Dîner « Chez Giggetto » à Rome
Manières de table dans le cinéma de Federico Fellini

Isabella Pezzini

Université de Rome « La Sapienza »

https://doi.org/10.25965/as.6822

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : axiologies de la commensalité, bonnes manières à table et cinéma, convivialité populaire, Federico Fellini, manger en privé / manger en public, spectacularisation du manger

Auteurs cités : Roland Barthes, Jean-Jacques BOUTAUD, Paolo FABBRI, Federico FELLINI, Algirdas J. GREIMAS, Francesco MANGIAPANE, Gianfranco MARRONE, Christian METZ, Aldo TASSONE, Patrizia VIOLI

Plan
Texte intégral

Une capacité à trouver des équivalences entre les sons, les couleurs et les formes…
Nous sommes également tenus de croire à la perception colorée des noms des villes. Alors que Rimini ne s’associe qu’à « un mot fait de tiges, de soldats en ligne », Rome, lui, sonne comme « un visage rougeâtre, une expression rendue lourde et réfléchie par les besoins gastro-sexuels : je pense à une terre brune et visqueuse : un vaste ciel dissout, une toile de fond d’opéra, aux couleurs violettes, jaunâtres, noires, argentées : couleurs funèbres. Mais, dans l’ensemble, c’est un visage réconfortant ».
Paolo Fabbri (2010)

1. Fellini et la nourriture, un lieu commun

Note de bas de page 1 :

En attendant l’achèvement du Musée Fellini, voir https://fellini100.beniculturali.it/. Citons un peu au hasard, du livre de la nièce Francesca Fabbri Fellini sur ses goûts personnels et ses recettes préférées, aux menus du Fellini du Grand Hôtel à Rimini. Parmi les expositions, on trouve par exemple : « Il cibo nei disegni di Federico Fellini », pour la plupart tirés de son Libro dei sogni ; « A tavola con Fellini », « Fellini tra tavola e Fellini, ricordando l’Artusi » (à l’occasion du bicentenaire de ce dernier), outre le documentaire sur la nourriture dans le cinéma de Fellini, réalisé par la Fondation du même nom. Il suffit de naviguer sur le web et une cascade d’images sur ce thème inondera agréablement votre écran.

« Federico Fellini et la nourriture » est depuis longtemps une combinaison thématique réussie. Bien avant 2020, année de son centenaire, des évènements, des conférences, des expositions ont été organisés sous ce titre ; des livres ont été publiés ; des plats, des menus, des restaurants, baptisés ; des offres spéciales proposées ; objets dont un grand nombre peut être approché à partir du site officiel consacré à cette question1. Nous sommes ici dans la vague de la « gastromanie » qui a prévalu ces dernières années, c’est-à-dire celle d’une attention particulière à la nourriture et aux discours sur l’alimentation, devenus pour le moins obsessionnels, pour composer une vraie mythologie au potentiel critique (Marrone, 2014). Ces diverses manifestations font référence à un grand nombre de scènes conviviales des films de Fellini avec son origine régionale, avec son goût personnel pour la nourriture et pour la cuisine traditionnelle. Mais, au-delà de ces stéréotypes, le cinéma de Fellini révèle un intérêt et un goût très marqués pour les situations conviviales, que nous entendons explorer ici dans un double but. Il s’agit d’une part d’approfondir une composante thématique importante de son cinéma, qui mériterait d’être analysée au cas par cas. D’autre part, il s’agit de l’assumer comme un matériau révélateur des usages, des coutumes, des déformations récurrentes des milieux sociaux et des interactions tels qu’ils sont mise en scène, enrichis par son point de vue. La dimension documentaire, presque ethnographique, du regard que Fellini inscrit dans ses films favorise l’établissement d’une relation de confiance avec le spectateur, fondée sur la reconnaissance fulgurante de situations connues et partagées – un peu comme le « C’est ça ! » barthésien (Barthes, 1980). Cette reconnaissance instaure un régime de complicité à partir duquel le très célèbre « visionnaire » du metteur en scène prend sens, en générant de l’idiolectal extraordinaire à partir du sociolecte ordinaire.

Fellini, dans sa jeunesse, avait pendant longtemps pratiqué la caricature et exploré d’autres genres humoristiques qui, fondés sur la rhétorique de la déformation significative, présupposent la maîtrise d’un réalisme affiné. Avant de passer au cinéma, il avait notamment travaillé avec succès à l’hebdomadaire d’avant-garde Marc’Aurelio, et à la fin de la guerre, il avait même monté une boutique où il vendait des caricatures aux soldats américains (Tassone, 2020, pp. 55-79). Une formation quotidienne grâce à laquelle il avait développé l’art de la déviation de la norme, de l’amplification rhétorique, de la surprise par rapport à l’attente. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, devenu metteur en scène, il a reconstruit la plupart des lieux reconnaissables de ses films dans les studios de Cinecittà : « le cinéma ne doit pas copier la réalité mais la réinventer », répondait-il à ceux qui lui demandaient pourquoi. « Réinventer » une réalité sur le plateau exige évidemment la capacité préalable d’en appréhender le sens, d’en identifier ou d’en deviner la forme du contenu, puis la capacité de la recréer en « l’incarnant » dans de nouvelles substances de l’expression. Il s’agit d’un travail d’explication sémantique et de traduction intersémiotique assez proche, me semble-t-il, de l’expansion narrative et discursive d’un lexème comme méthode pour en comprendre le sens, selon la proposition d’A. J. Greimas (1983). Mieux encore, il s’agit d’un travail comparable à la réalisation « à rebours » d’un plat particulièrement apprécié, en remontant à sa recette pour le recréer (Marrone, 2016).

Note de bas de page 2 :

Pètr Il’ič (Il’ič) Tchaïkovski, Op. 71. La musique du film a été choisie et retravaillée par Gianfranco Plenizio. Il n’était pas rare chez Fellini de tourner des scènes à partir d’un thème musical.

