Traditions de lecture et Théorie du Droit talmudique Reading traditions and Theory of Talmudic law

Stefan Goltzberg

Université Libre de Bruxelles

https://doi.org/10.25965/as.7886

Le droit talmudique connaît un type de raisonnement qui lui est propre et qui repose sur la nature du système d’écriture dans lequel la Bible hébraïque est rédigée. Ce système est en effet largement consonantique. Il existe dès lors une double tradition, selon que l’on suive le texte tel qu’il est écrit (les consonnes) ou, à l’inverse, tel qu’il est lu durant la déclamation liturgique. Cette opposition doctrinale concerne directement la sémiotique telle qu’elle se déploie dans le droit talmudique. Une analyse de deux passages talmudiques est ici proposée et des conclusions plus générales en sont tirées.

Talmudic law has its own type of reasoning, which is based on the nature of the writing system in which the Hebrew Bible is written. This system is indeed largely consonantal. There is therefore a double tradition, depending on whether one follows the text as it is written (the consonants) or as it is read during the liturgical declamation. This doctrinal opposition directly concerns Semiotics as it unfolds in Talmudic law. An analysis of two Talmudic passages is offered here and more general conclusions are drawn.

Index

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Mots-clés : droit et religion, droit talmudique, raisonnement juridique, système d’écriture, texte consonantique, tradition massorétique

Keywords : consonantal text, Law and Religion, legal reasoning, masoretic tradition, Talmudic law, writing system

Auteurs cités : Wilhelm BACHER, Stefan GOLTZBERG, Bernard S. JACKSON, Geoffrey KHAN, Moses MIELZINER, Chaïm PERELMAN, David WEISS HALIVNI

Plan
Texte intégral

1. Introduction

Note de bas de page 1 :

Je remercie Ephraim Kahn et David Krausz pour leur lecture attentive et leurs nombreuses et utiles suggestions.

Le recours à la tradition est fréquent, voire omniprésent, dans les cultures juridiques1. Le droit est parfois décrit comme intrinsèquement tradition : « Law as tradition » (Krygier 1986). Mais le recours à la tradition ne concerne pas seulement les diverses cultures juridiques, il touche également les différentes sources du droit ; on parlera de tradition de la coutume, de la doctrine, de la jurisprudence, et même, ce qui est plus inattendu, de tradition de la loi (Krygier 1988).

Cet article porte sur la relation entre le droit et la religion, et plus généralement sur la sémiotique du droit et la sémiotique de la religion. Ce domaine, encore insuffisamment étudié, fut marqué par le travail de Bernard S. Jackson. Dans son article « Le périple sémiotique d’un théoricien du droit » (Jackson 2017 : p. 25-26), il consacre un paragraphe à la spécificité du droit religieux. Il y mobilise la distinction empruntée à Basil Bernstein entre code « restreint » et code « élaboré ». Le code restreint, plus proche de l’oralité, n’énonce pas le contenu complet des messages mais s’appuie sur un savoir social partagé, tandis que le code élaboré formule tout soigneusement et serait donc particulièrement adapté pour l’étude des phénomènes juridiques. Or, le droit talmudique présente des traits à la fois typiques du code restreint et du code élaboré. Cet article étudiera donc le rôle – non restreint – de l’oralité, de la tradition de lecture, au sein de ce système particulièrement élaboré.

L’articulation entre lecture, interprétation et argumentation influence la manière dont les textes juridiques et religieux sont interprétés par la tradition ultérieure. À la suite de la perspective rhétorique inaugurée par l’École de Bruxelles, et Chaïm Perelman à sa tête, nous entendons montrer combien le raisonnement talmudique peut apporter une contribution précieuse à la compréhension des formes de raisonnement juridique en général.

Dans le droit talmudique, le recours à la tradition prend d’ailleurs plusieurs formes, certaines communes à d’autres droits et d’autres formes plus rares, voire propres à cette culture. Le présent article s’intéressera à l’une de ces formes, typique du droit talmudique. Il s’agit du recours à deux traditions sémiotiques qui peuvent entrer en conflit : la « tradition des consonnes » et la « tradition des voyelles ». Dit aussi brutalement, cela n’a guère de sens. Dévoilons déjà qu’il s’agit d’un type de raisonnement rendu possible par le système d’écriture largement consonantique utilisé notamment pour écrire les textes de la Bible hébraïque. C’est en ce sens que nous parlerons désormais de texte consonantique.

Pour saisir ce raisonnement très particulier, il sera nécessaire de préciser certaines notions (Goltzberg 2018a), selon les différences suivantes :

Note de bas de page 2 :

Sur les mots masoret (ou massoret) et masora, dans leurs différentes vocalisations et transcriptions, voir Bacher 1891.

