique (Greimas, Landowski 1976 : 90-91). Algirdas Julien Greimas et Eric Landowski affirment :

Si le système juridique, considéré dans sa source – en tant que parole performative absolue instaurant un ordre du monde conventionnel et explicite – et dans son organisation – appelant, du fait qu’il les énonce, les êtres et les choses à l’existence et leur attribuant des fonctions précises, délimitées par des règles prescriptives et interdictives – apparaît comme une architecture solide et immobile – l’immuabilité étant même une de ses principales connotations –, il n’empêche que ce système évolue, se complète et se transforme grâce justement aux discours juridiques toujours renouvelés qui répercutent leurs innovations au niveau du système qui leur est sous-tendu (Greimas, Landowski 1976 : 90-91).

Ainsi, le projet sémiotique est en mesure de saisir la notion de « système juridique » dès la phase de formation initiale de la Sémiotique du Droit (Bittar 2023 : 08). Le système juridique fonctionne autour d’un univers de sens en transformation, en sachant que le discours juridique en constitue le moteur. Nous constatons également que la notion de système juridique posée par la Sémiotique du Droit, de matrice greimassienne, échappe à la notion plus conventionnelle issue de la tradition du positivisme juridique – qui s’exprime dans l’ouvrage classique Reine Rechtslehre, de H. Kelsen (Kelsen 1976 : 310). Cette tradition juridique définit en effet le système juridique comme un ensemble de normes mises en place par l’État qui s’organise lui-même (Millard 2006 : 75).

Les études d’E. Landowski (1993 : 75-110) éclairent davantage cette distinction pour souligner la présence de l’aspect institutionnaliste dans les contours de l’idée du système juridique, afin de renforcer la perception que ce système ne correspond pas à un simple corpus d’expressions linguistiques, mais présuppose un ensemble d’institutions, d’acteurs, de situations, d’actes et de décisions (Landowski 1993 : 79). En même temps, B. S. Jackson identifie un rapprochement méthodologique entre la Sémiotique et le Positivisme juridique qui ne saurait être toutefois un rapprochement conceptuel, en raison des divergences insurmontables entre les deux théories (Jackson 1985 : 129).

Note de bas de page 6 :

« Communicating in terms of law means communicating with/within law as a system of signs » (Broekman, Backer 2013 : 11).

Note de bas de page 7 :

« Il faut donc le concevoir comme un système complexe spécifique, composé d’acteurs et de textes [...] » (Moor 2021 : 59).

Après le tournant linguistique, des conceptions sémiotiques sont en mesure d’émerger dans le domaine du Droit. Elles valorisent le rôle du langage et considèrent le système comme un « système de signification » (Frydman 2003 : 571). Dans le champ de la Sémiotique du Droit d’inspiration greimassienne, B. S. Jackson a constaté la relation complexe entre les Théories du Droit et la particularité de la Sémiotique greimassienne pour le traitement des processus de formation du sens juridique (Jackson 1985 : 12-27). Dans le champ de la Sémiotique du Droit selon la tradition peircienne, les recherches de R. Kevelson ont permis de développer l’idée du Droit comme un système de signes : « Communiquer en termes de Droit signifie communiquer avec/à l’intérieur du Droit en tant que système de signes » (Broekman, Backer 2013 : 11)6. Plus récemment, dans la tradition européenne, la Sémiotique du Droit développée par Pierre Moor appréhende le système juridique comme un système complexe, composé d’acteurs et de textes (Moor 2021 : 59)7. Dans la perspective sud-américaine, le système juridique est conçu comme un ensemble de textes en échange intersémiotique, qui forment une trame de relations intertextuelles et de pratiques de signification (Bittar 2022 : 390).

2.2. La notion de système juridique dans la Théorie du Droit

Chez les juristes, la dogmatique juridique a fait usage de la notion de « système » au XIXᵉ siècle (Canaris 2002 : 10-23) et l’a promue comme un concept explicatif de l’ordre juridique. Actuellement, l’idée de système juridique est notoire dans le domaine de la Théorie du Droit. Elle fait l’objet d’une histoire importante dans les études du Droit et s’est répandue chez les juristes (Terré 2015 : 49). Cependant, les modèles descriptifs du système juridique présentent des divergences autour de ce concept.

Note de bas de page 8 :

« Todo conjunto que contiene todas sus consecuencias es, pues, un sistema normativo » (Alchourrón, Bulygin 2015 : 82).

Note de bas de page 9 :

« La thése fondamentale de cet ouvrage est que, de la crise du modèle pyramidal, émerge progressivement un paradigme concurrent, celui du droit en réseau [...] » (Ost, Kerchove 2002 : 14). 

Note de bas de page 10 :

« Das Recht is beides zugleich: Wissenssystem und Handlungssystem » (Habermas 1998 : 106).

Dans une perspective positiviste-normativiste, H. Kelsen décrit le système juridique comme un ordre de normes juridiques échelonnées entre elles (Kelsen 1976 : 310), selon une relation hiérarchique pyramidale (Frydman 2007 : 571). D’un point de vue fonctionnaliste, N. Luhmann le dépeint comme un système autopoïétique d’opérations, qui est fermé sur le plan opérationnel et ouvert sur le plan cognitif (Luhmann 2016 : 54-58). Dans une autre perspective, située dans l’univers des études logiques, l’approche analytique l’appréhende comme un ensemble d’énoncés en corrélation avec des solutions (Alchourrón, Bulygin 2015 : 82)8. À son tour, le modèle réseau, suivant la conception dialectique de F. Ost, revendique une idée de réseau (Ost, Kerchove 2002 : 14)9. Enfin, dans la ligne de pensée da la théorie du discours, J. Habermas le décrit comme un système de savoir et d’action, et critique tout écart par rapport à l’idée que les institutions sociales constituent une base empirique du système juridique (Habermas 1998 : 106)10. Maintenant, on est en mesure d’identifier une nouvelle approche du thème et de vérifier comment la Sémiotique du Droit peut contribuer à sa définition, sur la base de ses présupposés internes.

