La violence dans les interactions : les pratiques de la cancel culture et du lynchage en ligne Violence in the interactions: the practices of cancel culture and lynching online

Flavia Karla Ribeiro SANTOS

Universidade Estadual Paulista (Unesp), Araraquara, État de São Paulo (Brésil)

Patricia Veronica MOREIRA

Universidade Estadual Paulista (Unesp), Araraquara, État de São Paulo (Brésil)

Jean Cristtus PORTELA

Universidade Estadual Paulista (Unesp), Araraquara, État de São Paulo (Brésil)

https://doi.org/10.25965/as.7219

On examine ici les pratiques de la cancel culture et du lynchage virtuel, comme versions contemporaines de la « justice sauvage ». Sur la base des pratiques sémiotiques et des formes de vie, nous analysons, au sein d’énoncés virtuels, comment les pratiques inhérentes à la forme de vie de la violence sur les réseaux sociaux se déploient en scènes de la violence symbolique. Destinée à la destruction de l’image publique, cette violence se matérialise par l’agression psychique de la personne dont la réputation a été détruite. Par conséquent, ces pratiques sont menées dans un environnement virtuel, panoptique, par les utilisateurs des réseaux sociaux qui, pathémisés par les passions de malveillance en raison du comportement de l’autre, assument les rôles actantiels des juges, des jurys et des bourreaux, et sanctionnent l’accusé par des punitions qui visent à l’anéantissement moral du sujet.

We examine the practices of cancel culture and virtual lynching, as contemporary versions of “wild justice”. Based on semiotic practices and forms of life, we analyze, within virtual utterances, how the practices inherent in the form of life of violence on social media sites unfold into scenes of symbolic violence. Aimed at destroying the public image, this violence is materialized by the psychological assault of the person whose reputation has been destroyed. Consequently, these practices are carried out in a virtual, panoptic environment by the users of social networks who, pathemized by the passions of malevolence due to the behavior of the other, assume the actantial roles of judges, juries, and executioners, and sanction the accused with punishments aimed at the moral annihilation of subject.

Index

Articles des auteurs de l'article parus dans les Actes Sémiotiques : Flavia Karla Ribeiro SANTOS, Patricia Veronica MOREIRA et Jean Cristtus PORTELA.

Mots-clés : annulation virtuelle, formes de vie, lynchage virtuel, pratique violente, réseaux sociaux

Keywords : forms of life, online canceling, social media sites, violent practice, virtual lynching

Plan
Texte intégral

Introduction

Nombre de discours – mythiques, historiques, littéraires –, relevant d’époques et de cultures diverses, rapportent des événements de sanction faits de punitions et de châtiments. De tels comportements violents, figurant tout au long de l’histoire de l’humanité dans des discours relevant de genres textuels différents, constituent une pratique sociale.

Dans la littérature, la sanction par la violence régit les actions des hommes depuis l’Antiquité (de l’exécution des enfants de Jason par Médée à la vengeance conduisant à la destruction de Troie dans l’Iliade). Le discours biblique relate la destruction de Sodome et Gomorrhe dans l’Ancien Testament, le martyre de Jésus-Christ ou la quasi-lapidation de Marie-Madeleine dans le Nouveau Testament. Cet épisode a par ailleurs été repris pour illustrer le beau geste (Greimas et Fontanille 1993) lors du développement des premières études sur les formes de vie, ce qui révèle l’intérêt porté par les sciences humaines et sociales à l’étude de la violence.

D’après Lombardo (2005), la passion de la vengeance est comprise comme un châtiment appliqué à celui qui cause du mal à l’autre. Dans la culture occidentale, cette passion est considérée comme nocive depuis l’avènement du christianisme, qui l’oppose au pardon. Selon la chercheuse, la pratique du châtiment est vue, dans la modernité, comme une « justice sauvage », car, contrairement à la justice légale – soutenue par une législation régissant le /pouvoir-faire/ des individu –, la vengeance est devenue une pratique socialement et moralement condamnable, quoique ce type d’acte punitif se manifeste toujours dans la vie quotidienne, au sein des relations familiales ou professionnelles.

Pour la sémiotique greimassienne, la vengeance s’inscrit dans le parcours passionnel de la colère. Ce parcours se déclenche par la rupture d’un contrat fiduciaire, qui donne lieu à des états passionnés déceptifs, tels que la frustration, le mécontentement et l’agression, et peut atteindre l’explosion colérique, l’autre devant expier, dans la même mesure, le mal infligé au sujet offensé. La vengeance constitue une sanction négative pragmatique appliquée par un destinateur-judicateur à un destinataire auteur d’une performance également négative. Elle se rapproche donc davantage d’une « justice sauvage ». Inversement, lorsque la sanction négative est prononcée par des institutions socialement autorisées à l’appliquer, on parle de justice (Greimas et Courtés 1979). Les deux pratiques sont cependant dotées d’un même /pouvoir-faire/ pragmatique de réponse à une sanction négative (Greimas 1983).

Pour Greimas (1983 : 241), la vengeance peut se définir comme une action où le dommage subi par l’offensé est moralement compensé, alors que l’offenseur est puni et la faute liquidée. Un équilibre entre l’offenseur et l’offensé, à savoir une régulation sociale des passions, est ainsi rétabli. Fontanille (2005) ajoute que la vengeance, dans le cadre d’une juste réparation du dommage causée, ne dure pas indéfiniment. D’un point de vue tensif, lorsqu’elle se produit,

[…] quelle que soit la durée des étapes qui précèdent, la dernière doit être brève, intense et décadente ; qu’elle s’installe dans le temps, et reste atone, ou qu’elle adopte un profil ascendant et progressif, dans tous les cas, elle nous fait sortir du champ passionnel de la colère au sens strict. (Fontanille 2005 : 74)

Note de bas de page 2 :

En sémiotique, Bavekoumbou (2016) entreprend des analyses en prenant le lynchage physique comme objet d’étude.

