Des index aux pouces
Les nudges entre fluidification modale et interprétation liquidée

Pierluigi Basso Fossali

Laboratoire ICAR (UMR 5191), ENS de Lyon
Université Lumière Lyon 2

https://doi.org/10.25965/as.6763

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : discours programmateur, exhortation, intérêts, modalisations, nudges, paternalisme

Auteurs cités : Michel de CERTEAU, Wander EMEDIATO, Jacques FONTANILLE, Michel FOUCAULT, Jürgen HABERMAS, Albert O. HIRSCHMAN, Daniel KAHNEMAN, Niklas LUHMANN, Benjamin OUVRARD, Herbert SIMON, Éric SINGLER, Carl SINGLETON, Anne STENGER, Cass Robert SUNSTEIN, Richard H. THALER, Amos TVERSKY, Claude ZILBERBERG

Plan
Texte intégral

1. Introduction : politique avisée, intervention souple

Les nudges sont présentés comme l’introduction, dans les politiques publiques, de dispositifs modaux capables de diriger les citoyens vers des bonnes pratiques, et qui ne laissent apercevoir ni coûts ni contraintes institutionnelles supplémentaires. Cependant, l’hybridité extrême des dispositifs rangés dans la classe des nudges et le caractère unilatéral de leur introduction et mise en œuvre nous imposent un examen critique.

Leur transparence concessive – ils ne doivent pas passer nécessairement par une prise de conscience publique de leur utilisation – serait le corrélat éthique du caractère incontestablement avantageux des comportements induits. Cela suggère la déculpabilisation possible d’une politique « dirigiste » à partir de la garantie préalable que l’ingérence éventuelle, perçue dans le libre exercice des pratiques, sera compensée par une accélération et une optimisation des objectifs des individus : les nudges ne seraient que des pressions bienveillantes, voire altruistes. Cela dit, on présuppose que les objectifs des individus soient légitimes, sur le plan juridique, et compatibles avec l’intérêt général. Il s’ensuit que le sens des pratiques est préalablement assujetti à la loi et à l’économie, et seulement après il peut être approprié comme gratification personnelle dans l’exercice des prérogatives citoyennes. Dans la perspective des nudges, cet encadrement du « bien-être » individuel pour le bien social devrait émousser formatages et contraintes afin de permettre une fluidification progressive des pratiques, capable de conjurer la coagulation des conflits (Luhmann, 1981).

Note de bas de page 1 :

Au fond, cet encouragement, promu par les nudges, cherche à mitiger la frustration de la citoyenneté qui est à la fois fortement modalisée et largement exclue des processus décisionnels. Le paradoxe de cette articulation entre implication et marginalisation a été décrit par Hirschman : « Dans les conditions de vie moderne, les citoyens voient leur implication [involment] dans les affaires publiques se heurter à des limites rigides, du fait que certaines institutions les empêchent d’exprimer leurs sentiments sur ces questions avec leur pleine intensité. Que cette sous-implication [underinvolvement] forcée puisse, tout comme une surimplication [overinvolvement], susciter déception et frustration, cela est facile à comprendre : on peut bien décider que mieux vaut ne pas participer du tout à un mouvement, dès lors qu’une limite supérieure arbitraire est fixée à la contribution que l’on est en droit d’y apporter » (Hirschman, 1982, p. 103 : nous avons modifié la traduction française disponible).

Les modalisations souples semblent être une recette prometteuse face à des sentiments de frustration bilatérale : et de la part des citoyens, vu l’érosion progressive de leur liberté, et de la part des institutions, vu leur engagement à bien prendre note des comportements contre-productifs dans des « cahiers d’occasions perdues », souvent présentés sous forme de « livres blancs ». Au fond, les nudges sont un corrélat tardif des white papers, une implémentation de techniques de résolutions des problèmes observés à partir du point de vue de l’expert, voire scientifiquement « neutre ». En effet, au-delà des contingences qui en ont motivé la dénomination, les cahiers blancs sont la voie intermédiaire que la contemporanéité a trouvé entre les cahiers de doléances et les écrits utopiques : des projections de scénarios à portée de main, auxquelles les statistiques offrent l’intervalle de confiance manquant. Les nudges sont l’implémentation de ces projections sous forme d’encouragement1, afin de traduire l’expertise en bonne pratique pour un futur déjà bien cartographié (smart city) dont la survenance sera « douce » (sustainability).

Le versant obscur de cette vision progressiste est représenté par la « théorie des perspectives » (Kahneman et Tversky, 1979, pp. 263-29) qui montre l’irrationalité des conduites sociales et qui semble justifier une vision paternaliste des formes de vie sous forme de prospection économique (expected utilities). En effet, les formes de vie se limiteraient à mobiliser une rationalité limitée (bounded), et cela déjà à partir d’une concentration sur la satisfaction de l’immédiat, voire d’un remède provisoire, élaborés en utilisant des raccourcis mentaux ou des anecdotes élevés au rang de révélation d’une règle sous-jacente. Les nudges sont une lutte contre une irrationalité prévisible, dotée de patterns reconnaissables à travers les big data. Les index de comportements non performatifs disponibles sont alors traduits en coups de pouce.

Note de bas de page 2 :

À ce propos, voir l’intervention au FMI de Christine Lagarde sur Le Plan d’action mondial (2017), pleine de rappels aux occasions à saisir pour une croissance plus élevée. La suite infinie de modalisations déontiques qui progressent au détriment des modalisations épistémiques (les prévisions sont de plus en plus des certitudes), face à l’incapacité des acteurs économiques de s’activer devant une conjoncture favorable, a été analysée par Wander Emediato (2020). Ces expressions modales rehaussent le caractère prescriptif des consignes, baissent le quotient d’indétermination de la conjoncture favorable et rétablissent une « coagulation » modale, en formatant un scénario qui serait mieux exploité s’il était totalement assujetti à des procédures imposées par les institutions.

L’idée de conjuguer une politique éclairée avec des interventions souples semble construire une image de l’administration publique qui veut sortir de ses portraits habituels en clair-obscur ; ainsi, le nudge serait à la fois l’indice d’un climat post-idéologique et d’un point de convergence entre politique et monde de l’entreprise sous l’enseigne commune de la responsabilité sociale. Pourtant, un déphasage constant est enregistré dans une économie qui ne peut pas connaître de bonnes pratiques pour toutes les saisons et occasions, et qui doit donc, dans leur implémentation2, avoir recours à l’optimisation du timing. Comme la contingence de l’offre, le panorama des politiques doit être profilé selon un champ d’occasions rapidement changeantes, ce qui introduit une succession de modalisations souvent contradictoires si elles ne sont pas respectées immédiatement et dans le bon ordre. Cette congestion modale d’occasions à saisir n’a aucune chance de restituer un paysage « illuminé », de sorte que les nudges risqueraient d’être un sous-produit juste valable pour des parties prenantes de paysages sociaux assez rigides, conformistes et normalement liés à la consommation ou à l’utilisation des services. L’intelligence des nudges serait alors indirectement proportionnelle aux marges de créativité et d’évolution des pratiques prises en charge.

2. L’arrière-plan théorique : modalités et modalisations

2.1. Modalisations transitives et réflexives

Le nudge est un objet de recherche qui pousse la sémiotique à mobiliser (et éventuellement à réviser) toute sa conceptualisation des modalités et des modalisations. Dans cette contribution, nous pouvons rappeler synthétiquement quelques points de la tradition et des acquisitions récentes.

En sémiotique, la modalité est la qualification de la forme d’implication d’un actant dans une transformation de valeurs, ce qui donne à cette dernière une orientation. Une telle orientation, à son tour, pourra être épousée ou contredite par la mise en perspective de l’instance d’énonciation selon une modalisation de deuxième ordre (pouvoir regarder le pouvoir d’autrui implique déjà sa relativisation). Par ailleurs, étant donné que la scène de l’actantialisation d’un acteur social est déterminée aussi par l’espace et le temps qui la délimite, elle percevra ces derniers comme des fronts modaux hétéronomes : soit « sauvages », et alors plein de contingences, soit institutionnalisés, donc tendanciellement stabilisés mais en conséquence contraignants. La relativisation de perspective est alors accompagnée par des interférences internes qui montrent que la dotation modale d’un actant est extrêmement perméable et changeante.

Ainsi, la modalisation n’est que l’intervention d’un actant sur la charge modale d’autres actants impliqués dans la même scène ; en ce sens, la modalisation est à la fois une paradigmatisation des profils de subjectalité / objectalité – elle fonctionne comme une caisse de résonance – et une dynamisation des postes syntaxiques qui sont alors, à leur tour, transformables – de l’attribution de rôles à partir des forces modales qui gravitent autour d’un acteur (modalisations subies) à l’émancipation par rapport aux fonctions assignées à travers la projection de la charge modale vers d’autres acteurs (modalisations transitives).

Dans un espace d’interaction, les modalisations sont simultanées, compétitives et toujours à la recherche d’une confrontation « proportionnée ». Comme le montre l’exemple canonique du partage des responsabilités (« se renvoyer la balle »), il n’y a jamais une modalité qui caractérise la condition des acteurs, mais toujours « des modalisations réciproques continues » (Zilberberg, 1981, p. 36). Si « la réflexion sur les modalités n’a lieu que par la primauté de l’intersubjectivité » (id., p. 39), la constitution du soi en discours devrait toujours aller avec une réflexion parallèle concernant la constitution du moi, ce qui provoque, par exemple, une distinction – déjà remarquée par Zilberberg (id., p. 40) – entre le pouvoir en tant que maîtrise (soi) et le pouvoir en tant que puissance (moi).

Comme remarqué par Fontanille (1987) à propos du savoir, il faudrait différencier l’appréciation des modalités selon des perspectives réflexives et transitives : ainsi, on a proposé de noter les modalités réflexives avec un tiret : (i) savoir - être = ex. contenance, (ii) savoir - faire = ex. habileté ; et les modalités transitives avec deux points : (iii) savoir : être = ex. connaissance d’un état de choses, (iv) savoir : faire = ex. connaissance des potentialités d’un objet / sujet « autre ».

Note de bas de page 3 :

Pour un traitement détaillé de la question, voir Basso Fossali (2008).