3. Le système juridique en tant que machine sémiotique

3.1. La notion de système juridique : structure, éléments et opérations

Note de bas de page 11 :

« Le système est une unité par lui-même, irréductible à la somme de ses éléments [...] » (Moor 2010 : 136).

L’idée de « système juridique » évoque l’ordre et l’unité (Canaris 2002 : 12). De ce point de vue, ce « système » se compose d’éléments qu’il organise et sa structure est irréductible à la somme de ses éléments (Moor 2010 : 136)11. Il convient de dire que le système juridique implique : 1.) une structure (elle fournit les conditions pour la distribution des éléments), à savoir: 1.1.) une structure actantielle : les actants discursifs (ils exercent des rôles discursifs) ; 1.2.) une structure institutionnelle : les institutions (elles servent de support à l’exercice des pratiques) ; 1.3.) une structure procédurale : les pratiques et les procédures bureaucratiques (elles assurent la poursuite des pratiques discursives) ; 2.) des éléments (les unités qui composent l’ensemble), à savoir : 2.1.) des textes juridiques (les discours normatif, bureaucratique, décisionnel, scientifique) ; 2.2.) des pratiques discursives (elles déplacent les usages discursifs du système).

La métaphore de la machine permet alors de saisir le fonctionnement du système juridique comme un tout cohérent, moyennant l’observation de ses rouages, dans la mesure où des actants, des institutions, des procédures, des textes juridiques et des pratiques discursives sont en corrélation. L’idée de machine dépeint une activité pérenne, régulière et stable, qui effectue incessamment des opérations. À ce stade, il est pertinent de souligner qu’il s’agit d’une machine discursive, qui traite les activités discursives de manière pérenne, régulière et stable, et fait avancer le sens juridique. Ainsi, un sens juridique en transformation bidimensionnelle, qui implique des transformations technico-juridiques et historico-sociales, flue alors dans les veines du système juridique.

Note de bas de page 12 :

« En métasémiotique scientifique, on donne le nom d’automate au sujet opérateur quelconque (ou “neutre”) en possession d’un ensemble de règles explicites et d’un ordre contraignant d’application de ces règles (ou d’exécution des instructions) » (Greimas, Courtés 1993 : 24, entrée : automate).

Dans l’ouvrage La fabrique du droit – qui entend ethnographier le Conseil d’État de France –, Bruno Latour utilise la métaphore de la fabrique afin de désigner la fabrication du Droit (Latour 2004). Cette métaphore met en scène l’idée d’une unité productive du système juridique, le Conseil d’État. Cependant, notre intention dans cet article est différente, parce que, ici, il faut adopter une vue d’ensemble du système juridique. Quoique l’expression machine du droit suggère un fonctionnement autonome par rapport à la volonté humaine – dans la mesure où elle renvoie à l’idée d’automate (Greimas, Courtés 1993 : 24)12 –, cet article n’explore aucunement ce sens. Dans la mesure où le système juridique implique des actants, des institutions, des procédures, des textes juridiques et des pratiques discursives, et ne se résume pas à un simple ensemble de textes légaux (Bittar 2022 b : 390), l’expression machine du droit pointe ici la régularité et les flux continus d’opérations de communication (Luhmann 2016 : 54), qui sont promues par des pratiques discursives affectant le sens juridique. Ainsi, elle opère des connexions entre l’asémanticité (AS) et la sémanticité (S) (Jackson 1985 : 116), pour garantir les échanges entre les savoirs sociaux et juridiques.

3.2. La machine discursive : rouages, mécanismes et textes juridiques

Les rouages et les mécanismes procèdent d’activités sociales, car ils permettent à la machine d’effectuer des opérations systémiques. Les actants, les institutions, les procédures, les textes juridiques ainsi que les pratiques sont programmés, à l’instar de tout rouage, pour l’exécution des règles du système juridique (Greimas, Courtés 1993 : 24). La notion de système juridique implique la coordination de la totalité de ces rouages. Chacun d’eux joue en effet un rôle interne distinct (des tâches partielles) et la somme des rôles spécialisés favorise une connexion qui permet le fonctionnement autonome, englobant et généralisé du système juridique (des tâches globales).

Note de bas de page 13 :

« Hors du texte, point de salut. Tout le texte, rien que le texte et rien hors du texte » (Greimas 1974 : 25).

Les rouages et les mécanismes gravitent autour de l’élément nodal du système juridique, à savoir le « texte juridique ». La notion de texte est d’une importance capitale pour la Sémiotique (Greimas 1966 : 145), selon la méthode greimassienne (Greimas 1974 : 25)13 – dans le Dictionnaire, les notions de texte et de discours sont interchangeables (Greimas, Courtés 1993 : 390). Ainsi, la notion de texte renvoie à la notion de produit d’une activité d’énonciation, sachant que l’ensemble ne résulte aucunement de la simple combinaison des parties (Fontanille 2015 : 86).

De même, pour la Sémiotique du Droit, la notion de texte juridique joue un rôle nodal dans la construction de la conception du système juridique (Moor 2010 : 55), qui est saisi comme un producteur de textes juridiques. La notion narrative du système juridique appréhende en effet le Droit comme le produit d’un enchaînement de récits, dans la mesure où ex fabula ius oritur (Ost 2004 : 19) ; un enchaînement qui génère des récits dérivés et successifs et modèle le système en corps de textes. Les textes juridiques distribuent des fonctions, attribuent des capacités, investissent des autorités et créent des procédures. Ils régulent, moyennant leur écriture, les relations humaines. Ainsi, les textes juridiques constituent des palimpsestes pour les juristes (Ost 2001 : 102).