Cette sanction est appliquée à partir de la convocation d’un /pouvoir-faire/ par la vengeance, puisqu’elle institue un destinateur-juge, en transformant cette manifestation passionnelle en justice. Exemple d’emploi de ce /pouvoir-faire /, la pratique du lynchage se configure comme une justice sauvage, qui suscite chez les sujets pris par les états passionnés de mécontentement, agressivité, et même colère, la décision collective de frapper physiquement et intensément un autre sujet, l’auteur probable d’un mal à réparer2.

Cependant, cette pratique a traversé les siècles et se trouve aujourd’hui également adaptée aux interactions humaines dans des environnements virtuels comme les réseaux sociaux. Dans cet espace, l’agression n’est plus physique, elle est immatérielle, c’est-à-dire qu’elle n’est plus imposée au corps en chair et en os, mais à la morale, à la réputation du sujet jugé et sanctionné. La morale est anéantie quand ce sujet exclut ses profils du réseau social, à l’instar de Justine Sacco – l’ancienne responsable des relations publiques qui a publié des commentaires racistes sur Twitter avant de se rendre en Afrique du Sud – et Gabriela Pugliesi – influenceuse brésilienne qui a organisé une fête en pleine pandémie du COVID-19 –, deux cas emblématiques de lynchage virtuel que nous allons examiner ultérieurement.

D’un autre côté, la sanction du destinataire de la vengeance ne se traduit pas toujours par un spectacle ou par la ruine de sa réputation. Comme pour le parcours passionnel de la vengeance, il y a des étapes d’application de la pratique punitive dans l’environnement virtuel : tel est le cas de l’annulation, que nous montrerons au long de ce texte, qui se caractérise par des menaces et des dommages moins sérieux que ceux associés au lynchage ainsi que par la possibilité que la sanction soit suspendue si le sujet démontre un changement de comportement. La publication de commentaires jugés transphobes de l’auteure J. K. Rowling et la participation de l’artiste Doja Cat à des forums de discussion considérés comme racistes et d’extrême droite illustrent bien la pratique de l’annulation. Malgré la désapprobation massive, Doja Cat a été réintégrée sur les médias sociaux après des excuses publiques, en révélant la nature provisoire de la pratique même. En revanche, J. K. Rowling reste dans le champ de l’annulation, car les publications sur les réseaux sociaux oscillent entre des états de mécontentement et des messages indiquant un boycott de la lecture de ses livres.

Note de bas de page 3 :

Le choix d’examiner les cas mentionnés ci-dessus est dû au fait qu’ils ont été largement médiatisés, devenant donc immédiatement reconnaissables, et par conséquent, exemplaires.

Note de bas de page 4 :

À titre d’exemple, Bourdieu (2012) et Foucault (2004) pensent que seul l’État détient le pouvoir légitime de juger et de sanctionner.

Face à cette différence entre les sanctions négatives à l’encontre de performances jugées socialement et moralement condamnables, nous proposons, dans ce travail – à partir des sanctions appliquées à Sacco, Pugliesi, Rowling et Doja Cat3 – d’analyser comment se constituent discursivement les pratiques de la cancel culture (la culture de l’annulation) et du lynchage sur les réseaux sociaux, deux comportements observés dans le cadre de relations sociales, au sein d’environnements virtuels, et qui procèdent d’une rupture contractuelle (la perte des qualités de l’objet-valeur « morale sociale »). Dans cette perspective, le sujet qui expose des jugements affectés de valeurs, moyennant des commentaires sur les réseaux sociaux et en exerçant le rôle actantiel du Destinateur individuel, alors qu’il n’est pas investi du pouvoir de l’État pour juger et condamner l’autre, s’attribue à lui-même et illégitimement4 le pouvoir de juger et de sanctionner le faire de l’autre.

Pour Foucault (2004 : 31), les relations sociales sont invariablement des relations de pouvoir, un pouvoir qui « s’exerce plutôt qu’il ne se possède ». Ce pouvoir est exercé par un dominant sur un dominé, sur la base hypothétique d’un contrat social inconscient, en termes bourdieusiens, et s’impose selon des degrés divers de violence. Dans le domaine des relations sociales sur Internet, cette violence peut causer chez le destinataire des dommages de diverses natures, parfois irréversibles, comme la ruine de sa réputation. Telles sont les relations de pouvoir, que nous abordons ci-après.

1. La violence symbolique comme démonstration et imposition du pouvoir

D’un point de vue tensif, plus intense est la violence, plus rapide est son action dans une situation communicative, et plus forte est sa perception, à l’instar des cas du lynchage et, dans une certaine mesure, de l’annulation, qui se produisent dans l’environnement virtuel. En revanche, moins intense et plus étendue est cette violence, en termes de durée, et plus il est difficile de la détecter, comme dans le cas de la violence symbolique, qui imprègne tous les espaces où se produisent des relations de pouvoir. En ce qui a trait au concept de violence symbolique, la domestication des dominés procède également des relations de communication, puisqu’il s’agit d’instruments structurés et structurants, qui permettent aux systèmes symboliques de jouer leur rôle politique d’imposition, voire de légitimation de la domination (la violence symbolique), en assurant la domination d’une classe sur une autre (Bourdieu 1977).

Dans le champ de la production symbolique, une lutte symbolique, et par conséquent imperceptible, anime donc les classes. La classe dite dominante, destinatrice du faire de l’autre, tente d’imposer un monde social conforme à ses intérêts et donne lieu à des luttes qui se manifestent, par exemple, dans les conflits symboliques de la vie quotidienne. D’après cette conception, le monopole de la violence symbolique est invariablement en jeu. La légitimité de la domination peut émaner de différents acteurs de la communication, parmi lesquels des idéologues, des intellectuels et des artistes, également destinataires d’un faire qui sert les mêmes intérêts du sommet de la hiérarchie (Bourdieu 1977).

