Gianfranco Marrone et Tiziana Migliore (a cura di), La competenza esperta. Tipologie e trasmissione, Milan, Meltemi, 2021, 256 p.

Carlo Andrea Tassinari

Université de Palerme

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Mourrons-nous platoniciens ?

On connaît le diagnostic lapidaire d’Alfred North Whitehead : toute l’histoire de la philosophie occidentale serait une série de notes en bas de page de l’œuvre de Platon. Le recueil La competenza esperta. Tipologie e trasmissione [La compétence experte. Typologies et transmission], dirigé par Gianfranco Marrone et Tiziana Migliore pour l’éditeur milanais Meltemi (2021, 256 p.), nous semble en apporter une confirmation troublante.

Nous nous souvenons de la genèse mythique du savant dans la Caverne de Platon, surtout depuis que Bruno Latour l’a reprise dans le premier chapitre de Politique de la nature (1999). La naissance du philosophe y était marquée par une double disjonction : d’abord, par rapport à la logorrhée ignorante de la société ; ensuite, à l’égard de la nature muette. Après avoir volé le secret des lois de cette dernière, il revenait à la première pour lui imposer un ordre naturel et, de ce fait, apparemment non-politique et donc indiscutable. Quelque chose de semblable arrive à l’expert contemporain. La pandémie du Covid-19, survenue au cours de l’élaboration de ce livre, n’a fait que rendre plus évidente l’omniprésence de l’expertise. Les experts n’ont jamais été aussi sollicités publiquement, ni aussi honnis à cause de leur arrogance supposée. La langue fourchue de l’expertise n’a jamais été aussi entendue, tant comme discours autoritaire que comme manifestation d’une crise de confiance du public vis-à-vis des savoirs institués.

Le projet de la « compétence experte » est précisément de soumettre au regard sémiotique l’expertise, à travers une double opération. D’une part, il focalise la figure de l’expert et son inscription dans le collectif au moyen de la multiplicité des rôles thématiques, des parcours figuratifs et des stratégies narratives et actantielles qu’il condense. D’autre part, il interroge la compétence de l’expert, « ce qui le fait-être », c’est-à-dire les conditions de possibilité de son apparition, la charge modale qu’il présuppose et la division des terrains épistémiques qu’il est appelé à défendre. Enfin, il questionne ce qui lui revient de droit, c’est-à-dire, dans le jargon bureaucratique, ce qui est de sa compétence.

Le volume rassemble 11 contributions, en permettant de varier aussi bien les outils que les domaines d’analyse. Nous nous proposons de déployer cet espace de réflexion en explicitant tout d’abord les « sections tacites » qu’une lecture d’ensemble invite à expliciter. Ensuite, nous nous centrerons sur quelques-unes des questions pour lesquelles ce volume, de grande actualité et contenant des élaborations théoriques exigeantes, apporte des éléments de réponse : de quels outils sémiotiques disposons-nous pour analyser la construction de l’expertise en tant qu’effet de sens ? De quelle représentation des connaissances l’expertise tire-t-elle sa force et sa faiblesse ? La sémiotique peut-elle mettre en lumière des formes de connaissance au-delà de l’expertise ?

1. Sections tacites

L’index des chapitres ne fait pas état d’un regroupement par « sections ». Quant à l’introduction de Gianfranco Marrone, « Épiques de la compétence. Introduction à une sémiotique de l’expertise », elle ne cherche pas à détailler le plan de l’ouvrage mais plutôt à expliciter les enjeux théoriques de l’expertise. Cependant, une lecture attentive permet d’apercevoir la cohérence qui relie des domaines discursifs très variés. Par souci de synthèse, nous prenons ici la liberté de proposer un regroupement thématique des chapitres. Ce regroupement reprend, en partie, la succession des contributions de l’ouvrage, tout en suggérant les « sections tacites », pour ainsi dire, dans lesquelles elles s’inscrivent.