Comme nous l’avons remarqué dans d’autres occasions3, on doit appliquer la même distinction transitivité vs réflexivité aux autres verbes modaux : le croire peut porter sur l’être du sujet énonciateur ou sur un état de choses ; le devoir : faire peut être assumé par l’instance prédicative ou être imputé à un front actantiel objectivé (le devoir : faire d’un instrument). Et, finalement, même le vouloir être peut basculer du désir réflexif à l’accomplissement d’une vocation déjà présente chez les êtres traités. Comme nous essayerons de le montrer, les nudges, à travers des formes particulières d’exhortations, travaillent sur des modalisations transitives – le vouloir : être / faire des acteurs sociaux – tout en cachant la réalisation d’un vouloir – être / faire réflexif.

Note de bas de page 4 :

Zilberberg (op. cit., p. 50). L’unilatéralisme de la position modale se révèle une résistance, une tentative d’émancipation ; ainsi, Zilberberg remarquait que le vouloir impérieux – je veux – cache à peine ses tensions internes et cette autodétermination injonctive se laisse facilement plier, dans un espace social, en vouloir subjonctif, lâche ou humble : « je veux bien » (ibid., p. 53).

On voit bien que les modalités ne permettent plus de situer la prédication de manière neutre, car elle se trouve impliquée dans une asymétrie minimale des influences qui participent à la constitution de la détermination des valeurs. Claude Zilberberg a souligné que s’il y a un cadre modal, alors on doit reconnaître au moins une instance injonctive et une instance subjonctive4, une qui conditionne, l’autre sous condition, même si la posture de l’influenceur est le laisser faire. Les nudges s’inscrivent dans un « libertarisme » de façade, à tel point qu’ils cherchent à rendre transparentes leur portée modale et leur rhétorique influente.

2.2. L’imaginaire modal et la syntonie intentionnelle

Le « souffle » de l’initiative est la perception qu’il y a des marges de manœuvres – à savoir, du « jeu » — entre les modalités contraignantes et des modalisations que l’on peut exercer. Mais un autre « souffle », celui de l’imagination, est toujours présent et il traite un réservoir de modalités non immédiatement finalisées, mais capables d’attribuer une épaisseur existentielle aux acteurs. L’existence modale se nourrit de programmations alternatives de l’action (bien qu’elles restent hypothétiques), des scénarisations imaginaires (rêves, etc.), des hypothèses sur les états d’âme d’autrui (analogisations, empathie, etc.).

Note de bas de page 5 :

La modalisation a deux autonomisations par rapport à l’ancrage figuratif (côté imaginatif) : (i) l’homogénéisation concessive de l’espace psychologique et de l’espace social (modalisations endogènes et exogènes) ; (ii) la temporalisation des relations (modalisations rétrospectives ou prospectives).

On parle alors de valence modale à juste titre et sans redondance, car la forme de l’implication de l’actant est précisée non seulement par le verbe qui structure la scène actantielle mais aussi par le lien qui qualifie la relation entre les acteurs de la scène et l’asymétrie de leurs thématisations intentionnelles (confrontations directes, différées, imaginées, sublimées, etc.). Chaque modalité est alors corrélée à un front modal qui relève du type de sensibilisation à la « syntonie » intentionnelle et au périmètre figuratif de la confrontation, ce qui établit naturellement le cadre des attentes d’un acteur5 (par ex., la désillusion).

2.3. Maximisation et formes rhétoriques

L’opération contraire à la problématisation intersubjective et imaginative des corrélations entre dotations modales et fronts modaux consiste à maximiser l’apport garanti par un rôle disponible dans un terrain de jeu institutionnalisé. Entre le pouvoir institutionnel de coagulation de scénarios sociaux contraignants et la fluidification de relations dans l’exercice de la liberté, les modalisations apparaîtraient comme la coalescence possible entre formes d’implication qui se réclament de fonds différents : les modalisations sont alors des offres concurrentielles de stabilisation des visées intentionnelles.

Toute scène sociale est controversée car animée par des modalisations non alignées, ce qui suggère aussi une transversalité du sens, un recours à la projection analogique ou à la ré-imagination des relations (mondes possibles). Ainsi, si les nudges visent à être simples et directement liés aux exigences de la citoyenneté, ils utilisent nombre d’expédients fictifs pour dissimuler leur dispositif et leur visée à travers des expressions ludiques ou mimétiques.

Une rhétorique intervient justement comme nécessité d’échapper à des modalisations dotées d’un seul espace de pertinence, ce qui est en soi un système de compensation, à l’intérieur des cultures, par rapport à la tendance des domaines sociaux à revendiquer des terrains institutionnels où on a la prétention d’administrer de manière autonome toutes les modalités pertinentes à leur fonctionnement.

La rhétorique rassemble des pratiques sémiotiques qui visent à négocier la distance axiologique et l’asymétrie des valeurs entre les partenaires, en déplaçant les querelles interpersonnelles vers un conflit interne aux classes linguistiques et aux configurations discursives. Ainsi, les modalisations sociales, avec leur hétérogénéité et leur polémologie constitutives, trouvent, à travers la rhétorique, une conversion sémiotique et une projection intradiscursive. Cela dit, justifiée par les différents « lits » qui accueillent les modalités, la rhétorique n’est unitaire que sur le plan métasémiotique, à savoir comme discipline. En réalité, dans la sémiotique de premier ordre qui informe les pratiques, il faudrait distinguer : (i) une rhétorique du corps liée à un imaginaire de l’« altération » ou de la solidarité intime ; (ii) une rhétorique du social qui travaille sur un imaginaire de la dissidence ou de l’accord ; (iii) un rhétorique du jeu qui travaille sur un imaginaire du décisif ou de la preuve.

Bien évidemment, ces polarisations internes aux différentes rhétoriques sont corrélées entre elles et montrent l’exigence, avant la construction d’un parcours narratif, de résoudre des disproportions : (i) des disproportions subornées : rhétorique de l’influence ; (ii) des disproportions subies : rhétorique de l’affrontement ; (iii) des disproportions anticipées : rhétorique du sondage ; (iv) des disproportions détournées : rhétorique de la sublimation. Les nudges semblent conjuguer, sur le plan transitif, la subornation, et sur le plan réflexif, la sublimation : on exploite une influence autorisée par le contrôle institutionnel d’un domaine et on justifie cette intervention, souvent inavouée, selon une idéalisation du rôle joué (paternalisme).

2.4. Projection figurale et modalisations transitives

La mission de la rhétorique est la résolution d’une disproportion avec un sens oblique, avec une réponse discursive sur des polarisations alternatives, voire impropres par rapport aux enjeux thématisés. Elle peut intervenir sur le plan du tissage des valeurs, donc sur le plan paradigmatique (catégoriel) et syntagmatique (figuratif), pour donner lieu à des raisonnements figuraux, ou bien elle peut essayer d’intervenir sur l’asymétrie des modalisations entres les inter-actants concernés. Dans ce deuxième cas, nous sommes ici intéressés à souligner en particulier les différents types de modalisations transitives, lesquelles peuvent être organisées selon les axes d’opposition suivants :

i) modalisations activatrices      ou      inhibitrices ;

ii) modalisations unilatérales      ou      plurilatérales ;

iii) modalisations exclusives      ou      participatives ;

iv) modalisations délibérées      ou      involontaires.

Note de bas de page 6 :

Voir P. Basso Fossali (2013, p. 305). Nous n’avons pas ici l’espace pour traiter les autres formes de modalisations, mais le principe général doit être clair : dans un espace social donné, on doit gérer la distribution inégale des modalisations, c’est pourquoi, avant tout chose, les pratiques cherchent à intervenir sur des disproportions qui « hantent » les relations interactionnelles, pour en profiter ou pour les réduire.

Les nudges semblent mobiliser principalement des modalisations activatrices – on vise une catalyse d’une série de potentialités déjà présentes dans la population –, unilatérales – l’initiative reste dans les mains des institutions ou du monde de l’entreprise –, délibérées – sans être injonctives et éventuellement factitives, mais seulement de manière indirecte –, participatives – les bénéfices de ces modalisations pourront inclure les énonciateurs institutionnels qui les ont promues. En ce sens, notre contribution vise à contester le caractère central de l’incitation, vu qu’elle est une modalisation activatrice, mais généralement non participative. C’est pourquoi nous attribuerons aux nudges des formes d’exhortation, souvent accompagnées par des séductions esthésiques (fig. 1). Par rapport aux formes de modalisations transitives6, les nudges montrent l’ambition de se positionner au « centre », dans une position d’équilibre absolu entre unilatéralisme des interventions et plurilatéralisme des fins, là où le « centrisme » peut rendre acceptables des inflexions paternalistes dont les accents critiques sont enfin débonnaires (fig. 2).

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La transparence du nudge est avant tout la recherche de ne pas rendre reconnaissables les disproportions des charges modales dans les interventions publiques. En ce sens, le « centrisme » du nudge va bien au-delà d’une énonciation impersonnelle où toute règle de composition actorielle attribuable est suspendue ; il vise l’interception d’une composition actantielle à partir d’un dispositif qui baisse ses interventions modalisatrices au même degré du nivellement modal – entre implication faible et désengagement discret – qui caractérise l’aptitude désenchantée de la citoyenneté. Bref, comme traitement définitif de toute aspérité sociale, le nudge ne connaît pas des véritables modalisations contrastives : il arrive à faire émerger, à « coaguler » des implications actantielles, correspondantes à ses finalités, chez les citoyens frustrés et désengagés aussi bien que chez les individus caractérisés par une surimplication et une conduite immersive (Hirschman 1982 : pp. 99-103).

3. Des suites modales lues comme intérêts intégrables

3.1. La syntaxe modale et sa lecture pathémique

Note de bas de page 7 :

Cf. Fontanille et Zilberberg (1998).

Entre le terrain modal de la compétence et la prise d’initiative, il y a toujours une fracture narrative, et donc une lacération intermodale résistante à la linéarité discursive, vu qu’à des logiques implicatives on doit ajouter des paradoxes concessifs (bien que, malgré, etc.). Ainsi, le modal est le terrain d’appréciation de l’événement, du survenir7. On pourrait décrire le survenir comme le résultat d’une confrontation asymétrique entre, d’une part, des déterminations modales à la recherche de leur cohérence syntaxique (programmation modale) et, d’autre part, des modulations qui trouvent incidemment des formes de confluence ou de divergence. Cela montre que la signification voudrait être calculée dans l’immanence d’un espace dédié, mais qu’elle est rejetée dans un environnement (psychique et/ou social) encore plein de contingence. Cette réouverture de la scène empêche toute précision dans le calcul modal et la syntaxe entre modalisations contrastives tend alors à recevoir une lecture pathémique, ce qui a été une interprétation canonique en sémiotique. Toutefois, dès que l’on passe aux territoires de l’économie, d’autres lectures semblent possibles.