  1. La littérature talmudique contient deux types de matériaux : le matériau juridique (halakha) et le matériau non juridique (aggada). Le raisonnement juridique talmudique, halakhique, diffère sur certains points du raisonnement non juridique, aggadique, entre autres, dans son abord des sources textuelles de la tradition. Pour le dire d’un mot, l’usage qu’en fait le premier est beaucoup plus contraint que celui du second (Weiss Halivni 1991 : 158-162). Nous nous concentrerons dans le cadre de cet article sur le raisonnement juridique, qui, lui-même, connaît de nombreux types de recours à la tradition : par exemple une tradition orale transmise lors de la révélation, une transmission d’un maître à son disciple, ou encore enseignement transmis par les Sages, les ancêtres, etc. Nous nous pencherons sur ce qu’on appelle la masoret2, qui signifie autant « transmission » que « tradition ».

  2. La notion de « tradition massorétique » est ambiguë et désigne plusieurs types de traditions sémiotiques, notamment la tradition de la manière d’écrire les consonnes du texte biblique (il existe souvent plusieurs variantes graphiques pour un même mot), la tradition de ponctuation (niqqud) des mots (chaque terme étant écrit à l’aide de ses consonnes, les ponctuations indiquent les redoublement de consonnes et les vocalisations) et la tradition régionale de prononciation du mot (Khan 2013). Ajoutons que si toute langue contient des consonnes et des voyelles, tout système d’écriture ne possède pas forcément les voyelles (il n’existe pas de système d’écriture purement vocalique, ce serait à peine intelligible). Le système d’écriture du rouleau du Pentateuque est largement consonantique (certaines consonnes donnent une indication du type de voyelle à prononcer), et ne contient pas les ponctuations indiquant les vocalisations.

  3. Il faut distinguer deux contextes d’énonciation du texte biblique : le contexte liturgique et le contexte doctrinal (d’étude). Dans le contexte liturgique, le texte biblique est déclamé de façon publique, officielle. Dans ce contexte, très contraint, une erreur de lecture, sous certaines conditions, requiert de reprendre la lecture d’un verset. D’autre part, dans le contexte doctrinal, il est possible de revocaliser provisoirement un mot du texte biblique. Cette revocalisation a des effets d’interprétation aux conséquences éventuellement juridiques. Cette revocalisation n’est que provisoire, sans effet sur la manière officielle dont le texte biblique doit être lu dans le contexte de sa déclamation. On perçoit ici une marge de manœuvre doctrinale autorisant des revocalisations contra legem (du point de vue du contexte de la déclamation), mais qui n’ont pas pour conséquence une anarchie herméneutique, puisque la déclamation reste inchangée.

Pour atteindre cet objectif, l’article est divisé en 3 parties : le paragraphe 2 (Trois types de divergences entre ce qui est écrit et ce qui peut être lu), présente une typologie des tensions entre l’écrit et l’oral ; le paragraphe 3 (3. Deux controverses parallèles ; 3.1. TB Sanhédrin 3b-4b ; 3.2. Analyse du passage ; 3.3. TB Sukka 6b ; 3.4. Analyse du passage ; 3.5. Commentaire des deux passages parallèles) fait l’analyse des versets de la Bible hébraïque sur lesquels se fonde le raisonnement ; le paragraphe 4 (Caractère implicite ou explicite des techniques de raisonnement) fait l’analyse des principes juridiques implicites et explicites, dont on extrait une contribution au raisonnement juridique.

2. Trois types de divergences entre ce qui est écrit et ce qui peut être lu

On peut distinguer trois types de phénomènes au moins, qui mettent en scène une discrépance entre ce que suggère le texte consonantique et la manière dont on lit ou dont on peut lire le texte. Lorsque nous disons que le texte consonantique suggère une lecture, nous voulons dire qu’il autorise une lecture différente de celle qui est traditionnellement reconnue. Nous décrivons ces trois phénomènes par souci de clarté, mais le présent article ne portera finalement que sur le troisième.

  1. Premièrement, il existe le phénomène du qere u-khetiv (« lecture et écriture »). Souvent, alors que, dans la Bible hébraïque, le texte écrit (ketiv) semble clair, la tradition de lecture (qere) nous invite à nous écarter du texte consonantique. Ce phénomène connaît deux grands types : certains écarts sont systématiques ou quasiment systématiques ; on parle alors de qere perpétuel. Par exemple, dans l’immense majorité des cas, le pronom hi (« elle ») est, dans le Pentateuque, écrit avec un vav, c’est-à-dire avec une lettre qui devrait se lire u, à la place du yod, qui se lit i. Ainsi, d’après l’écriture le mot devrait être prononcé, hu (« il »), tandis que, selon la tradition de lecture, dans ces cas, il se lit hi (« elle »). Chaque fois que ce pronom est écrit avec un vav au lieu du yod et qu’il est lu hi, on constate une telle divergence. Il en va de même du tétragramme, qui est lu systématiquement d’une certaine manière (par égard pour ce nom considéré comme doté d’une certaine sainteté), qui s’écarte manifestement des quatre lettres composant ce mot. Mais ce phénomène existe aussi localement. Nous avons de nombreux cas de mots qui sont écrits d’une manière et lus d’une autre manière, sans que cet écart soit perpétuel. Il faut distinguer ici différentes configurations : parfois, le mot écrit (ketiv) signifie autre chose (Genèse 8 : 17), parfois, il s’agit d’une variante orthographique d’un nom commun (Genèse 24 : 14 ou 16 ; 25 : 23), ou encore d’un nom propre (Genèse 14 : 2 et 8).