Cette observation suggère une analogie, peut-être évidente, entre le film et le repas : le film fini projeté au cinéma pour les spectateurs est analogue au repas servi aux convives dans la salle du restaurant. Tous les deux ont besoin d’un arrière-plan dans lequel ils sont préparés : la « cuisine », un mot (ou une manière de dire) qui condense le processus complexe de création d’une œuvre. Maître du « cinéma sur le cinéma », Fellini confirme la pertinence de notre enquête, et nous autorise à regarder les scènes de cuisine comme autant de façons possibles de faire un film. Peut-être la plus exemplaire, en ce sens, est celle que l’on trouve dans le film E la nave va (1983). La scène s’appelle justement « De la cuisine au salon », et se déroule en synchronie avec la Danse des flûtes du Casse-Noisette2. On commence dans la cuisine avec le rythme fort et soutenu de la polka, puis on passe progressivement au langoureux andantino de la salle de restaurant. Nous sommes sur un paquebot, la cuisine ressemble en fait à une salle de machines à cause des fours à vapeur et des poêles ; les cuisiniers en tablier, dégoulinant de sueur et se disputant entre eux, préparent d’énormes quantités de nourriture que nous voyons passer de l’état brut à la « forme », tandis que les commandes se suivent sans cesse. Le rythme des actions s’accélère, un peu comme l’« effet Charlot » dans Temps modernes..., mais lorsque les serveurs, en parfait ordre et habillés en frac, apportent les plats dans la salle à manger, le rythme ralentit, comme dans une danse très polie, à l’instar des manières des convives assis à table en tenue de soirée. Ces divertissements, ces débrayages et ces sauts soudains d’un cadre à l’autre, si récurrents dans les films de Fellini, nous informent des nombreux processus qui se déroulent dans la cuisine du film, et nous invitent donc à les considérer aussi dans leur opacité, en tant que résultat d’un projet d’énonciation très précis.

2. Un horizon de convivialité

Note de bas de page 3 :

Lien vers le documentaire de Giuseppe Ricci (2013) : http://www.lepida.tv/video/il-cibo-nel-cinema-di-fellini. La liste qui suit dans notre texte est limitée aux scènes principales.

L’existence de tant de matériaux sur le thème « Fellini et la nourriture » est pour nous d’une grande utilité pratique pour délimiter notre objet d’analyse en ayant à l’esprit un champ de référence plus vaste3.

De la filmographie fellinienne émerge une riche typologie de situations conviviales. Sans parler des fêtes et des réceptions, très nombreuses, ces dernières peuvent être regroupées en fonction d’une opposition très générale entre les tables publiques et les tables privées, dans certains cas articulées, comme on l’a dit, avec leurs cuisines. On peut aussi essayer de les organiser en suivant la « carte » proposée par Jean Jacques Boutaud (2005, pp. 54-58) et reprise par Marrone (2016, pp. 25-26). Elle combine un axe (vertical) concernant les relations entre les personnes qui s’assoient autour de la table, fondé sur les degrés d’intimité et de socialisation, avec un deuxième axe (horizontal) relevant de l’aspect extérieur des objets disposés sur la table elle-même, du plus modeste au plus somptueux. La diagonale qui traverse le champ parcourt les différences de qualité de la nourriture, en allant du plus simple au plus complexe.

Fig.1. L’univers sémantique de la commensalité (Boutaud, 2005).

Fig.1. L’univers sémantique de la commensalité (Boutaud, 2005).

Note de bas de page 4 :

https://www.youtube.com/watch?v=xVb-UdNqcc4

Note de bas de page 5 :

https://www.archiviostoricobarilla.com/esplora/focus/caleidoscope/federico-fellini-interludio-per-rigatoni-solisti/#

Dans les situations publiques, on trouve des tables qui varient selon le contexte : occasions spéciales telles que les mariages (La strada, 1954 ; Amarcord, 1973) ; festivals populaires (Rome, 1972 ; La voce della luna, 1990) ; banquets (Fellini-Satyricon, 1969) ; galas et dîners élégants (Il Casanova de Federico Fellini, 1976 ; E la nave va, 1983) ; tables familiales ou collectives (8 ½, 1963 ; Rome, 1972, Amarcord, 1973) ; ou encore tête à tête (8 ½, 1963 ; Alta società (spot), 1985 ; Il treno (spot)4 et repas intimes dans un cadre public. Les corrélations habituelles identifiées entre l’intensité du lien et l’extensité des biens donnent lieu à une série de variations et de renversements possibles qui n’échappent pas au réalisateur, lequel y trouve en effet un terrain de jeu particulièrement fertile. La célèbre publicité pour Barilla réalisée par Fellini commence par montrer une cohérence isotopique totale entre l’élégance du cadre et le raffinement des plats5 : nous sommes en fait dans un restaurant de luxe, le couple de convives est très élégant ; le maître, suivi d’une procession de serveurs alignés, présente en français un menu sophistiqué, et tout laisse présager une dégustation gastronomique. Mais, en antithèse, la femme protagoniste répond aux propositions du menu présenté par le maître de cuisine avec un seul mot, prononcé de la manière la plus sensuelle possible : « Rigatoni ! ». Un type de pâtes, le plat italien par antonomase, qui se trouve ainsi promu du champ populaire quotidien à celui du raffinement international.

Fig. 2. Photo de scène de la publicité « Rigatoni », Archives historiques de Barilla.

Fig. 2. Photo de scène de la publicité « Rigatoni », Archives historiques de Barilla.

