Etre élève de Jacques Geninasca

Felix Thürlemann

Université de Constance

https://doi.org/10.25965/as.732

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Mots-clés : diagramme, espace textuel, esthétique

Auteurs cités : Jacques GENINASCA

Texte intégral

Il y a exactement quarante ans, je comptais parmi le petit groupe d’étudiants qui, curieux du nouveau professeur ordinaire de littérature française, s’inscrivirent à son premier séminaire, à l’université de Zurich. Le sujet était, on n’en s’étonnera pas : « Les Chimères de Nerval ».

L’élan du jeune professeur nous enthousiasma tout de suite. Mais ce qui nous frappa surtout, ce fut la rigueur qu’il appliquait à son faire herméneutique, une rigueur qui nous était inconnue car nous ne l’avions rencontrée dans aucun des autres cours figurant sous le titre de « belles-lettres » ou Geisteswissenschaften, comme on dit en allemand.

Le choix du corpus, les « Chimères » de Nerval, recueil de sonnets particulièrement hermétiques comme on sait, était (probablement sans que ce fût calculé) un excellent choix du point de vue didactique : pour résoudre les problèmes de compréhension que le texte posait, il n’existait aucun « truc », aucun savoir extérieur tout fait qu’il aurait suffi de convoquer. Seul le texte lui-même, par sa structure, pouvait nous dire comment il fallait le lire.

Travailler avec Jacques Geninasca signifiait d’abord s’initier à un métier. Ce métier consistait à poser des questions pertinentes et ensuite à déduire du texte même les informations qui contribueraient à les résoudre.

Je dirais qu’avant tout, le rapport de Geninasca au texte était marqué par une attitude d’humilité. Car la question de comprendre comment le sens vient au monde — question qui pour lui, sémioticien, a toujours été fondamentale — n’est pas une question légère.

Cette attitude d’humilité par rapport à l’objet d’étude avait une conséquence importante : comme professeur, Geninasca était capable de partager ses problèmes avec les étudiants. Il s’en suivait, dans ses séminaires, une atmosphère de travail rare, qu’on trouve probablement plus souvent dans les ateliers d’artisans que dans les salles de cours.

Pas seulement depuis que Jacques nous a quittés mais déjà bien avant, je me suis demandé ce que j’ai appris de son enseignement pour mon propre travail. Cette question, je me la suis posée comme quelqu’un qui (contrairement par exemple à Peter Fröhlicher, et bien d’autres élèves de Jacques) n’a pas suivi la « bonne route ». J’ai quitté l’analyse littéraire pour devenir historien de l’art et sémioticien de l’image. Mais de cette bifurcation aussi, Geninasca est pour une bonne part responsable et je lui en serai toujours reconnaissant.

Qu’ai-je donc appris en suivant ses cours ?  Je pense que la réponse tient en deux mots : pratiquement tout. Mais il y a surtout deux éléments qui, avec le recul, me paraissent importants. Le premier, c’est cette attitude que je viens de décrire par rapport au texte et que j’ai qualifiée d’humilité. Le second, c’est la méthode, au sens large. La méthode de Geninasca n’était pas constituée d’un faisceau d’instruments tout faits ; « méthode » signifiait pour lui —au sens étymologique — une manière de se mouvoir, methodos : une manière de s’approcher du texte. Son travail était marqué par l’invention, par la création de concepts, adaptés à l’objet textuel choisi comme objet d’analyse. Cette attitude était la conséquence d’un principe sémiotique fondamental qui dit que le sens naît de la forme seule.

Aujourd’hui, je suis convaincu que tout ce que j’ai écrit — depuis mon premier texte publié il y a trente ans jusqu’au travaux que je poursuis maintenant sous le terme de « diagrammatique » — découle essentiellement de ce que j’ai appris dans les séminaires de Geninasca à Zurich, et surtout dans le premier, celui dédié à l’analyse des sonnets de Nerval.

Une fois que j’eus quitté l’université, l’ancien professeur est vite devenu — grâce aussi à la convivialité de son épouse Catherine — un ami, un ami qui aimait à dialoguer sur les problèmes d’analyse de textes, littéraires et visuels. Sa critique bienveillante et son encouragement continu m’étaient toujours chers.