  2. Deuxièmement, un type d’interprétation talmudique bien connue des fidèles – parce qu’elle émaille des textes accompagnant la prière quotidienne – envisage de vocaliser autrement que ce que la tradition de lecture officielle préconise. Le but n’est pas de lire véritablement autrement dans le contexte de la déclamation publique officielle, mais de suggérer un autre sens possible, à des fins d’édification. Le marqueur est alors souvent al tiqre … ella … (« Ne lis pas … mais plutôt… »). Le terme recevant la nouvelle vocalisation sert à asseoir une interprétation. Par exemple, « les routes séculaires sont à lui » (halikhot ‘olam lo) (Habacuc 3 : 6). « Ne lis pas halikhot (chemins), mais halakhot (règles) » (les règles séculaires sont à lui) (TB Megilla 28b). Ou encore, « Tous tes enfants seront les disciples de l’Éternel ; grande sera la concorde de tes enfants » (Isaïe 54 : 13). « Ne lis pas tes banaikh (tes enfants) mais bonaikh (tes bâtisseurs) » (TB Berakhot 64a). Mais ce type de revocalisations, introduites par la formule al tiqre … ella …, demeure typiquement aggadique, édifiante, c’est-à-dire non juridique.

  3. Troisièmement, il existe un équivalent du phénomène décrit dans le paragraphe précédent, mais applicable au droit. Le point commun avec la revocalisation aggadique consiste en ceci qu’il ne s’agit nullement de modifier véritablement la manière dont on lit le verset dans le contexte de la lecture publique. La revocalisation est seulement un exercice doctrinal pour fonder une interprétation, mais, contrairement au phénomène aggadique, l’interprétation porte cette fois sur un point de droit, sur un aspect halakhique, c’est-à-dire juridique. Ainsi, il existe des arguments juridiques s’appuyant sur une graphie particulière. Certains mots peuvent en effet être écrits selon deux graphies – lesquelles sont le cas échéant équivalentes d’un point de vue philologique. En l’occurrence, une technique du droit talmudique consiste à se prévaloir d’une telle graphie pour en déduire des conséquences juridiques. Annonçons d’emblée que l’argument inverse existe également : il suffit alors de se prévaloir de la manière dont le mot est traditionnellement prononcé – dans la lecture publique – pour écarter les différences graphiques comme non pertinentes.

Note de bas de page 3 :

André Chouraqui traduit « palmes de dattier ».

Ce troisième phénomène tient sous le signe de l’opposition entre yesh em la-masoret (« il y a lieu de suivre le texte consonantique ») et yesh em la-miqra (« il y a lieu de suivre le texte vocalisé ») – opposition qui traverse implicitement toute la littérature talmudique (Mielziner 1894 : 185-187). Le plus souvent, l’on se contente de fonder un point de droit sur la graphie d’un mot. Un exemple célèbre est la discussion concernant le bouquet (lulav) utilisé dans les rituels de la fête de Sukkot. Lors d’une discussion sur la nature et le nombre de tiges de dattier formant ledit bouquet, il est fait état du fait que dans l’expression kappot temarim « branches de dattiers3 » (Lévitique 23 : 40), le mot kappot, « branches », est écrit dans une graphie défective (c’est-à-dire sans la lettre vav, qui peut servir à donner des indications vocaliques), et qu’il pourrait dès lors être lu kappat, « une branche » au singulier. Cette graphie permettant – quoique n’imposant pas – une lecture au singulier est mobilisée pour écarter une interprétation plaidant pour deux branches de dattiers obligatoires – finalement, la suggestion qu’il s’agirait de branches de dattes sera tout bonnement abandonnée (TB Sukka 32a). Nous proposerons plus bas un début d’explication du caractère implicite de la méthode de yesh em la-masoret : pourquoi n’est-il en effet pas fait mention ici de ce principe, alors qu’il s’agit manifestement de ce dernier ?

