Éléments d’une sémio-esthétique de l’inconsistance Elements of a semio-aesthetics of inconsistency

Herman PARRET

https://doi.org/10.25965/as.7782

Le couple consistance/inconsistance concerne un état spécifique de la matière comme elle se présente souvent dans l’histoire des arts plastiques. La matière dans sa tension avec la forme se manifeste de multiples façons, et j’ai développé deux points de vue. D’une part, la représentation plastique des corps-chair (dans la peinture italienne de la Renaissance par exemple) accentue la mollesse des chairs comme une figure de l’inconsistance de la matière. La mollesse est phénoménologiquement sentie comme une perte décadente de la forme, aux connotations souvent négatives et traumatisantes. L’autre point de vue nous a mené à une typologie inchoative de l’inconsistance en art contemporain. J’ai distingué trois cas de stratégies de l’inconsistance : pendre/chute  dans les installations anti-forme de Robert Morris, pourrir/coaguler dans les sculptures de Berlinde De Bruyckere, et peigner/tresser chez Eva Hesse, trois cas exemplaires de l’invasion de « matière inconsistante » en art contemporain.

The couple consistency vs inconsistency determines a specific state of matter as it functions in the plastic arts. Matter, in its tension with form, manifests itself in various ways and in this article I present two different points of view. On the one hand, I study the plastic presentation of the body-flesh (for instance, in Italian painting of Renaissance) where limpness (sluggishness, softness, weakness) of the flesh is seen as a possible variant of the inconsistency of matter. Limpness is phenomenologically felt as a decadent loss of form, and is often negatively and traumatically connoted. On the other hand, I present an inchoative typology of inconsistency in contemporary art. I distinguish three cases of strategies of inconsistency: hanging/falling as in the antiform installations of Robert Morris, rotting/coagulating in Berlinde De Bruyckere’s sculpture, and combing/braiding in Eva Hesse’s works, three cases of the invasion of “inconsistent matter” in contemporary art.

Index

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Mots-clés : anti-forme, consistance, corps-chair, inconsistance, mollesse

Keywords : anti-form, body-flesh, consistency, inconsistency, limpness

Auteurs cités : Didier ANZIEU, Gaston BACHELARD, Roland Barthes, Jean-Baptiste BOTUL, Marcel DUCHAMP, M. FRECHURET, Stéphane MALLARME, Jean-Paul SARTRE

Plan

Texte intégral

La mollesse comme signifiant de l’inconsistance

Note de bas de page 2 :

On trouve de magnifiques passages sur la consistance/mollesse des fromages dans Roland Barthes, tout à fait dans la lignée des fantasmes proustiens. Un seul exemple dans L’obvie et l’obtus. Essais critiques III (Paris, Seuil, 1982) : « Avez-vous vu préparer la raclette, ce mets suisse ? Un hémisphère de gros fromage est là, tenu verticalement au-dessus du gril ; ça mousse, ça bombe, ça grésille pâteusement ; le couteau racle doucement cette boursouflure liquide, ce supplément baveux de la forme ; ça tombe, telle une bouse blanche ; ça se fige, ça jaunit dans l’assiette ; avec le couteau, on aplatit la section amputée ; et l’on recommence » (p. 195), ou encore « C’est dans cette chute que la matière se transforme (se déforme) ; que la goutte s’étale et l’aliment s’attendrit : il y a une production d’une matière nouvelle (le mouvement crée la matière) » (p. 38).

Note de bas de page 3 :

Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’A. Rey, Paris, Le Robert, 2004, pp. 2298-2299.

Il me semble que la consistance dans l’œuvre de Marcel Proust se comprend en premier lieu dans et par sa dialectique avec la mollesse. Les substances molles gastronomiques sont omniprésentes dans les cuisines de la Recherche. Nous y lisons l’enthousiaste apologie chez Marcel de certains de ses fromages favoris2. Proust évoque souvent la consistance/mollesse du fromage – la matière semble « vivre » (la dynamique du mou étale la qualité temporalisée d’une substance), elle se forme et déforme dans d’imperceptibles mouvements, tout comme d’autres denrées alimentaires soumises dans la cuisine à toutes sortes de manipulations qui présupposent la mollesse des substances (attendrissement de la viande, cuisson). Le mou est souvent associé au lâche, au flasque, à l’affaissé, et est alors considéré comme un état de corruption à l’égard d’un idéal de solidité. Le Dictionnaire historique de la langue française propose une définition du mou qui détermine avec évidence la relation de la consistance et de la mollesse : « Mou ou mol, du latin mollis, est de consistance non dure au toucher »3. Par conséquent, le mou trouve sa détermination sur l’échelle de l’inconsistance, dans son éloignement relatif de la « dureté/solidité ». Le mou témoigne d’une certaine virtualité implantée dans l’immanence de la vie, ce qui est d’ailleurs affirmé tant par les biologistes que par les psychanalystes.

On pourrait soutenir que de puissantes forces se manifestent à l’intérieur des dualités fluidité/solidité, ou liquéfaction/solidification, au cours du processus vital. Un fantasme inconscient nous mène vers les origines molles de nos matières corporelles. La consistance des matières molles ne serait que le résultat d’une solidification qui ne vainc jamais définitivement la fluidité discontinue d’origine et la « mollesse archaïque » de notre corporéité. On pourrait même soutenir que le mou (la flaccidité, le flasque, le pâteux) n’est pas seulement la qualification de l’origine des substances matérielles mais également leur destin. Une approche psychanalytique pertinente prévoit sans doute un tel développement morphologique : le mou est aussi bien l’origine de tout processus de formation que sa fin, de sa résurgence et sa chute. Si le mou est indolent, il a sa dynamique, sa pulsion, il glisse entre les mains, nous échappe animé par une pulsion fusionnelle, toujours en dure épreuve avec la résistance de la forme. Il convient de comprendre ainsi la plasticité du mou et ses enjeux. La mollesse est instable, elle ne sait se tenir, elle est mouvante, c’est un commencement qui joue dans le bien et dans le mal. Ce n’est pas pour rien que le mou, tout comme le flasque et le glissant, séduit les surréalistes (ainsi pensons aux Montres molles de Salvador Dali).