Par ailleurs, un tête-à-tête intime peut avoir lieu lors d’un dîner public ou d’un banquet officiel. C’est ce qui arrive dans le film Casanova entre l’aventurier vénitien et la mystérieuse Henriette, au cours du banquet à Parme chez le bossu Du Bois : la conversation tourne autour de l’éternel féminin, mais il y a un double niveau de lecture. Le premier, qui se déroule entre Casanova et les autres convives, est mondain, tandis que l’autre est tout à fait privé, assuré par les regards que les deux amants échangent entre eux. Toujours dans ce film, à un certain moment Casanova tente d’obtenir un emploi comme ambassadeur lors d’un dîner rude et grossier, dans une cour où règnent des manières brutales... On peut penser aussi, dans Amarcord, au mariage de la Gradisca au bord de la mer ; mariage très simple et poétique, pas du tout somptueux. C’est-à-dire qu’à partir du modèle cité, très utile, de nouvelles oppositions et spécifications peuvent être introduites, sur lesquelles chaque nouveau récit tente de s’appuyer pour briser en même temps les canons établis.

Note de bas de page 6 :

L’exposition peut être visitée sur le lien: https://culturaestero.regione.emilia-romagna.it/it/kit-on-demand/federico-fellini/il-cibo-nei-disegni-di-federico-fellini. Pour une lecture sémiotique de l’énonciation onirique, cf. Violi, 2012.

Chez Fellini, il y a également des dimensions expressives d’ordre onirique et grotesque, liées à la nourriture. En ce qui concerne la première, une exposition des dessins tirés de son Libro dei sogni mériterait une étude à part6. Il y a des dessins, comme celui d’un grand bol de mayonnaise dans lequel une femme nage, qui ont ensuite inspiré les fausses publicités contenues dans Ginger et Fred (1985) et dans La voce della luna (1990), en général sous le signe d’une rhétorique hyperbolique de la nourriture, ou disons plutôt d’une esthétique porno-food ante litteram (Marrone, 2016). En ce qui concerne Fellini-Satyricon (1969), la dimension grotesque et grandguignolesque du banquet des puissants apparaît déjà dans l’œuvre de Pétrone : le dîner de Trimalcione, comme on le sait, est précisément une satire des us et coutumes des nouveaux riches à la fin de l’empire romain, une très longue soirée conviviale conçue comme un spectacle interminable à caractère orgiaque, dans lequel des plats extraordinaires et absurdes alternent avec des performances poétiques, érotiques et scatologiques.

3. Souvenirs, de la province à la capitale

Note de bas de page 7 :

Dans la terminologie de Metz, il est alors un narrateur « justediegétique » : bien qu’étant un personnage au sein de la diégèse, sa voix à un certain point s’en détache, lui permettant d’en sortir tout « en y restant» (Metz, 199, p. 142). Fellini se manifeste encore comme une voix « hors écran » à la fin de la Festa de Noantri, lorsqu’il aperçoit Anna Magnani et lui demande de commenter la ville.

Roma compte beaucoup de scènes conviviales, emblématiques et contrastées. Elles sont choisies pour marquer la diversité des environnements qui caractérisent la ville. Sortie en 1972 et portant en elle-même le film suivant, Amarcord (1973), cette œuvre clôt une sorte de trilogie sur la ville, après La dolce vita (1960) et Fellini-Satyricon (1969). « Roma s’avère être un fanta-documentaire expressionniste très original sur les métamorphoses d’une ‘ville verticale à plusieurs niveaux’, et en même temps c’est un voyage psychanalytique de l’auteur à travers la Romanité (Roma mater et meretrix) », écrit un des critiques les plus proches de l’artiste, Aldo Tassone (Tassone, 2020, pp. 18-19). Roma se présente comme une enquête sur la ville au moment où celle-ci est bouleversée par les protestations des jeunes et par la modernisation, alors que trente ans plus tôt elle était un puissant attracteur pour ceux qui, comme Fellini, venant de la province voulaient tenter leur chance. Fellini a toujours nié la pertinence d’une dimension autobiographique directe dans ses films, mais cela ne l’a pas empêché de s’interpréter lui-même, comme dans cette œuvre. Les épisodes se référant au passé (« Rome dans les souvenirs de la province », 1-3) sont introduits par la voix off d’un narrateur péri-diégétique – ajouté lors du montage final – qui s’adresse au public à la première personne du pluriel (« nous »). Fellini lui-même apparaît dans le film en tant que chargé de l’enquête simulée et réalisateur, dans des épisodes consacrés au présent (t0). C’est le cas par exemple lorsqu’il se défend devant un groupe d’étudiants qui cherchent à polémiser : « Je veux dire, les garçons, que chacun ne raconte que ce qu’il sait [...] Voici ce que j’aimerais raconter... » (Fellini, 1972, p. 272)7. Pour interpréter le débarquement à Rome de la province et la découverte de certains « lieux topiques » de la ville, en partie disparus, le réalisateur choisit également un « étranger », le jeune acteur américain Peter Gonzales. Il l’habille avec un costume blanc, clairement saillant dans les différents environnements, colorés et décontractés, que le personnage traverse tout au long du film.

Note de bas de page 8 :

(General Video Classic). Il y a deux versions du script : le script littéraire, que Fellini a utilisé pendant le tournage, et celui issu du film édité, avant le mixage final (Fellini, 1972). Je remercie Mirco Vannoni, qui m’a fourni une copie de ces textes presque introuvables.

Pour analyser les séquences du film, nous adopterons la segmentation proposée par le DVD de la version restaurée, qui diffère en partie de celle du script, à laquelle nous aurons recours au besoin8 :

  1. Jules César

  2. Ordre et silence

  3. Actualités

  4. Famille Palletta

  5. De Giggetto

  6. Grande Raccordo Anulare (t0)

  7. Avant-spectacle

  8. L’heure de l’amateur

  9. Alarme d’air

  10. Le sous-sol (t0)

  11. L’air extérieur

  12. Maisons de tolérance

  13. Princesse Domitilla

  14. Mode ecclésiastique

  15. Festa de Noantri (t0)

  16. Symbole de Rome (t0)

Note de bas de page 9 :

On a ici une référence à une façon complètement « différente » de voir et de percevoir la ville, surtout si on la compare avec le trajet du tramway emprunté par le jeune provincial de Termini à la pension de la famille Palletta.