3. Deux controverses parallèles

Nous citerons ici deux textes parallèles qui mettent en scène le recours à l’argument fondé sur la tradition consonantique (yesh em la-masoret) et, à l’inverse, le recours à l’argument fondé sur la tradition du texte vocalisé (yesh em la-miqra). Il s’agit des deux passages qui se concentrent le plus cette l’opposition. Une analyse de ces deux passages parallèles permettra de dégager des propriétés générales de ce recours à cette double tradition. Le caractère explicite de ces passages est de nature à éclairer les passages qui sont plus allusifs ou elliptiques. Nous commencerons par un texte plus long, plus foisonnant, issu du traité Sanhedrin, puis nous citerons un texte plus condensé, issu du traité Sukka.

3.1. TB Sanhedrin 3b-4b

Note de bas de page 4 :

La Mishna est le cœur de la loi orale compilée aux 2ème/3ème siècles de l’ère courante et commentée par la Gemara, terminée vers l’an 500.

Ce passage de Sanhedrin porte sur le nombre de juges requis pour rendre une décision concernant les affaires pécuniaires. La Mishna4 semble claire : il en faut trois. Toutefois, cette règle peut être diversement interprétée : faut-il un total de trois juges ou bien une majorité de trois juges ? Les deux avis, d’une part, sont compatibles avec la règle des trois juges et, d’autre part, admettent également que le nombre de juges ne saurait être pair, donc chaque fois que le résultat est un nombre pair (deux ou quatre), on ajoute un juge, ce qui conduit à l’opposition entre les deux avis : il faut trois juges ou cinq juges. Plusieurs types d’arguments vont être mobilisés, le recours au raisonnement (sevara), aux versets ou encore à l’application des deux principes opposés qui nous occupent ici, à savoir le fait de suivre le texte consonantique ou le texte vocalisé.

Le lecteur peut parcourir ce passage ou bien se reporter directement au point 3.2, qui en extrait l’essentiel.

Les Sages ont enseigné dans la Mishna : les affaires pécuniaires sont traitées par trois [juges].
[Il n’y a pas de controverse sur le nombre trois, mais sur ce qu’il désigne :]
 
A. Rabbi dit : par cinq [juges], et ce, afin que la décision soit rendue par une majorité de trois. [En guise de réponse, l’on demande :] est-ce que le nombre de trois juges [ne permettrait pas à] deux [juges] de rendre une décision [majoritaire contre un juge] ? Donc Rabbi soutient que le nombre de trois, qui ressort du verset, [porte sur le nombre de juges qui doivent être majoritaires] lorsque la décision est rendue.
 
B. [Réfutation de l’avis de Rabbi à l’aide de sources scripturaires]
Rabbi Abbahu rejette cela. Car, dès lors, le grand sanhédrin [de septante juges] devrait être composé de cent quarante-et-un, afin que la décision soit rendue par [une majorité de] septante-et-un ! Le petit sanhédrin [de vingt-trois juges] devrait être composé de quarante-cinq, afin que la décision soit rendue par [une majorité de] vingt-trois ! Bien plutôt, le verset « Réunis-moi septante hommes » (Nombre 11 : 16) [indique que c’est] depuis le moment de leur réunion qu’ils sont septante.
De même, à propos du petit sanhédrin, [compétent pour les affaires criminelles] le verset dit « et l’assemblée jugera » « et l’assemblée sauvera » (Nombres 35 : 24), [le nombre de vingt-trois juges est applicable] dès le moment du jugement de l’assemblée. De la même manière, « le propriétaire de la maison s’approchera des juges » (Exode 22 : 7) [indique que] dès le moment où il s’approche, [les juges, pour une affaire monétaire, sont au nombre de] trois.
 
C. [opposition entre les deux principes : faut-il suivre le texte consonantique (yesh em la-masoret) ou le texte vocalisé (yesh em la-miqra) ?]
Mais la raison de Rabbi est [plutôt] la suivante : « [Quel que soit l’objet du délit, bœuf, âne, menue bête, vêtement, toute chose perdue qu’on affirme être sienne, la contestation des deux parties sera déférée au tribunal (les juges) :] celui que les juges condamneront [paiera le double à l’autre] » (Exode 22 : 8). [Le verbe condamneront (yarshi’un) est de forme défective, sans vav il peut être vocalisé comme un pluriel ou un singulier, mais est lu comme étant au pluriel. Le terme elohim, pluriel, est en vérité tantôt un singulier, tantôt pluriel et désigne ici] deux [juges]. Or, le mot elohim est mentionné plus bas et plus haut. Tout comme sa mention plus bas désigne deux [juges], de même sa mention plus haut désigne deux [juges]. Et un tribunal ne saurait être de nombre pair : on lui ajoute encore un [juge pour assurer une majorité], ce qui fait cinq [4a]. Mais les Sages [se prévalent du fait qu’en vertu de la graphie défective, il est possible de considérer qu’]il est écrit : il les condamnera (yarshi’an).
Rabbi Itzḥaq bar Yosi dit, au nom de Rabbi Yoḥanan : Rabbi, Rabbi Yehuda ben Ro’etz, Beth Shammay, Rabbi Shim’on, Rabbi ‘Aqibba, soutiennent tous qu’il y a lieu de suivre le texte vocalisé (yesh em la-miqra).
[…]
 