Note de bas de page 14 :

« Le droit est composé de textes, il est composé avec des textes » (Moor 2010 : 61).

Cependant, la notion de texte juridique ne saurait se résumer à la notion de texte normatif, dans la mesure où ses modalités sont quadripartites (les discours normatif, bureaucratique, décisionnel et scientifique) (Bittar 2022b : 205). Bruno Latour (Latour 2004 : 162) identifie alors dans le Droit un mode d’organisation. Partant de la notion de texte juridique (Moor 2021 : 18), nous pouvons nous orienter vers la compréhension des trames qui configurent le système juridique. De la sorte, nous n’appréhendons pas le système juridique comme un système de textes – comme une substitution confortable de l’idée traditionnelle d’un système de normes. Nous le saisissons comme un système qui coordonne, engendre et établit des relations entre les textes juridiques (Moor 2010 : 61)14.

4. Le système juridique : modèle concentrique, unité et cohésion

4.1. La Constitution comme discours constituant : le texte des textes

Note de bas de page 15 :

Consulter : https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000000571356/.

Note de bas de page 16 :

« La prétention attachée au statut de discours constituant, c’est de fonder et de n’être pas fondé » (Maingueneau, Cossutta 1995 : 112).

Le texte juridique mère de tout système juridique est la Constitution – puisqu’il s’agit d’un discours du pouvoir (discours→ pouvoir). À cet égard, par exemple, l’article 3 de la Constitution française (Constitution du 04 octobre 1958) stipule que « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum »15. La Constitution doit être considérée ici comme une source de validation des discours législatifs (Kelsen 1976 : 310), dans la mesure où elle fixe une chaîne de compétences normatives. Ce modèle théorique pose la Constitution au centre du système juridique, qui prend une forme concentrique. La Constitution est appréhendée comme le texte des textes (FC-[tx1: tx2], selon une logique de superposition primaire et hiérarchique entre les normes juridiques. Le texte juridique mère contient des décisions politiques importantes pour la régulation sociale et fonctionne comme un discours constituant, lorsqu’il prétend fonder, sans avoir été fondé auparavant, une tradition politico-juridique. Il sert alors d’archéion et, dans cette mesure, de promoteur du sens juridique (Maingueneau Cossutta 1995 : 112)16.

Note de bas de page 17 :

L’art. 1er de la Déclaration (1948) stipule : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits ».

Ce texte juridique mère fonctionne comme un centre irradiant de sens juridique pour l’ensemble du système juridique. Il est doté d’un noyau axiologique, qui implique la dignité humaine, une émanation d’une exigence universelle de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (1948)17. En ce sens, par exemple, les Constitutions du Portugal, de l’Espagne et du Brésil sont des exemples concrets de manifestations de cette exigence universelle. La dignité humaine se déploie dans les dimensions des droits fondamentaux qui en dérivent. La Constitution elle-même est alors tramée comme une innervation discursive des dimensions des droits fondamentaux.

Dans le texte juridique de la Constitution, le législateur constituant établit une série : i.) de formes législatives (les formes autorisent l’enchaînement ordonné des normes dérivées) ; ii.) d’institutions de justice (les institutions permettent une architecture de procédures, d’instances et de pratiques discursives) ; iii.) de fonctions discursives (les fonctions autorisent l’instauration d’actants discursifs devant les pratiques discursives). Le texte juridique mère de la Constitution est composé de normes fondatrices (les énoncés fondateurs), à partir desquelles les normes dérivées (les énoncés dérivés) se déploient.

L’importance politico-juridique et sémiotique du texte juridique mère réside dans l’instauration du macro-sens juridique, dans la mesure où il constitue un métatexte par rapport aux lois infraconstitutionnelles. Les normes constitutionnelles, qui contiennent des règles et des principes (Dworkin 2002 : 39), donnent lieu à des énoncés normatifs, dont le champ sémantique est extrêmement étendu, et s’adressent à des champs sectoriels divers. Dans ce cadre, les énoncés constitutionnels sont : i.) fondateurs ; ii.) englobants ; iii.) génériques ; iv.) ouverts. Ils sont dotés d’un haut degré d’indétermination conceptuelle, sémantique et technique. Le législateur constituant institue le texte constitutionnel afin que le législateur dérivé puisse déployer le micro-sens juridique (technique ; spécialisé ; sectorisé) à partir du macro-sens juridique.

4.2. Les modalités des normes et la chaîne des compétences normatives

Plusieurs modalités de lois (amendements ; lois ordinaires ; décrets ; ordonnances) émergent du texte mère de la Constitution (art. 3e, Constitution Française) et autorisent de la sorte le déploiement d’une pluralité de textes juridiques. Le passage du sens social au sens juridique implique donc une transformation (Aldama 2014 : 70), qui agrège aux « contenus sociaux » (la dimension sémantique) l’entrée dans le système juridique (l’intégration systémique) et l’impositivité (le pouvoir-faire-devoir). En d’autres termes, la souveraineté est la manifestation d’un pouvoir politique qui permet l’exercice de la fabrique des lois, de sorte que la nation est le Destinateur et que la patrie est le Destinataire – en tout cas, le vote du peuple étant décisif –,suivant l’analyse de Jacques Fontanille (2021 : 71).

Ainsi, le sens juridique naît d’une négociation (exchange) autour du sens social, par le truchement de mécanismes politiques et institutionnels. Nous nous référons aux discussions de A. J. Greimas et E. Landowski à propos de la relation de passage entre l’asémanticité (AS) et la sémanticité (S) juridiques (Jackson 1985 : 116). Le sens social est négociable, à travers les rites, les débats et les procédures législatives, comme le montrent les analyses dévéloppées par Eric Landowski sur l’actant collectif du parlement (Landowski 1977 : 429). Toutefois, le parlement ne saurait produire des vérités politiques, car elles échappent complètement à la possibilité d’être énoncées (Landowski 2022 : 268).