3.2. Le vouloir médiateur : pour une sémiotique des intérêts

La communication des bonnes pratiques, afin de pas apparaître tendancieuse et partisane, cherche à transformer les indices d’une politique dirigiste et les index des applications procédurales en coups de pouce adressés à des conduites individuelles qui devraient vouloir être déjà bien canalisées. Selon un axiome de l’économie développée sous l’influence de la pensée d’Adam Smith, une concaténation modale, qui pourrait être lue aussi comme le substrat d’un effet de sens « passionnel », est en revanche largement identifiable, dès que le vouloir joue un rôle médiateur entre d’autres modalités, avec la portée sémantique d’un intérêt (par ex. le pouvoir-vouloir : savoir est lu comme une curiosité légitime, un intérêt culturel ; le devoir-vouloir : faire comme un engagement). Ainsi, les conduites devraient chercher leurs propres intérêts, en estimant tacitement que ces derniers sont largement intégrables dans l’intérêt général (le vouloir a été validé par son inscription dans un cadre de modalisations hétéronomes, tout en lui laissant un rôle de médiateur). Si, sur le plan strictement structural, la suggestion est que le vouloir médiateur (« inter-modal ») est un dispositif délibératif à vocation collective, car en soi négociable (des modalités autonomes et hétéronomes sont entrelacées et modérées par un désir responsable), l’intégration des intérêts est postulée à partir d’un individualisme méthodologique qui universalise la reconnaissance de l’utile.

Le dysfonctionnement partiel de cette harmonisation des vouloirs, non totalement intégrables vu leur compétition et leur distribution inégale (asymétrie des conditions sociales), a amené à la reconnaissance d’une économie des responsabilités, où les intérêts doivent être aussi clairvoyants. Cela signifie que la responsabilité – en premier lieu, celle des institutions et ensuite celle des acteurs socioéconomiques les plus importants – est, elle aussi, un intérêt, mais un intérêt qui démontre que le moteur de l’économie ne relève pas seulement de l’augmentation de l’intensité d’un vouloir médiateur, mais aussi de son positionnement, de son attitude méta-observatrice : d’emblée, un nouveau paternalisme est légitimé.

3.3. La reconnaissance des intérêts

Note de bas de page 8 :

Le néologisme « écomème » est ici utilisé comme reprise du terme, désormais célèbre, de mème en tant que « gène » d’une tradition culturelle vu qu’il est capable d’assurer la reproduction de certains caractères distinctifs de cette dernière. Proposé dans les années 1970 par Richard Dawkins, ce terme, dont la pertinence est douteuse, peut être appliqué au discours épilinguistique de l’économie, où la diffusion virale d’informations et les comportements normalement mimétiques des citoyens sont les postulats nécessaires pour négocier un paysage de pratiques économiques qui semble évoluer moins à partir d’un travail interprétatif que d’une cooptation de formes sémiotiques transmises et prêtes à l’usage.

La rhétorique argumentative de l’influence, avec ses modalisations trop explicites et asymétriques entre institution et citoyenneté – ou entre production et consommation – devrait être abandonnée au profit des modulations douces, susceptibles de catalyser des flux décisionnels favorables. L’accompagnement des processus décisionnels peut être « technique », à la condition de transformer la rationalité en intérêt et ce dernier en segment de consommation favorable, ce qui pourrait être défini comme un écomème (réplicateur viral d’un comportement économique donné8). En ce sens, la théorie des nudges a été exploitée par le marketing selon un modèle de la « contagion sociale » et à partir de l’introduction des « déclencheurs » émotionnels opportuns véhiculés par le storytelling (Singler, 2018, p. 309). Les nudges seraient à la fois des activateurs et des facilitateurs de la « reconnaissance » des intérêts, la « complexité [ayant] du mal à être partagée » (ibid., p. 310).

Si l’influence reste un concept pertinent, c’est parce qu’elle est conçue littéralement (prop. latine in plus le verbe fluere) : couler à l’intérieur d’un environnement donné, en particulier psychique. Quant à l’environnement social, il peut rejoindre un état « liquide » opportun quand il dépasse sa présentation par des leviers politiques explicites (droit et argent) pour s’introduire dans l’« architecture des choix » individuels sous forme de communication tacite et d’exercice doux des prérogatives de la citoyenneté. Le théâtre de la décision est alors assumé et le bien-être n’est plus accordé par les institutions, mais régénéré par des actes conséquents d’une citoyenneté accompagnée de manière avisée et consciencieuse. La simplification propre à la vision économique (lecture modale selon les intérêts) devrait devenir une attitude psychologique individuelle qui cherche à expulser, dans le calcul de l’intérêt, la contingence négative (pulsions et fantaisies non performatives).

3.4. Un théâtre pour les décisions

Note de bas de page 9 :

Bien évidemment, l’institutionnalisation d’un théâtre des décisions mériterait une analyse spécifique et il ne faut pas en banaliser les enjeux. Ce théâtre en Arizona, qui permet la participation simultanée d’une trentaine de personnes, occupe une surface de 740 mètres carrés et est doté d’écrans couvrant 260°, avec une technologie 3D.

Pourtant, sur le plan politique, on sait bien que l’on ne peut pas « éliminer la complexité » car « c’est étouffer l’innovation » (Thaler et Sunstein, 2012, p. 469). Ensuite, le bon sens des attitudes qui poursuivent leurs intérêts à court terme ne peut pas soutenir la gestion de la complexité. Ainsi, la théorie des nudges, avec sa portée corrective et adoucissante sur l’architecture des choix, est conjoncturellement associée à l’édification du premier Decision Theater en Arizona. D’une part, la fluidification des comportements performatifs est possible car ces derniers sont tellement évidents que l’on peut les thématiser par des voies indirectes, à travers des petits signaux dissimulés qui n’ont pas besoin d’interprétation (l’évidence de leur plan de l’expression s’articule avec des réactions compulsives, possiblement avec des émotions euphoriques) ; d’autre part, tout est renversé en une visualisation synoptique de la complexité qui est nécessaire à la modélisation et à la simulation d’actions politiques que l’on a encore du mal à concevoir de manière fiable (d’où l’expertise assurée par l’Arizona State University à travers son Decision Theater9). Le méta-intérêt des responsabilités semble mériter alors le plus grand effort de monitorage que la technologie permet, afin d’élaborer des interventions institutionnelles capables de faire confluer même les décisions irréfléchies dans le grand « lit » de l’intérêt général.

3.5. L’articulation entre effet-jeu et effet-monde

La distance suspecte entre le « circuit court » de la décision du bien-être et le grand circuit de la décision politique semble suggérer que, derrière la mobilisation et la catalyse douce de bonnes pratiques, se cachent des plans de médiation qui restent implicites ou tout simplement inavoués. La souveraineté d’un vouloir médiateur est la cooptation d’une forme de vie vouée à s’inscrire dans des jeux de langage où les modalisations hétéronomes casent les enjeux subjectifs comme des comportements concessifs.

Note de bas de page 10 :

Dans ce passage, il ne faut pas le cacher, nous utilisons en filigrane la métaphore du turbocompresseur.

Des enquêtes sémiotiques peuvent essayer de participer au retrait de cette couverture des médiations intermédiaires, en commençant par l’explicitation du fait que les politiques se déploient encore aujourd’hui en dosages, d’une part, des consignes procédurales et, d’autre part, des communications incitatives/dissuasives. L’idée sous-jacente est de régler l’articulation entre, d’un côté, ce que nous avons nommé le vouloir médiateur, même quand il se manifeste de manière spontanée sous forme d’initiatives pro bono, et, d’un autre côté, les cadres procéduraux de sa conversion en action. Bien évidemment, on doit laisser du « jeu » entre partition et exécution, mais il ne faut pas s’empêcher d’analyser de manière critique la nature de ce jeu, vu son inscription forcée dans une économie d’intérêts. L’« effet-jeu » est toujours corrélé à un « effet-monde », car le « jeu » a besoin d’intégrer en ce dernier son environnement de contingence pour tendre les contrastes entre règle et désir, exécution experte et découverte progressive des résultats – le monde est alors la somme idéale entre système et environnement. En même temps, le « monde » a besoin d’un « effet-jeu » pour échapper à son manque de complétude, à ses lacunes architecturales et explicatives ; son écologie sémiotique nécessite la possibilité de méta-communiquer une échappatoire, la possibilité de se positionner dans un espace « autre », un terrain de jeu. La réduction de la passion du jeu aux intérêts ne peut que construire une sorte de « compression forcée » de l’échappement du jeu : même ce qui semble s’émanciper par rapport à l’économie du monde, est réintroduit pour réalimenter la force modale de l’engagement à la production et à l’optimisation de ce monde10. En ce sens, dans les nudges, il n’y a qu’une maximisation d’une contingence positive qui s’inscrit totalement dans des pratiques institutionnelles grammaticalisées ou qui se présente sous forme « sportive », c’est-à-dire d’entrainement à la performativité.

4. Les nudges entre idéalités et principes régulateurs

4.1. La victoire des bonnes intentions

Note de bas de page 11 :

Voir Thaler (2015).

La section précédente a essayé de suggérer que les nudges peuvent être vus comme des rapiéçages appliqués à une vision économique libérale classique fondée sur l’intégration des intérêts11. La visée dominante de l’optimisation du social à travers et pour une économie des intérêts semble rendre illégitime ou périphérique toute autre axiologie. Le vouloir qui estime pouvoir exercer ses médiations dans les espaces de consommation culturelle a la sensation de s’exprimer de manière inconditionnée. Il se protège alors, bon gré mal gré, face à des intérêts « dissociés », agrammaticaux, en particulier s’ils sont parasitaires.