Les parties sur la contemporanéité (t0) constituent en fait un tiers par rapport à celles de la Rome du souvenir : les trois premiers épisodes concernent l’enfance à Rimini et la construction mythique-imaginaire de la capitale, accomplie à travers des épisodes divers et grotesques. Les images du « débarquement » à la gare Termini de Rome du jeune homme vêtu de blanc et les épisodes du passé (4-5 ; 7-8-9 ; 12-13-14) alternent avec ceux de la Rome actuelle (t0), aux prises avec la modernité : l’entrée dans la ville, apocalyptique, sous un orage, du Grande Raccordo Aulare (6) ; la construction du métro, avec la profanation des couches les plus anciennes de la ville (10-11) ; la Festa de Noantri à Trastevere, au milieu des manifestations (15) ; enfin, le carrousel symbolique des jeunes motards autour des monuments de la ville, avant un départ tout aussi symbolique (16)9.

Dans la partie portant sur l’enfance à Rimini, le repas à la cantine scolaire et le déjeuner du dimanche en famille sont implicitement comparés. Malgré la diversité des ambiances, dans les deux cas le repas est organisé de manière hiérarchique. Figurativement, ces deux repas représentent la pédagogie autoritaire de l’ordre et du devoir être. Mais, dans les deux scènes, il arrive un « accident » qui perturbe la situation, avec des effets déstabilisants.

Ville provinciale en 1930. Réfectoire du collège. Intérieur. Jour.
Dans le réfectoire d’un collège, une grande pièce minable avec des statues, des saints et des armoires noires lugubres. Les collégiens ont fini de manger. Ils écoutent silencieusement la prière du prêtre gardien, assis autour de longues tables en bois (Fellini, 1972, p. 217. C’est moi qui traduits).

Note de bas de page 10 :

Rien à voir, ni ici ni dans le Fellini-Satyricon, avec les coiffures iconiques des « Romains au cinéma » analysées par Roland Barthes (1957), parmi lesquelles se trouvent les boucles de statue sur le front de Marlon Brando dans le Jules César de L. Mankiewicz (1953). À propos des jeux signifiants de la coiffure masculine, voir Fabbri, 2020.

Dans la cantine, les élèves sont habillés en uniforme sombre, alignés le long d’une table rectangulaire sans nappe, avec une vaisselle très simple composée de petits bols en métal et de quelques cruches d’eau. Ils doivent bouger à l’unisson en répondant aux ordres militaires secs, notamment à la fin du repas, lorsqu’ils doivent ranger les serviettes dans les anneaux. Le professeur mange seul, dans une petite table à part, signe de distinction : sa table est couverte d’une nappe blanche, et du vin lui est versé avec déférence par la femme qui l’assiste. Son repas dure plus longtemps, car il est toujours assis lorsque, dans la même salle, une projection de diapositives pour les élèves démarre. Il mange avec le chapeau sur la tête, un signe récurrent dans notre corpus, distinctif de l’âge et du rôle, qui s’oppose au filet pour les cheveux porté par des hommes plus jeunes10.

La table du dimanche, quant à elle, est placée au centre de la salle à manger. Le père, portant un chapeau, est assis en tête de table ; la mère, la tante et les filles se trouvent à sa droite, les fils à gauche, et la grand-mère est assise non pas à table, mais à côté. Le mobilier est des années 1930, bourgeois, en bois avec des incrustations : à droite, le buffet ou « vitrine » avec des poteries exposées ; à gauche, une grande radio Phonola sur un meuble en bois de bruyère. La bonne, qui fait penser à l’enseignant de l’école, apporte la marmite de soupe en criant que c’est l’heure de la bénédiction papale. La radio est rapidement allumée par la mère, les femmes et les enfants s’agenouillent par terre parmi le son des cloches et les jurons du père, qui finalement saisit la marmite et s’enfuit dans la cuisine.

Ce sketch est un prélude à la scène du déjeuner familial dans Amarcord, qui présente une série de permutations et un développement plus dramatique, bien que toujours grotesque. L’environnement est plus simple : cuisine au lieu de salle à manger, table équipée seulement de l’essentiel. Les garçons sont plus âgés, et il y a une composante masculine en plus – le frère « vitellone » de la mère, en robe de chambre et hairnet sur la tête. Il y a le grand-père au lieu de la grand-mère, qui garde son chapeau et moleste un peu la serveuse, ici plantureuse, qui mange en dernier, debout, près de la table. Le déroulement du déjeuner correspond au crescendo d’une querelle aussi dramatique qu’hilarante, qui commence par une « moue » de la mère et se termine par l’arrachement de la nappe, avec tout ce qui est disposé dessus, par le père, qui à cause de l’effort tombe à l’envers, en jurant. Un événement qui illustre à la lettre l’expression « renverser la table », désignant la tentative violente de s’opposer à une situation au moyen de la « destruction ».

Fig. 3. Déjeuner en famille dans Amarcord.

Fig. 3. Déjeuner en famille dans Amarcord.