Le premier groupe de réflexions porte sur les instruments théoriques dont la sémiotique dispose pour analyser la compétence (et sa crise perpétuelle) dans les discours experts contemporains. Cet ensemble de contributions comprend l’introduction de Marrone, qui évoque les outils conceptuels pertinents pour l’analyse des constructions sémiotiques de l’expertise ; le travail de Paolo Fabbri sur « Le langage de l’expérience dans la formation experte » (deuxième chapitre), qui reconnaît dans le discours, et non dans les expériences d’un cognitivisme naïf, le lieu de construction des liens intersubjectifs permettant de penser aussi bien l’expertise que la crise de confiance qui l’affecte (une référence directe est d’ailleurs faite à la résistance aux vaccins contre le Covid) ; et le chapitre de Denis Bertand intitulé « Déshabillons-les ! Le sémiologue parmi les experts », où l’auteur revient sur son travail de sémiologue expert, invité à intervenir dans des émissions télévisuelles pour rendre compte de l’efficacité des ensembles signifiants (quatrième chapitre).

Le deuxième ensemble de textes est consacré à la définition de l’expertise dans le domaine de l’art. Dans « Comment devient-on photographe ? », Dario Mangano réfléchit à ce que l’automatisation des caméras fait aux compétences des usagers telles qu’elles sont textualisées dans les manuels de photographie (cinquième chapitre). Dans « Compétence sémiotique dans les arts. Banksy “l’amateur” », Tiziana Migliore montre comment une œuvre de Bansky met en crise la distribution des compétences entre « monde l’art » et « système de l’art » (sixième chapitre). Suivant une voie semblable, Stefano Jacoviello, dans « Mauvais enseignants. Le savoir-faire du musicien incompétent » (septième chapitre), s’interroge sur le critère de reconnaissance du génie musical dans les talents shows importés en Italie du monde anglo-saxon. Enfin, Gianfranco Marrone, dans « Amateurs, entre résistance et extase » (onzième chapitre), propose une généalogie de la figure opposée à celle l’expert, à savoir celle de l’amateur, pour explorer ensuite sa mise en scène dans la chanson Pittori della domenica (« Peintres du dimanche ») de Paolo Conte.

Un troisième et dernier ensemble d’articles porte sur les effets plus manifestement « disciplinaires » de l’expertise. L’adjectif « disciplinaires » est à entendre au sens classiquement foucauldien, renvoyant aux systèmes de pouvoir-savoir. On se réfère notamment à l’expertise dans la prise en charge médicale, dans la diététique et dans l’éducation. Ce fil rouge est saisissable dès le troisième chapitre, « Quand le système est la maladie, et l’espoir un médicament », par Pino Donghi, chapitre consacré aux images de la maladie qui émergent dans les systèmes hospitaliers et au sein des stratégies thérapeutiques. Ce thème ressurgit plus loin dans la contribution de Ilaria Ventura Bordenca, « Corps d’experts, experts des corps : expertise et diététique » (huitième chapitre), centrée sur les émissions de makeover et sur la vulgarisation scientifique autour de la perte de poids ; dans le texte de Letizia Caronia, « Convoquer l’expert à (l’école) » (neuvième chapitre) ; et dans la contribution « De l’analogique au numérique » (dixième chapitre), par Valentina Manchia, consacrée à l’affaiblissement de l’autorité du savoir institué, notamment médical, au profit de pratiques « autarciques » des patients qui essaient de prendre en main leur propre thérapie à travers des recherches effectuées sur Internet.

2. Les aventures de la compétence

La première des trois « sections tacites » que nous avons identifiées peut, en grande partie, être considérée comme une réponse à nos questions initiales : de quoi l’expertise est-elle le nom ? Quels sont les enjeux théoriques de sa description en tant qu’effet de sens ?

