Pierre Boudon, L’architecture musicale, préface de Verónica Estay Stange, Liège, PuLg, 2022

Jean-François Bordron

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Texte intégral

Le livre que Pierre Boudon vient de publier dans la collection Sigilla s’annonce comme une mise en résonance de deux sémiotiques, celle de l’architecture et celle de la musique. D’une certaine façon l’architecture offre le premier pas de cette modélisation puisque l’auteur est bien connu pour ses travaux sur l’architecture. On retrouvera en musique le mode de formalisation en réseaux de templa que l’auteur présente en introduction de son livre et qui est sa marque de reconnaissance.

Dans une perspective formelle, il est nécessaire de se demander comment peut se définir le domaine étudié et surtout quelles en sont les limites. La musique s’arrête quand commence le bruit, la frontière relevant plutôt d’un principe que d’un constat empirique. La musique se définissant d’abord par les dimensions cardinales que sont la hauteur, le timbre et la durée, l’auteur précise :

C’est dans la composition de ces trois dimensions cardinales que va apparaître le son musical ; cette composition exprime une totalité virtuelle, implicite, qui enferme le son dans un « monde musical » opposé à l’univers des bruits naturels (ou cosmiques), lequel est indéfini et non rationnel. (p. 21)

On comprend par là qu’il existe comme une essence de la musique et que celle-ci va pouvoir être sémiotiquement définie par une paradigmatique et une syntagmatique. Les deux premières parties du livre sont ainsi intitulées :

  1. L’architectonique musicale

  2. Dynamique des formes

Note de bas de page 1 :

Voir en particulier p. 116, note 4.

On pourrait penser que cette conception de la musicalité exclue beaucoup d’expériences modernes comme les œuvres de Pierre Scheffer ou de Bayle relevant de la musique acousmatique. Mais en réalité, au moins du point de vue de la dynamique sonore, et plus spécialement de son articulation aspectuelle, il semble possible d’ouvrir le champ du musical au-delà de la musique occidentale classique1. Retenons pour l’instant, comme attitude d’ensemble, une inspiration largement platonicienne.

On ne peut résumer le dispositif des templa sans lui faire perdre son caractère essentiel de structure ou de diagramme.

Quant à la première partie, nous insisterons sur deux points.

Notons en premier lieu l’insistance assez marquée sur la question de l’aspect. On peut en résumer la forme générale par les quatre groupes aspectuels que forment les séries :

  1. État - Procès - Événement

  2. Inchoativité - Durativité - Terminativité

  3. Progression - Suspension - Régression

  4. Attaque - Tension - Détente

Note de bas de page 2 :

Verónica Estay Stange La musique hors d’elle-même, le paradigme musical et l’art contemporain, Paris, Classique Garnier, 2018.

Du point de vue morphologique, on peut voir dans l’aspectualité les moments remarquables d’une onde ou d’une vague. Ce schème (ou cette image) de la musique ne lui est pas propre, absolument parlant, mais l’exprime sans doute plus spécifiquement que les autres phénomènes sensoriels. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles la musique a pu servir de paradigme de l’art en général comme l’a montré Verónica Estay Stange2.

La temporalité, à laquelle on associe en général la musique, est mise en forme par l’aspect. Le templum qui en distribue les places s’organise autour des trois pôles que sont l’attaque, la tension et la détente, comme nous l’avons déjà noté, mais comporte comme termes médians la visée anticipatrice, la saisie ou préhension, la reprise comprise comme atténuation ou accentuation. Ces termes médians ajoutent à la morphologie de base (la vague) qui pourrait être autonome, une seconde articulation qui permet de souligner le caractère gestuel que l’on attribue assez facilement à la musique instrumentale. Ainsi se trouvent imbriqués, pour l’auditeur, des sentiments divers qui impliquent une sensorialité multiple. L’écoute, dans ce cas, n’est à l’évidence pas acousmatique.