Bien que tourné en farce et en comédie, le déjeuner en famille est un moment de turbulences, le théâtre de conflits latents entre les différentes instances de la maison ; conflits relevant d’abord des différentes conceptions de l’« être à table », partagées entre le devoir et le plaisir, en collision potentielle. C’est la scène pratique où les bonnes manières sont apprises aux enfants, et notamment l’idée d’un accès réglementé et modéré à la nourriture. Mais c’est aussi le moment où les tensions explosent, où la rencontre physique obligée exacerbe les désunions potentielles. L’isotopie érotique circule dans toutes les scènes ci-dessus. « L’ordre et le silence » imposés dans le réfectoire du collège dégénère en chaos lorsque, parmi les diapositives des monuments romains montrées aux écoliers, apparaissent les fesses blanches d’une femme nue. Lors du premier déjeuner familial, la paix et le réconfort attendus par le chef de famille sont « perturbés » par l’instance religieuse, incarnée par les membres féminins de la famille. La relation entre le comportement à table et les appétits érotiques et sexuels est encore plus évidente dans la scène d’Amarcord. La composante masculine « mange » différemment selon l’âge : les enfants sont affamés, l’oncle mange avec bon goût et de façon imperturbable, le grand-père « a déjà mangé auparavant », mais ne renonce pas à chercher une certaine satisfaction, ne serait-ce que verbale. Le chef de famille est aux prises avec le ressentiment de la mère et, une fois de plus, avec la « perturbation » provoquée par les enfants, qui ont pissé sur le chapeau – donc sur l’Autorité paternelle – d’un voisin, qui viendra interrompre le repas pour demander une indemnisation.

4. Chez Giggetto

Les repas collectifs de cette famille s’opposent au début à ceux de la famille Palletta, lorsque le jeune homme vêtu de blanc s’installe à Rome (4). Bien que la bonne soit en train de cuisiner des pâtes, la première visite à la maison des hôtes est en fait l’occasion de découvrir des façons différentes de manger seuls – peut-être parce que la patronne est indisposée au lit, ou peut-être pour signifier une liberté plus grande. Un hôte chinois, par exemple, se fait une amatriciana à sa manière, tandis que dans la grande cuisine commune, lieu de passage et de rencontre des différents habitants de la maison, se déroulent les activités les plus diverses. Une fille en tenue légère se sèche les cheveux, une vieille dame fait du repassage à côté d’une fillette qui mange une assiette de spaghettis, tandis que le propriétaire, un vieil homme au chapeau, mange une soupe au coin de la grande table, où le chat se promène.

Note de bas de page 11 :

La visite au palais de la princesse Domitilla, où se déroule le célèbre « défilé ecclésiastique » (Pezzini-Terracciano, 2018), n’implique pas directement le protagoniste, à la différence des autres épisodes, mais est structurée comme un spectacle pur. Cette séquence présente une réception très sobre, agrémentée d’une liqueur verte à la menthe, et lors de laquelle le Cardinal, invité d’honneur, rappelle un petit méfait de son enfance. La ritualité et l’austérité de la scène dans le cadre de ce qu’on appelle la « noblesse noire » romaine contrastent avec le caractère bruyant et païen du dîner populaire chez Giggetto, ainsi qu’avec la scène bourgeoise et mondaine de la fin du film, où tout le monde mange pendant que la police chasse les jeunes « beatnik » qui stationnaient et flirtaient sur la place.

Mais le « localisme » gastronomique de Rome est illustré de manière magistrale par l’épisode « Chez Giggetto », la trattoria sous l’appartement où le nouveau venu descend le soir, toujours vêtu de blanc, et où la famille Palletta est réunie autour de la même table. C’est la première cérémonie importante d’initiation à la romanité à laquelle le garçon est convié. Les autres se dérouleront dans l’avant-spectacle au théâtre, ainsi qu’au bordel, des domaines étroitement liés comme le sont pour Fellini la nourriture, la représentation et l’érotisme11.

Note de bas de page 12 :

Comme l’écrit Francesco Mangiapane, « pour qu’une telle configuration émerge de l’évidence de la vie quotidienne, montrant toute son importance anthropologique, la nourriture, dans le cinéma, a besoin d’étrangers, de sujets qui, regardant de l’extérieur un certain groupe social, puissent évaluer sa façon de manger et mettre en évidence la transformation culinaire » (Mangiapane, p. 2014: 135).

C’est à partir de ce regard « étranger » que le mode de convivialité romain et populaire peut être mis en scène de la manière la plus articulée et la plus efficace12. L’épisode parallèle dans la Rome contemporaine (t0, 15), la Festa de Noantri a Trastevere, s’écarte de cette norme en raison de l’indifférence de facto qui est manifestée envers la nourriture, toujours surabondante, et envers sa consommation. Bien sûr, la « société » romaine se retrouve toujours à table, à l’extérieur, sur la place, mais c’est ici la société mondaine, internationale, touristique, pittoresque, qui continue à dîner et qui s’exprime par des lieux communs, sous le signe du qualunquisme, pendant que la police s’en prend aux manifestants.

Mais revenons à Giggetto. Dans le scénario, nous sommes dans la scène 8 du chapitre « L’arrivée à Rome ». En voici les premières lignes :

Note de bas de page 13 :

Il est intéressant de comparer les deux versions du scénario, la version « littéraire » et celle qui est issue de la transcription. Dans la première, le dîner occupe moins de 5 pages, tandis que dans la seconde il est discursivement étendu sur 13 pages. Dans la première version, les différents dialogues et sketchs se succèdent dans un ordre dont le montage, dans le film, fait ressortir la simultanéité.