Note de bas de page 4 :

Paris, Éditions Mille et Une Nuits, Fayard, 2007. J.B. Botul est un philosophe fictif créé par F. Pagès. Il s’agit donc d’un canular littéraire, et le caractère fictif de ce soi-disant philosophe n’a pas toujours été décelé. Son « œuvre » la plus connue est La vie sexuelle de Kant, même maison d’édition (1999), autre canular plein de fantaisie et sans aucun fond historique.

Note de bas de page 5 :

« À la réflexion, le fromage (camembert normand par excellence) est peut-être la substance qui dévoile le plus parfaitement (d’un point de vue phénoménologique) les degrés de la mouité, du mou-mou au dur-dur, négation du mou, au sens hégélien, évidemment. […] Le sein féminin est également un bon paradigme pour illustrer les variations de la mouité. […] Le tripotage (du sein) est une saisie de l’Être qui engage la volonté du sujet tripotant et peut chambouler son continuum psychologique. [Il voudrait réaliser] la fusion (voire la diffusion) du Moi dans le Mou » (op.cit. pp. 51,54 et 56).

Jean-Baptiste Botul est un protagoniste exemplaire de cette conception quelque peu perverse de la mollesse. Inventeur du néologisme « mouité », Botul publie en 2007 La métaphysique du mou4, écrit (pseudo)-philosophique qui propose une esthétique de la mollesse, provocatrice et fantaisiste. Quelques suggestions de cet opuscule, enrichissant le sémantisme de la mollesse, pourraient être retenues, avec le sourire… Le prototype de la « chose molle » pour Botul est le flan, en concurrence directe avec le fromage5, pour rester dans l’isotopie culinaire.

Le poids symbolique du dur et du mou pèse lourd puisqu’il existe des extensions métaphoriques et métonymiques à l’infini : la vertu est rigide, le vice est mou ; le dur est le principe mâle, le mou est un état corrompu et le principe même de la féminité. Il faut dissocier le flexible (la flexibilité s’oppose à la rigidité) et le mou, et Botul de réfléchir au rapport psycho-physique entre la « mouité » et la chaleur. D’un point de vue esthétique, le mou s’associe à la courbe ; le dur, à l’angle. « La vraie vie, c’est le mou », slogan existentialiste que Botul dit avoir discuté avec Sartre (qui, comme on le sait de La Nausée, préfère d’ailleurs le visqueux au mou)… Même Aristote est invoqué par Botul pour étayer l’idée que l’immanence de la vie, la permanence du vivant est affectée par le mou. Et la mollesse est dans le doute, eût dit Montaigne… L’enseignement de Botul dans la Métaphysique du mou est bien qu’il faut se laisser submerger par l’intensité sensorielle de l’expérience du mou et de ses nuances pour contrecarrer l’hypostase de la solidité psychologique et de la rigidité morale.

Note de bas de page 6 :

L’article MOLLESSE ajoute d’autres exemples : « […] En parlant du climat, température douce et molle. / En parlant de la complexion, du tempérament des personnes, défaut de résistance. / Douceur et pensées et de style, accompagnée d’un certain abandon gracieux. / Se dit de la danse dans le même sens. / En peinture. La mollesse des chairs, l’imitation vraie de la souplesse des chairs. / La mollesse du pinceau, le défaut de fermeté dans le maniement du pinceau. […] ». Il est intéressant de noter que le Dictionnaire universel de Furetière de 1690 suggère une définition qui préfigure bien l’entrée lexicale de Littré. La voici : « Mollet. Qui est aimable, doux au toucher, qui cède, qui obéit, qui n’est pas dur. Il était couché sur un lit mollet de gazon, sur un oreiller de duvet. Les étoffes de pure soie, de pur castor sont douces et mollettes ».

Note de bas de page 7 :

L’expression revient dans l’Introduction d’E. Viguier à La dynamique du mou (sous la direction de C. Cadaurelle et E. Viguier), Toulouse, Presses Universitaires du Midi, 2016, recueil exceptionnel rassemblant des études très diverses (surtout artistiques) sur « Le mou et l’amorphe », « Les tensions molles » et « La mollesse des corps ».

L’affirmation nodale de mon argument est bien que la mollesse comporte une tension interne qu’on pourrait généraliser comme essentielle au signifié de la consistance. En effet, le sémantisme de la consistance et de la mollesse contient le jeu des contraires céder/adhérer. La perspicacité de Littré inclut cette idée dans sa définition de « mollesse » : « MOU – qui cède facilement au toucher, à la pression, tout en conservant une certaine adhérence. Du fromage mou. La chair molle, poire molle »6. Littré affirme donc qu’une certaine tension interne est constitutive de la détermination de la mollesse : céder au toucher et en même temps conserver une certaine adhérence. Cette tension pourrait être comprise comme une interaction oscillatoire7 entre céder et adhérer. Ainsi la mollesse semble un état d’équilibre dont la configuration est toujours provisoire et ambiguë. La mollesse est réactive et induit une dynamique. C’est précisément cet équilibre précaire entre céder et adhérer qui procure du plaisir à Marcel dans la Recherche. L’esthétique de la mollesse est dans la perception d’une chose quasi sans force, sans résistance, seulement soumise à la loi de gravité des matières. L’objet mou s’abandonne à une force interprétée dans la perception esthétique comme une vigueur vitale. En fait, l’esthétique du mou est nécessairement non-intentionnelle. On laisse à la matière le soin de définir sa forme tout en abandonnant toute intention préconçue. L’objet mou est donc toujours « inédit », composition et chute à la fois, constamment en mutation, fusionnant, fondu, mélangé – il représente l’incertitude et l’inquiétude. Certes, les domaines d’application de la mollesse s’étendent très loin et dépassent une simple qualification de matières, et même l’expérience sensorielle d’un sujet. Ainsi le Dictionnaire de l’Académie de 1798 étend la prédication jusqu’à « Son pinceau est mou » : « mou » prédique dans ce cas un style ou une technique picturale. Les emplois de « mou » acquièrent le plus souvent une connotation négative mais parfois aussi une valorisation positive, comme dans l’Encyclopédie qui loue un tableau « moelleusement peint, lorsque les coups de pinceau ne sont pas trop sensibles, mais sont bien fondus avec les couleurs qui expriment l’objet sans cependant en détruire l’esprit ». Mollesse positive par conséquent : la mollesse n’est pas nécessairement un signe de beauté mais bien plutôt une marque de délicatesse.