Comme l’observe Marrone dans son introduction, la convocation de l’expert est avant tout un geste rhétorique parfaitement banalisé en politique. La succession de Donald Trump par Joe Biden a en effet été marquée par un changement dans le rapport à l’expertise médicale – méprisée par le premier, valorisée positivement par le second – lors de la gestion du Covid-19. Cette dimension stratégique de l’expertise met en évidence la dimension processuelle de la compétence, tantôt revendiquée, tantôt mise à distance ; en tout cas, mise en circulation à travers des parcours narratifs et modaux de grande variabilité.

L’important […], c’est d’abord que, du point de vue narratif, la compétence ne doit pas être conçue comme une propriété du sujet de faire, mais plutôt comme un processus au cours duquel celle-ci s’acquiert (ou se perd), complètement ou partiellement, dans le cadre du parcours narratif, en se manifestant comme un dispositif régi par des règles syntagmatiques telles que l’implication et la présupposition, la rection, l’enchaînement et la surmodalisation. La valeur de la compétence, au sens saussurien, est donnée par le rôle qu’elle occupe dans l’ensemble d’un processus narratif, une fois que celui-ci est achevé, ou bien pendant son déploiement (Marrone, p. 17).

Dans sa contribution, Bertrand souligne également, en faisant appel aux entrées du Petit Robert, l’instabilité syntaxique de « l’expert ». Le rôle thématique de ce dernier peut être assumé par n’importe quel actant à l’intérieur du parcours narratif canonique : l’expert peut être aussi bien le Destinateur-manipulateur qui établit le contrat narratif, que le Sujet qui le prend en charge dans son ensemble (épreuve décisive), l’Adjuvant qui intervient pour résoudre une difficulté (épreuve qualifiante) ou le Destinateur-judicateur qui reconnaît la conformité de l’agir du Sujet aux termes fixés dans le contrat (épreuve glorifiante). L’instabilité sémantique associée à l’élasticité sémio-narrative de la figure de l’expert fait de celui-ci une figure médiatique à la fois désirable et troublante, une sorte de totem qui lie et délivre. Est-il modalisé par le savoir ou par le pouvoir ? La réponse n’est pas évidente : s’il paraît s’instaurer selon un savoir reconnu par un pouvoir autre, une fois institué il semble lui-même pouvoir suspendre la légitimité de toute autre parole. Ce qui conduit à une démultiplication des chaînes de délégation : « sollicité par une autorité supérieure et en même temps convoqué pour juger à sa place, l’expert est appelé à exercer une autorité sur le jugement même de cette autorité » (p. 59).

Note de bas de page 1 :

Je note la convergence de ces réflexions avec la thématique du colloque organisé par le réseau doctoral Grand Paris Sémiotique, « Éclectisme et transversalité de la sémiotique », Université de Paris-Université de Paris 8, 10-11 décembre 2021.

L’expertise invite donc à reprendre le projet d’une sémiotique de la compétence en interrogeant sa constitution relationnelle dans l’ordre du discours. L’expert se définit d’abord par opposition à l’incompétent, qui manque entièrement du savoir et du savoir-faire du premier. Cependant, ce manque de savoir permet aussi de se libérer d’un poids, à savoir celui des limites qu’impose le domaine de l’expertise. Voici que surgit une autre forme de savoir, libre de toute allégeance disciplinaire : celle de l’amateur. L’amateur est un touche-à-tout, une sorte d’éclectique qui, d’après Marrone, incarne bien la curiosité indisciplinée du sémioticien (Cf. Marrone 2015)1. Son antithèse, c’est le spécialiste, sorte d’ignorant instruit qui maintient scrupuleusement ses compétences cognitives à l’intérieur du périmètre microscopique de sa spécialité, et qui ne possède pas la capacité de faire dialoguer les savoirs entre eux.

3. L’expert : forces et faiblesses

La typologie ici esquissée présuppose plus qu’une simple compétence de type narratif. Elle repose en effet, pour citer une notion que l’introduction de Marrone reprend du Maupassant de Greimas (1976), sur un savoir « thématique » plus général concernant l’organisation même des connaissances. C’est de là, de son épistémologie implicite, que l’expert tire sa force et sa faiblesse.