Afin que ce type de violence s’établisse comme un produit des relations de domination, Bourdieu (2002 [1998]) explique qu’il est nécessaire que les intérêts des dominants et les valeurs qu’ils défendent se construisent continuellement et historiquement, de manière naturelle, par le truchement des agents et des institutions qui les reproduisent dans les pratiques sociales.

En termes sémiotiques, la praxis énonciative de la violence symbolique vise à maintenir une façon d’être et de faire, c’est-à-dire un ensemble de croyances et de valeurs. Elle est imposée aux destinataires de ce faire de façon à ce qu’ils acceptent le contrat fiduciaire comme établi, immuable et naturel. Les discours reproduits par les intellectuels et les artistes, dans ce cas, sont acceptés comme vrais, car ils sont reconnus dans le jeu énonciatif comme existant dans le monde naturel. À supposer que le destinataire, pour une raison quelconque, rompe le contrat, il subira des sanctions pragmatiques et cognitives négatives, parfois accompagnées de punitions violentes, qui sont appliquées tout autant par le destinateur (dominant) que par les destinataires (dominés). Ceux-ci n’ont en effet pas conscience qu’ils sont simultanément des reproducteurs et des victimes d’un discours de domination.

Observons désormais comment la violence symbolique s’étend à d’autres types de violence, notamment dans l’environnement virtuel.

2. Deux types de pratiques sociales violentes : la « cancel culture » et le lynchage virtuel

Comme forme de reproduction et de manutention d’une grille axiologique en vigueur, la pratique de la cancel culture, qui consiste à appliquer la sanction pragmatique négative de l’annulation, n’est pas nouvelle. Elle prend cependant de l’ampleur à partir du second semestre 2010, profitant d’un monde interconnecté, où l’accès aux informations, fausses ou réelles, s’effectue instantanément. Le lynchage se configure également comme une version contemporaine d’une ancienne pratique d’exécution sommaire, effectuée par un groupe de sujets – une sorte de « justice sauvage » (Lombardo 2005), adaptée à l’environnement virtuel, comme nous l’avons déjà mentionné. Dans cette perspective, le lynchage manifeste une violence exacerbée, supportant des passions telles que l’agression et la vengeance, contrairement à son corrélat, l’annulation, relativement plus pacifique, car moins intense, puisque plus proche de la frustration.

Afin de mieux saisir ces pratiques procédant des formes modernes de justice populaire, revenons tout d’abord sur les définitions du syntagme « cancel culture » et du lexème « lyncher ».

Note de bas de page 5 :

Sur l’expression « biens symboliques », voir Bourdieu (1977).

L’expression « cancel culture » est apparue en 2015. Empruntée à la langue anglaise, elle correspond, en français, à une « culture de l’annulation ». Selon Laure Murat (2020), professeure de littérature à l’University of California (États-Unis), le sens de cette expression est lié à l’acte de rendre invalides un sujet et tous les biens symboliques5 qu’il produit (réputation, image sociale et valeurs morales, par exemple), en utilisant pour ce faire les médias sociaux. Généralement liée à la contestation du /pouvoir-faire/ de personnes publiques, l’action d’annuler quelqu’un (une célébrité), qui intègre actuellement le dictionnaire Merriam-Webster, signifie cesser de le soutenir, bien que cette pratique puisse également appeler à ne pas consommer un produit, à ne pas fréquenter un lieu donné, etc. 

Note de bas de page 6 :

Citation originale: “To cancel someone publicly often requires broadcasting that act, which then makes the target of one’s canceling a subject of attention. The objective behind canceling is often to deny that attention, so that the person loses cultural cachet”.

Un autre facteur important dans l’acte d’annuler un sujet et qui reprend des pratiques publiques du supplice (Foucault 2004) réside dans la configuration performative de l’annulation, car « annuler publiquement quelqu’un requiert souvent la retransmission de cet acte. La cible de l’annulation devient alors un objet d’attention. L’objectif de l’annulation consiste souvent à supprimer une telle attention, de sorte que la personne perd son prestige culturel » (Merriam-Webster s. d., traduction des auteurs)6.

À propos du lexème « lyncher » [1861], dont le sens punitif présente une longue histoire dans les langues, Le Petit Robert le définit comme un verbe transitif, issu de l’anglais américain « to lynch », qui signifie « exécuter sommairement, sans jugement régulier et par une décision collective (un criminel ou supposé tel) » ou « exercer de graves violences sur (qqn), en parlant d’une foule » (Le Petit Robert 2007). Cette définition indique clairement que le lynchage évoque une décision collective, où l’application d’une violence physique intense est explicite, que ce soit par une exécution sommaire ou par l’exercice d’autres manifestations de violence considérées comme graves. Dans l’environnement en ligne, où la violence est symbolique, le lynchage peut s’avérer tout aussi inquiétant que la violence physique.

Ainsi, eu égard à l’actualité et aux différents supports où la pratique du lynchage peut être observée, nous nous demandons si cette pratique produit le même effet sur l’observateur au XXIᵉ siècle, plus précisément dans un environnement virtuel, et si elle provoque le même impact.

La réponse à notre interrogation requiert une réflexion sur les transformations de la pratique du châtiment dans la culture occidentale. Selon Foucault (2004 : 14), à partir des XVIIIᵉ et XIXᵉ siècles, « la sombre fête punitive » se transforme en un « acte de procédure ou d’administration » par la justice (appliqué par l’État). Au cours de cette période, le corps supplicié et exposé sous forme de spectacle « comme cible principale de la répression criminelle » a disparu et laissé place à la rééducation, à la guérison, c’est-à-dire à la correction appliquée par le système judiciaire. En somme, au cours de l’histoire, nous sommes passés de la douleur physique à la suppression des droits, de la peine corporelle à la peine incorporelle (Foucault 2004 : 14-16). Toutefois, contrairement à la justice d’État, à laquelle se réfère Foucault (2014), les pratiques de justice sauvages, comme le lynchage par les gens ordinaires, ont continué à se produire.