Note de bas de page 8 :

Je dois ces renseignements surtout à S. Gallego Cuesta (conservatrice au Petit Paris à Paris), communication personnelle.

Note de bas de page 9 :

Ce double sens de morbido est présent dans la peinture de la seconde Renaissance et du maniérisme, chez Jacobo Carrucci Pontormo par exemple. Il est intéressant de noter que Vasari distingue chez Pontormo les deux sens de morbido : ainsi, il est très positif pour le morbido comme douceur, maîtrise des couleurs et modelé juste, mais négatif pour les représentations du morbido cadavérique, informe, pourri. Comme jugement positif, Vasari écrit très élogieusement de la « vaghezza della sua prima maniera e tanto morbidamente e con tanto unione de colorito che è cosa maravigliosa ». Il se révèle intéressant que Vasari, à propos de Pontormo, met en relation morbido avec vaghezza, cette délicatesse gracieuse et « moelleuse ».

D’autres langues que le français structurent la riche signifiance de « mou » d’une toute autre façon, en combinant en équilibre les sens euphorisant et dysphorisant du lexème. La sémantique de morbido, en italien, dévie considérablement de celle de « mou »8. La morbidezza, très prisée dans la Renaissance italienne, génère un certain plaisir associé à la « délicatesse » des chairs. Cette association avec la délicatesse, on n’en doute pas, est de prime importance pour notre argument focal. Morbido, tout comme mou, est à l’origine la qualité d’une matière douce au toucher et qui cède à la pression. Ensuite, le terme suggère l’harmonie des tonalités, lignes et teintes, le contraire de contrastes prononcés, dans ce sens apparenté à sfumato. Il y a en italien une connotation de ce lexème qui n’existe pas pour mou mais est investie seulement dans le lexème morbide : l’idée de la présence de la maladie et d’un étrange attrait de la mort. Mais on constate en même temps en italien cet étonnant passage du sens dysphorique, qui se rapporte au corps ramolli et cadavérique, au sens pleinement euphorisant, celui d’une exubérance riche de tons et de qualités subtilement existentielles qui concernent en fait la sphère fragile d’un raffinement efféminé, celle des chairs exquises se livrant à la caresse et à la fusion érotique9.

Le mou caractérise un grand nombre de modalités de la matière et, par extension, de l’âme ou du caractère humain. Son champ lexical est très vaste : le sens de « mollesse » chevauche ceux de faiblesse, flexibilité, malléabilité, douceur… L’ambiance émotionnelle et passionnelle de la mollesse est souvent intense. Le mou s’affaisse, coule et se laisse aller. Il est onctueux, souple, moelleux, confortable. Il appelle la caresse, exploite la grâce nonchalante de la forme. Mais dysphoriquement, quand le mou se relâche, il cesse d’être suave et languide, il peut devenir gluant, visqueux, flasque. Le mou témoigne d’une précarité certaine, il est constamment habité par cette menace de perdre ses limites formelles. La consistance du mou est instable, elle est victime de la contingence des matières et elle est constamment menacée d’un potentiel retour au chaos. La mollesse est d’une consistance irrégulière et déconcertante, elle marque le devenir entropique de la matière et elle sème ainsi incertitude et inquiétude. Ne pourrait-on pas qualifier la mollesse comme une consistance amoindrie jusqu’à l’inconsistance induisant le passage possible vers le désordre entropique ? En ce sens, le mou se disqualifierait devant la raison et l’intelligence. Corrigeons d’emblée cette pensée : le mou abdique finalement pour que resurgisse une certaine forme, pour qu’il y ait un retour à une consistance raisonnable et achevée. La pulsion, la palpation de la matière qui commande l’inconsistance de la mollesse, sa lâcheté, sa paresse, émane de la vie…

La mollesse du corps-chair

Note de bas de page 10 :

Stéphane Mallarmé, Brise marine, dans Œuvres complètes I, Poésies 1899, Paris, Gallimard (La Pléiade), [1998], p. 15.

Note de bas de page 11 :

Ma conception du corps-enveloppe s’inspire évidemment de D. Anzieu, Le Moi-peau, Paris, Dunod (Coll. « Psychismes »), [1985], 1995. Si le corps-enveloppe perd toute sa puissance et ne parvient plus à contenir les chairs et engloutit tout le psychisme, c’est le glissement dans l’abject, dans le cadavérique, dans la mort.