Non seulement diverses modalités de normes existent, mais chaque norme provient d’une énonciation discursive. Ainsi, les énoncés (les discours) contiennent des matières (des contenus). Ces contenus comportent des concepts juridiques, qui jouent un rôle central pour le langage juridique et rappellent que la législation fait usage de concepts concrets et abstraits (Jakubiec 2022 : 1840). Ainsi, le pouvoir d’énonciation de la législation recèle un processus de formation d’un lieu déontique-impositif (le pouvoir-faire-devoir), qui se structure sur la base de la fusion de quatre éléments : i.) les actants formels (le législateur) ; ii.) les compétences hiérarchiques (la division des pouvoirs et des niveaux de compétences) ; iii.) les fonctions systémiques (elles établissent la fonction performative dans le système, comme abroger, instituer, décréter) ; iv.) les contenus sectoriels (la sémantique locale).

4.3. La sphéricité systémique et la notion de validité : les trames intertextuelles

Partant du texte mère, la pluralité des normes configure l’enchaînement des textes normatifs, qui donnent lieu à des trames intertextuelles. Ces trames génèrent des enchevêtrements et des croisements plus importants, qui donnent corps à une totalité d’interconnexions, dans le cadre élargi du système juridique. Eu égard aux flux d’écriture (Ecrt), de réécriture (Reecrt), de surécriture (Surect) et de désécriture (Descrt) des textes juridiques en circulation, dynamiquement, les points suivants se produisent : i.) les textes juridiques se rapportent les uns aux autres ; ii.) les textes juridiques se succèdent les uns aux autres ; iii.) les textes juridiques se substituent les uns aux autres (Moor 2021 : 19). Tout est lié au sein du système juridique, de sorte que le moindre changement dans ses éléments affecte la totalité et vice versa.

Note de bas de page 18 :

Consulter : https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000000571356/.

La notion même de validité – une notion fondamentale pour la Théorie du Droit – assume un caractère intertextuel et fonctionne comme une soudure interconnective. Elle renvoie à une codépendance logique-relationnelle et hiérarchique-expansive, qui va du texte mère vers les textes dérivés (du centre vers les anneaux systémiques). La validité intertextuelle correspond alors à un rapport de réciprocité qui se distingue du pouvoir de délégation législative, où l’acte d’écriture de la loi (L1) autorise la réalisation de l’acte d’écriture de la loi (L2). L’article 46 de la Constitution française (Constitution du 04 octobre 1958) en est un bon exemple, quand il prévoit : « Les lois organiques ne peuvent être promulguées qu’après déclaration par le Conseil constitutionnel de leur conformité à la Constitution »18. Ce qui est ici implicite, c’est l’idée que le pouvoir d’édition légale du législateur (L1) – en tant que pouvoir d’énonciation, révélateur d’un pouvoir-de-dire-le-droit, manifestation d’un pouvoir-faire (Bittar 2021 : 18) – est plus ample, dans l’enchaînement des normes entre elles, que le pouvoir d’édition légale du législateur (L2), pour ce qui concerne les hiérarchies entre les maisons législatives.

4.4. La sphéricité systémique et les mouvements des anneaux systémiques

Ainsi, en partant du centre sphérique – le texte mère de la Constitution – pour aller vers les anneaux systémiques, qui reflètent les niveaux hiérarchiques parmi les sources juridiques, se développe une séquence de textes normatifs (et d’autres sources de Droit) gravitant autour du centre. De la sorte, les points suivants sont à distinguer : i.) au centre sphérique siègent les sources juridiques dotées d’une hiérarchie plus haute et d’une densité technique plus faible ; ii.) dans les anneaux systémiques figurent les sources juridiques dotées d’une hiérarchie plus basse et d’une densité technique plus forte (à l’exception des sources non législatives, car elles occupent le dernier anneau hiérarchique).

Ainsi, les anneaux systémiques ne sont pas statiques et exercent deux types de mouvement : i.) des mouvements concentriques, de l’extérieur vers l’intérieur de la sphère systémique, avec i.i.) un mouvement d’expansion, du centre vers les marges, au gré de la multiplication des règles produites dans le système (l’ensemble des normes éditées), et i.ii.) un mouvement de rétraction, des marges vers le centre, en fonction de la réduction des normes existantes dans le système (l’ensemble des révocations de normes) ; ii.) des mouvements circulaires, dans le sens des aiguilles d’une montre, qui reflètent seulement le degré (plus grand ou plus petit) d’accélération mutable du fonctionnement du système, à proportion des pressions exercées par la société pour obtenir des solutions juridiques aux conflits sociaux. La figure 1 ci-dessous illustre ces deux mouvements :

Fig. 1 : Illustration de la relation entre le centre et la périphérie de la sphère, avec un mouvement qui part d’une hiérarchie plus haute et d’une densité technique plus faible vers une hiérarchie plus basse et une densité technique plus forte. Figure créée par l’auteur©.

Fig. 1 : Illustration de la relation entre le centre et la périphérie de la sphère, avec un mouvement qui part d’une hiérarchie plus haute et d’une densité technique plus faible vers une hiérarchie plus basse et une densité technique plus forte. Figure créée par l’auteur©.