D. [autres explications envisagées, dans l’hypothèse où tout le monde suit le texte vocalisé (yesh em la-miqra)] :
À cela, Rav Aḥa bar Ya’aqov objecte : y a-t-il quelqu’un qui ne suit pas le texte vocalisé (yesh em la-miqra) ? ! Pourtant il est enseigné dans une barayta : « Tu ne cuiras pas le chevreau dans le lait (ḥalev) de sa mère » (Exode 23 : 19). Se pourrait-il que l’on comprenne dans la graisse (ḥelev) [4b] de sa mère ? évidemment que non, et tu l’as dit : il y a lieu de suivre le texte vocalisé (yesh em la-miqra). Mais tout le monde admet qu’il y a lieu de suivre le texte vocalisé (yesh em la-miqra). Dès lors, Rabbi et les Sages, à propos de quoi sont-ils en désaccord ? Rabbi soutient [la seconde occurrence du mot] juges dans « que celui que les juges condamneront » désigne une autre [paire de juges], tandis que les Sages soutiennent que [cette seconde occurrence du mot juges, sujet de condamneront, désigne] les juges susmentionnés.
[…]
Et d’après tout le monde, il y a lieu de suivre le texte vocalisé (yesh em la-miqra) ?
[…]
 
E. [Réexamen de la question de savoir si le principe selon lequel il faut suivre le texte vocalisé fait l’unanimité]
Mais ils sont bel et bien en désaccord. Quand sont-ils en désaccord ? Lorsque le texte vocalisé se distingue de la lecture consonantique (de-shane qera mi-masoret), comme c’est le cas lors d’une écriture défective. Mais concernant le lait (ḥalev) et la graisse (ḥelev) [où la graphie consonantique ne suggère pas une vocalisation plutôt qu’une autre, les consonnes de ces mots] sont pareilles et il convient de suivre le texte vocalisé (yesh em la-miqra).
Pourtant, [dans le verset « trois fois par an, tous tes mâles paraîtront par-devant le Souverain, l’Éternel » (Exode 23 : 17). Le mot paraîtront traduit un verbe en hébreu au singulier, passif inaccompli, donc il sera vu. Or, les consonnes des mots] « il verra » (yir’e), « il sera vu » (yera’e) sont pareilles, car on a enseigné dans une barayta : Yoḥanan ben Dahavay dit au nom de Rabbi Yehuda ben Tema que celui qui est aveugle d’un œil est dispensé de l’obligation d’être vu au pèlerinage. Car il est dit : « il verra » (yir’e), « il sera vu » (yera’e), tout comme il vient voir, il est vu. De même que voir se fait avec deux yeux, de même être vu, avec deux yeux.
Mais selon Rav Aḥa fils de Rav Ika, le verset dit : « Tu ne cuiras pas le chevreau [dans le lait (ḥalev) de sa mère] ». C’est donc le fait de cuire dans du liquide, comme du lait, que la Tora interdit [tandis que la graisse n’est pas véritablement liquide].

3.2. Analyse du passage

Ce passage de Sanhedrin présente plusieurs particularités intéressantes.

Premièrement, on voit le texte s’acheminer progressivement vers la mobilisation des deux principes selon lesquels il faut suivre le texte consonantique (yesh em la-masoret) ou le texte vocalisé (yesh em la-miqra). Certes, tout tourne autour de cette opposition, mais elle n’est pas choisie d’emblée par la Gemara. Ensuite, après l’exposition de la controverse à la lumière de cette opposition, celle-ci est remise en question. En effet, le principe selon lequel il faut suivre le texte vocalisé (yesh em la-miqra) ne fait-il pas l’unanimité ? Une tout autre explication des versets est alors suggérée, qui porte sur la question de savoir si, dans le texte biblique, les deux occurrences de juges réfèrent à la même paire de juges ou à une autre paire de juges. Une mise au point est ensuite proposée, qui permettrait de répondre à l’objection selon laquelle tout le monde suit le texte vocalisé (yesh em la-miqra). Il avait en effet été répondu que tout le monde suit ce principe car lorsque la graphie consonantique ne présente pas de variante orthographique (écriture pleine ou défective), par exemple le lait (ḥalev) et la graisse (ḥelev), cela ne suggère pas une vocalisation plutôt qu’une autre. Une objection est élevée, sous la forme d’un mot qui fait l’objet d’une revocalisation sans pour autant de différence entre écriture pleine et défective. Il est donc finalement établi que tout le monde ne suit pas toujours la lecture vocalisée. L’opposition entre les deux principes est donc sauvegardée.