La mollesse, figure évidente de l’inconsistance, nous interroge parce qu’elle nous oriente non seulement vers l’isotopie culinaire, comme dans la Recherche proustienne, mais également vers le corps-chair. Il est vrai, le corps-chair peut être perçu comme frais, vif, ferme, tendre, sensuel, mais aussi et fréquemment comme gras, faible, triste, flasque, baveux, souffrant et mort. « La chair est triste, hélas ! », se lamente Stéphane Mallarmé dans Brise marine10. Ce constat navrant présente l’homme comme composé d’une chair matérielle, molle et inconsistante, lieu des plaisirs mais également vouée à la tragédie entropique de la décadence, de la dégénérescence, de la morbidezza. Le corps se présente en premier lieu comme une enveloppe-peau dans son élasticité, sa fragilité, sa tendresse. Ce corps-enveloppe n’est, en premier lieu, pas vraiment senti comme une surface dysphorisante et décadente11. C’est que la matière molle de la chair déborde de son enveloppe. Le corps, cette masse de chairs, attaque ses limites et les fait s’effondrer. Chairs et viscères forment l’intérieur du corps. Le corps-enveloppe est comme le rempart toujours insuffisant contre le mou absolu des chairs qu’il efforce de contenir. Il est vrai, les chairs réclament une coquille, une carapace qu’est l’enveloppe-peau. On ne peut nier le malaise de l’âme face à la chair molle, un certain dégoût même pour le corps-chair. C’est comme si la chair, d’un intérieur insondable et mystérieux, gonfle et tend l’enveloppe. La chair devient visible dans le corps comme un alourdissement, une excroissance. Une intense répulsion existentielle devant cette inconsistance et cette informité, ce dégoût pour le flasque des chairs, touche le fond même de notre subjectivité.

Note de bas de page 12 :

Une citation de la Théorie de la figure humaine de 1773 attribuée à Rubens, résume « la perfection des diverses parties du corps de la femme » de la façon suivante : « Embonpoint modéré, chair solide, ferme et blanche, teinte d’un rouge pâle, comme la couleur qui participe du lait et du sang, ou formée par un mélange de lys et de roses ; visage gracieux, sans rides, charnu, fait au tour, blanc de neige, sans poil […] ; la peau du ventre ne doit pas être lâche, ni le ventre pendant, mais mollet et d’un contour doux et coulant depuis la plus grande saillie jusqu’au bas du ventre. Les fesses rondes, charnues, d’un blanc de neige, retroussées et point du tout pendantes. La cuisse enflée […] le genou charnu et rond. Petits pieds, doigts délicats et beaux cheveux, comme les loue Ovide » (cité par N. Laneyrie-Dagen, L’invention du corps. La représentation de l’homme du Moyen Age à la fin du XIXe siècle, Paris, Flammarion, 1997, p. 138.

Il semble donc qu’il y ait deux figures de la corporéité de l’homme : le corps-enveloppe euphorisant, le corps-chair dysphorisant. Le corps-chair montre son inconsistance dans la figuration de la mollesse, éminemment appréciée dans la peinture sensualiste, aux XVIIe et XVIIIe siècles essentiellement, où foisonnent les représentations de caresses et de palpitations des chairs molles, en premier lieu les joues et le sein féminin12.

Le malaise existentiel devant l’inconsistance charnelle est sans doute général, et pourtant nombre d’artistes et d’écrivains font une apologie émouvante des chairs molles, en premier lieu dans Pygmalion et Galatée de Falconet (Fig.1).

Fig. 1 - Étienne-Maurice Falconet, Pygmalion et Galathée, 1763, Paris, Musée du Louvre

Fig. 1 - Étienne-Maurice Falconet, Pygmalion et Galathée, 1763, Paris, Musée du Louvre

En véritable hédoniste, Diderot jouit de la mollesse des matières et des corps comme d’un univers de douceur et de bien-être physique et moral. Les sensualistes des Lumières privilégient la mollesse, tandis que plus tard vers le temps de la Révolution et du néo-classicisme, d’un David par exemple, se développe plutôt un culte de la dureté des corps. Les sujets représentés par les néo-classiques transcendent alors la décadence esthétique et morale des Lumières qui se manifestait dans l’hypostase de la mollesse des chairs.

La peinture du XVIIIe siècle s’ouvre au réalisme des corps et exalte ainsi les corps-chairs. Elle marque l’apologie des formes généreuses. L’épanouissement de la chair remplace la netteté des contours. La mollesse du corps est rendue manifeste par les jeux d’ombre, les contours flous, la souplesse. La tangibilité du mou peut être sentie jusque dans les plis des étoffes, jusque dans les coutures du tissu. Le drapé est expressif, sensuel même et il joue avec la nudité de la chair. La qualité charnelle du corps culmine dans la figuration du sein, emblème de féminité et de beauté par sa rondeur, sa douceur, sa mollesse – celle des corps-chairs de Madeleine ou d’Agathe. Ainsi la mollesse évoque l’intimité et le secret, la volupté non dénuée de paresse, une certaine délicatesse certes aussi, toujours loin de l’indécence et proche de l’essence. Une telle mollesse problématise l’idéal de la consistance qui impose une rationalisation, une mise en garde contre l’érotisation du regard, le fantasme créateur et une jouissance débordante. On est évidemment en pleine vision haptique avec cette glorification du corps-chair – l’œil se libère de sa puissance optique et se transforme en « un œil qui touche ». On ose même dire que cette libération de l’œil mène à l’éloge du tripotage où la chair se déforme tendrement sous la pression des doigts. En effet, le tripotage stimule notre imagination tactile, et c’est bien ce geste dionysiaque de l’œil-doigt qui caractérise la peinture sensualiste des Lumières.

Note de bas de page 13 :

Pour une telle typologie, voir mon article « Beauté et Eros. Venus à Venise », dans Omar Calabrese (dir.), Venus dévoilée. La Venus d’Urbino du Titien (Catalogue de l’exposition Palais des Beaux-Arts, Bruxelles, 2003-2004), Bruxelles, Bozar, Europalia Italia, 2003, pp. 143-153.

Tout un pan de la Renaissance italienne glorifie également la mollesse, et en ce sens, l’on pourrait dresser une typologie des représentations de Vénus : de la platonisante et idéale Vénus de Giorgione (1510) (Fig. 2) à l’impudique Vénus avec un joueur d’orgue du Titien (1548) (Fig. 3), on constate bien que la mollesse des chairs provoque des effets érotico-esthétiques, à la limite négatives : féminité, perversité, décadence même, et perte de consistance13.