4.5. Cohésion tensive, interactions textuelles et univers de sens

Le système juridique manifeste un univers sémantique (Greimas, Courtés 1993 : 409) en transformation, qui est mû par la circulation des textes juridiques. Cependant, ce système juridique, en dépit de sa transformation constante, ne rompt aucunement sa cohésion interne. La notion de cohésion tensive, que nous introduisons ici, s’organise autour de trois idées élémentaires : i.) le sens juridique, qui, comme tout sens, implique une relation ; ii.) la mise en relation de toutes les parties, les unes avec les autres, au sein du système juridique ; iii.) l’affection du micro-sens juridique par les changements opérés dans le macro-sens. La cohésion tensive peut être nommée cohésion gravitationnelle. Elle désigne une qualité du système qui se rapporte à un dynamisme d’éléments. Il en ressort un changement constant du sens juridique, qui renvoie à la notion de cohérence dynamique (Fontanille 2015 : 194). Ce dynamisme obéit à deux ordres de stimulus : i.) les stimulus internes (une interaction d’une masse de textes) ; ii.) les stimulus externes (une interaction entre les sens social et juridique).

En ce qui concerne les stimulus internes (i.), l’interconnexion continuelle des discours, moyennant une relation d’influence réciproque (syntaxique, sémantique et pragmatique), donne lieu à ce phénomène. La notion même de force – extraite de la physique newtonienne – nous aide à comprendre que le mouvement n’existe que là où des forces propulsent les corps-textuels vers des interactions textuelles. De même, l’interaction constante entre les textes au sein du système crée un état de mouvement, qui présente les caractéristiques suivantes : a.) les forces correspondent aux actes d’énonciation mus par les acteurs juridiques, qui exercent des rôles actantiels ; b.) les discours juridiques, une fois mis en rotation, s’entrechoquent et génèrent des déformations de sens juridique. On considère ici qu’une masse de textes en rotation forme également un ensemble de discours en relation dialectique. Ainsi, dans la mesure où le discours juridique (dj1) attire le discours juridique (dj2), l’idée de cohésion gravitationnelle du système procède de la totalité des entrechoquements discursifs. La densité propre de l’ensemble textuel le distingue alors de l’univers extérieur. Quant aux stimulus externes (ii.), de même que le changement de l’« état des choses » altère les « états d’âme », selon la Sémiotique Tensive (Zilberberg 2011 : 286), de même les « états de la société » agitent et intensifient les usages du système juridique, en générant une rotation interne plus ou moins grande dans les anneaux systémiques. La transformation sociale induit des changements dans le sens juridique, de sorte que la dissociation du lien entre les sens social et juridique s’avère impossible. Par exemple, à l’ère numérique, une révolution technologique a eu un impact profond sur les différents systèmes juridiques, qui ont édicté des règles juridiques visant à traiter les droits de l’ère numérique.

4.6. Unité systémique, champ de présence et forces d’intertextualité

L’unité systémique résulte de la spécialité du discours juridique, du degré d’autonomie de l’univers de sens, ainsi que de la relation de codépendance entre les textes juridiques. Tous les textes juridiques sont suspendus et impliqués dans une même unité atmosphérique (une atmosphère discursive) : i.) qui est plus grande et enveloppante ; ii.) qui les traverse individuellement ; iii.) qui diffère de la simple somme des textes individuels. L’unité systémique n’est possible que dans la mesure où chaque discours juridique fonctionne comme une unité discursive et génère un champ de présence, telle une énonciation discursive qui participe à la totalité du système. Le champ de présence est l’assombrissement impactant occasionné par le simple « fait de l’énonciation ». Il est responsable de la recombinaison des autres textes juridiques en circulation. Les divers champs de présence en corrélation mobilisent l’unité atmosphérique commune par le « fait de la coprésence » et de la « codépendance ». Ainsi, les champs de présence individuels (l’unité discursive) donnent lieu à une cohésion gravitationnelle collective (la pluralité discursive).

Cependant, il convient de préciser que la stabilité de la cohésion tensive entre les anneaux systémiques, du centre vers la périphérie (A1→A2→A3→A4→A5), se maintient grâce à deux forces d’intertextualité. Elles sont générées par l’état de flux continu des textes juridiques en circulation, qui procèdent de la chaîne de va-et-vient entre les textes. Ces deux forces sont les suivantes : i.) la force d’irradiation discursive (Fid), à savoir une force qui opère de manière centrifuge, du centre vers les anneaux périphériques, et qui traite le macro-sens du texte mère de la Constitution comme une pression d’influence affectant les normes des anneaux périphériques – les normes fondatrices projettent alors un halo de validité (sémantique, syntaxique et pragmatique) sur les normes dérivées ; ii.) la force de renvoi discursif (Frd), qui opère de manière centripète, des anneaux vers le centre, et qui génère une recherche connective de la source la plus petite vers la source la plus grande, par dérivation du micro-sens au macro-sens – les normes dérivées cherchent alors une appartenance dans la chaîne de règles qui est projetée à partir des normes fondatrices. L’action des deux forces intertextuelles au sein du système juridique permet de maintenir en suspension, à partir de la notion de cohésion gravitationnelle, la cohérence (narrative et discursive) et l’unité (la pluralité de textes et l’unité systémique) de la totalité des textes juridiques en rotation.

4.7. Unité systémique, anneaux systémiques et nébuleuses de sens

Note de bas de page 19 :

« L’univers juridique étant susceptible d’une articulation en micro-univers [...] » (Greimas, Landowski 1976 : 87).

Nous partirons de la notion de micro-univers de sens, telle que l’établissent A. J. Greimas et E. Landowski dans l’ouvrage Analyse sémiotique d’un discours juridique (Greimas, Landowski 1976 : 87)19, afin de saisir la distinction entre les macro et micro-sens juridiques ainsi que leur relation. Le macro-sens juridique est doté : i.). d’un champ sémantique ample et étendu ; ii.) d’un niveau élevé d’indétermination. De son côté, le micro-sens juridique est doté : i.) d’un champ sémantique restreint et mieux délimité ; ii.) d’un niveau accru de précision et de technicité. La figure (Figure 2) ci-dessous illustre cette relation :

Fig. 2 : Représentation de la relation entre les macro et micro-sens juridiques. Figure créée par l’auteur©.