Note de bas de page 7 :

Voir : https://www.bbc.com/portuguese/salasocial-46206104.

Ainsi, encore au XXIᵉ siècle, la société occidentale vit la justice sauvage de deux manières, physique et virtuellement : il est possible en effet qu’elles soient toutes deux appliquées à travers des processus virtuels, qui semblent reprendre la pratique de la spectacularisation du corps supplicié. Cette violence devient physique quand elle transcende l’écran de l’ordinateur, et nous avons comme résultat le lynchage physique, qui peut être médiatisé et viralisé tout en étant diffusé sur les réseaux sociaux. Tel est le cas de Ricardo et Alberto Flores7 qui, en 2018, ont été agressés et brûlés vifs à Acatlán, au Mexique, à cause d’une rumeur répandue par WhatsApp et Facebook, selon laquelle ils étaient responsables d’enlèvements d’enfants. Un des instigateurs, Francisco Martinez, qui a également partagé les fake news sur les plates-formes numériques, utilisait son téléphone portable pendant le lynchage pour augmenter le nombre de spectateurs (observateurs) et amplifier la spectacularisation de la scène, c’est-à-dire diffuser les agressions en direct sur Facebook, rendant l’acte de la violence médiatique.

Note de bas de page 8 :

Contrairement à la position adoptée dans ce travail, il y a des recherches, comme celle de Macedo (2016), qui considèrent les offenses dirigées contre autrui qui commencent dans l'environnement virtuel, mais culminent à des agressions physiques, et celles qui ne se produisent que dans les réseaux sociaux, les deux comme lynchage virtuel.

Le lynchage est vraiment virtuel8, ce qui nous intéresse ici, quand, sur les réseaux sociaux, à la vue de tous, des sujets auto-investis du rôle de Destinateurs-juges demandent l’annulation du jugé, accompagné d’une humiliation publique. Cela signifie qu’ils attaquent verbalement et moralement le sujet sanctionné, profèrent des menaces sur le bien-être physique et sur la vie du destinataire, parfois même de sa famille, le conduisant non seulement à des pertes matérielles, financières et morales, mais aussi à l’exclusion du profil sur le réseau social. Quant à la culture de l’annulation, elle a lieu lorsque les destinateurs sanctionnent le sujet avec l’intention de ne plus consommer une marque, un produit, une œuvre (travail) ou le discours de l’autre.

Note de bas de page 9 :

Dans le lynchage physique, la masse violente est constituée de personnes aléatoires, qui se rassemblent en désordre en réaction à un événement, au sens de Zilberberg.

Note de bas de page 10 :

Dans cet article, ce sont les significations que les auteurs donnent à ces deux termes pour distinguer les types de punitions appliquées aux deux pratiques virtuellement.

Il convient de noter que les actes d’annulation et de lynchage virtuels s’apparentent à un spectacle, puisqu’ils requièrent l’exposition médiatique du sujet susceptible d’être annulé/lynché ainsi que le consentement d’un groupe, dans ce cas, un sujet qui croit être le Destinateur d’un faire dont la performance n’a pas été exécutée, qui usurpe le rôle de juge et sanctionne négativement l’accusé par une réprobation morale et offensante, par une exclusion sociale, voire, dans certains cas, par une mort symbolique. De cette manière, la pratique de l’annulation suscite des punitions incorporelles (Foucault 2004) qui se déploient en violences symboliques afin de préserver un ensemble de valeurs, tandis que la pratique du lynchage virtuel appelle la masse violente, constituée d’utilisateurs de réseaux sociaux insatisfaits du comportement du sujet jugé9, à punir le sujet au point de l’exclure finalement de l’activité virtuelle voire du champ social lui-même10.

Partant de ces définitions liminaires à propos de la pratique de l’annulation et du lynchage virtuels, examinons certains aspects qui situent la violence dans une macro-schématisation narrative (Basso-Fossali 2012) ou dans une archi-forme de vie (Colas-Blaise 2012), au sein de laquelle s’inscrira la forme de vie de la violence sur les réseaux sociaux, elle-même constituée par l’accommodement stratégique de ces pratiques.

3. De la violence dans l’environnement virtuel comme forme de vie à l’accommodation stratégique des pratiques d’annulation et de lynchage virtuels

Note de bas de page 11 :

Comportements construits dans et par le discours, reconnus comme existant ou pouvant exister dans une culture (Greimas et Courtés 1979).

D’après Greimas et Courtés (1979), pour assurer l’opérationnalité d’une analyse, le sémioticien ne doit pas considérer le macro-univers de la culture, car l’ensemble d’axiologies, d’idéologies et de pratiques sociales signifiantes qui le compose est trop vaste. En revanche, il doit considérer le micro-univers sémantique. Fontanille (2008) élargit ce point de vue lorsqu’il développe sa proposition d’analyse à partir des niveaux de pertinence de l’analyse sémiotique et associe les expériences comportementales au niveau des scènes pratiques, de sorte que les pratiques sémiotiques11 sont observées au sein de ce niveau, mais aussi dans l’ajustement des interactions des sujets à leurs cours d’action et aux régimes de croyances des autres niveaux auxquels ils s’intègrent. Par voie de conséquence, au fur et à mesure que ces comportements observables s’incorporent à des niveaux ultérieurs, de façon à ce que les scènes pratiques s’ajustent les unes aux autres, forment des comportements complexes et constituent au dernier niveau – celui des formes de vie – des expériences comportementales observables dans la praxis énonciative, ils confinent à l’analyse du macro-univers de la culture.