Fig. 2 - Giorgione, Vénus endormie, 1510, Dresde, Gemäldegalerie

Fig. 2 - Giorgione, Vénus endormie, 1510, Dresde, Gemäldegalerie

Fig. 3 - Titien, Vénus au joueur d’orgue, 1548, Berlin, Gemäldegalerie

Fig. 3 - Titien, Vénus au joueur d’orgue, 1548, Berlin, Gemäldegalerie

On tâte du regard les volumes charnels et l’imagination tactile nous mène vers une région où l’enveloppe du corps féminin perd toutes ses qualités apolliniennes et se transforme en chair, triomphe de la mollesse et de son travail dionysiaque destructeur de consistance. Les deux Vénus requièrent un investissement sensoriel bien spécifique au felix aestheticus. La Vénus dormante de Giorgione expose une chair délicate, contenue, et l’investissement esthétique requis est dirigé vers la sereine beauté du corps-enveloppe. Giorgione cherche à neutraliser l’investissement libidinal et les signes en sont les yeux fermés de Vénus et sa pudique main. Pour la Vénus de Giorgione, c’est bien la douce qualité de la peau, cette sublime blancheur dans sa fluidité, sa présence absolue, qui fascine l’âme. Pour la Vénus du Titien, par contre, l’opticalité et même un certain voyeurisme sont provoqués, le regard du joueur d’orgue et le regard éveillé mais détourné de la Vénus, ensuite la chair qui pullule à travers l’enveloppe, et les rides et rondeurs manifestant le trop de chair à l’intérieur. L’histoire de l’art, dans la figuration des corps, balance continuellement entre une consistance à peine conquise et une inconsistance conquérante, celle de la mollesse des chairs.

Trois figures de l’inconsistance en art contemporain

Note de bas de page 14 :

M. Fréchuret, Le mou et ses formes. Essai sur quelques catégories de la sculpture du XXe siècle, Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, 1993, présente dans son livre minutieusement détaillé un panorama raisonné d’un grand nombre d’œuvres d’artistes qui travaillent depuis 1960 autour et avec la valeur de la mollesse et de l’inconsistance en général. Parmi mes trois artistes, Robert Morris et Eva Hesse sont évidemment présentés et analysés par Fréchuret. J’ai ajouté Berlinde de Bruyckere au panorama.

Note de bas de page 15 :

Op.cit., p. 19.

On pourrait illustrer la morphologie de l’inconsistance par quelques figurations en art contemporain. L’inconsistance se révèle être la caractéristique la plus marquée des œuvres plastiques que certains artistes parmi les plus représentatifs produisent depuis 1960. Que l’inconsistance des matériaux domine la production depuis cette date-clé est constaté par de prestigieux historiens de l’art contemporain14. Je ne présente que quelques échantillons de la tendance à la réévaluation de l’inconsistance des matériaux et par conséquent de la signification conceptuelle et émotionnelle de l’œuvre plastique qui s’ensuit. Il s’agit bien de réalisations qui réévaluent « du matériau par ramollissement, liquéfaction, compression, dilatation, condensation »15, toutes des propriétés qui caractérisent la matière dans son inconsistance naturelle. À cela s’ajoutent de nouveaux matériaux choisis pour leurs propriétés élastiques comme la mousse, le feutre, l’éponge, la graisse, le caoutchouc, certaines étoffes. Ces matériaux à structure instable pointent vers des notions comme la contingence, la réversibilité, la perméabilité, la relativité, qui s’opposent radicalement aux valeurs de l’esthétique classique plutôt dominée par la rigidité, la dureté, la permanence, la densité dans des matériaux comme le bronze et le marbre. Il est évident que la « vocation formelle » des matériaux doit être définie d’une toute autre façon si l’on professe la productivité artistique de l’inconsistance.

Note de bas de page 16 :

Op.cit., pp. 25-78.

Selon Fréchuret16, le paradigme de l’inconsistance est instauré par le geste innovateur de Marcel Duchamp depuis les readymades, comme l’Urinoir de 1917. Fréchuret mentionne trois aspects du projet duchampien qui ont révolutionné la conception même de l’œuvre d’art à partir de 1960. Il s’agit d’abord de travailler et de maîtriser le hasard, d’intégrer l’imprévisibilité, de promulguer les figures de l’indéterminé et du contingent, « lâcher tout, laisser tomber », tenter de renverser le hasard, d’endiguer le flux, apprécier la courbe, la chute et la massification, jeter les bases d’une « physique amusante », comme ironise Duchamp. Ensuite, réaliser la déformation de l’objet, étendu, élastique, exploiter la souplesse, la mollesse du matériau, jouer avec la compressibilité ou l’extensibilité des objets, répondre au mieux à la fluidité voulue de la forme, « protéger l’œuvre de l’éternité ». Et enfin, accepter « le désir des mains », la main vagabonde qui frôle et caresse, la déception du regard, l’apologie de la cécité et l’exclusion de tout oculocentrisme. L’exploitation de matériaux mous, flexibles et élastiques, extensibles ou compressibles est à l’origine d’un nouvel art de la sculpture. Duchamp lui-même était fasciné par la qualité sensuelle de matériaux comme la gaze, la ficelle, le fil à coudre, le feutre, le velours, le coton, l’air même (Air de Paris), le caoutchouc-mousse, la graisse, des matières qui invitent à l’appréhension tactile (Prière de toucher) et appellent directement l’exercice des doigts et de la paume qui peuvent apprécier, par une légère pression, l’arrondi de la forme, la tendresse de la matière. Apologie de la « sculpture molle »… Le dessin reste secondaire par rapport au matériau dont l’expérience se fait dans la découverte vaguement érotique de la mollesse, de la malléabilité et adaptabilité d’une matière à l’exercice tactile. C’est ainsi que l’objet de l’expérience artistique n’est peut-être dit monomorphe ou amorphe mais plutôt automorphe – la forme s’adapte en toute autonomie à la sensualité haptique de l’âme-corps qu’est le felix aestheticus.