Dans le dernier échange de lettres que j’ai eu avec Jacques, je lui ai posé — en réagissant au texte qu’il avait écrit pour le livre d’hommage à Peter Fröhlicher — la question de savoir si un sonnet ne pouvait pas être compris aussi comme un diagramme. Sa réponse, datée « le premier août 2009 », était marquée par l’humour subtil qui lui était toujours propre, et par un optimisme magnifique qui, cette fois, s’est malheureusement révélé ne pas être vraiment fondé. En voici les premiers mots :

Mon cher Félix

Que faut-il préférer, les côtes froissées ou les corrections de travaux d’étudiants ? Tu as dû arriver au bout de tes peines et moi j’approche du moment de la guérison complète … L’été peut commencer !

S’agissant de la question que je lui avais posée, Jacques se montrait réticent à qualifier le sonnet de diagramme, tout court. Mais il était prêt à accepter la possibilité de transcrire un sonnet en diagramme. Je cite le passage en question :

Tu me demandes si le sonnet n’est pas une forme de diagramme : à mes yeux la structure textuelle des discours non transitifs (au nombre desquels les discours « esthétiques ») est fondamentalement topologique, on en peut proposer une notation spatiale, visuelle, un diagramme.

Les diagrammes sont susceptibles, par définition, d’« écrire » toutes sortes d’objets, que ceux-ci aient ou non le statut de structures. Le « diagramme de X » a, comme tel, les propriétés de son « référent », sans que celles-ci lui appartiennent en propre.

Le diagramme d’un sonnet, dans cette perspective, doit rendre compte d’une hiérarchie de partitions caractéristiques de l’espace global du sonnet. Dans cette perspective, le premier tercet ne suit pas le second quatrain, il coïncide avec le passage au groupe des tercets, qui succède à celui des quatrains.

Ceci ne préjuge pas de la possibilité de reprises et de couplages à distance, qui peuvent indexer des relations entre des termes, disjoint, appartenant à des espaces textuels distincts. 

Ce passage décrit de manière très claire la fonction sémiotique des structures diagrammatiques fondées sur la sémiosis semi-symbolique. Comme Geninasca le remarque, elles se rencontrent surtout dans les textes non-transitifs de type esthétique : poésie et peinture par exemple. Dans ce passage, et aussi dans son dernier texte publié — celui sur le parallélisme dans le sonnet « El desdichado » de Nerval —, Geninasca insiste sur le rôle important que joue la topologie pour cette performance qu’est la lecture d’un texte esthétique. Tout ceci explique pour moi, après coup, pourquoi, jeune étudiant de littérature française, j’ai pu apprendre l’essentiel aussi pour mon travail de sémioticien de l’image.

Jacques Geninasca était, comme on le sait, sémioticien et peintre. Cette double compétence est centrale pour comprendre son apport au développement de la sémiotique — je ne dis pas de la « sémiotique littéraire » mais de la sémiotique tout court. A mon avis, seul un « être visuel » est capable de construire une théorie de la signification des discours esthétiques fondée sur les structures topologiques. De plus, la double compétence de sémioticien et de peintre explique, je crois, le rapport particulier que Geninasca avait avec les textes, un rapport qui était, comme j’ai dit, marqué par une attitude d’humilité. Car tout artiste sait que l’œuvre doit son existence à un geste créateur qui n’est jamais totalement contrôlable. Le sens dépasse toujours la volonté de celui qui en est à l’origine, mais aussi de celui qui, ensuite, s’en approche en tant que lecteur ou analyste. Pour Geninasca, le sens, il ne fallait pas le chercher dans un monde extérieur au texte, il résidait dans le texte même. Et c’était envers lui seul que le sémioticien est responsable.

Jacques Geninasca n’était certes pas le seul à défendre cette position. Mais l’inventivité et la constance avec lesquelles il l’a développée étaient incomparables. Incomparables, mais pas inimitables. Au contraire, elles méritent d’être imitées pour longtemps encore.