Dans cette perspective, les formes de vie, appréhendées et décrites selon leur émergence et leur disparition dans la praxis énonciative, se présenteraient comme des groupes d’expériences comportementales, qui composeraient ensemble une « macro-forme de vie » (Fontanille 2008) ou, selon Colas-Blaise (2012), une archi-forme de vie, laquelle englobe, à l’instar de la culture, plusieurs formes de vie. Autrement dit, l’archi-forme de vie, comme la culture, en tant que structure symbolique, constituerait un ensemble de comportements d’une société donnée. À l’instar de la culture, la forme de vie est vivante. Elle apparaît et disparaît, c’est-à-dire qu’elle se transforme selon les usages et le rapport aux autres cultures. Elle peut acquérir de nouveaux contours, de nouvelles façons de voir, de penser, de vivre le monde (Colas-Blaise 2012). De cette manière, la violence peut être comprise comme une archi-forme de vie.

La violence est un phénomène social (Foucault 2004, Bourdieu 1977) accommodant diverses scènes pratiques où des sanctions négatives sont appliquées à un destinataire. En supposant des organisations narratives complexes constituées de valeurs universelles, l’archi-forme de vie de la violence aurait à sa base la violence symbolique, que toutes les formes de vie de la violence visent à maintenir. De la sorte, elle comporterait des formes de vie identitaires, constituées de différents arrangements de scènes pratiques, stratégiquement accommodées et manifestant, à des degrés divers, des valeurs et des croyances propres à une culture. À supposer que nous considérions l’existence de plusieurs types de violence, chacun comportant des caractéristiques génériques (comportements intolérants ; intimidation ; agression physique, verbale, morale, etc.) et spécifiques, modelées par les situations et par les scènes pratiques qui leur sont inhérentes, nous serons à même de parvenir à une définition de la praxis énonciative de la forme de vie de la violence sur les réseaux sociaux, avec ses propres configurations en ce qui concerne le temps (éphémérité vs. permanence), l’espace (les réseaux sociaux) et les sujets qui y sont insérés, ainsi que les rôles actantiels et pathémiques que ces sujets exercent. Le schéma tensif ci-dessous illustre l’aspect englobant de l’archi-forme de vie de la violence et l’aspect englobé des formes de vie qui s’y intègrent :

Schéma 1. Caractéristiques des formes de vie englobées par l’archi-forme de vie de la violence

Schéma 1. Caractéristiques des formes de vie englobées par l’archi-forme de vie de la violence

Source : les auteurs

La forme de vie de la violence sur les réseaux sociaux accommode non seulement des pratiques comme l’annulation et le lynchage, versions contemporaines de justice populaire qui sont observées dans l’environnement virtuel, plus spécifiquement sur les réseaux sociaux, mais aussi les passions sous-jacentes malveillantes, intrinsèques à l’archi-forme de vie de la violence. Contrairement au discours intolérant (Barros 2016), dont les passions sous-jacentes relèvent de la malveillance, mais qui s’étend dans le temps et qui est tonique, l’annulation et le lynchage virtuels, pour leur part, en ce qui concerne l’intensité de leurs actions, sont brefs et plus ou moins intenses, et suivent les phases du parcours passionnel de la colère, où l’on retrouve la passion de la vengeance, comme nous pouvons l’observer dans le parcours passionnel de ces pratiques ci-dessous.

Schéma 2. Parcours passionnel des pratiques de (dés)annulation et de lynchage virtuels.

Schéma 2. Parcours passionnel des pratiques de (dés)annulation et de lynchage virtuels.

Source : les auteurs.

Il convient de rappeler que dans la dimension pragmatique de la vengeance, selon Greimas (1983), l’équilibre entre les souffrances et les plaisirs permet de substituer une punition somatique à la privation de biens (matériels, moraux, physiques, etc.), censée provoquer le déplaisir, ou à l’acquisition de biens, telle que la réparation morale. Dans ce cadre, l’annulation et le lynchage peuvent appliquer les mêmes punitions en vue d’une réparation morale (l’élimination d’attitudes considérées comme inacceptables à l’intérieur de la culture). Cependant, pour l’observateur de la scène, plus spectaculaire est la punition et plus intenses sont la pratique de la violence et l’état passionnel de celui qui la met en œuvre. Ainsi, l’annulation comme le lynchage virtuel peuvent offenser le sujet subissant la punition, ruiner sa réputation, lui faire perdre des parrainages, un emploi, des amitiés. Toutefois, en ce qui a trait à l’intensité de l’acte punitif, au degré d’agressivité, à l’impact provoqué sur l’observateur de la scène et à l’intensité du spectacle, ces deux pratiques diffèrent bel et bien. Dans le cas du lynchage virtuel, non seulement le sujet puni subit des offenses, mais son intégrité morale et physique est détruite par l’humiliation publique, comme celle de ses proches se trouve elle-même menacée.

En outre, nous pouvons dire que l’annulation déclenche un processus de rejet collectif et public de l’autre (le boycott), le destinataire de la sanction négative de l’effacement social, et parfois des intimidations et des agressions verbales. Dans le cas de l’annulation, le destinataire de l’action peut subir des pertes financières, mais surtout de prestige.

Note de bas de page 12 :

Voir : https://www.instyle.com/celebrity/jk-rowling/harry-potter-fansites-no-longer-support-jk-rowling.