Au fond, les nudges entrent dans la scène sociale comme le contrechant des tactiques des consommateurs abusifs, des free riders, dont les intérêts individuels ne sont pas intégrables et sont obtenus sur le dos des citoyens modèles. Ainsi, on pourrait imaginer, pour contrecarrer la magnifique analyse de Michel de Certeau (1990) sur les usages abusifs du métro, d’installer un dispositif qui compte les sauts de tourniquets afin de signaler son incidence immédiate sur l’augmentation du coût des billets du métro. Cet exemple fictif montre en réalité une stratégie qui cherche à répondre avec un malus à une négativité, ce que les nudges adoptés de nos jours cherchent normalement à éviter. En ce sens, ils ne sont pas une réédition d’une philosophie administrative correctionnelle, déjà utilisée par exemple avec les dos-d’âne ; et, pour continuer avec notre exemple, il faudrait alors renverser les relations et montrer que la validation des billets fait baisser leur coût, tandis que les sauts des tourniquets le laissent inchangé.

Note de bas de page 12 :

On peut citer l’exemple célèbre de la station du métro dans la ville de Hambourg qui invite à utiliser les escaliers en les transformant en une piste d’athlétisme.

Au-delà de la plausibilité de notre exemplum fictum, les coups de pouce semblent être liés à des actes de langage qui flattent la face du citoyen afin de le conduire à une amélioration de ses vertus. Autrement, si cela n’est pas possible, on préfère installer les nudges selon une transparence apparente de leur pouvoir modal, de manière à éviter et la stigmatisation de mauvaises pratiques, et une surexposition de la face des institutions mêmes dans leur intervention « correctionnelle ». Une troisième solution est la réinscription des dissuasions de comportements potentiellement négatifs dans un scénario « sportif » ou ironique ; dans ce dernier cas, on montre alors que l’on ne fait confiance ni à l’homogénéité des objectifs, ni à la transparence des intérêts communs, en laissant entrevoir que les modalisations négociées dans la surface discursive – en apparence, on est en train de jouer – ne seront que secondairement exploitées pour la « bonne cause » qui a motivé l’installation des nudges. Bref, aux nudges flatteurs et aux nudges transparents, les deux répondant à une perspective stratégique, il faut ajouter la classe des nudges tactiques, où l’on laisse jouer les acteurs sociaux dans un plan ludique pour ne pas sembler les engager directement en tant que « bons » citoyens. L’encadrement « sportif » ou la disproportion rhétorique entre geste et résultat immédiatement affiché (hyperbole représentationnelle) est alors la carte figurale pour fluidifier un enrôlement qui serait sinon refusé par principe : en effet, les citoyens ne veulent pas être actantialisés comme instrument des institutions et donc on demande que la complicité soit dissimulée par une figurativité « impropre » et même non politiquement correcte12.

4.2. La fluidification modale

Les leviers du nudge devraient paradoxalement substituer au langage explicite des intérêts celui des émotions, d’où une prégnance figurative détournée et une saillance plastique capable de se détacher du cadre « sobre » des pratiques atones du quotidien. On a déjà rappelé la règle canonique selon laquelle le nudge doit être introduit sans coûts, ni sur le plan économique, ni sur le plan symbolique (éventuellement, il doit flatter la face, comme nous l’avons dit). Sa séduction esthétique semble devenir la passerelle pour convaincre, pendant l’acceptation de ses modalisations, que l’on n’est pas en train d’épauler le programme des institutions de manière directe et diligente.

Note de bas de page 13 :

Singler (2018).

Cependant, cette fluidification modale à travers l’esthétique ne peut pas être la seule stratégie utilisée par les nudges, vu qu’elle n’est pas toujours opportune. D’autres leviers sont alors adoptés13, normalement avec l’objectif de transposer le discours institutionnel en une confrontation entre des communautés sociales, sur le plan intergénérationnel ou historique – le levier devient alors la tradition – ; sur le plan de la solidarité – le levier est alors la réciprocité ; sur le plan de la comparaison – le levier est alors la compétition.

L’idée d’actualiser des valeurs esthétiques ou morales déjà préexistantes est une manière pour dissimuler le calcul économique et pour homogénéiser l’intervention du dispositif avec les traitements axiologiques habituels. Afin de ne pas introduire un temps de réflexion supplémentaire, ce qui donnerait lieu facilement à un encadrement critique, la visée du nudge doit se borner à l’élaboration de programmes immédiatement faisables. En effet, l’expérimentation méthodologique sur les nudges vise à optimiser les procédures pour obtenir l’équilibre entre rigueur scientifique (le studium à un niveau institutionnel) et rapidité des décisions (le punctum au niveau de l’exécution). La perspective du nudging relève d’un constructivisme modéré : le nudge s’adapte à la scène à optimiser avec un potentiel de correction des habitudes qui ne doit pas donner l’impression de changer les rôles. Il intervient de justesse sans avoir des prétentions révolutionnaires, comme le catalyseur d’un potentiel inexploité.

La fluidification (Basso Fossali, 2017, pp. 65-67) permet d’offrir un parcours en « déproblématisant » des passages qui suggèrent que des acquisitions modales ultérieures seraient bienvenues ou qui affichent des enjeux latéraux capables d’exercer un attrait secondaire, comme des opportunités éventuelles (par exemple : un parcours à l’intérieur d’un aéroport qui doit à la fois permettre une canalisation rapide des mouvements, sans oublier d’assurer une continuité de sollicitations commerciales éventuelles). Mais, tôt ou tard, un parcours fluide doit céder sa place à la coagulation d’une scène dotée d’une distribution rigide de positions modales (c’est le cas de la porte d’embarquement devant laquelle une série de formalités doivent être respectées de manière très rigide).

On voit bien que le nudge est un dispositif qui devrait essayer de dissimuler sa scénarisation modale, afin de se présenter comme une sorte d’adjuvant qui accompagne un flux d’action potentiellement libre, ou comme une instance programmatrice qui n’a pas besoin de signaler son intervention. En ce sens, il peut profiter d’une syntagmatique des pratiques quotidiennes habituée à rencontrer régulièrement le passage de l’exploration décontractée (flânerie) au respect de configurations actantielles contraignantes (dispositifs). Cette interposition fluide du nudge semble énoncer des programmes « sous couvert » et sans besoin d’afficher un plan de l’expression dédié, en laissant la perception libre de profiter d’une ambiance esthésique jusqu’au moment où un passage contraignant ne sera provisoirement inséré.

4.3. L’entonnoir structural

L’idéalité du nudge, en tant que coup de pouce, laisse hors cadre le fait de savoir si le coup de pouce est une aide contre des inhibitions, un accompagnement à la résolution d’un doute décisionnel, une contribution à l’optimisation d’une pratique normalement exercée de manière naïve, ou un exercice de manipulation pour activer des comportements non envisagés par les acteurs sociaux ciblés. Sa vocation a du mal à rester totalement implicite et les leviers utilisés fonctionnent alors comme les indices d’un éthos institutionnel qui, tôt ou tard, émerge derrière l’idéalité de départ.

Au fond, le nudge a une nature pragmatique et son idéalité reste un problème catégoriel à l’intérieur d’une stratégie institutionnelle composite et donc tranquillement hybride. L’aspect pragmatique prééminent débouche sur des réflexions techniques, à savoir l’élaboration d’une sorte d’entonnoir structural du nudge qui vise à canaliser les pratiques. Cet entonnoir est donc projeté immédiatement sur les résultats du dispositif promu, donc sur son efficience ; cependant, son efficacité globale ne manque pas de prendre en compte des aspectualisations bien distribuées, où la dimension inchoative relève d’une canalisation de l’attention (attrait esthésique), la dimension durative d’une décompression émotive (l’assouplissement passionnel est favorable à une lecture modale en terme d’intérêts), et la dimension ponctuelle d’une facilitation des tâches et de la gestion de l’espace-temps (ergonomie cognitive).

Cet entonnoir structural du nudge traduit son idéalité en une série de préceptes qui orientent des solutions ad hoc dans chaque conception concrète : (a) une intervention simplificatrice, (b) une implication non coûteuse, (c) une modalisation non contraignante.

4.4. Les principes régulateurs de la « nudgebilité »

Au-delà de l’« ingénierie du nudge », il y a aussi des principes régulateurs qui orientent son implémentation ; en particulier, (i) l’idée de maximiser le bien-être déjà assuré, (ii) la possibilité d’expliciter a posteriori les principes qui sont à la base de sa conception si cela est nécessaire. En ce sens, la politique du nudge accepte le « principe de publicité de Rawls » (Ouvrard et Stenger, éds., 2018, p. 81) : « Les décideurs publics ne devraient considérer la mise en place d’un tel instrument seulement s’ils sont capables de le défendre publiquement auprès les citoyens qu’ils représentent » (Thaler et Sunstein, 2012).

Cela veut dire pouvoir donner une justification publique a posteriori de l’implémentation du nudge à la fois selon des conditions de validité et sur la base des conditions de succès (Habermas, 2018, pp. 287-288). Les conditions de validité sont établies sur la base d’une juridiction et du respect des règles formelles pour l’exercice de la force illocutoire des actes de langage promus, tandis que les conditions de succès encadrent la conformité des résultats obtenus (et donc les effets perlocutoires) à la visée initiale. Le problème est que les paramètres sont fixés le plus souvent par les instances qui ont promu le nudge, ce qui veut dire qu’il faudrait concevoir des organismes « tiers » pour surveiller la nudgebilité sur le plan juridique, éthique et ergonomique.

Ainsi, on pourrait imaginer d’introduire une charte des droits des citoyens face aux nudges. Elle pourrait commencer alors avec trois règles générales qui nous semblent particulièrement cruciales :

(i) terminer la mise en place du dispositif « nudge » avec un élément qui puisse favoriser la rétrospection de l’acteur social après l’éventuel succès du nudge, de manière à permettre un contrôle de sa validité formelle, une narrativisation de l’expérience et une appropriation critique de l’expédient utilisé pour le rendre initialement plus ou moins acceptable, voire transparent ;

(ii) à travers le nudge, ne pas pousser l’acteur social à faire quelque chose qui détournerait le sens de l’action initialement communiquée et comprise en ce sens par le destinateur ;

(iii) ne pas pousser à faire quelque chose qui ne pourrait pas être communiqué explicitement, vu que l’objectif doit être la facilitation de l’application d’un programme justifiable et partageable.