Fig. 2 : Représentation de la relation entre les macro et micro-sens juridiques. Figure créée par l’auteur©.

Le micro-sens juridique se forme à l’intérieur des anneaux du système, au sein de ce que nous pouvons nommer nébuleuses de sens, un concept dérivé de l’astronomie, et utilisé par U. Eco (1991 : 167). Ces nébuleuses de sens présentent le développement suivant : i.) elles sont des densifications de sens juridique, qui donnent naissance à des conglomérats de sens juridique, au gré d’un processus d’épaississement de la détermination (la densification) et en conservant une affinité thématique avec les dispositifs de la même hiérarchie ; ii.) elles se forment en anneaux systémiques, à partir d’un champ de fragments de sens juridique, qui se réunissent et se densifient ; iii.) elles constituent des formations préliminaires, encore indéfinies, qui fourniront les conditions pour l’émergence des micro-univers de sens juridique ; iv.) ces micro-univers de sens juridique seront ensuite nucléés par des formations de textes-marques (le Code Civil ; le Code du Travail), à savoir des textes normatifs de grand signifié symbolique sectoriel (Bittar 2021 : 01-18) ; v.) autour des textes-marques gravitent les normes dérivées qui leur sont connexes, dans un état de constellation.

Fig. 3 : Représentation figurative des anneaux systémiques, de la nébuleuse de sens et des textes-marques. Figure créée par l’auteur©.

Fig. 3 : Représentation figurative des anneaux systémiques, de la nébuleuse de sens et des textes-marques. Figure créée par l’auteur©.

4.8. Anneaux systémiques, macro et micro-univers de sens : les dynamiques du sens juridique

Le micro-univers juridique de sens implique un arrangement de termes, de concepts, de catégories, d’institutions, de pratiques et de discours. La syntaxe à ce niveau se conforme aux pratiques d’un champ de travail, qui est le niveau le plus proche du « référent » de la langue, car toute pratique juridique se rapporte à une dimension pratique de la vie sociale (Moor 2021 : 21-22). Ainsi, le micro-univers se déploie à partir du macro-univers de sens juridique, de sorte que le législateur ordinaire lui agrège : i.) une densité technique ; ii.) un contenu sémantique avec un degré accru de détermination ; iii.) une incidence spécialisée ; iv.) un domaine d’action sectorialisé. Le micro-univers de sens juridique permet le développement du sens juridique à un niveau sectoriel. Il lui confère une relative autonomie interne pour opérer à distance du reste du système juridique. Par exemple, lorsqu’on regarde l’article L122-14-13 du Code du Travail français, compte tenu de la longueur de l’article et de l’ensemble des dispositions normatives internes, on se rend compte que ce type de disposition ne peut être adopté que par une loi spécialisée en la matière.

Le micro-univers présuppose les caractéristiques suivantes : i.) un dictionnaire : un groupe spécifique de termes ; ii.) des pratiques sociales sectorielles : un univers sociosémiotique particularisé d’incidence normative, qui fonctionne comme un champ de travail (une coupe référentielle) ; iii.) des institutions : des actants et des organes spécifiques – un ensemble d’institutions où agissent les actants discursifs, investis de rôles spécifiques ; iv.) des parcours thématiques et des transformations actantielles programmées : la transformation actantielle a lieu au cours de procédés qui effectuent la vérification, en tant que résultat de l’action des décisions judiciaires (Greimas, Landowski 1976 : 92).

Le micro-sens juridique, en tant qu’intégrant des anneaux systémiques, est en rapport avec le macro-sens juridique moyennant trois phénomènes de sens : i.) la vibration : l’affection générale de la chaîne du sens juridique, à partir d’un changement du macro-sens juridique, ce qui produit une mutation de tous les anneaux du système et conduit au micro-sens sectoriel ; ii.) l’incision : l’affection locale de la chaîne du sens juridique, à l’intérieur de la nébuleuse du sens, ce qui ne génère qu’une mutation sectorielle, dans la dimension du micro-sens (ex. la réforme du travail) ; ii.) la tempête : l’affection locale de la chaîne du sens juridique, en rapport avec une grande innovation de la vie sociale – un phénomène qui établit le devoir-faire du législateur de créer une lex nova –, ce qui altère le micro-sens sectoriel de manière non ponctuelle et introduit un haut degré d’innovation, voire une nouvelle branche du Droit.

Indépendamment de ces phénomènes, deux autres occurrences de nature sporadique et généralisée sont encore observables. Elles se produisent dans la totalité des anneaux systémiques : i.) la pollution législative : elle se forme dans l’environnement immédiat des anneaux systémiques, en raison de l’édition excessive de lois, et peut provoquer une obstruction systémique, due à la surcharge d’antinomies juridiques et aux difficultés dans l’application du Droit ; ii.) les explosions de sens : elles ne se produisent que lorsqu’un nouveau sens juridique apparaît et modifie le sens juridique établi, ce qui peut survenir par vibration, incision ou tempête de sens, à l’occasion de l’émergence de la lex nova ou de nouveaux arguments et interprétations, qui donnent lieu à des décisions innovatrices. La figure (Figure 4) ci-dessous nous permet d’identifier ce phénomène :

Fig. 4 : Représentation figurative de la pollution législative (la partie surlignée en gris autour de l’anneau) dans les anneaux systémiques. Figure créée par l’auteur©.