Un cas notoire d’annulation est celui de l’écrivaine J. K. Rowling, évoqué plus haut dans notre introduction, romancière mondialement connue pour la série des Harry Potter. Selon le magazine Rolling Stone (2020), elle a posté en 2019 un tweet en soutien à Maya Forstater – licenciée pour des messages transphobiques. En 2020, un nouveau tweet de l’auteure anglaise critiquait l’article « Créer un monde post-covid 19 plus égalitaire pour les personnes qui ont leurs règles ». Rowling ironisait sur l’usage, dans le titre de l’article, du terme « personnes », en substitution au terme « femmes », censé exclure la communauté LGBTQ+. La foule virtuelle, dont des ONG, a massivement commenté les tweets de l’écrivaine et a manifesté sa désapprobation et déception pour leur contenu transphobique12, au point de recommander aux gens de lire des œuvres d’autres auteurs, comme les commentaires suivants d’une admiratrice et de l’ONG GLAAD, qui défend les droits des LGBTQ+ reproduits ci-dessous :

Note de bas de page 13 :

Citation originale: “I decided not to kill myself because I wanted to know how Harry’s story ended. For a long time, that was all that kept me alive. Until I met my husband who helped me learn to love myself and to want to live. You just insulted him to my face. I hate you”.

Note de bas de page 14 :

Citation originale: “By the way, looking for some summer reading? ‘Percy Jackson’ author Rick Riordan isn’t transphobic”.

  1. « J’ai décidé de ne pas me suicider, car je voulais savoir comment se terminait l’histoire d’Harry Potter. Pendant longtemps, c’est tout ce qui me maintenait en vie. Jusqu’au moment où j’ai rencontré mon mari, qui m’a aidé à apprendre à m’aimer et à vouloir vivre. Vous venez de l’insulter en face de moi. Je te déteste »13.

  2. « Au fait, vous cherchez des lectures pour l’été ? L’auteur de Percy Jackson, Rick Riordan, n’est pas transphobe »14 (Rolling Stone 2020).

De son côté, le lynchage virtuel présente un haut degré d’agressivité, pouvant atteindre la manifestation pathémique de la colère et de la vengeance. En d’autres termes, le mécontentement de l’autre – qui entraînerait en principe une annulation – peut excéder l’espace d’Internet et provoquer des dommages sociaux, affectifs et financiers, voire la mort de la réputation et du profil virtuel, l’exclusion définitive d’un modèle d’interaction sociale. En ce sens, il s’agit de l’annihilation du sujet virtuel.

Note de bas de page 15 :

Citation originale: “I hope there’s a malaria mosquito waiting for you at the airport holding a sign with your name on it #YaBish”.

Note de bas de page 16 :

Citation originale: “Right, #JustineSacco. You’re a racist, and an idiot. I sense a firing coming on...”.

Afin d’illustrer la pratique du lynchage virtuel, évoquons les cas de Justine Sacco et de Gabriela Pugliesi. Sacco a vu sa réputation détruite en 2013 (Le Figaro 2013), alors qu’elle travaillait comme directrice de communication dans une entreprise nord-américaine. Avant de se rendre en Afrique du Sud pour y passer ses vacances, elle avait posté sur Twitter le message suivant : « Je vais en Afrique. J’espère que je ne vais pas attraper le sida. Non, je plaisante. Je suis blanche ! ». Le post a viralisé. Sa répercussion a été telle que l’hôtel réservé pour elle en Afrique du Sud a refusé de l’accueillir, et qu’elle-même, de retour aux États-Unis, a perdu son emploi. Sacco a de surcroît été insultée sur Internet, notamment sur Twitter – « J’espère qu’un moustique du paludisme vous attend à l’aéroport tenant une affiche avec votre nom #YaBish »15 et « C’est ça, #JustineSacco. Vous êtes raciste, et idiote. Je sens un tir approcher... »16, ainsi rapporté dans Le Figaro (2013) –, jusqu’au point où son compte a été désactivé. En bref, son message rompait le contrat fiduciaire établi non seulement avec la culture sud-africaine, qui ne s’attendait pas à être offensée par la touriste, mais aussi avec les valeurs de l’entreprise où elle travaillait.

Pugliesi a publié dans ses stories, sur Instagram, les vidéos d’une fête organisée durant le pic de la première vague de pandémie du COVID-19 au Brésil. Accusée de négligence par ses suiveurs et par certaines personnalités brésiliennes, l’influenceuse a subi un véritable lynchage virtuel (Sipelli 2020), les posts de mécontentement à son égard se multipliant. En dépit d’une nouvelle vidéo sur Instagram où elle présentait ses excuses, Gabriela Pugliesi a perdu presque tous ses contrats – « Les experts de BRUNCH [...] ont calculé, à la demande de Forbes, que les pertes peuvent atteindre jusqu’à trois millions de reais en cas de rupture de contrat, ce qui peut inclure le paiement d’amendes » (Calais 2020) –, ses sponsors et a dû finalement désactiver son compte sur le réseau social.

Nous observons que l’éphémère marque également ces deux pratiques. Le procès et la sanction d’un sujet ne durent que quelques heures ou quelques jours, le temps qu’un autre sujet exécute une performance qui néglige tout contrat social en vigueur. La vie dite « privée » de nombreux internautes est en effet constamment exposée sur des réseaux sociaux panoptiques (Foucault 2004), où tout est vu en permanence. Lorsqu’un nouveau manquement apparaît sur les écrans, l’attention de la foule virtuelle se porte instantanément sur cet événement et déclenche une vague d’attaques contre cet autre destinataire, le précédent étant abandonné à son sort.

Du point de vue du parcours passionnel, l’annulation appartient à la dimension contractuelle. Elle commence par la rupture du contrat fiduciaire selon lequel le sujet jugé est censé maintenir une doxa. Cette rupture donne lieu à une déception, puis une frustration. Il s’ensuit le mécontentement, qui génère une performance agressive culminant par une sanction pragmatique négative : le lynchage. Autrement dit, alors que l’annulation virtuelle se situe au début du parcours pathémique de la colère, le lynchage virtuel, en tant que sanction, s’installe à la fin de ce parcours. Cependant, au début du parcours canonique, au sein de ce même état pathémique de frustration, un rétablissement du contrat fiduciaire est toujours possible. Après des excuses ou un changement de comportement, un sujet annulé peut donc être désannulé. Son identité morale et sociale est alors rétablie, reflétant à nouveau des comportements, des valeurs et des opinions considérés comme moralement acceptés ou tolérés. Cette différence entre l’annulation et le lynchage virtuel est cruciale, car ce dernier ne peut être défait (du moins pas immédiatement).