Note de bas de page 2 :

Ce qui ouvre une piste de recherche sur une topologie des connaissances fondée sur la notion de limite. Cf. dans ce sens, M. Hammad, « Présupposés sémiotique de la notion de limite », Documenti di lavoro e prpubblicazioni, 2004 (https://www.academia.edu/2024385/Pr%C3%A9suppos%C3%A9s_s%C3%A9miotiques_de_la_notion_de_limite).

L’expert, nous l’avons vu, est avant tout une figure d’autorité. Il se détache sur un fond polémique d’énonciateurs qui se disputent le droit à la parole. C’est peut-être pour cela que la plupart des contributions analysent l’expertise dans les médias, lieux privilégiés des énonciations superposées. La supériorité de l’expertise par rapport à d’autres formes de compétence énonciative tient au droit exclusif qu’elle semble revendiquer sur un domaine de savoir homogène dont elle patrouille les frontières épistémiques2.

Note de bas de page 3 :

C’est la même logique adoptée dans les systèmes modernes de soin, et décrite par Donghi. Conçus sur le modèle de l’hôpital-prison, les systèmes sanitaires centralisés définissent la maladie comme un objet séparable du corps social qu’il faut isoler par la ségrégation et la concentration des patients dans des centres spécialisés. C’est le modèle lombard, développé au détriment de la médecine de proximité, qui a été rapidement débordée par la première vague de Covid en Italie, en 2020 : c’est précisément dans des hôpitaux encore peu préparés à faire face à cette nouvelle maladie que bien de cas-contacts se sont présentés, favorisant la circulation du virus.

Ces observations sont illustrées par Ventura Bordenca, qui, dans son article, propose une brève généalogie de l’expertise du nutritionniste pour montrer ensuite son efficacité dans la suprématie morale et épistémique qu’il affiche, respectivement, dans les émissions de makeover et dans les rubriques de vulgarisation scientifique. Comme l’explique Ventura Bordenca, alors qu’à l’époque prémoderne la diététique était un véritable art de vivre, à la portée de tous et concernant tous les aspects de la vie, le nutritionniste la cantonne au domaine des propriétés invisibles des aliments – les calories –, en restreignant à une poignée d’experts le droit d’en parler pertinemment3. Dans les émissions de makeover, la délimitation de ce domaine de compétence confère aux entraîneurs et aux chirurgiens le pouvoir d’accompagner les personnes en surpoids non seulement à travers un programme narratif, finalement instrumental, de perte de poids, mais aussi à travers une véritable transformation existentielle qui redonnerait à ces sujets une place dans leur famille, au travail ; bref, dans la société. Par ailleurs, les enjeux énonciatifs de la vulgarisation scientifique, dont notamment la construction de la crédibilité de l’énonciateur, passent par une disqualification permanente des savoirs qui, relégués au rang de mythes non-scientifiques, se trouvent en concurrence avec le paradigme nutritionniste.

Or l’expert est un géant aux pieds d’argile. Les conditions de son efficacité sont aussi – je cite Bertrand – les « conditions d’une crise du crédit fiduciaire » permanente (p. 60). La raison en est que la division du savoir en domaines qu’il est possible de s’approprier ne parvient jamais à mettre entièrement fin à la discussion. Si cette division permet d’hiérarchiser les connaissances et de réguler les prises de parole dans l’espace social, elle laisse toujours un résidu d’hétérogénéité pouvant être revendiqué par un autre expert qui, du même coup, délégitime le premier. L’expertise, en effet, semble rongée de l’intérieur par l’acide de sa vocation polémique inhérente. Un cas exemplaire est étudié par Caronia, qui, à partir de l’analyse de conversations entre enseignants et parents d’élèves, montre comment le parent parvient à « conquérir » le terrain épistémique où l’enseignant exerce son magistère exclusif – l’évaluation des devoirs – par la convocation de la parole d’un autre expert, le médecin, lorsque celui-ci confirme la « condition de surdoué » de l’enfant en question. À la croisée de deux expertises, la médicalisation et la pédagogisation, le corps de l’enfant devient le levier que le parent utilise stratégiquement pour infléchir le comportement de l’enseignant à l’école (par exemple, en demandant à l’enseignant d’être plus ou moins sévère).