3.3. TB Sukka 6b

Voici le passage parallèle, plus concis. Cette fois-ci, la controverse sur le nombre de parois que doit posséder la cabane dans laquelle il faut séjourner durant la fête de Sukkot. La mishna prévoit un nombre minimal de trois parois. Mais l’histoire ne s’arrête pas là : s’agit-il de deux parois réglementaires et d’une paroi plus petite, ou bien de trois parois réglementaires et d’une paroi plus petite ? L’interprétation du nombre trois est directement agencée autour de l’opposition entre les deux principes : suivre le texte consonantique (yesh em la-masoret) ou le texte vocalisé (yesh em la-miqra). Ensuite, la même opposition sur la règle de droit sera exposée en admettant que les deux parties s’accordent sur l’un puis sur l’autre principe. Finalement, l’opposition sera décrite comme tournant autour de l’interprétation – et de la découpe – du verset suivant : « Et une cabane sera une ombre contre la chaleur en journée, un abri et un refuge contre l’averse et la pluie » (Isaïe 4 : 6).

Le lecteur peut parcourir ce passage ou bien se reporter directement au point 3.4, qui en extrait l’essentiel.

TB Sukka -6b
Mishna : « Une cabane qui est plus haute que vingt coudées est invalide. Rabbi Yehuda la considère valide. Et celle qui a moins de dix paumes de hauteur, qui n’a pas trois parois ou celle où il y a plus de soleil que d’ombre n’est pas valide. » [La mishna dispose donc qu’une cabane doit avoir trois parois, et qu’un manquement à cette règle est rédhibitoire. Malgré l’apparente clarté de cette règle, une controverse opposera ceux qui disent qu’il s’agit de deux parois entières plus une partie d’une troisième paroi, ou bien trois parois entières plus une partie].
Gemara : « Et celle qui n’a pas trois parois [n’est pas valide] ».
     - Les Sages ont enseigné dans une barayta : [cela signifie que la cabane doit posséder] deux [parois] réglementaires et une troisième, même d’une paume.
     - Rabbi Shim’on dit : trois [parois] réglementaires et une quatrième, même d’une paume.
Sur quoi porte leur désaccord ? [cinq propositions seront offertes pour expliquer leur désaccord.]
 
A. Les Sages soutiennent qu’il y a lieu de suivre le texte consonantique (yesh em la-masoret), alors que Rabbi Shim’on soutient qu’il y a lieu de suivre le texte vocalisé (yesh em la-miqra).
Les Sages soutiennent qu’il y a lieu de suivre le texte consonantique (yesh em la-masoret) ainsi [dans le verset : « Vous demeurerez dans des cabanes (ba-sukkot) durant sept jours ; tout indigène en Israël demeurera sous les cabanes (ba-sukkot), afin que vos générations sachent que j’ai donné des cabanes (ba-sukkot) pour demeure aux enfants d’Israël, quand je les ai fait sortir du pays d’Égypte, moi, l’Éternel, votre Dieu ! » (Lévitique 23 : 42-43), parmi les trois occurrences du mot ba-sukkot] :
     1) dans les cabanes (ba-sukkot, orthographe défective),
     2) dans les cabanes (ba-sukkot, orthographe défective),
     3) dans les cabanes (ba-sukkot, orthographe pleine).
[Dans la mesure où l’orthographe défective peut se lire au singulier ou au pluriel tandis que l’orthographe pleine ne peut se lire qu’au pluriel, la lecture consonantique pleine indique un pluriel, lequel désigne au moins deux. La préférence accordée au texte consonantique conduit donc au nombre] quatre. Retire l’une des mentions pour enseigner la loi elle-même qui impose de vivre dans une cabane durant la fête de Sukkot, il reste trois : deux réglementaires – et une règle fut transmise oralement à Moïse au Sinaï pour nous enseigner que la troisième paroi pouvait être diminuée et ne faire qu’une paume.
Rabbi Shim’on soutient qu’il y a lieu de suivre le texte vocalisé (yesh em la-miqra) :
     1) dans les cabanes (ba-sukkot, orthographe défective),
     2) dans les cabanes (ba-sukkot, orthographe défective),
     3) dans les cabanes (ba-sukkot, orthographe pleine).
[Dans la mesure où ce qui compte est la prononciation, qui est dans chaque cas au pluriel (que l’écriture soit défective ou pleine), chacune des trois mentions du mot sukkot équivaut à deux], ce qui fait six. Retire l’une des mentions pour enseigner la loi elle-même, il reste quatre : trois réglementaires – et une règle fut transmise pour nous enseigner que la quatrième paroi pouvait être diminuée et ne faire qu’une paume.
 