En ce sens, la nature de la désannulation apparaît de la sorte comme plus complexe que l’annulation, car la discontinuité de la punition situerait le processus de restitution de la morale/réputation perdue dans un intervalle temporel relevant a priori de l’annulation de l’annulation. Le premier se déploie dans le second, à partir du faire-interprétatif de différents sujets juges, et le contrat fiduciaire est ensuite rétabli. L’acte de désannuler le sujet annulé fait donc circuler, dans le même espace, des pratiques qui se chevauchent. Le sujet peut être annulé et désannulé, simultanément ou successivement, à court ou à long terme.

Note de bas de page 17 :

Voir: https://www.urbandictionary.com/define.php?term=Dindu.

Note de bas de page 18 :

Citation originale: “why doja cat is being cancelled: she was an active member in racist chat rooms and was known for being anti-black. She made a song mocking police brutality”.

Note de bas de page 19 :

Live disponible sur: https://www.youtube.com/watch?v=3caPzz04Hzs&t=185 s.

Note de bas de page 20 :

Citation originale: “I’ve used public chat rooms to socialize since I was a child. I shouldn’t have been on some of those chat room sites, but I personally have never been involved in any racist conversations. I’m sorry to everyone that I offended”.

Le cas de l’artiste nord-américaine Doja Cat, annulée puis désannulée en moins de 24 heures, en mai 2020, révèle le caractère éphémère des pratiques d’annulation. La chanteuse a été accusée de racisme après la divulgation sur Twitter de plusieurs vidéos montrant sa participation supposée à des forums de discussion racistes et d’extrême droite, ainsi qu’un clip de l’une de ses chansons de 2015, intitulée « Dindu Nuffin » (didn’t do nothing, « je n’ai rien fait »), une expression qui se réfère péjorativement aux criminels noirs17. D’après Palmer Haasch (2020), trois hashtags ont circulé sur Twitter, entre les 22 et 24 mai 2020, l’un annulant l’artiste, #dojacatisoverparty, à travers des tweets tels que « pourquoi doja cat est annulée : elle était une membre active dans les salons de discussion racistes et était connue pour être anti-noire. Elle a fait une chanson se moquant de la brutalité de la police »18, et les deux autres la défendant, #wearesorrydoja et #dojacatisnotoverparty. L’artiste a finalement présenté ses excuses lors d’une vidéo retransmise en direct sur la plateforme Instagram19 et s’est expliquée sur ces événements : « J’ai utilisé des forums de discussion pour socialiser depuis que je suis enfant. Je ne devais pas être dans ces forums, mais je n’ai personnellement jamais été impliquée dans des conversations racistes. Je suis désolée pour tous ceux que j’ai offensés »20 (Doja Cat apud Haasch 2020).

Le tableau 1 présente les actions et leur intensité dans la caractérisation de l’annulation et du lynchage virtuel.

Type d’action

Type de pratique

Intensité

L’annulation

Le lynchage virtuel

Agression verbale

Faible ou nulle

Elevée

Humiliation du sujet sanctionné

Nulle

Elevée

Spectacularisation de l’agression

Nulle

Elevée

Susciter la passion de la peur (menace pour la vie du jugé et/ou de sa famille)

Nulle

Elevée

Démonstration de passions malveillantes

Faible (mécontentement) ou nulle

Elevée (agressivité, colère, vengeance)

Possibilité de retour de la moralité / de la réputation perdue

Elevée

Faible ou nulle

Tableau 1. Intensité des actions du sujet juge. Source : les auteurs.

Sur la base de ce tableau nous avons, d’un côté, J. K. Rowling qui s’inscrit dans le cadre de l’annulation, car les messages sur les réseaux sociaux ne font pas apparaître d’humiliations qu’elle ait eu à subir, de menaces à sa vie ni de spectacularisation du cas. En outre, les messages oscillent entre des états de mécontentement passionnés (« Je te déteste ») et des messages indirects indiquant le boycott de la lecture de ses livres (« Rick Riordan, auteur de Percy Jackson, n’est pas transphobe »). De l’autre côté, nous avons Doja Cat qui a été annulée et qui, cependant, après avoir assumé qu’elle a fait une erreur (« Je suis désolée pour tous ceux que j’ai offensés »), a vu sa moralité restaurée. Sacco – « Vous êtes raciste, et idiote. Je sens un tir approcher... » – et Pugliesi – « l’influenceuse a été victime du lynchage virtuel déclenché par de nombreux discours haineux » (Sipelli 2020) –, en revanche, ont reçu des menaces, des malédictions, et ont vécu la spectacularisation de la punition sur les réseaux sociaux : incapables alors de récupérer la morale perdue, elles ont abandonné le réseau social où elles avaient un compte.

Le schéma tensif ci-dessous montre la corrélation inverse de ces pratiques :

Schéma 3. Gradation tensive des pratiques de (dés)annulation et de lynchage virtuels.

Schéma 3. Gradation tensive des pratiques de (dés)annulation et de lynchage virtuels.

Source : les auteurs

Fontanille (2015 : 16-17) explique, en abordant l’émergence d’une forme de vie, que « chaque type de sémiose, à chaque niveau d’analyse, est soumis à un régime de croyance spécifique », qui est inhérent à son « mode d’expression ». Ainsi, si la croyance textuelle est identifiée dans la « cohérence interne du développement narratif d’une situation initiale à une situation finale », la croyance pratique « est fondée sur la qualité de l’ajustement des péripéties d’un cours d’action ouvert […] et soumis aux aléas de l’interaction avec d’autres cours d’action souvent imprévisibles ». À l’exemple des cas de (dés)annulation et de lynchage virtuels présentés ici, les scènes pratiques identifiables dans les objets-supports virtuels comprennent des ensembles de valeurs qui composeront des régimes de croyance déterminés.