Une telle célébration de l’inconsistance, une telle hypostase de la mollesse et une telle rupture radicale avec la normativité de l’esthétique canonique explose donc dans les années soixante. Un grand nombre d’artistes contribuent à cette célébration, tous spécifiques et importants, comme Giovanni Anselmo, Richard Serra, Lygia Clark, Hélio Oiticica, Claes Oldenburg, Joseph Beuys, Ernesto Neto, et tant d’autres « post-minimalistes ». Je me restreins au rappel sommaire de trois artistes représentatifs pour cette « révolution » post-duchampienne, Robert Morris, Berlinde De Bruyckere et Eva Hesse, et de six de leurs stratégies générant des « figures de l’inconsistance » : pendre, chuter, pourrir, coaguler, peigner, tresser. L’inconsistance couvre ces six stratégies comme un prédicat au puissant bénéfice épistémologique pour situer et comprendre l’art contemporain.

Pendre/Chuter (Robert Morris)

Faisant partie de la série des Feutres, ces compositions en feutre industriel illustrent comment Morris s’éloigne de la rigidité géométrique du minimalisme de ses premières productions, en direction de l’« antiforme », notion à laquelle il consacre plusieurs écrits. Ce combat de libération que Morris mène contre le minimalisme est un combat d’estime pour le processus matériel, mais ce « matérialisme » ne se limite pas à la monstration des seules propriétés physiques, dans ce cas, du feutre. Les feutres, en témoignant d’un simple constat matériel, constituent en fait une réponse à l’idéalisation minimaliste. C’est ainsi que les Feutres peuvent être exploités pour leur qualité érotique, énonce Morris, et pour leurs associations corporelles – le feutre a la même densité, balance et tactilité que la peau. Le Feutre (Fig. 4) que je présente comme Pendre/Chuter illustre comment Morris recherche l’accident et l’intégration de l’œuvre dans un processus aux marques ambiguës de l’indétermination, l’intégration donc de l’action de la gravité.

Fig. 4 - Robert Morris, Tangle, 1967, Collection Philip Johnson

Fig. 4 - Robert Morris, Tangle, 1967, Collection Philip Johnson

Morris s’intéresse au double mouvement de l’élévation dynamique et de l’affaissement, action complexe de la gravité sur une matière docile qui, dans sa forme, montre peu de résistance. Ce qui s’ensuit est un jeu de courbes sans symétrie ni finalité qui pourtant induit une certaine « humanité », non pas comme l’inertie du caoutchouc mais plutôt comme une tendre proximité, due sans doute à l’association du feutre avec la peau humaine. Toutefois, c’est la dualité élévation/affaissement, Pendre/Chuter qui s’impose comme le signifié de cette série de feutres, sans doute pour ses connotations anthropomorphiques évidentes mais également pour toutes les suggestions évoquées par le combat de la forme avec l’antiforme, élever/affaisser, ou encore la tension entre la forme imposée (de l’élévation par accrochage) avec l’autoforme (dans l’affaissement du feutre). Ainsi Robert Morris, avec les Feutres, fait retour à la réalité et la matière, en contraste avec la dématérialisation et le dépouillement de sa période minimaliste. Contre l’art cérébral et la vision géométrique, standardisé, solide et rigide, Morris instaure une ambiance « baroque ». Fréchuret mentionne à ce propos l’esthétique du pli de Deleuze, et il qualifie l’art du Morris des Feutres comme « un art qui ne cesse de faire des plis, qui courbe et recourbe à satiété ». Morris exhibe « la tendance de la matière à déborder l’espace plastique ».

Pourrir/Coaguler (Berlinde De Bruyckere)

Note de bas de page 17 :

Voir la magnifique monographie Berlinde De Bruyckere, Bruxelles, Mercator, 2014 (avec des contributions éclairantes e.a. d’A. Mengoni et d’E. Alloa). Voir aussi B. Delmotte, Étonnement. La chair et l’empathie dans l’œuvre de Berlinde De Bruyckere, Paris, Furor, 2017.

Les thèmes universels de la sculpture de Berlinde De Bruyckere17 sont la finitude, la souffrance humaine, la privation physique, les réalités dysphoriques de l’existence vulnérable marquée par une inconsistance fondamentale qui, certes, nous unit toutes et tous dans la communauté des humains. D’emblée on se rend compte comment cette sculpture impulse selon la dynamique du mou : instabilité processuelle, contingence chaotique, menace de dissolution, l’informe s’installe inexorablement, cruellement.

La vision implacable de Berlinde De Bruyckere se manifeste nettement dans une œuvre récente, Courtyard Tales (2017), qui met en scène des stratégies complémentaires de l’inconsistance : le pourrissement et la coagulation. Les Courtyard Tales (Fig. 5) sont des sculptures fabriquées de couvertures usées en lambeaux.

Fig. 5 - Berlinde De Bruyckere, Courtyard Tales, 2017/2018, Somerset, Hauser and Wirth

Fig. 5 - Berlinde De Bruyckere, Courtyard Tales, 2017/2018, Somerset, Hauser and Wirth

Ces amas de tissus, disposés avec précaution et qui devraient apporter chaleur et protection, sont au contraire à demi décomposés, troués, misérables, d’une couleur repoussante. Ces figurations exhibent une entropie mortelle, et leur inconsistance signifie la finitude de nos existences. Ces couvertures en décomposition ont pourtant une histoire, celle d’une intimité, détruite, réprimée pour toujours par la nature et sa durée. Elles sont menacées d’annihilation définitive. Les trous témoignent de la fragilité molle de la matière, ils suppurent comme des blessures, échec entropique d’une corporéité massacrée, triomphe de la vermine, comme en parle Bataille à propos de la matière informe.

Peigner/Tresser (Eva Hesse)

Note de bas de page 18 :

Voir l’excellente monographie illustrée Eva Hesse, San Francisco Museum of Modern Art, 2002. M. Fréchuret, op.cit., consacre de belles pages à Eva Hesse, pp. 186 ss.