Fig. 4 : Représentation figurative de la pollution législative (la partie surlignée en gris autour de l’anneau) dans les anneaux systémiques. Figure créée par l’auteur©.

5. Les mutations du sens juridique : les opérations discursives et la co-construction du sens

5.1. La pratique discursive, le champ de travail, les opérations discursives et la co-construction du sens

Note de bas de page 20 :

« La pratique juridique est, en ce sens, production du droit, des règles et de significations juridiques nouvelles » (Greimas, Landowski 1976 : 91).

Note de bas de page 21 :

« Les pratiques occupent donc dans cette hiérarchie une position intermédiaire ; en ce sens [...] » (Fontanille 2008 : 34).

En termes de sémiotique greimassienne, la pratique discursive est responsable de la production du Droit (Greimas, Landowski 1976 : 91)20. En termes de sémiotique post-greimassienne, la notion de pratique discursive renvoie à un niveau intermédiaire d’un schéma sémiotique plus large d’analyse des niveaux de pertinence (signes → textes-énoncés → objets → scènes pratiques → stratégies → formes de vie), si l’on suit de près ce que dit Jacques Fontanille à ce sujet (Fontanille 2008 : 34)21. À son tour, la production du Droit est une activité discursive, dont la pratique est : i.) procéduralisée (elle obéit à des procédures institutionnelles) ; ii.) institutionnalisée (les institutions se spécialisent pour recevoir les flux de demande) ; iii.) argumentative (au sein des procédures, les arguments mobilisent la prise de décision) ; iv.) actantiellement délimitée (les acteurs juridiques jouent des rôles spécifiques) ; v.) liée à des modalités discursives (chaque modalité de discours [normatif, bureaucratique, décisionnel, scientifique] remplit une fonction systémique différenciée).

Ainsi, la pratique discursive se réalise toujours par rapport à un champ de travail (champ d’action des juristes : le Droit du Travail ; le Droit Civil ; le Droit Maritime ; etc.), ce qui correspond à une dimension de pratiques sociales concrètes (travail ; relations privées ; navigation ; etc.), situées au niveau le plus proche du référent de la langue, avec : i.) la division sociale du travail ; ii.) la spécialisation des savoirs ; iii.) le dictionnaire de termes. Par exemple, un juriste qui travaille dans le domaine du Code du Travail ne se réfère pas à l’ensemble du système juridique, mais l’utilise partiellement dans ce domaine spécialisé. La figure (Figure 5) ci-dessous illustre le champ de travail :

Fig. 5 : Représentation de la relation entre l’action de la communauté des juristes et le champ de travail. Figure créée par l’auteur©.

Fig. 5 : Représentation de la relation entre l’action de la communauté des juristes et le champ de travail. Figure créée par l’auteur©.

Ainsi, ce sont les opérations discursives des acteurs juridiques qui donnent une dynamique à la circulation du sens juridique au sein du système (Bittar 2022 b : 401). Les pratiques discursives sont dialogiques, intertextuelles et complémentaires les unes des autres, et affectent continuellement le sens juridique (Moor 2021 : 50). Les mouvements du sens juridique sont alors saisissables comme des couches de sens (C), réciproquement tendues, stratifiées en niveaux. Ces couches sont alors les suivantes : i.) le sens juridique en transformation (C1= transformation) ; ii.) le sens juridique en transition (C2= transition) ; iii.) le sens juridique en stabilisation (C3= traditionnel). La figure suivante (Figure 6) illustre cette conception autour des mouvements internes de la signification juridique :

Fig. 6 : Représentation des couches de sens stratifiées du sens juridique. Figure créée par l’auteur©.

Fig. 6 : Représentation des couches de sens stratifiées du sens juridique. Figure créée par l’auteur©.

5.2. La co-construction du sens juridique et les nœuds sémiotiques

Note de bas de page 22 :

« [...] its exercise involves more a rhetorical controversy than epistemic consensus » (Bittar 2022 : en ligne, item 4.4.).

La pratique du Droit, en tant que pratique discursive, est susceptible d’être qualifiée comme polémique (Bittar 2022 : 44)22. Chaque actant discursif apporte sa perspective et exerce un lieu de discours, ce qui conduit le système à des décisions judiciaires, une activité spécifique relative à la vérification (Greimas, Landowski 1976 : 92). Une vue d’ensemble du système juridique permet d’entrevoir les décisions comme des nœuds sémiotiques (Bittar 2022 a : 513), car elles réunissent des textes divers (preuves ; récits factuels ; lois) et permettent de fixer des situations ouvertes, en générant de la responsabilité. Dans l’article intitulé Vérité et véridiction en droit, E. Landowski montre précisément l’extrême complexité de cet exercice, car il implique des divers régimes de vérité (Landowski 1988 : 48-52).

Pour préciser cette idée, les nœuds sémiotiques configurent des points complexes d’entrecroisement de textes normatifs et réalisent le processus d’application du Droit. Ces nœuds forment la trame interne des anneaux systémiques. L’intérieur du système juridique ne présente alors aucun espace vacant, car les textes normatifs et décisionnels s’intercalent et façonnent la grande masse des discours en circulation. Les intervalles entre chaque anneau systémique abritent les groupes de décisions : entre A1 et A2, le groupe de décisions (D1) relatif à l’anneau A1 ; entre A2 et A3, le groupe de décisions relatif aux décisions (D2) ; et, enfin, entre A3 et A4, les décisions (D3) et (D4), qui obéissent à l’échelle des instances judiciaires, allant de la première à la deuxième instance, et de celle-ci à la troisième instance du système juridique. Ainsi, figurativement, les nœuds sémiotiques influent dans la totalité de l’espace interne du système juridique. Ils occupent le vacuum entre les anneaux systémiques et pointillent l’ensemble du système de la manière suivante (Figure 7) :

Fig. 7 : Représentation des nœuds sémiotiques qui occupent l’espace interne des anneaux systémiques. Figure créée par l’auteur©.