Ces trois règles sont strictement agencées mais pas redondantes. La première vise à inscrire dans la conception du dispositif un passage visant la « rétrolecture » possible de la forme de modalisation subie ; la deuxième prescrit que le nudge ne peut pas pervertir le sens d’une initiative délibérée de manière autonome ou changer en cours de route la signification d’une pratique suggérée ; la troisième explicite le principe de Rawls en disant que la linéarité du sens (finalité), au-delà de sa reconstruction à rebours et de sa cohérence, doit être aussi justifiable sur le plan de la validité et de l’efficacité.

5. Problématisation du statut des nudges

5.1. Comment le paternalisme libertaire arrive-t-il à liquider la question éthique ?

L’exigence de promouvoir cette sorte de nudgétiquette est motivée par une sous-estimation du caractère problématique de ce dispositif utilisé de plus en plus dans l’administration publique. Comme nous l’avons vu, cette sous-estimation est liée au fait que l’insertion du nudge dans un espace public et dans un milieu professionnel aurait pour seule tâche d’améliorer les prestations des acteurs impliqués en favorisant l’obtention de leurs objectifs. Le problème est que l’enthousiasme actuel pour la nudgeabilité semble connecté au déclin d’une posture pédagogique. En effet, ce que l’on vise avec l’insertion des nudges dans les espaces sociaux, ce n’est pas l’émancipation progressive des destinataires ; à travers les nudges, on cherche tout simplement l’optimisation d’un flux praxique performatif, souvent une optimisation « on the fly », remédiée en temps réel, sans aucun appui sur une formation préalable, mais surtout sans aucune nécessité de déboucher sur une appropriation de compétences capables d’émanciper les acteurs sociaux. Les nudges ne sont pas non plus une mesure-tampon qui serait utilisée de manière temporaire ; la seule obsolescence du nudge relève d’une usure esthésique, attentionnelle, ou justement du fait qu’il a été découvert, ce qui serait l’équivalent d’un démasquage.

Au fond, le caractère problématique du nudge émerge au-delà de sa politique reconnaissable, mais alors détournée en jeu, ou de sa présence cachée favorisant une adoption inconsciente, car, dans les deux cas, la linéarité téléologique semble devoir être rompue préalablement. La suture opérée par une rétrolecture est mal tolérée car elle risque d’accélérer l’obsolescence du nudge, voire de réduire son efficacité déjà à la première expérience.

Note de bas de page 14 :

La référence exacte est la leçon du 25 janvier 1978.

Ainsi, en s’appuyant sur une optique paternaliste et sur un esprit pragmatique « réaliste », on estime que l’usager peut continuer à ne pas réfléchir sur l’insertion du nudge ; il est alors piloté doucement vers son bien-être qui coïncide avec le bien-être de la société. Au déclin d’une posture pédagogique s’ajoute alors le déclin d’un paradigme herméneutique ; interpréter n’est pas nécessairement un passage obligatoire, comme dans les actes de consommation, où un « circuit court » de délibération peut s’installer sous l’égide de l’instinct (anoéthique) ou d’un principe de plaisir (autoconcessif). À ce propos, Foucault14 disait de manière explicite que « la production de l’intérêt collectif » passe « par le jeu du désir ».

Note de bas de page 15 :

Voir Fontanille et Zilberberg, op. cit.

De plus, si la consommation devient un paradigme dominant de l’expérience du sens social, la forme de vie préconisée est celle qui accepte bien volontiers l’ajustement à l’offre du moment, sans valeurs hiérarchisées préalablement. C’est une forme de vie particularisante15, disponible à des consommations extemporanées qui n’ont pas besoin de justifications majeures : les expériences singulières peuvent rester une suite paratactique de moments euphoriques, à tel point que le storytelling n’est que la redécouverte d’un agencement syntaxique possible là où l’exigence biographique n’exprime plus aucune autonomie narrative.

Le social, même quand il exprime un système de formation, se présente comme une série d’agences de prestation de services : l’intérêt est une instance transcendantale toujours présente – elle motive l’inclusion de l’individu dans la raison sociale – mais qui n’a plus besoin d’une incarnation fixe ; elle peut être régénérée localement, comme la vérité même, à partir de l’attrait des données disponibles localement.

Ce régime généralisé de prestation de services ne peut qu’accroître la légitimation d’une raison purement instrumentale, limitée au « ça marche » (côté institutionnel) et au « ça suffit » (côté bénéficiaire), à tel point que Herbert Simon (1947) a bien pensé à fabriquer le mot-valise de satisficing, un néologisme où la satisfaction (satisfy) est immédiatement paramétrée à l’occasion et donc suffisante (suffice).

La vision paternaliste ajoute à la conformation des satisfactions (codage du bien-être) la possibilité de transformer les habitudes en occasions de canaliser un programme, certes parasitaire, mais capable de représenter encore mieux les intérêts des acteurs sociaux impliqués. L’idée est d’incruster dans les habitudes des exigences encore inaperçues, des corrections de tir trop complexes pour être ouvertement socialisées, à savoir des multiplicateurs d’intérêts qui transforment davantage le satisfacing individuel en croissance générale.

5.2. « Trust your gut »

Le déclin du paradigme herméneutique comme arrière-plan d’une épistémè fondée sur la négociation explicite des intérêts car explicitement conflictuels (lutte des classes) – avec tous les paradoxes internes d’une démocratie représentative – a progressivement laissé la place à un mariage assez déconcertant entre, d’une part, un paradigme de la contagion sociale, dominé par la déresponsabilisation massive de la production de la culture – cette dernière circule sous forme de mèmes – et, d’autre part, une démocratie participative qui devrait départager les différentes représentations statistiques d’une opinion publique capricieuse, voire volatile.

Dans ce nouveau paradigme, l’injection d’écomèmes dans le marché doit moins respecter des fondamentaux économiques que satisfaire à des prophéties autoréalisatrices avisées, capables de libérer des opportunités et de décloisonner les domaines classiques de l’administration des valeurs, les modes ne respectant aucune compartimentation.

La rationalité fluide permet la reconnaissance de la valeur par le degré de pénétration dans le marché de cette dernière. On participe aux modes en tant que spectateurs qui observent la requalification des identités (subjectales ou objectales) et de leurs raisons de résistance ou de dissolution. Une culture épidémiologique est compatible avec l’introduction homéopathique de bons mèmes. Ainsi, le nudge assume-t-il pleinement le rôle de thérapie douce dans l’induction de comportements bénéfiques à l’intérieur d’une société qui peut éviter la névrose provoquée par son auto-observation constante seulement à la condition de déproblématiser les décisions.

À ce propos, des études économiques récentes de l’Université de Reading, bien recensées par le Washington Post, ont décrété que le fait de s’interroger sur ses propres choix est contreproductif et qu’il est largement préférable de s’en remettre à l’intuition initiale, à un gut feeling (2018). Les sentiments instinctifs devraient être « raisonnablement » éloignés du cerveau et de ses circuits récursifs, car la tentative de répondre à la complexité externe avec une complexité interne est vouée à l’échec ou, en tout cas, trop coûteuse. Dans cette étude, l’intérêt est réduit de manière significative à un pronostic sportif, à une connaissance anticipée du futur, à un calcul d’un positionnement favorable. L’over analysis ne peut que produire de l’indétermination majeure et un management plus hésitant face aux risques à assumer.

Les bases épistémologiques de cette littérature économique sont largement les mêmes qui ont nourrit l’élaboration du concept de nudge, à commencer par l’appui principal sur les travaux du prix Nobel Daniel Kahneman. D’ailleurs, un examen des conclusions de cet article, largement popularisé, montre que les résultats obtenus semblent traduisibles dans l’implémentation possible de nudges : « Avant de faire des prévisions, certains des joueurs pourraient être informés que le fait de s'en tenir à leur jugement initial, ou à leur instinct, est susceptible d'améliorer leurs chances de choisir un score correct » (ibid., p. 24).

On voit ici l’ambiguïté du nudge en tant que fluidification institutionnelle (dans le passage d’informations) d’une fluidification individuelle (dans le traitement cognitif de ces dernières) qui rend le travail de l’interprétation coûteux et inefficace. Ainsi, la présentation du nudge comme promotion d’un changement dans l’« architecture des choix » publics risquent d’être une métaphore unilatérale, voire trompeuse, car la seule chose que l’on vise à structurer est l’offre, un système d’occasions favorables dans lequel les acteurs sociaux doivent opérer des sélections à la légère, si possible instinctivement.

La démocratie participative se réduit au fait d’être porteurs de bons mèmes, à tel point que nous sommes interrogés (dans les sondages, dans les focus groups, etc.) comme des véhicules de modes et de tendances qui doivent se révéler afin d’assurer une meilleure auto-compréhension et du marché et des « matchs » qui se jouent ailleurs – essentiellement dans les médias –, même s’ils traitent les représentations de nos identités.

On voit que l’emphase dystopique de ce type de commentaires peut être annulée à condition de rendre l’architecture des choix « habitable » et donc bilatéralement reconnue. Non seulement elle devrait fonctionner en tant qu’architecture, à savoir en tant que lieu où l’on peut accepter un guidage, mais elle devrait aussi favoriser la reconstruction de ses propres parcours, la renégociation des objectifs et de la hiérarchisation des valeurs promues : être des constructeurs (tekton) de ce qui excelle ou qui (nous) donne dignité (archè).

Note de bas de page 16 :

Thaler et Sunstein (2010, p. 393).

L’ambiguïté idéologique des nudges relève du statut attribué à leur usager modèle : on le conçoit soit sous forme de citoyen avisé qui délègue aux institutions le rappel de bonnes pratiques à la partie de la population la moins consciencieuse16 ; soit sous forme d’individu qui doit être mis dans les conditions de pouvoir s’abandonner à des terrains de jeu où les gratifications obtenues seront d’autant plus saisissantes et récurrentes que l’effort cognitif sera réduit.

5.3. Les big data comme données comportementales

Note de bas de page 17 :

Foucault (1979, pp. 367-72 ; nouv. éd. 2001, p. 820).