Eva Hesse18, décédée en 1970 à l’âge de trente-quatre ans, exploite dans les années soixante, avec Robert Morris, l’élasticité, la souplesse, la mollesse des matériaux. Son génie généreux et sensuel perturbe le modèle géométrique du minimalisme. Elle introduit un baroquisme des formes en mettant en scène les effets de la pesanteur et en suspendant dans l’espace des « sculptures », souvent d’apparence organique, viscérale. Les matériaux sont divers : tissu, latex, plastique, plâtre, fibre de verre, corde, tandis que des gestes très divers travaillent cette matière : suspendre, nouer, verser, aligner, tremper, et certainement aussi peigner et tresser. Le cordage est un matériau privilégié pour sa malléabilité et l’échelle mobile posée à la verticale. Untitled (Fig. 6) de 1970, l’année de son décès, présente dramatiquement comment ce cordage bascule dans un désordre incontrôlé, explosion et dispersion de forces souterraines, dissémination, vibration intestinale – seule la gravité impose sa règle.

Fig. 6 - Eva Hesse, Untitled, 1970, New York, Whitney Museum f American Art

Fig. 6 - Eva Hesse, Untitled, 1970, New York, Whitney Museum f American Art

Le mou de la corde durcit jusqu’à ce qu’elle devienne tige biscornue d’une broussaille infernale. « Tresser » ne renvoie évidemment pas à la béguine qui « tresse » sa dentelle, mais à l’araignée qui « tresse » sa toile traîtresse. Ce qu’on voit et ressent est un amas chaotique, fait de ficelles entremêlées, et un spectacle qui grouille comme un tas abject de vers. Une œuvre d’Eva Hesse, avec une telle texture enchevêtrée, ne montre aucune clé d’organisation, et n’est même pas une composition au sens canonique ; elle ne répond qu’à la loi universelle de la force gravitationnelle. Les fils se croisent et se recroisent à la recherche d’une liaison impossible, sans solution de continuité. Une telle « sculpture » ne produit que la figuration de viscères et d’entrailles en voie de décomposition, et ne fait qu’enregistrer les rythmes et les cycles vitaux comme un sismographe. Il n’y a ici aucune apologie idéalisante de la corporéité mais plutôt une exhibition du refoulé et de l’enfoui de l’imaginaire répulsif des profondeurs. Les sculptures d’Eva Hesse n’ont pas de limites bien déterminées, elles ne sont pas « encadrées », mais elles incarnent le plus haut degré d’une inconsistance qui nous fait perdre tout équilibre et nous coupe de toute téléologie. On a pu qualifier les œuvres d’Eva Hesse de « sculptures rampantes » faites de gestes intériorisés, introvertis. Il est vrai, le cordage n’a ni précision ni tonicité, la corde est une forme de résistance passive entre la résignation et l’attente de délivrance, très précisément comme le céder/adhérer que j’ai introduit comme la marque essentielle de la mollesse. L’œuvre d’Eva Hesse illustre avec génie l’informité de la mollesse, l’intimidation de l’inconsistance.

La modalité de l’inconsistance de la matière

Dans la tradition philosophique, la matière est le négligé, l’instance dévalorisée, et on l’assimile volontiers à l’indifférencié, à l’inarticulé. La matière est généralement considérée comme indéfinissable, non sans raison d’ailleurs. Si l’on s’imagine pouvoir circonscrire la matière, ne s’agit-il toujours pas d’une sorte de ruse ou de trompe-l’œil produit par des articulations figuratives complexes (lignes, formes, volumes) transposées, déformées même, par des stratégies énonciatives ? Il est vrai que les arts plastiques ou musicaux célèbrent les matières, les pâtes et les pigments du peintre, les timbres des voix et des instruments, et la matière y est toujours sentie comme un continuum indifférencié, inerte et inanimé. Mais comment conceptualiser la matière ? C’est une autre affaire… Voici la réponse de Sartre à cette impossible question :

Note de bas de page 19 :

J.P. Sartre, L’Être et le néant, Paris, Gallimard, 1943, pp. 222-223.

[La matière,] c’est l’acidité du citron qui est jaune, c’est le jaune du citron qui est acide ; on mange la couleur d’un gâteau et le goût de ce gâteau est l’instrument qui dévoile sa forme… Si je plonge mon doigt dans un pot de confitures, la froideur gluante de cette confiture est révélation de son goût sucré à mes doigts19.

Pour Sartre, les différentes significations existentielles sont liées à la matière, elles sont emboîtées dans la chair des objets. Et Sartre démontre très bien que, pour comprendre l’essence de la matière, il faut briser la mono-sensorialité, c’est-à-dire le fonctionnement des sens séparément, et se tourner vers la synesthésie basée sur le fondement haptique. C’est particulièrement évident quand on détermine le statut esthétique de la consistance/inconsistance.

Comme on l’a vu, la consistance de la matière n’est pas une propriété physique et naturelle, mathématiquement mesurable, et éventuellement utilisable par les technologies ; la consistance de la matière est plutôt phénoménologiquement perçue par et dans la sensibilité des sujets. Ainsi mes réflexions concernant la consistance de la matière devraient être transposées dans la sphère de l’expérience subjective, là où le sujet perçoit la consistance comme du sensible, comme un réseau d’intensités qualitatives et ses métamorphoses. La stabilité de la consistance est difficile à maintenir et le danger de basculer en inconsistance est toujours menaçant, immanent même. C’est que l’événement du consistant repose sur le mouvement contradictoire de céder/adhérer et un tel va-et-vient est fragile et facilement déréglée.

Note de bas de page 20 :

G. Bachelard, L’Eau et les Rêves, Essai sur l’imagination de la matière, Paris, Corti, 1942. Voir surtout l’Introduction « Imagination et matière », pp. 7-28.