B. Et si tu veux, dis que tous admettent qu’il y a lieu de suivre le texte vocalisé (yesh em la-miqra). Dès lors, sur quoi porte leur désaccord ? L’un soutient que [l’obligation d’ajouter un] toit requiert un verset [il faut donc trois parois], l’autre soutient que [l’obligation d’ajouter un] toit ne requiert pas de verset [il faut donc quatre parois].
 
C. Et si tu veux, dis que tous admettent qu’il y a lieu de suivre le texte consonantique (yesh em la-masoret). Dès lors, sur quoi porte leur désaccord ? [Il porte sur la teneur de la règle transmise oralement à Moïse au Sinaï :] l’un soutient qu’une règle fut transmise pour nous enseigner de diminuer [la taille de la troisième paroi], l’autre soutenant que qu’une règle fut transmise pour nous enseigner d’augmenter [la taille de la paroi, outre les trois parois préexistantes].
 
D. Et si tu veux, dis que tous admettent qu’une règle fut transmise pour nous enseigner de diminuer [la taille de la paroi] et qu’il y a lieu de suivre le texte consonantique (yesh em la-masoret). Alors, le désaccord porte sur la question de savoir si l’on interprète la première mention des termes (doreshin teḥillot) [on peut en effet considérer que la première mention n’est pas disponible pour une interprétation, puisqu’elle est nécessaire pour enseigner la règle]. L’un soutient que l’on interprète la première mention des termes (doreshin teḥillot), l’autre soutenant que l’on ne l’interprète pas (eyn doreshin teḥillot).
 
E. Rav Mattana dit que la raison de Rabbi Shim’on [provient de la compréhension de] ce verset (Isaïe 4 : 6) [découpé en quatre parties] :
      « Et une cabane sera
     1) une ombre contre la chaleur en journée,
     2) un abri et un refuge
     3) contre l’averse
     4) et la pluie ».
[Les Sages, quant à eux, comprennent autrement ce verset, qu’ils découpent en seulement trois parties :
      « Et une cabane sera :
     1) une ombre contre la chaleur en journée, (2)
     2) un abri et un refuge
     3) contre l’averse et la pluie ».]

3.4. Analyse du passage

Ce passage portait sur le nombre minimum de parois d’une cabane nécessaire durant la fête de Sukkot. On y envisageait la même opposition doctrinale (faut-il deux parois entières plus une d’une paume ou trois parois entières plus une d’une paume ?) à la lumière de l’opposition entre les deux principes selon lesquels il faut tantôt suivre le texte consonantique (yesh em la-masoret), tantôt le texte vocalisé (yesh em la-miqra). Mais surtout, cette opposition concernant le droit applicable a ensuite été arbitrée en envisageant que les deux parties adhèrent tantôt à l’un puis à l’autre principe. Autrement dit, l’idée qui se dégage de ce passage est que les autorités du Talmud ne se divisent pas réellement – comme le passage de Sanhedrin le suggère au début – entre les tenants de la lecture du texte consonantique (yesh em la-masoret) et les tenants de la lecture du texte vocalisé (yesh em la-miqra). Il s’agit de principes juridiques, qui sont de natures à s’opposer, selon le contexte.

3.5. Commentaire des deux passages parallèles

Les deux controverses que nous avons mises en parallèle présentent plusieurs points communs. Premièrement, elles font suite à un enseignement de la Mishna pourtant très explicite : les affaires civiles sont jugées par trois juges, une cabane doit avoir au moins trois parois. Chacune des deux controverses est présentée comme reflétant une opposition dans la méthode d’interprétation. Suite à cette opposition, la même controverse sera ensuite expliquée sans opposition entre les deux principes. Plus précisément, dans les deux cas, il est proposé de rendre compte de la controverse en supposant que les deux parties adhèrent au principe suivant lequel il y a lieu de suivre le texte vocalisé (yesh em la-miqra). Dans le passage du traité Sukka, il est en outre proposé de rendre compte de la controverse en supposant que les deux parties adhèrent à l’idée qu’il y a lieu de suivre le texte consonantique (yesh em la-masoret). Point commun supplémentaire, l’opposition entre ces deux approches méthodologiques fait ensuite place à une autre explication, en termes d’analyse de verset, tantôt un nouveau verset, tantôt un verset précédemment cité. Dans TB Sukka 6b, un nouveau verset fera l’objet d’une compréhension donnant lieu à une découpe en trois ou quatre parties : « Et une cabane sera une ombre contre la chaleur en journée, un abri et un refuge contre l’averse et la pluie » (Isaïe 4 : 6). En revanche, dans TB Sanhedrin, c’est un verset précédemment cité (TB Sanhedrin 3b) qui fait l’objet d’analyses opposées (TB Sanhedrin 4b). Voici le verset par lequel avait commencé la controverse :

Quel que soit l’objet du délit, bœuf, âne, menue bête, vêtement, toute chose perdue qu’on affirme être sienne, la contestation des deux parties sera déférée au tribunal [« littéralement : aux juges »] : celui que les juges condamneront paiera le double à l’autre » (Exode 22 : 8).