Rome 1939. Via Albalonga. Dehors. La nuit.
Le garçon sort par une porte.
Les trottoirs de la Via Albalonga se sont remplis de tables des trattorias et des tavernes. Les Romains sont assis en grand nombre, profitant de la fraîcheur de la soirée. Ils passent devant des enfants qui courent partout en jouant au football. Le garçon s’arrête un moment pour regarder autour de lui, puis commence à traverser la rue.
C’est l’heure du dîner. Les tables d’une trattoria ont débordé sur le trottoir, certaines tables sont dans la rue, à côté des rails du tram. Les clients sont les représentants typiques d’une collectivité romane, petite-bourgeoise et populaire : désordonnée et joyeuse, bruyante et sinistre, familière, confidentielle, avide et féroce.
Ils parlent tous ensemble, à voix haute, rient, plaisantent, fredonnent. Parmi le chaos général, on entend des passages de discours, des phrases effondrées, des comptines.13

Le début du scénario condense l’effet de sens général que la scène doit produire : dans le film, l’aspect « féroce » du Romain à table est mis en scène à travers l’ensemble des images, un peu moins impressionnantes que dans le scénario où, en ouverture, on lit : « ...Un petit garçon tient la moitié de la tête d’un agneau dans sa main et la mange avec avidité... il suce le cerveau, puis l’œil, puis la langue » (Fellini, 1972, p. 16). Dans le film, la tête d’agneau tenue par le jeune garçon est esthétisée, elle se transforme en un beau plat, une tête de bœuf couronnée par ses pieds, apportée par l’aubergiste comme le grand plat final du dîner :

Note de bas de page 14 :

« LE PATRON: Donnez-le-moi, je vais le leur apporter. Regardez cette beauté... Vous devez tout manger, ici il y rien à jeter ! »

OSTE : Damme a me, je la porto io a quelli. Guarda qi che bellezza… Ahò, qua ve la dovete magnà tutta, qua ‘nse butta niente ! (Fellini 1972, p. 258).14

Note de bas de page 15 :

Voir le scketch de Fernanda, une belle femme qui au début de la scène regarde la place du haut de sa terrasse, visiblement fâchée avec son compagnon, et qui finit par accepter de descendre dîner à côté de lui, en riant de ses lourdes plaisanteries pour faire la paix. La scène introduit également une autre figure énonciative, celle de l’observateur extérieur qui se laisse séduire et devient un participant : peut-être une invitation adressée aussi au spectateur pour « descendre » avec le réalisateur sur la place et pour profiter de la soirée en abandonnant tout préjugé et toute distance.

La place est un théâtre naturel, délimitée par les rails du tramwa – y qui, à un certain moment, la traversera comme un « rideau de théâtre » –, et le dîner est un spectacle immersif : tout au long des différentes tables, on peut assister à des micro-scènes, entendre des dictons populaires, des éclats de rire et des chansonnettes. Le fil narratif de la scène est donné par la descente dans la rue du nouvel arrivé, accueilli et placé à table par l’hôtesse, qui le guide aussi dans le choix de la nourriture. Dans la dimension visuelle, le fil conducteur repose tout d’abord sur la figure de l’hôte qui parcourt les tables, puis sur celle de l’hôtesse qui, au contraire de son mari, courant partout, reste debout, immobile, habillée d’une manière très élégante. La caméra se concentre ensuite sur les différentes tables, très proches les unes des autres. Chaque famille occupe une table différente ; on y voit des personnes de tous âges, y compris des vieillards et des enfants criards, habillés indistinctement avec des vêtements élégants ou négligés : les hommes en particulier sont souvent en débardeur, torse nu et, s’ils sont jeunes, avec un filet à cheveux sur la tête. Contrôlé par le couple d’aubergistes, qui à la fois sert et apprivoise les clients, tout le monde mange, crie, pleure et commente, dans une ambiance orgiaque pleine de références érotiques et scatologiques. L’étranger est intégré au collectif, accueilli dans une table autre que celle de la famille où il loge, et occupée par une femme, un mari et deux jeunes filles. Tout au long du dîner, la femme oscille entre deux manières d’être, passant sans cesse de l’une à l’autre : comme dans les échanges familiaux typiques, d’un côté elle se chamaille avec son mari et gronde ses filles, tandis que de l’autre côté elle se tourne vers le garçon d’une manière plus polie et vaguement séduisante. Mais, il faut le dire, par rapport aux dîners de famille à Rimini, les tensions et les conflits sont ici suspendus au lieu d’exploser ; l’atmosphère générale est de jovialité et de bienveillance réciproque15.

Fig. 4. Une scène de Rome. La complexité des interactions à table émerge : les deux hommes se parlent, l’une des deux filles porte un enfant en pleurs, tandis que l’autre fille, sérieuse et triste – la seule dans cet état dans toute la scène de la trattoria – se tourne vers l’extérieur de la table et s’enferme en elle-même.

Fig. 4. Une scène de Rome. La complexité des interactions à table émerge : les deux hommes se parlent, l’une des deux filles porte un enfant en pleurs, tandis que l’autre fille, sérieuse et triste – la seule dans cet état dans toute la scène de la trattoria – se tourne vers l’extérieur de la table et s’enferme en elle-même.

5. Nourriture, mots et musique

Note de bas de page 16 :

Gianfranco Marrone propose d’utiliser les deux termes, « savoureux » et « gouteux », comme méta-termes équivalents au couple « figuratif/plastique » utilisé par Floch (1995), utiles pour identifier deux niveaux de signification différents dans l’analyse du texte et/ou de l’expérience gastronomique (Marrone, 2016, chap. 7). Nous nous limitons ici aux définitions du dictionnaire.

Note de bas de page 17 :

« Magnaccione » est le superlatif de « magnaccia », qui signifie proxénète et qui désigne par extension métaphorique quelqu’un qui vit sans trop se soucier de gagner sa vie. Les mots de la chanson sont attribuées au chansonnier Lando Fiorini.