Dans le cas de Sacco, du point de vue de la croyance pratique, son interaction avec les Sud-Africains, avec l’entreprise où elle travaillait et avec ses suiveurs a été remise en cause, à tel point qu’elle n’a pas pu séjourner à son hôtel, qu’elle a subi des offenses virtuelles et a été licenciée. Sacco a été socialement exclue. De la même manière, Pugliesi a perdu ses contrats de travail, son parrainage pour les produits qu’elle divulguait. L’ampleur des attaques l’a conduite à se déconnecter du réseau social.

Les cas présentés ici montrent que tant la culture de l’annulation que le lynchage virtuel semblent émerger comme un mouvement de réaction au manque de respect des groupes dominés (communauté LGBTQ+, personnes noires et sud-africaines, victimes du COVID-19). La sanction de l’irrespect nous semble singulière dans le cas de Pugliesi, puisque le geste de l’influenceuse numérique semblait incarner le discours négationniste à l’égard de la pandémie du COVID-19, largement défendu par l’actuel président du Brésil, Jair Messias Bolsonaro. En d’autres termes, les images de la fête postées sur le réseau social étaient ancrées dans un discours de droite dominant, visibles aux yeux de tous et face à une crise sanitaire qui affecte non seulement les Brésiliens, mais toute la planète.

Dans « Le beau geste », Greimas et Fontanille (1993, p. 33) expliquent que la forme de vie

[…] se définit, pour l’observateur, à la fois (1) par sa récurrence dans les comportements et le projet de vie du sujet ; (2) par sa permanence, à l’instar de la passion qui procure une identité non pas à l’individu en tant que tel, mais à sa personne […] et (3) par la déformation cohérente qu’elle induit à tous les niveaux du parcours d’individuation : niveau sensible et tensif, niveau passionnel, niveau axiologique, niveau discursif et aspectuel, etc.

Les pratiques d’annulation et de lynchage virtuels s’accommodent stratégiquement afin d’exclure par des comportements agressifs et offensifs sur Internet des sujets aux comportements moralement inacceptables. Conjointement à d’autres pratiques, elles intègrent la forme de vie de la violence sur les réseaux sociaux. Ces comportements sont en effet récurrents sur Internet, permanents, à l’instar des passions de malveillance sous-jacentes, et ils provoquent une déformation cohérente dans le parcours des sujets qui subissent la violence – états passionnels altérés, tempo accéléré et tonicité tonique pour l’intensité (Zilberberg 2006), en plus du rapport de domination sur sa base violente.

Considérations finales

Sans la prétention d’épuiser les discussions autour de la violence qui imprègne les pratiques d’annulation et de lynchage virtuels, nous essayons d’apporter, dans ce travail, quelques réflexions sur les comportements observés dans l’environnement virtuel, qui perpétuent, chacun à sa manière, la forme de vie de la violence sur les réseaux sociaux.

Ce réseau complexe de comportements observables est constitué de conduites récurrentes, certaines plus spectaculaires que d’autres, eu égard à la dynamique distincte entre l’annulation et le lynchage. Une grille axiologique les impulse, imposée par une violence symbolique exercée par un Destinateur antérieur aux posts sur les réseaux sociaux. Ainsi, comme le beau geste (Greimas et Fontanille 1993), les spectacles d’annulation et de lynchage sont récurrents et ils semblent naturalisés dans l’environnement virtuel. Ils promeuvent une resémantisation d’une conduite morale stéréotypée (discours anti-LGBTQ+, raciste, contre la distanciation sociale) dans la forme de vie de la violence sur les réseaux, en vue d’instaurer une nouvelle morale sociale (discours anti-homophobie, anti-racisme, pro-éloignement social, etc.). De ce point de vue, cesser de suivre quelqu’un peut resignifier et refonder une conduite, surtout lorsque des personnes publiques rompent avec ce qui est attendu d’elles dans la société.

En même temps, ces objets-sémiotiques sont en construction. Quoiqu’elles s’ancrent sur des comportements inextricables issus d’anciennes pratiques, celles-ci se manifestent dans un nouvel espace (un environnement virtuel) et dans des situations en transformation constante. Autrement dit, elles configurent une praxis énonciative qui peut ou non s’établir comme une forme de vie réellement installée dans la sémiosphère. Cela explique peut-être le fait que nous n’avons pas trouvé, dans la littérature sémiotique, de travaux qui étudient et analysent les discours liés à la culture de l’annulation et du lynchage sur les réseaux sociaux.

Néanmoins, nous pouvons discerner une ultime distinction entre ces deux pratiques virtuelles. L’annulation comporte un aspect pédagogique et vise à atteindre davantage le capital symbolique du sujet (la réputation et le prestige dans la société), tout en atteignant également le capital économique et social du sujet jugé. De son côté, le lynchage virtuel vise l’élimination, l’anéantissement, et pas seulement l’oubli, propre à l’annulation. Il entend annihiler totalement le sujet dans l’environnement virtuel. Une gradation de la violence existe entre ces deux cas. L’art de punir est respecté par tous, car il est considéré comme naturel, et parce qu’il dispose, pour son succès, d’une technologie de représentation (Foucault 2004) : la spectacularisation du corps symbolique comme moyen de le maintenir dans la normalisation. Ainsi, les comportements qui ne sont utiles ni à l’État (le destinateur dominant) ni, comme le montrent les cas analysés, aux dominés eux-mêmes, sont corrigés (punis) et configurent, moyennant le panoptisme instauré dans les médias par les usagers, une sanction normalisatrice.