Fig. 7 : Représentation des nœuds sémiotiques qui occupent l’espace interne des anneaux systémiques. Figure créée par l’auteur©.

5.3. Le système juridique en tant que machine sémiotique

Une vue d’ensemble ample et entière du système juridique ne révèle aucunement un chaos d’éléments en déconnexion. Au contraire, le système apparaît comme un tout ordonné, qui renvoie à un centre, obéit à des hiérarchies, dans la mesure où le discours juridique est contraint par une série de règles provenant de dimensions diverses : i.) la langue ; ii.) les us et coutumes ; iii.) l’éthique professionnelle ; iv.) la grammaire juridique. L’ordre du système juridique est non seulement ouvert, dynamique et transitif (en termes substantiels), mais aussi stable, concentrique et intertextuel (en termes formels). Il se réalise par le truchement d’opérations discursives. La machine sémiotique forme un système ouvert, inconsistant et incomplet, et affiche en son sein des lacunes normatives ainsi que des antinomies. Ce système requiert une maintenance permanente, opérée par les utilisateurs, qui argumentent afin d’orienter vers des solutions.

Par conséquent, le système juridique peut être identifié comme une « machine sémiotique », ce qui implique les points suivants : i.) le traitement d’un grand volume d’opérations discursives ; ii.) un automatisme structurel (Greimas, Courtés 1993 : 24, entrée automate) dans la réalisation interconnectée de fonctions, de discours et de rôles, d’instances et d’institutions ; iii.) un ensemble d’opérations discursives qui assurent leur fonction systémique. Le système juridique présente une double fonction : i.) stabiliser le sens juridique, en sauvegardant les conquêtes déjà incorporées dans le patrimoine symbolique du système juridique ; ii.) transformer le sens juridique, eu égard à l’impératif de répondre aux nouvelles dynamiques sociales et demandes de justice. La Figure 8 illustre la notion sémiotique du système juridique, dans son fonctionnement global :

Fig. 8 : Le modèle maillage : représentation du système juridique comme une « machine sémiotique ». Figure créée par l’auteur©.

Fig. 8 : Le modèle maillage : représentation du système juridique comme une « machine sémiotique ». Figure créée par l’auteur©.

Conclusions

L’article analyse la notion de « système juridique », sur la base du modèle maillage, afin de mettre en évidence ses aspects centraux, en cherchant à approfondir l’analyse d’une problématique importante pour le domaine de la Théorie du Droit. L’hypothèse initiale est confirmée par le fait que la Sémiotique du Droit, fondée sur l’héritage greimassien et post-greimassien, est actuellement dotée d’éléments conceptuels suffisants pour une description singulière du fonctionnement du système juridique. L’article précise que la nature du sens juridique est la circulation entre la société et le Droit (macro-sociosémiotique), puis entre le Droit et la société (système juridique), dans un jeu d’échanges incessants. La conception circulaire du système juridique envisage le sens juridique en activité de circulation dans les anneaux hiérarchiques du système juridique, en état de transformation permanente, tandis que les textes juridiques sont pratiqués dans des institutions. Les acteurs discursifs, qui forment la communauté des juristes, utilisent des procédures pour mettre en évidence les pratiques du Droit.

L’interconnexion des textes dérivés est d’une importance fondamentale pour la compréhension du modèle théorique, car elle indique la formation de réseaux intertextuels, d’où découle la notion de validité intertextuelle, en tant que manifestation du pouvoir de délégation, qui consent aux activités d’énonciation juridique. En résumé, les mouvements internes du système juridique (concentriques et circulaires) permettent une métamorphose continue, qui dynamise les structures, en même temps que les forces de cohésion tendue [force d’irradiation discursive (Fid) et force de renvoi discursif (Frd)] permettent de maintenir l’unité systémique. En étudiant les mutations du sens juridique, du macro-univers au micro-univers du sens, on comprend qu’il s’agit d’une activité socioculturelle, en tant que produit de relations locales, techniques et spécialisées, imposantes et contraignantes, transitives et en transformation, en fonction de leur activation par des opérations discursives, qui engendrent une activité de co-construction interactionnelle. La conception figurative finale et descriptive de la notion de système juridique est concentrique et hiérarchique, structurée par des anneaux systémiques, ceux qui entourent le noyau axiologique et géométrique, à partir du texte matriciel, à savoir, le texte de la Constitution. Dans cette approche, il est évident que les fonctions du système juridique visent simultanément à préserver et à transformer le sens juridique.

Traduction par Lionel A. Féral

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Pour citer ce document

Bittar E. C. B., (2024). La machine du droit : le modèle de maillage du système juridique et les transformations du sens juridique. Actes Sémiotiques, (130). https://doi.org/10.25965/as.8264

Auteur
Eduardo C. B. Bittar
Professeur Associé au Département de Philosophie et Théorie Générale du Droit de la Faculté de Droit de l’Université de São Paulo (USP, Brésil). Il a été Président de l’Association Nationale des Droits Humains (ANDHEP, 2009-2010) et 2ᵉ. Vice-Président de l’Association Brésilienne de Philosophie du Droit (ABRAFI-IVR, 2009-2016). Il a été Visiting Professor à l’Université de Bologne (2017), Visiting Professor à l’Université Paris-Nanterre (2018), Visiting Researcher au Collège de France (2019) et Visiting Professor à l´Universidade de Coimbra (2023). Membre de l’International Association for Semiotic Studies (IASS/AIS, 2024). Membre de l’Association Française de Sémiotique (AFS, 2024). Il est Chercheur 1-B au Centre National de la Recherche Scientifique du Brésil (CNPq).
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