Chez Giggetto, on déguste une cuisine savoureuse. Au sens figuré, l’adjectif signifie « d’esprit vif », tout comme les termes voisins goûteux et succulent, qui soulignent le lien étroit entre ce qui, dans le deux cas, passe par la cavité buccale16. Lors du repas familial, le choix des aliments est généralement effectué par la mère, qui essaie d’équilibrer les goûts de chacun dans son menu, et qui apporte les plats à table en les soumettant à la sanction des convives. Dans la trattoria, une sorte de schéma canonique d’interaction verbale et non verbale se déploie suivant un ordre narratif et discursif. Il y a d’abord l’énonciation du menu par l’aubergiste, ce à quoi répond le choix du plat par le client. Vient ensuite le temps d’attente, « rempli » par la conversation entre les convives, qui ne doit pas être trop longue. L’arrivée des plats commandés introduit alors plusieurs séquences : l’appréciation purement visuelle par les convives, la consommation, le commentaire et la comparaison entre les différents choix, l’expression de la satisfaction/insatisfaction. Chez Giggetto, ce schéma est en correspondance avec la riche bande sonore qui accompagne la consommation de nourriture, et au sein de laquelle on peut distinguer, outre les voix et les échanges en dialecte romain des aubergistes, des serveurs et des clients, les cris et les hurlements des enfants, les stornelli des chanteurs de rue, la rengaine du mendiant et enfin le cliquetis du tram. C’est la vie dans son ensemble qui s’exprime bruyamment. In crescendo, les différentes composantes s’ajoutent progressivement, se chevauchent et s’entremêlent, jusqu’au point culminant du dernier refrain pendant lequel tous ensemble, aubergistes et clients, boivent ensemble en chantant La società de li magnaccioni : une chanson très populaire, qui exprime la « philosophie » romaine de l’insouciance, du boire et du manger comme forme de résistance face aux difficultés quotidiennes et à l’usure du temps17.

Le menu de la trattoria– appelé dans le script la « litanie » – est lu dans son intégralité. D’abord, c’est le serveur qui le récite à la femme de la table où le jeune étranger est assis :

Note de bas de page 18 :

Le mari explique la facture de ce plat à sa femme : « … Sò maniche de frate con sangue de maiale, mamma li faceva bene… » (« Ce sont des maniche de frate avec du sang de porc, maman les cuisinait bien... »).

Spaghetti alle vongole
bucatini all’amatriciana
cannolicchi cacio e pepe
penne all’arrabbiata
maccheroni alla carcerata
cazzetti d’angelo al pomodoro
rigatoni con l’alici
schiaffoni alla norcina
...18
 
Puis c’est à la maîtresse de répéter le menu pour le nouvel arrivé, en lui adressant un clin d’œil :
 
fettuccine co rigaje de pollo
bucatini carbonara...
 
Enfin, les spécialités de la maison :
 
coratella
trippa
zampetti di vitello
la pajata –
« un pezzo de budellino de vacca pieno de latte »
e poi finalmente le lumache !

Note de bas de page 19 :

Comme l’observe Mary Douglas (2012), y compris au sein de la même tradition culinaire, chaque famille a tendance à choisir ses plats préférés, sa propre sous-culture, tandis que le restaurant a tendance à être plus globaliste.

En dehors des « petites bites d’ange à la sauce tomate », une invention poétique de Fellini, la cuisine romaine traditionnelle est listée dans son intégralité, comme si elle était tirée de l’encyclopédie – de fait, le serveur dit avec fierté au début : « c’avemo tutto ! » (« nous avons tout ! »)19. Au-delà de ce qui est désigné verbalement, l’image montre d’autres plats tels que des saucisses et des haricots à l’étouffée et, en grand final, la tête de bœuf entourée de ses pattes. La cuisine romane est d’origine rurale, nourrissante et aux saveurs fortes, concentrée sur le premier plat et sur ce qu’on appelle le « cinquième quart », c’est-à-dire les parties les moins nobles des animaux, comme les entrailles et les extrémités – un plat encore aujourd’hui surprenant pour les non-romains. Ce mélange de « gloutonnerie et de férocité » provoqué par l’intégration d’éléments comestibles situés à la frontière du goût et du dégoût, souvent servis et mangés avec les mains, est bien illustré par l’arrivée à table des escargots, spécialité de la maison, présentés avec emphase comme un aliment délicieux et aphrodisiaque. La maîtresse montre de façon théâtrale au garçon comment les manger : avec une aiguille qu’elle garde enfoncée dans le bavoir du tablier, elle sort l’escargot de sa coquille et l’avale avec affectation. Le jeune homme l’imite, extrait une chose noirâtre d’un coquillage et l’engloutit, en regardant sa voisine de table en quête d’approbation. La femme profite plutôt pour parler de sa façon de cuisiner les escargots – et en particulier de la longue opération de purge à laquelle elle les soumet. Elle marque ainsi une limite dans l’apparente continuité entre la cuisine familiale et la cuisine de la trattoria : cette dernière, bien que les aubergistes évoquent la présence de leurs mères dans la cuisine, n’est pas aussi saine et fiable que la première, car elle est nécessairement plus hâtive et plus centrée sur le gain d’argent, sur l’échange plutôt que sur le don. Citons le dialogue du scénario :

Note de bas de page 20 :

LA FEMME : Ah, je ne mange jamais d’escargots dans la trattoria, tu sais, je ne les mange que quand je les fais. Je vais la purger quatre jours. Alors oui (fait éclater un baiser)... tu suces tout!... Mais ainsi... Non.
Le garçon mâche perplexe.
L’HOMME (f.c.) : Mais ne l’écoutez pas ! Savez-vous ce que l’on dit à Rome ? Comment tu manges, tu chies.
LA FEMME : Oui, mais quelle merde ! (adressée au garçon) Désolé, vous savez... (Fellini, 1972, p. 256).

DONNA : Ah, io in trattoria le lumache non le mangio mai, sai, le mangio solo quando le faccio io. Le faccio spurgà quattro giorni. Allora sì (schiocca un bacio)… te succhi tutto !... Ma così… No.
Il ragazzo mastica perplesso.
UOMO (f.c.) :
Ma nun je date retta… A Roma sapete che dicono ? Come magni cachi !
DONNA : Sí, ma come cachi male ! (rivolta al ragazzo) Scusi, sa… (Fellini, 1972, p. 256).20

Fig. 5. Photos de scène de Rome. Ici, l’aubergiste, le chapeau sur la tête, est sur le point de servir la spécialité de la maison, des escargots « qui ressemblent à des pigeons ».