Le succès des nudges est lié aussi à la disponibilité d’une grande masse de données sur les comportements publics. Bien évidemment, les big data n’ont pas seulement une valeur d’attestation des pratiques ; ils sont une base solide pour leur prédictibilité. Ainsi, à travers des algorithmes, on peut essayer de convertir des index de comportements probables en terrain d’offres fléchées qui stimulent et désinhibent les passages à l’initiative, et cela à partir d’une série d’interventions douces, d’accompagnements non coûteux. On peut y reconnaître facilement des formes de nudges adaptés aux espaces de consommation, fussent-ils des magasins ou des sites internet. Mais, plus généralement on y voit leur fonction politique, à savoir la possibilité de lubrifier les « engrenages » de formes de vie dont on a déjà évalué le taux de prévisibilité et de productivité. Comme nous l’avons dit, les nudges participeraient d’une propension sociale à convertir de manière optimale les intérêts individuels en intérêts socioéconomiques généraux. Probablement Foucault aurait vu dans les nudges une incarnation possible de la gouvernementalité qui, au lieu d’assurer une réglementation aux marchés, préfère appliquer à l’administration les mécanismes marchands : « la gouvernementalité ne doit pas s’exercer sans une “critique” autrement plus radicale qu’une épreuve d’optimisation »17.

Bien évidemment, la perspective de l’accompagnement risque d’être hypocrite par rapport aux intérêts économiques prééminents des grandes entreprises et même des institutions publiques, obligées de plus en plus à équilibrer leur budget, voire à montrer leur rentabilité. Cette perspective « tutélaire » se prête facilement à être renversée pour faire émerger un tissu de stratégies de « sous-traitance » où les citoyens sont les délégués de la réalisation de programmes que les institutions et les entreprises ne peuvent pas réaliser de manière autonome. L’architecture des choix doit être projetée vers la citoyenneté comme un cadre de disponibilités, mais cette transitivité, vu qu’elle signale immédiatement l’exigence de corriger les mauvaises (ou tardives) actualisations des opportunités, se révèle être une externalisation de fonctions internes ; à savoir, elle se révèle être une sorte de « méta-économie corrective » qui veut seulement restaurer sous d’autres bases l’économie libérale standard.

Les nudges peuvent alors apparaître comme l’instrument de cette méta-économie corrective, où l’aspect « méta » revendiquerait son caractère technique, neutre, thérapeutique. Le laissez-faire, rencontrant la rationalité limitée des acteurs sociaux, ne peut pas se réduire au simple principe d’une économie politiquement correcte et, en même temps, on ne peut pas enfreindre les normes et les attentes de cette dernière. La main invisible doit rester telle, mais ses vertus ont besoin quand même d’une aide qui en épouse la transparence. Voici une raison majeure pour laisser les nudges dans un état de transparence, voire de dissimulation.

5.4. Complexité résiduelle : traitement émotionnel

Nos comportements sont indexés et prévus grâce aux algorithmes, mais cette rationalisation surplombante concerne des acteurs sociaux dont la rationalité n’est plus crédible. Vu que les décisions n’arrivent pas à être prises selon des calculs rationnels, les émotions sont la piste la plus crédible pour débloquer des impasses et pour accepter des critères à faible résolution comme la satisfaction locale. La psychologie de Kahneman a suggéré que le circuit de validation des choix, à l’intérieur d’une architecture opportunément simplifiée et captivante, pouvait se limiter au passage de l’impression d’une opportunité (intuition) à la compulsion à agir de manière conséquente. Le bas coût cognitif et l’efficacité du choix peuvent assurer une certaine indulgence à des comportements répétitifs, sans culpabilisation (du côté subjectal) ou désémantisation (du côté objectal).

Certes, le passage du monde de la consommation aux milieux professionnels demande une qualification majeure des choix adoptés. Au sein de l’entreprise, l’objectif est d’assurer la « qualité des décisions et l’adoption de comportements gagnants » (Singler, 2015, p. 6). Cette visée n’implique pas une surcharge cognitive car, soit l’enjeu est une gestion du risque (take risk management), vu l’impossibilité de calculer toutes les variables avant la prise de décision, soit on doit assurer une efficacité individuelle et des performances collectives suffisamment convergentes. Dans tous les cas de figure, l’introduction des nudges au sein de l’entreprise a la vocation d’optimiser un écosystème dont l’indétermination résiduelle trouve comme corrélat un traitement opportun des émotions. En ce sens, il faut cultiver « le lien étroit entre bien-être au travail, engagement des collaborateurs et performance » (ibid., p. 16).

Les nudges devraient alors fonctionner comme des instances de dédramatisation et de solidarisation des décisions ; et si leur réception n’est pas immédiatement actualisée, alors on invite les managers à donner le bon exemple et ainsi à être ostensiblement les premiers à avoir introjecté le nudge en suivant les opportunités qu’il offre. On voit bien que soit la transparence du nudge lui garantit une efficacité immédiate, soit le nudge doit être affiché et traité comme un jeu, comme une fiction heureuse apte à insuffler des émotions nécessaires pour corroborer l’« écosystème incitatif de l’entreprise » (ibid., p. 305).

La simulation forcée de l’utilité du nudge n’est pas le signal de son dysfonctionnement, car l’on estime qu’il peut devenir le pivot d’un entraînement aux bonnes postures émotionnelles (savoir - être). Si le nudge doit être un facilitateur sur le plan cognitif, il peut être enrôlé en même temps dans un programme « orthopathique » : (i) pour sélectionner les dynamiques affectives les plus performatives, capables d’accompagner l’identification des choix décisifs et donc de trancher les problèmes malgré leur complexité ; (ii) pour valoriser les émotions en tant que telles, à savoir comme « pathologies » utiles à l’organisme.

Dans une épistémè fascinée par les transmissions virales de mèmes qui la traversent, le nudge peut apparaître en même temps comme un anticorps social contre les émotions non productives et comme un beau geste que chaque citoyen peut faire même à son insu. Ainsi, le constat du manque d’intégration entre intérêts perçus et attitudes réalisées suggère qu’il n’y a plus de temps pour les « lumières » de la raison, que les inefficiences n’ont plus besoin d’attendre la résolution de défaillances cognitives, vu leur diffusion endémique. On peut s’appuyer en revanche sur des pathologies utiles, sur des émotions dont on a reconnu la portée « activationnelle » (arousal) et qui vont aussi dans la « bonne direction ». Au fond, la passion n’a plus rien à voir avec un paradigme de la passivité, l’esthétisation du social ayant démontré comment le sujet sensible est capable d’exercer pleinement son rôle de relais des modalisations qui permettent la reproduction du social. Ainsi, le « vouloir non médiateur », même s’il est illisible dans une syntaxe d’intérêts, peut être réutilisé comme propulseur de ces derniers.

6. Les nudges vus à partir des sciences du langage.

6.1. Les nudges en tant que stratégie de programmation et tactique d’incitation

Les nudges sont des dispositifs qui mobilisent une série de ressources sémiotiques en distribuant leur médiation signifiante sur des plans distincts, mais complémentaires : la programmation d’un comportement et la modalisation de sa communication. Le discours programmateur est alors strictement associé à une forme d’incitation à l’action, vu que, même si le savoir-faire est transmis par le destinateur-programmateur au destinataire-exécutant (Greimas, 1983), le caractère désirable de la valeur visée ne peut pas être soumis à une procédure, être donc simplement le fruit d’un tri à l’intérieur d’un cadre paradigmatique. C’est pourquoi un déclencheur d’un enjeu boulique – d’un vouloir – doit être introduit à travers un discours parasitaire par rapport au découpage technique de l’action que la programmation discursive voudrait exemplifier (Basso Fossali, 2020). L’idée d’instiller un vouloir chez l’interlocuteur soumet le discours protocolaire de la programmation à l’introduction d’une rhétorique et donc d’une procédure strictement linguistique positionnée sur un terrain d’accueil dont elle ne peut pas gouverner les variables ; d’où sa nature tactique.

Si les discours programmateurs cachent leur problème de déclenchement boulique, les discours d’incitation à l’action cèlent leur implication dans la programmation. Leur dissociation en deux types de discours est toujours suspecte, car elle est le fruit de la dissimulation d’une double intervention politique. Ensuite, comme nous l’avons dit, la socialisation des intérêts, en ouvrant un horizon politique des formes de vie, empêche aux vouloirs de se présenter légitimement en discours comme des interprétants isolés de l’agir. C’est pourquoi le vouloir est observé comme modalité interposée dans un cadre modal plus complexe (vouloir médiateur). Le discours programmateur est alors doublement problématique sur le plan de la communication : il construit une image asymétrique de l’interlocuteur comme doté d’une compétence déficitaire ; il doit intervenir sur un terrain délicat où le vouloir de l’allocutaire est inséré dans une syntaxe modale instable, voire dans des conflits modaux ouverts.

Paradoxalement, le discours programmateur est favorisé par un encadrement sémantique qui n’est pas celui des intérêts, mais de la loi : suivre un protocole d’action légitimé par une institution veut dire pouvoir le revendiquer comme un paramètre de rationalité valable devant la loi, au-delà des intérêts des acteurs sociaux impliqués dans l’affaire. Si le discours protocolaire est énoncé à travers des structures matérielles, comme un espace urbain, il peut se réifier et devenir un scénario actantiel figé ; même s’il peut continuer à offrir une architecture des choix (c’est le cas d’un système routier), il affaiblit énormément sa portée sémantique (le savoir-faire qu’il assure devient une cartographie d’équivalences, un code qui ne justifie plus en soi des préférences à valeur ajoutée).

Le nudge semble alors représenter un discours programmateur qui sait cacher à la fois les contraintes qu’il impose à l’exécution (du côté protocolaire, dire comment faire), aussi bien que ses interventions rhétoriques afin d’activer le vouloir autonome des destinataires (dire de faire). Son caractère innovant, voire exaltant (l’effet-eureka qui semble parfois accompagner sa conception), relève d’un discours programmateur qui préserve une portée sémantique – la qualité des décisions – tout en diminuant la surexposition des faces des acteurs impliqués – l’institution promotrice et la citoyenneté concernée. La transparence du nudge ou son détournement ludique permettent de dissimuler, au-delà du programme et de la modalisation, l’appropriation du destinataire et, ainsi, l’esthétique du nudge fonctionnerait à la limite comme une sorte d’hypnose sociale.

6.2. La bulle de sens du nudge

La mise en œuvre d’une procédure peut presque prendre la forme d’une auto-programmation et l’injonction à faire peut s’affaiblir jusqu’au point de devenir un coup de pouce, voire une simple catalyse d’une tendance comportementale déjà existante, mais partiellement inhibée. Mais cela est établi seulement sur le plan théorique, car les solutions sémiotiques données à la vocation programmatique du nudge sont plus difficiles à cerner et elles semblent indiquer un corpus de concrétisations assez disparates et souvent contradictoires. Canalisation et catalyse de l’action semblent s’articuler selon une gamme très large d’accents mis tantôt sur la nécessité de faire respecter des règles, tantôt sur la nécessité de vaincre un relâchement, voire une passivité.