Ce verset est désormais lu par chaque partie à l’aune de l’approche selon laquelle il y a lieu de suivre le texte vocalisé (yesh em la-miqra).

Cette fois-ci, contrairement au passage du traité Sukka, il ne s’agit pas d’une compréhension donnant lieu à une découpe différente, mais d’une analyse de la double occurrence du mot juges, étant entendu que celui-ci désigne un pluriel, puisqu’on laisse de côté la lecture du mot condamneront (lu condamnera) faisant allusion à un juge au singulier. Mais si tout le monde est d’accord avec le fait que juges désigne un pluriel, quel est le désaccord ? D’après Rabbi Yehuda, chacune des deux occurrences du mot juges désigne une paire différente, tandis que, selon les Sages, les deux mentions dénotent la même paire de juges. Et puisqu’un tribunal ne saurait comporter un nombre pair de juges, Rabbi Yehuda soutient donc qu’il faut cinq juges, tandis que les Sages s’en tiennent à trois juges.

Dans TB Sukka 6b, c’est le verset suivant, issu d’un texte prophétique, qui fera l’objet de compréhensions différentes, chacune plaidant pour un nombre différent de parois de la cabane : « Et une cabane sera une ombre contre la chaleur en journée, un abri et un refuge contre l’averse et la pluie » (Isaïe 4 : 6).

4. Caractère implicite ou explicite des techniques de raisonnement

Nous avons vu plus haut qu’il arrive fréquemment que des points de droit soient fondés sur la graphie d’un terme – au détriment de sa prononciation officielle. Or, dans notre exemple comme souvent, il n’est pas fait mention du principe explicitement : finalement, ce n’est que rarement que ce principe est énoncé. Il est temps à présent de proposer une explication de ce phénomène. Cette explication s’appuiera non sur un cas, mais sur deux cas : d’une part l’opposition entre yesh em la-masoret et yesh em la-miqra, d’autre part l’opposition entre doreshin teḥillot et eyn doreshin teḥillot. Il semble que dans les passages où une technique ne fait pas l’objet d’une controverse – et tant que tel est le cas, comme ici – elle est mobilisée sans être explicitée (bien qu’elle le soit en Sanhedrin 3b). Par exemple, dans les passages où les différents avis admettent que l’on ne doit pas donner une interprétation de la première occurrence d’un terme qui apparaît plusieurs fois, c’est-à-dire qu’ils souscrivent au principe eyn doreshin teḥillot, le principe n’est pas explicitement mentionné. En revanche, lorsque la controverse porte sur l’adhésion ou non de ce principe, il est présenté de manière explicite.

Ainsi, dans TB Sukka 6b il est envisagé qu’un avis ne souscrit pas à ce principe, Rabbi Shim’on y soutient que l’on peut donner une interprétation de la première occurrence d’un terme (doreshin teḥillot) et le principe est – alors – explicitement décrit. Ceci n’a pas de quoi surprendre. Toutefois, c’est une constatation – si elle est vérifiée – riche d’enseignement (Goltzberg 2018b). En effet, d’une manière beaucoup plus générale, cela signifie que lorsque l’on étudie un système juridique particulier, il est indispensable de rendre explicite ce qui va de soi pour tous les avis prenant part à une controverse. Il existe par exemple un principe implicite en droit talmudique : on ne saurait donner plus d’une interprétation à un mot (plus précisément à un monème). Ce principe ne fait pas l’objet d’une formulation – puisqu’il est admis par tous. En revanche, il arrive qu’une dérogation soit proposée à ce principe implicite.

Conclusions

La contribution apportée par l’étude de la tradition du droit talmudique à la compréhension du raisonnement juridique en général est potentiellement multiple. Ici, nous nous sommes concentré sur un aspect typique du droit talmudique et absent des droits contemporains. La contribution est donc de nous défamiliariser avec notre propre rapport à la langue du droit. De ce que, pour nous Modernes, l’écrit reflète à peu près l’oral, nous n’envisageons guère de revocaliser, d’autant que le système d’écriture utilisé en français, anglais, brésilien est alphabétique. Explorer un droit où cette liberté existe peut du moins nous convaincre que le raisonnement juridique, appuyé sur la sémiotique juridique, est souvent sous-exploité. Scruter cette technique particulière de revocalisation donnera, nous l’espérons, de l’oxygène à nos lecteurs non familiers de ces méthodes très orthodoxes.