Le schème de base qui organise la dynamique de la tonalité (tension - détente) se construit entre les deux pôles d’attraction que sont la tonique (pôle de repos) et la dominante (pôle de tension). Il y a donc, sur la base de la tonalité, un effet pathique qui s’ajoute à la structure sensorielle déjà décrite.

Le second point, d’une grande importance pour notre auteur, réside dans ce qu’il appelle un principe causal situé au cœur de la dynamique musicale. Les termes de base de cette causalité sont donnés dans un templum qui organise les trois termes : agent, patient, causalité. Les rôles actantiels sont naturellement différents, dans leur principe, de la causalité. Ce couplage entre agentivité et causalité suppose que la causalité comprenne un certain but comme l’exprime l’idée de cause finale. Il nous semble que cette cause finale joue ici le rôle d’un attracteur. Celui-ci peut être d’autant plus prégnant que, du point de vue de la dynamique d’ensemble, il n’est finalement inatteignable. La citation suivante, extraite d’un livre de Francis Wolff, illustre clairement ce fait :

Note de bas de page 3 :

Francis Wolff, Pourquoi la musique ?, Paris, Fayard, 2015, p. 189-190.

On peut ici prendre l’exemple le plus significatif, et pourtant paradoxal, de la cause finale, celle de son absence. C’est celui de la musique de Wagner et particulièrement de Tristan et Isolde. Le thème de tout l’opéra, ainsi que le fil conducteur de son écriture harmonique, est celui de l’impossibilité d’assouvir la force de l’attraction érotique, et plus généralement l’infinité du désir humain. La musique a donc le devoir d’exprimer une tension permanente qui ne trouve jamais sa résolution3.

La structure profonde de la musique comprend ainsi, à côté de la dynamique liée à l’agentivité, une structure causale que l’on peut exprimer en suivant les quatre ordres de causes bien définies depuis Aristote (efficiente, formelle, matérielle, finale). À cette structure vient se lier un dispositif épistémique classique dont le templum s’articule selon les catégories de l’arbitraire, de la nécessité et de la contingence.

Ainsi compris, le monde musical tend à devenir le paradigme de toute organisation sémiotique. On pense bien sûr à l’architecture, mais aussi au goût, aux parfums et aux organisations iconiques en général. L’auteur ne va pas explicitement dans ce sens, mais il en fournit les raisons. Ainsi, la troisième partie du livre, intitulée « Le principe cartographique », introduit un couplage entre la musique et le corps organique. Insistons maintenant sur cet aspect du livre.

Si la musique est l’art des sons, il n’en reste pas moins qu’elle nous fait danser et chanter ce qui implique une certaine résonance entre la musique et notre corps. Selon la schématisation proposée par l’auteur (p. 92), le corps rencontre la musique dans une relation de ego à alter-ego. Le rythme organique rencontre ainsi le rythme musical. Leur relation peut être comprise comme relevant d’une certaine gémellité entre deux sujets (ipse). Notons que le corps du danseur se rencontre aussi avec l’âme du musicien de telle sorte que l’esprit, le corps et la musique participent de la même structure. Les données de la perception sonore sont ainsi à la fois sensibles et intelligibles. Ajoutons qu’il en va sans doute de même pour tous les modes de la perception.

Il va de soi que l’iconicité doit trouver sa place dans cette rencontre entre le corps, le son et l’intelligible. Notre auteur parle d’« iconicité tensive ». Celle-ci est distribuée selon les trois pôles du cadrage, de la vectorialité et de l’inflexion (p. 101). Cette gestalt se comprend sans doute mieux dans le cadre d’une iconicité optique. Pour autant, comme nous l’avons déjà remarqué, les templa ne sont pas, dans leur principe, dépendants d’une sensorialité particulière.

Notons pour finir que l’intérêt central de ce livre se situe au niveau d’une conception générale de la sémiogénèse. Celle-ci, pour être vraiment générale, doit inclure dans ses différents plans d’organisation la perception (par exemple de la musique), la réaction (du corps) c’est-à-dire sa poétique, et l’intelligibilité (du sens). Ce vaste programme est celui de la sémiotique même.