4. Par-delà l’expertise

Une autre forme de dé-légitimation de l’expert, perçu cette fois-ci comme excessivement autoritaire, est celle du « populisme technologique » examiné par Manchia dans le cas du discours antivax. La contribution, rédigée avant la crise de Covid, se réfère à une polémique de longue date qui a toujours associé vaccinations et autisme chez les enfants (le cas analysé date de 2012). D’après Manchia, les stratégies véridictoires de ce discours semblent contredire point par point celles de l’expertise : là où l’expertise valorise la médiation institutionnelle, le populisme technologique valorise l’immédiateté de l’expérience ; là où la première valorise la parole en acte de l’intervention en public, héritage des public lectures, le second met en avant le document écrit, enfoui dans les recoins les plus improbables du web.

Manchia se demande « ce qui manque aux interprétations des antivax » (p. 227). Or il nous semble, quant à nous, plus intéressant de se demander ce qui manque aux capacités persuasives de ceux qui ne parviennent pas à les convaincre. C’est ce que Fabbri invite à faire dans sa contribution : « capter l’intérêt de l’autre, c’est la voie » (p. 33).

Comme le dit Manchia, le manque d’intercompréhension est probablement une question de méta-compétence. Mais celle-ci n’est peut-être pas à entendre simplement comme capacité à organiser les informations mais, plus profondément, comme capacité à expliciter l’implicite, à rendre parlante la « compétence tacite ». Dans cette perspective, au lieu de se demander ce qui manque aux antivax, on peut se demander ce qui demeure implicite dans leur recherche autarcique de références scientifiques : n’a-t-elle quelque chose à voir avec les difficultés face à une situation de parentalité difficile, figurativisée par la peur d’une maladie socialement très stigmatisée et peu connue, telle que l’autisme ?

Par-delà ce cas, les synergies émergeantes entre les concepts de méta-compétence et de compétence tacite nous semblent l’une des questions théoriques les plus fertiles du volume. Il est significatif que les contributions qui l’approfondissement sont celles consacrées à l’art et à ses paradoxes.

Dans sa contribution, Migliore explique par exemple que, dans le domaine de l’art, la sanction d’« artisticité » est monopolisée par les représentants du système de l’art (critiques, médias, galeries), qui ne reconnaissent pas aux œuvres elles-mêmes, appartenant au « monde de l’art », la capacité de tenir un discours « méta- ». Nous nous retrouvons toujours face à l’expert qui monopolise le domaine. Migliore démonte d’emblée cette rhétorique à partir de Spectre of Evaluation, de Thomas Hirchhorn (2010), un dessin qui met justement en scène le fonctionnement du système de l’art. L’auteure approfondit le métadiscours artistique en analysant la création de Banksy Venice in oil. Il s’agit d’une œuvre site specific, révélée au public à travers une vidéo diffusée par Bansky sur les réseaux sociaux pendant la Biennale de Venise (épitomé du système de l’art), alors que l’artiste n’y avait pas été invité. Cette installation consiste en un poliptyque exposé dans les rues de Venise qui montre une vue de la ville fragmentée en huit tableaux à l’huile et envahie par la présence massive d’un bateau de croisière. Après avoir attiré l’attention des passants, qui admirent sa création, l’artiste, sans permis d’exposer, est chassé par les carabiniers. Pendant qu’il quitte les lieux en sortant du cadre, un gigantesque bateau de croisière fait irruption dans la prise de vue. Deux fois refusé par l’institution mais accepté par le public, qui participe au monde de l’art, la figure de l’artiste est remplacée par celle des grands navires qui envahissent les canaux vénitiens, évoquant l’injustice même qu’il subit.