Fig. 5. Photos de scène de Rome. Ici, l’aubergiste, le chapeau sur la tête, est sur le point de servir la spécialité de la maison, des escargots « qui ressemblent à des pigeons ».

Note de bas de page 21 :

Par exemple: « Celui qui ne mange pas en compagnie, le diable l’emporte » ; « l'eau et la salade, ça fait de la pisse ». À propos de la langue dans le cinéma de Fellini cf. Gargiulo, 2017.

Fellini condense dans le parlato de cette scène de nombreuses expressions typiques du dialecte romain : dialogues sous la forme de « botta e risposta », comptines indécentes, proverbes et dictons populaires, parmi lesquels ne peuvent pas manquer « li mortacci tua », le plus caractéristique des insultes romains, déclamé par une fillette excitée21. Enfin, le répertoire musical : les chanteurs de rue, les « posteggiatori », révélés par le passage du tram, qui chantent des « stornello » très populaires, comme celui-ci :

Note de bas de page 22 :

Il s’agit de Ciccio Formaggio de Nino Taranto (1940), en dialecte napolitain: « Si tu m’aimais vraiment, tu ne laisserais pas que les gens se moquent de moi, tu ne m’arracherais pas les cheveux des oreilles, tu ne mettrais pas tes doigts dans mes yeux ». Le stornello est une chanson en rime, généralement improvisée, très simple, portant sur l’amour ou sur un sujet satirique. Semblable à la comptine, il peut être comparé au chant de l’étourneau, rebondissant d'un endroit à l’autre.

Si mme vulisse bbene overamente
nun me facisse ‘ncüitá d’a gente
nun me tira ‘e pile ‘a dint’e rrecchie
nun me mette ‘e ddite adinte ‘ll’uocchie
22

Note de bas de page 23 :

Voici le texte original : « Fior di giaggiolo / Gli angeli belli / Stanno a mille in cielo / Ma bello come lui / Il n’y en a qu’un ». Ici, en revanche, on dit : « Fior di giaggiolo / aussi laid que toi, il n’y en a qu’un / mais aussi ivre, il n’y a que toi ». Il s’agit, comme on l’a dit, du « Stornello di Lola » dans la Cavalleria Rusticana (Acte I) de Pietro Mascagni (1890), dont la première au Teatro Costanzi à Rome avait eu un succès extraordinaire.

Ou bien le très celèbre « Stornello di Lola » tiré de la Cavalleria Rusticana, mais en version satirique : « Fior di giaggiolo / brutti come te ce n’è uno solo / ma d’embriachi qui ce se’ te solo »23. Au-delà de ces segments divers, ce qui compte, c’est précisément de savoir saisir cet ensemble polyphonique et immersif : le dîner romain populaire est tout cela, l’occasion quotidienne de s’amuser, en rapportant les blagues d’une table à l’autre. Un condensé de vie dans ses éléments les plus fondamentaux : la sensualité, la famille, l’exubérance, l’excitation et la jouissance d’être tous ensemble, unis par la nourriture, le vin et la langue communs.

Note de bas de page 24 :

La combinaison des vitrines des deux magasins semble confirmer la sensibilité de Fellini à la dimension symbolique et sacrificielle des animaux : n’oublions pas que l’accident de l’épisode sur le GRA consiste précisément dans le renversement d’un camion transportant des veaux, dont les carcasses ensanglantées encombrent la route sous la pluie.

Le dîner chez Giggetto se termine très tard dans la nuit, avec une des célèbres scènes « métaphysiques » de Fellini (Fabbri, 2019), en contraste total avec ce qui précède. La rue est maintenant presque déserte, les travaux sur les rails du tramway produisent des bruits sinistres, et de pâles lumières éclairent des vitrines surréalistes : un magasin de chapeaux d’homme ; une colonne avec le profil de Mussolini avec un casque ; une boucherie où sont accrochées les carcasses des animaux, et une tête de bœuf au premier plan24.

Pour conclure

Pour conclure, nous rappellerons une observation de Fellini à propos de la caractérisation du « peuple romain », que le réalisateur fait contraster avec les autres couches sociales de la ville, en mettant en scène leurs « manières de table » et en essayant d’impliquer le spectateur, autant que possible, dans leur appréciation. Ces romains à table sont précisément qualifiés par Fellini de « gourmands et féroces ». Le premier adjectif fait référence au rapport ingestif direct avec la nourriture – « glouton », selon le dictionnaire, est celui « qui ressent une préférence particulière pour certains aliments ou boissons ou ne se lasse jamais de les manger ou de les boire » –, tandis que le second désigne la façon dont le glouton agit. Jean-Jacques Boutaud (1997) propose des « profils gastronomiques », à partir de la distinction établie par Brillat-Savarin entre la gourmandise et la gloutonnerie. Ces profils sont fondés sur le rapport entre la fonction sélective et qualitative vis-à-vis de la nourriture – fonction caractérisée par le discernement et le raffinement – et la fonction ingestive et quantitative avidité.

Fig. 6. Profils gastronomiques (Boutaud, 2005)

Fig. 6. Profils gastronomiques (Boutaud, 2005)

Dans le film, Fellini positionne les Romains entre les goinfres et les gourmands. Ils ont la capacité de discerner la nourriture, mais ils la consomment avec avidité, et parfois ils sont décidément vulgaires par rapport aux canons bourgeois. Cependant, ils tirent de ces plongées conviviales une consolation et un sentiment d’identité ; ils se reconnaissent à travers une cuisine et un langage de longue tradition, dont la persistance leur permet de donner un sens à la précarité de l’existence.

Fellini ne se propose pas de les juger, il envie en quelque sorte leur immédiateté et leur authenticité. Authenticité : telle semble être la valeur perdue et poursuivie tout au long du film, au-delà de la nostalgie banale de « ce que nous étions ».