Dans le débat sur nudge management, on marginalise souvent les programmes au point de les transformer en éléments purement circonstanciels : ce qui compte est l’exercice de la possibilité de profiter d’une condition ou d’une série d’opportunités. On parle d’« adoption du comportement désiré » afin de faire croire qu’il n’y a que de l’« autoprogrammation » et une « animation de qualité » pour créer un état d’esprit positif (orthopathie). Cela dit, comme dans une sorte de sandwich, on cache à l’intérieur de deux faces politiquement correctes – l’autodélibération et l’accompagnement maïeutique – la vraie « sauce » du discours programmateur : « des règles de fonctionnement partagées et suivies rigoureusement » (Singler, op. cit., p. 298).

Derrière leur caractère prosaïque et servile, les discours programmateurs cachent une problématisation de l’agir social selon un circuit de mandats et d’appropriations interprétatives. En effet, les discours programmateurs sont affectés par une double contrainte : présenter l’organisation d’une suite d’actions coordonnées selon une finalité et demander une interprétation avisée des consignes, en les adaptant au contexte d’application. Leur conception habituelle s’inscrit dans un paradigme herméneutique et une dialectique classique entre le nomologique (le cas général) et l’idiographique (l’occurrence particulière). Les nudges renoncent à cet encadrement classique, mais au prix d’une perte d’explicitation du programme et des responsabilités, ce qui ne laisse entrevoir que l’articulation entre une proposition ludique et une adoption en souplesse, voire instinctive.

Si l’étymon même du terme programme (πρόγραμμα), à savoir « écrire avant », indique déjà une intentionnalité qui cherche à fixer ses objectifs (programmes de base) quand toutes les conditions (spatiales, temporelles et actantielles) de leur réalisation ne sont pas encore réunies (il faut passer par des programmes d’usage), le nudge ne prescrit pas les passages intermédiaires, la recherche de savoir collatéraux, la problématisation du timing : l’installation d’un nudge serait une scène autosuffisante, une bulle de sens suffisante pour justifier la participation de l’usager, tout en sachant que les véritables enjeux du dispositif restent largement hors cadre ou qu’ils sont réinscrits sous forme ironique (une hyperbole des résultats, une sanction ludique, etc.).

6.3. Le nudge comme discours programmateur atypique

Dans l’analyse sémiotique des nudges, il faudrait passer à travers un examen critique de la prise en compte qualitative des variables internes de la programmaticité :

  1. la dimension réflexive, à savoir la programmation même de l’acte d’énonciation. Le nudge semble avoir deux possibilités : (i) essayer d’obtenir une transparence selon une organisation des valeurs énoncées qui ne doit pas afficher ses critères (par ex. les rayons du supermarché qui favorisent les produits moins sucrés avec une position favorable à la vue et à la prise, par rapport à des produits très sucrés, déplacés dans des rayons très en bas ou très en haut) ; (ii) s’afficher comme une énonciation parasitaire, incrustée et capable en même temps de s’appuyer sur un encadrement énonciatif englobant, pour le détourner grâce à une intervention ironique ou souvent auto-ironique (voir les escaliers du métro transformés en piste d’athlétisme) ;

  2. la dimension dialogale, donc la programmation de l’interaction. Le nudge vise le plus souvent une dimension tacite (pas besoin de négociation) ou, si elle est (auto-)ironique, il cherche alors la collusion, voire une complicité basée sur une détente apparente des enjeux axiologiques ;

  3. la dimension transitive, c’est-à-dire la programmation de l’action, linguistique et non linguistique, du destinataire-exécutant. Soit le nudge pilote des gestes à travers une ergonomie cognitive peu coûteuse pour l’usager, soit il organise des prestations dans une tonalité ludique.

Dans cette transition d’un plan de performativité à l’autre, nous remarquons normalement trois visées cruciales des discours programmateurs :

a. l’exemplification d’ordre : l’énoncé programmateur s’affiche comme modèle de rationalité. Le nudge doit être discret sur le plan de l’organisation (ordre simplifié, voire banal) ou offrir un ordre temporaire aux actions. Grâce à cette « bulle temporaire », le nudge semble épouser une forme de jouissance qui est propre aux espaces de consommation ;
b. le réglage modal : l’énonciation du discours programmateur devient une trame de responsabilités et d’implications distribuées. Le nudge affaiblit énormément les charges modales normalement liées au discours programmateur, et le régime de collusion laisse même la place aux sanctions anticipées (on voit sur les marches des escaliers la progression des congratulations ou des calories brulées). L’amorçage ludique laisse la place à une exhortation à faire, mais assez voilée, de manière à ne pas surexposer l’énonciateur ;
c. la modélisation technique : le discours programmateur se présente comme une partition qui a découpé de manière opportune, en phases et passages, l’action à exécuter. Les nudges ont une technicité presque nulle et ils se concrétisent alors à travers des pratiques habituelles, des beaux gestes qui ont l’air tout simples ; ou bien ils laissent l’initiative à l’usager pour introduire une virtuosité dans une performance qui reste ludique et évaluée en tout cas de manière indépendante par rapport à la finalité réelle du nudge.

6.4. L’analyse critique du nudge

Note de bas de page 18 :

Les modalisations interviennent avec une déclinaison antagoniste et, alors, le discours sera un dosage de non devoir faire et vouloir faire ou de devoir faire et non vouloir faire, se proposant ainsi comme une contre-programmation à l’intérieur d’une trame de discours appartenant à des classes participatives différentes (discours programmateurs et discours d’incitation à l’action). On voit bien que le discours programmateur ne manque pas d’afficher un côté métalinguistique qui concerne la procéduralisation même de son emploi et cette intervention auto-applicative maintient un principe de base de ce type de discours : se positionner là où une contre-programmation est nécessaire (par exemple, contre les habitudes).

Soit on assume les nudges comme un format innovant du discours programmateur et l’on accepte alors de l’évaluer selon ses paramètres sémiotiques ; soit on les conçoit comme des dispositifs sémiotiques qui remplacent totalement l’épistémè que les discours programmateurs semblent supporter. L’analyse sémiotique des différents types de nudges et de leur conceptualisation au sein des institutions peut révéler alors dans quel type de politique ils s’inscrivent. D’autant plus que chaque programmation cache une contre-programmation18.

En ce sens, le nudge se manifeste dans l’espace social comme un correcteur d’habitudes ou comme une signalisation de bonnes pratiques déjà existantes mais pas encore répandues de manière suffisante. Cela veut dire que pour analyser les nudges, il faudrait reconstruire la totalité de la configuration programmatrice, vu que les exécutants ne connaissent qu’une partie des enjeux et que l’on ne peut pas tenir pour acquis que les visées politiques et les horizons bouliques sont déjà partagés.

Cette reconstruction devrait être exigée, mais bien évidemment elle risque de nuire à l’ambition des nudges : instiller dans la citoyenneté une contre-programmation où le potentiel correctif ne soit pas perçu comme la réouverture d’un front polémique possible. Si l’on peut douter du classement des nudges dans les discours programmateurs pour l’absence d’un caractère technique et à cause d’une responsabilisation des acteurs impliqués assez limitée, c’est l’absence d’argumentation ou sa réinscription dans le cadre fictif de la dimension ludique qui semblent nous apporter de nouveau des indices de leur appartenance à cette classe. La canalisation vers un programme commun cache l’exhortation à changer (ou à rectifier) de (le) programme.

Dans les nudges, on peut repérer le conflit résiduel entre la normativité institutionnelle (systématisation des grammaires collectives) et la normativité des habitudes (cristallisation des performances courantes). En ce sens, les nudges semblent entrer dans une sous-classe des discours programmateurs, à savoir les discours qui ont la prétention d’être « régulateurs » selon deux acceptions différentes : (i) en tant que textes visant à guider un comportement d’un destinataire-réalisateur face aux aléas de la mise en situation ; (ii) et en tant qu’incarnation d’un principe régulateur qui procède comme si le but (la valeur visée) était déjà déterminé(e) et validé(e) comme base de justification de l’action, au-delà des échecs qui seront éventuellement rencontrés. Le deuxième aspect montre le caractère paradoxalement irénique des nudges, leur contre-programmation subtile et non controversée.

6.5. L’exhortation à éthos protégés

L’effort minimal requis pour l’interprétation et la « réalisation » du nudge peut aller jusqu’à profiter tranquillement de la force d’inertie des pratiques habituelles, les utilisant comme simple véhicule. Le quotient d’indétermination latente dans les espaces publics est réinvesti comme variable de prestations réalisées à l’intérieur d’un terrain de jeu : la dimension aléatoire devient immédiatement euphorique, en évitant de la présenter comme un défaut d’attention ou un excès d’hétérogénéité. On sait que la passion du jeu s’alimente de l’indétermination et que le sport est souvent considéré comme une soupape par rapport aux tensions sociales qui pourraient déboucher sur des actes violents.

La tentation de considérer les nudges comme l’expédient institutionnel pour réinscrire la dimension ludique parmi ses attitudes administratives légitimes est forte ; en particulier, le sport, vu son institutionnalisation, devient la passerelle figurale la plus propice pour réinscrire le jeu et une compétition décontractée dans l’éthos d’une municipalité. En effet, les discours programmateurs ont aussi une autre caractéristique qu’il faudrait considérer : ils visent une redistribution avantageuse des charges modales. Notre illustration des nudges a déjà touché ce point : non seulement on vise à déproblématiser l’apprentissage de pratiques vertueuses, mais l’on cherche aussi à rendre plus souples l’intervention et la surveillance des institutions. Dans cet assouplissement bilatéral des charges modales, qui doit pouvoir défendre l’idée de ne pas dénaturer les responsabilités d’un côté comme de l’autre, le ton énonciatif des nudges semble se préciser autour d’une exhortation à éthos protégés. En effet, dans les nudges, on trouve une exhortation à s’inscrire dans une programmation qui interfère avec la normativité praxique (habitudes), mais sans vouloir exposer ni l’éthos (la légitimité) de l’institution promotrice, ni l’éthos (la dignité) du destinataire-exécutant.