Ainsi la consistance est une qualité projetée sur de la matière, les substances culinaires en premier lieu, projection sur un état de choses matérielles ou sur le comportement d’une personne comme caractérisation d’une psychologie, par un sujet-interprétant engageant ses facultés intellectuelles et passionnelles, surtout la faculté que Bachelard a nommée si pertinemment l’« imagination matérielle »20. Une telle force imaginante donne vie à une cause matérielle spécifique. Le consistant prédique alors une image qui se fixe plus ou moins lentement dans l’univers mental du sujet-interprétant. Cette empreinte n’est pas « perçue » comme du pur visible mais plutôt comme du tangible présentifié imaginairement comme un acte de la main – l’image de la consistance/inconsistance dans l’imagination matérielle est en effet haptique, puisque la dialectique céder/adhérer fait nécessairement appel à la main, à ses prothèses et ses substitutions. On ne « voit » pas la consistance/inconsistance, on la « touche ». Ce qu’on « voit » éventuellement, par exemple dans le mouvement d’une matière consistante/inconsistante ou dans le changement de sa figuration, sont les conséquences praxéologiques de l’expérience haptique façonnant le consistant/inconsistant. Il y a du mystère, voire du miracle, dans cette force présentifiante de l’imagination matérielle du consistant/ inconsistant. En effet, cette force présentifiante est inépuisable, elle est d’un approfondissement insondable, qui se transforme jusque dans la contemplation et la rêverie vagabonde, heuristique privilégiée qui nous mène vers la beauté de la matière.

Note de bas de page 21 :

Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté, Paris, Corti, 1947 (3e édition), Chapitre V : « Les matières de la mollesse. La valorisation de la boue », pp. 103-129.

Le sujet contemple rêveusement quand la consistance des substances dégénère en mollesse comme figuration standard d’une matière inconsistante. Les « substances molles », colle, glu, pâte, mousse, boue, provoquent le dégoût et la répugnance, précisément à cause de leur impact synesthésique sur le corps intersensoriel. J’ai déjà pu affirmer comment l’intersensorialité synesthésique se cristallise autour de l’expérience haptique, le toucher de la matière. Bachelard est le meilleur analyste de cet impact de la « moelle de la nature », la boue, les marais, sur l’âme d’un sujet-interprétant qui contemple et rêve21. C’est bien Bachelard qui oppose « l’agressivité droite dans le dur » à une « hostilité sourde du mou », et qui avertit que la glu, comme toutes les « inconsistances molles », corrompent, englobent, avalent et s’approprient selon des intériorisations variées. Et Bachelard d’affirmer que « la dialectique du dur et du mou commande toutes les images que nous nous faisons de la matière intime des choses […. Dans l’ordre de la matière, le oui et le non se disent mou et dur », et de là on parvient même à déduire une « sagesse de la mollesse ». La mollesse est « sage » puisqu’elle est proche de l’origine. La mollesse, dans l’imagination matérielle, est le point de départ qui donne lieu à un durcissement progressif des matières. Ainsi la sublimation matérielle, le travail des images matérielles par l’instinct plastique, suit le chemin de la sage mollesse d’origine vers la dureté, matière dérivée, domestiquée. Bachelard défend l’« anapsychanalyse » qui devrait nous réconcilier avec la régulation psychique nous menant vers la sage mollesse d’origine. Une récupération existentielle de l’origine est un exercice d’équilibre difficile. Le passage du mou au dur est délicat. On ne peut s’ensabler dans l’inconsistance de la mollesse mais, en même temps, on ne peut se fixer sur la consistance des matières dures. D’une part, il y a le féminin, le mou, l’eau, la boue et les marais, et de l’autre, le virile, le dur, la pierre et le fer. Si l’on n’accepte pas cette complémentarité, on sera ou bien victime de la nausée sartrienne, de l’enlisement dans le visqueux, le poisseux, le pâteux, ou bien victime d’une pétrification paralysante, une masculinisation dans la figuration de notre existence humaine. La figuration d’un tel équilibre entre le mou et le dur, et encore, entre l’inconsistant et le consistant, génère des instructions pour une éthique organisant « délicatement » les forces vitales de notre existence.

Note de bas de page 22 :

Op. cit., (La Terre et les rêveries de la volonté), p. 104.

Mais en fin de compte, qu’en est-il de cette matière sur laquelle on bute constamment et nécessairement dans l’analyse esthétique de la consistance ? Soyons radicalement déconstructeur : cette matière n’existe pas, mais elle insiste, elle résiste. Ainsi l’esthète n’est pas du tout capté par l’existence de la matière, son ontologie, mais plutôt fasciné par la résistance de la matière et les forces vitales qui y sont engagées. Résistante, la matière ne se laisse jamais transcender, elle garde sa pression sur tout ce qui la frôle, la manipule, la taille, même simplement la touche. Elle insiste, elle persévère, elle s’obstine comme condition sine qua non pour qu’une figure naisse sous la pression de la main, pour que l’« imagination matérielle », la force vitale du sujet-interprétant soit comblée et apaisée. On a déjà pu faire allusion plusieurs fois à la tension interne du sémantisme du mou, exhumé par Littré et organisé autour du couple céder/adhérer. La mollesse comme première figure de l’inconsistance livre de toute évidence le sens nodal de l’isotopie de la consistance dans son entièreté. Il se révèle maintenant que consistant et inconsistant ne sont pas des opposés mais des pôles d’un sémantisme participatif, et que consistant et inconsistant se rapportent non pas comme des termes contradictoires mais plutôt comme des positions relatives et graduelles. Le consistant risque par nature de basculer en inconsistant, et inversement l’inconsistant est virtuellement en état de solidifier, de prendre le chemin de la « sublimation matérielle », le « progressif durcissement des matières offertes à l’imagination humaine » évoqué par Bachelard22. La définition du Dictionnaire historique de la langue française exprime bien cette gradualité entre consistance et inconsistance : « Mou : consistance non dure au toucher ». La mollesse y est donc définie comme la modalité de l’inconsistance de la matière consistante.