Dans le champ musical, Jacoviello réfléchit aussi au problème de la reconnaissance artistique : par quels mécanismes des talent show comme « X-Factor » confèrent-t-ils une aura de génie à des artistes que n’importe quelle école de musique rejetterait comme des absolus incompétents ? D’après lui, il y aurait une sorte de méta-compétence portant sur la capacité de récupération d’une connaissance tacite appelée ici « mémoire du son » (p. 155). C’est la perte de cette mémoire qui mine la compréhension musicale :

Au fil du temps, une série de stylèmes appartenant à l’univers sonore de matrice euro-américaine a perdu son potentiel sémantique consolidé […]. Ces configurations sonores sont devenues non-spécifiques, en perdant tout lien avec la norme grammaticale qui les définissait et, partant, la possibilité d’être traduites, repoussées dans l’oubli extra-systémique, au-delà de la frontière du culturel. C’est là, dans cette barbarie structurellement constituée, que les néo-créatifs ramassent les fragments préformés sans apparemment les ré-articuler selon la norme de signification d’origine (p. 157).

Le sémioticien se chargerait donc de reconnaître ce type de mémoire, évoquée également par Bertrand, dans un autre domaine, sous le terme de « mémoire du visible » (p. 73) : celle qui garantit l’efficacité symbolique des discours en mesure de « faire l’actualité », et dont Bertrand a justement été appelé à rendre compte dans des émissions télévisuelles en tant que sémiologue expert.

Dans la contribution de Mangano, il est également question de cette mémoire du visible qui touche aux savoirs tacites constitutifs du rapport entre le corps du photographe et celui des appareils numériques modernes. Le problème y est abordé à travers l’analyse des mutations dans le traitement des techniques de focalisation. Dans les manuels de photographie de l’ère analogique, la compétence nécessaire à une bonne focalisation était décrite par le menu. Dans les manuels de l’ère numérique, où la machine focalise automatiquement ce qui est au centre de l’objectif, on apprend en revanche à se méfier de cette automatisation : la compétence photographique doit permettre de s’en passer. Or, les manuels ne disent pas nécessairement ce qu’il faut savoir pour le faire ; ils suggèrent seulement « que, là, il y a quelque chose à savoir » (p. 102).

Dans l’univers analogique, le processus même de focalisation, obtenu par une action continue sur les touches et les leviers, créait un espace et un temps de déformation perceptive que le photographe devait arrêter pour obtenir l’effet désiré, et qui ouvrait la possibilité de découvrir, dans et par l’œil de l’objectif, des images que le photographe n’avait pas prévues à l’avance. Cette possibilité disparaît dans le numérique qui, même en « mode manuel », oblige, par l’instantanéité de l’ajustement, à choisir à l’avance, sans possibilité de transition, ce qui doit être focalisé ou non. La véritable différence réside donc dans le transfert de la compétence tacite : dans l’analogique, elle est prise en charge par le photographe, qui contrôle plus ou moins directement le flou pouvant devenir le trait distinctif même de l’image ; dans le numérique, au contraire, la compétence tacite est déléguée à la machine, insensible à l’esthétique du flou.

Suivant à la trace les formes du savoir, de la perception, et leur sédimentation dans la culture, on crée donc un espace de visibilité. Un espace où les formes de la connaissance deviennent saisissables, appropriables, critiquables, et donnent matière à l’expertise, si cruciale dans les discours contemporains mais si périlleuse lorsqu’il s’agit de générer un savoir partagé sur le monde. En reprenant le souffle et en prenant de l’ampleur, l’expertise renouvelle, peut-être pour le meilleur, nos manières d’être ensemble.

Telles sont en somme quelques-unes des pistes ouvertes par ce recueil, si riche en suggestions.