7. En guise de conclusion : diagnostique et signes prometteurs

7.1. Exhortations et rapiéçages

L’espace public, qui n’est pas l’apanage des institutions, est vu comme un terrain de consignes où les institutions doivent faire face à une double contrainte : déléguer et continuer à exister dans la délégation, à travers les actes des délégués. On voit bien que les citoyens deviennent les délégués des institutions, ce qui semble constituer la deuxième mi-temps de la démocratie représentative. Les nudges sont ainsi des petites marques de cette conversion de rôle des délégués en délégants ; ils signalent alors le plus petit passage possible entre tutelle et instruction, enjeu réglé (game) et libre jeu (play).

Si l’incitation à l’action ou la dissuasion accompagnent normalement le discours protocolaire, afin de ne pas rester lettre morte, l’exhortation semble bien représenter cette recherche d’une conversion minimale d’un projet en action qui associe le possible institutionnel au possible individuel, selon une sensibilisation commune que l’on doit seulement redécouvrir en soi-même. Cela dit, l’exhortation reste stratégique ; elle affiche un sujet de l’énonciation dans le rôle d’adjuvant pour cacher la protection d’un ordre de valeurs dont on est le mandant ou, au moins, le commanditaire. L’exhortation participe ainsi à la tâche de refaire sans cesse le social avec l’idée de contraster une programmation mal avisée ou une passivité nocive. L’exhortation peut dissimuler l’idée de guider l’interlocuteur, en signalant un potentiel d’action avec l’actualisation conjointe, d’une part, de ce qui pourrait le précariser – il faut alors s’occuper de sa propre sécurité –, d’autre part, de ce qui pourrait le mettre en valeur à travers des tâches abordables et fructueuses.

Certes, l’exhortation fonctionne comme discours programmateur en acceptant à la fois la faiblesse de son pouvoir contraignant et sa sensibilité à une exécution qui ne peut pas être réalisée par n’importe qui et n’importe comment (structure d’adresse). L’exhortation révèle qu’il y a une corrélation inverse entre le degré d’intégration des partenaires de la communication (mandant et mandataire) dans le même circuit de la valeur et le degré d’émancipation de la position locutrice (par exemple, à travers une posture transcendantale ou une impersonnalité institutionnelle) qui lui permettrait de décliner un programme validé en dehors des aléas de l’implication contextuelle. L’interprétation de la diffusion des nudges peut alors susciter la controverse ; est-elle le symptôme d’un acte désespéré par rapport à une normativisation transcendantale qui ne semble plus justifiable ou crédible, vu la fin des méta-narrations qui aurait caractérisé l’avènement de la postmodernité ? Ou est-elle plutôt un paternalisme qui n’a plus de grandes convictions ni dans sa sagesse ni dans les vertus des subordonnés ?

Les nudges se diffusent comme sécularisation de l’économie libérale classique ; la « main invisible » se réduit à un coup de pouce pour activer des dispositifs de régénération d’un ordre social qui ne croit plus dans les raisons mêmes qui l’obligeraient à se justifier. Les bonnes pratiques sont les moins mauvaises solutions pour rapiécer la tenue d’une civilisation qui n’arrive plus à se contester. Les nudges sont alors les actes paternalistes de pères qui n’ont plus l’intention d’être tels : un paternalisme postiche, sûrement esthétique, mais qui canalise les pratiques vers un conservatisme qui n’est plus tenable ?

7.2. La pulvérisation des dispositifs institutionnels

Les nudges favorisent une vision des objectifs sociaux à portée de pouce et les institutions ne sont plus alors transcendantes (distales), mais des entités proximales, incrustées dans les scènes sociales, et parfois même prothétiques (identitaires). Cette proximité n’est plus seulement celle qui permet l’observation (caméras de surveillance, traçabilité de nos actions sur Internet, etc.), mais celle qui, de manière presque « angélique », accompagne et désinhibe nos performances, en particulier à basse résolution (peu évidentes) mais largement impactantes sur l’écologie de la société.

Les institutions se voient délégitimées sur le plan de leur incarnation (représentants) et sur le plan de leur enracinement pléthorique et monumental dans l’espace social ; ainsi préfèrent-elles déplacer leur action dans une dimension plus réfractaire aux critiques et se présenter non plus comme système, mais comme environnement, comme série de dispositifs pulvérisés et donc moins attaquables. Peut-être dira-t-on un jour que la conquête des nudges sera plus difficile que la prise de la Bastille ! Ce qui est certain, c’est que cette dimension environnementale de l’institution montre que le nudge a dans sa vocation sémiotique le fait de travailler dans une sorte d’extraterritorialité, les institutions ne revendiquant plus ni une juridiction et ni l’exercice licite d’actes de langage directifs à l’intérieur d’un espace contrôlé.

7.3. Une « nudgebilité » avisée et méritoire est-elle possible ? Le cas des nudges verts

Note de bas de page 19 :

La dimension politique de la proposition, c’est-à-dire sa vocation, est ce qui prévoit une qualification de l’initiative énonciative par rapport au savoir-faire promu. À travers deux ordres de variables (stratégie vs tactique, synthétique vs analytique), on pourrait proposer la systématisation suivante : projet (vision synthétique), programme (vision analytique), approche (méthode synthétique), procédé (méthode analytique).
La dimension conative est celle qui décide du réglage illocutoire de la proposition : les modalisations gérées vont du devoir faire vers le vouloir faire, ce qui veut dire que l’on passe des injonctions aux consignes (dosage du devoir), des instructions aux suggestions (dosage simultané du devoir et du vouloir), des encouragements aux incitations (dosage du vouloir).
La dimension technique de la proposition, est ce qui prévoit une structuration de l’initiative basée sur un réglage entre savoirs (informations et connaissances) et pouvoirs (dotations) : nous avons alors des partitions ou des canevas, s’il y a une prééminence de la structuration des savoirs, des dispositifs ou des arrangements, si l’explicitation des dotations l’emporte.

L’idée de projeter immédiatement une lecture idéologique d’un dispositif sémiotique est trompeuse et scientifiquement peu digne de confiance. Une démystification des nudges doit passer par des analyses de corpus et à travers une reconstruction de l’arrière-plan qui les informe, à savoir la proposition d’une planification régulatrice d’une séquence et/ou d’un cycle d’initiatives dont il faut étudier les dimensions politiques, conatives et techniques19.

Les nudges peuvent être utilisés pour des objectifs totalement transparents et bien motivés, en accompagnant les initiatives de mouvements sociaux peu institutionnalisés. À ce propos, on peut remarquer l’utilisation de nudges verts et la question devient alors de savoir si la forme sémiotique utilisée peut influer positivement ou négativement sur la portée politique ou éthique des mouvements qui utilisent les nudges.

Souvent les batailles écologiques n’arrivent pas à obtenir de résultats concrets et alors on commence à préférer l’utilisation des nudges pour essayer de déconditionner le citoyen par rapport à ses habitudes ; il faut l’encourager à des comportements altruistes dont les retombées ne seront pas visibles dans l’immédiat ni peut-être dans l’arc de son existence. Mais quelles sont les conditions pour faire des nudges un instrument de sensibilisation et pas un acte de renonciation à la persuasion explicite ? Sans cette caution, le nudge ne serait que le signal d’une désillusion totale sur la possibilité de convaincre effectivement une partie de la population à sortir de l’idée de protéger les bénéfices d’une société du bien-être fondée sur le taux de consommation. Mais alors quelle est la démocratisation de l’usage des nudges vu leur incrustation dans l’espace public et médiatique ?

Note de bas de page 20 :

Ouvrard et Stenger (op. cit., p. 69).

Note de bas de page 21 :

Ibid., p. 72.

Le nudge n’est pas un instrument que le marché ou l’État devrait pouvoir réguler de manière unilatérale ; pourtant, il est désormais une stratégie primaire des institutions politiques et économiques. Ensuite, quelle est l’efficacité réelle des nudges, en particulier ceux que l’on peut implémenter à bon marché ? Si les big data sont transformées en index des pratiques à stimuler ou à corriger, l’efficacité des coups de pouce est transformée à son tour en index de réussites. Si l’on revendique des résultats (par ex. la réduction de la consommation d’énergie entre 1,20 % et 7 % en deux ans de politiques « douces »20), de purs effets de renforcement ont été remarqués : les nudges sensibilisent les sujets déjà sensibles à la thématique écologique. On a constaté aussi un effet boomerang, à savoir une efficacité contraire aux prévisions à moyen ou à long terme. Par exemple, la communication des consommations d’énergie des familles qui habitent le même bâtiment a amené au départ à une baisse et par la suite au sentiment qu’une consommation majeure était licite vu que les voisins étaient sur des standards plus élevés21.

Note de bas de page 22 :

Cette ambiguïté est présente même dans les publications récentes qui cherchent à problématiser la transparence du nudge: « It is correct to say that some nudges can work even if or perhaps because people are unaware that they are being nudged. Note, however, that emerging evidence finds that the effects of such nudges are not diminished even if people are told that nudging is at work. Though research continues, transparency about the existence and justification of default rules appears not to reduce their impact in general. For some people, such clarity may even increase that impact, by amplifying the informational signal that some default rules offer » (Sunstein, 2019, p. 123). Toutefois, la transparence est gardée pour tester les nudges et enfin on propose que « some kind of public registry [of nudges] might be a good idea » (ibid., p. 134), ce qui montre que la connaissance de leur existence peut avoir lieu a posteriori et à partir d’une recherche proactive d’informations ciblées.

Les nudges verts rencontrent des données qui interrogent sur l’efficacité à long terme et sur la possibilité de garder une transparence des actions promues : apparemment, on a la confirmation que le nudge le plus performant est le plus transparent, donc inavoué. Mais la recherche actuelle semble présenter des données qui encouragent une utilisation des nudges moins « paternaliste » et plus démocratique. Il est évident que, d’une part, la renonciation à la transparence devra être accompagnée par des stratégies discursives opportunes, d’autre part qu’une différenciation entre dissimulation de la présence locale du nudge – éventuellement licite – et occultation de son utilisation –interdite - doit sortir de l’ambiguïté actuelle22.

La nudgeabilité travaille sur la sensibilité des destinataires, pose des questions éthiques (absence de transparence pour assurer une bonne performance), mobilise des leviers très hétérogènes. Sur ces trois fronts, l’analyse sémiotique semble pouvoir apporter des contributions importantes pour une évaluation non idéologique des nudges.