La coopérative, alternative sémiotique et politique.
Des organisations comme laboratoires de sémiotique expérimentale

Jacques Fontanille

Centre de Recherches Sémiotiques, Université de Limoges
Institut Universitaire de France

https://doi.org/10.25965/as.6254

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : actant collectif, altérité, coopérative, égalité, épi-sémiotique (vs méta-sémiotique), organisation, propédeutique sémiotique

Auteurs cités : Sophie BENSAHOUD, Madeleine BUISSON, Joseph COURTÉS, Algirdas J. GREIMAS, Michel LULEK, Charles Sanders PEIRCE, Pierre ROSANVALLON

Plan

Texte intégral

Introduction

Les organisations sont des configurations sémiotiques complexes, certes, mais elles sont d’abord des ensembles qui réunissent des acteurs sociaux, qui participent aux échanges économiques, politiques et culturels, qui produisent, qui créent, qui gèrent, qui décident. Il est toujours envisageable de les considérer comme des simulacres, mais ce sont alors des simulacres particulièrement efficients, qui influent sur notre vie quotidienne, sur nos activités économiques et sociales, et peuvent parfois même prétendre transformer nos sociétés. Une organisation est un actant, certes, mais un actant qui transforme et modèle nos vies. Au sein et autour de cet actant, des opérations et des interactions ont lieu, qui nous impliquent directement comme acteurs, et pas seulement comme observateurs. C’est pourquoi, quand une organisation fait l’expérience d’une configuration sémiotique originale, ce n’est pas seulement un exercice de pensée, mais d’emblée une alternative concrète qui s’impose : il ne s’agit plus seulement de l’accepter ou de la refuser, mais déjà de l’adopter ou de la combattre, en somme de s’engager dans la réalité des tensions politiques et sociales. Dès lors, toute position à leur égard prend une tonalité d’action en regard de ces tensions : on peut ignorer ces organisations expérimentales, faire comme si elles n’existaient pas, mais ceci même est déjà plus qu’un acte de dénégation : un frein ou un obstacle à leur réplication ou à leur diffusion sociale.

Les coopératives sont des organisations de ce type, issues des utopies sociales et politiques de la première moitié du XIXe siècle, qui elles-mêmes associaient des propositions théoriques et des mises en œuvre pratiques, dans des phalanstères ou d’autres types d’alternatives à la vie sociale et économique de leur temps. Mais, comme dans toute expérience, les résultats obtenus doivent non seulement être interprétés et évalués, mais en outre et ce faisant, confrontés aux conditions initiales, et notamment au cadre théorique et méthodologique à partir duquel l’expérience a été conduite : il en résulte parfois que ce cadre doive être profondément remis en question, remanié et relativisé. C’est tout particulièrement le cas pour les coopératives, et ce sera l’objet principal de cette étude : en quoi les organisations coopératives nous conduisent-elles à réviser certains modèles sémiotiques ?

Note de bas de page 1 :

Jacques Fontanille et Nicolas Couegnas, Terre de sens. Essai d’Anthroposémiotique, Limoges, Pulim (collection Semiotica Viva), 2018.

Cette réflexion, qui reprend et prolonge l’étude du mouvement coopératif proposée dans Terre de sens. Essai d’anthroposémiotique1, s’efforce de comprendre comment une expérience sociale et économique peut ainsi contribuer à un remaniement de la théorie sémiotique elle-même. Il ne s’agit plus seulement pour nous de postuler l’impact social d’une configuration sémiotique (son « agence », dit-on), mais, en retour, de montrer l’impact théorique d’un dispositif socio-économique. Si nous y parvenons, nous aurons alors suivi le processus d’une démarche expérimentale, et contribué à montrer en quoi, en regard des options théoriques et méthodologiques, les organisations peuvent être considérées comme des laboratoires de sémiotique expérimentale.

1. Les structures modales et l’égalité

1.1. Les modalisations de la participation coopérative

Note de bas de page 2 :

L’Alliance Coopérative Internationale (ACI) a été fondée en 1895. Elle est la voix du mouvement coopératif auprès de l’Organisation des Nations Unies et l’Organisation Internationale du Travail. Les principes qu’elle édicte dès sa création sont directement inspirés de ceux des « pionniers de Rochdale ». La version actuelle de la Déclaration sur l’identité coopérative date de 1995.

Le mouvement coopératif international s’est doté d’une liste de sept principes communs et fondateurs, dans la Déclaration sur l’identité coopérative de l’Alliance coopérative internationale (ACI)2. Trois d’entre eux posent les conditions modales d’un fonctionnement coopératif :

Note de bas de page 3 :

ACI, Déclaration sur l’identité coopérative, version révisée de 1995, https://www.ica.coop/fr/node/13895.

Adhésion volontaire et ouverte. Les coopératives sont des organisations volontaires, ouvertes à toute personne apte à utiliser leurs services et prête à assumer les responsabilités qu’entraîne l’adhésion, sans subir aucune discrimination liée à son sexe, son statut social, sa race, son affiliation politique ou religieuse.
Contrôle démocratique exercé par les membres. Les coopératives sont des organisations démocratiques contrôlées par leurs membres. Ceux-ci participent activement à l’établissement des politiques et à la prise de décisions. Les hommes et les femmes qui siègent en tant que représentants élus sont responsables envers les membres. Dans les coopératives primaires, chaque membre jouit du même droit de vote (un membre, une voix). Les coopératives d’autres niveaux sont également organisées de manière démocratique.
Éducation, formation et information. Les coopératives proposent des formations à leurs membres, à leurs représentants, à leurs gestionnaires et à leurs employés afin que ceux-ci puissent contribuer efficacement au développement de leur coopérative. Elles sensibilisent par ailleurs le grand public, en particulier les jeunes et les décideurs, à la nature et aux vertus de la coopération.3

Le premier principe, qui fonde tous les autres, est celui de l’adhésion volontaire et ouverte à tous. La configuration modale de base est le volontariat, c’est-à-dire un vouloir-faire que ne contraint et ne limite aucun devoir-faire. Soit : vouloir-faire + ne pas devoir-faire. Cette configuration est complétée par celle de l’ouverture à tous, qui implique un « ne pas devoir ne pas faire » : l’adhésion ne peut être refusée à personne en raison de ses particularités et de son identité. Soit : vouloir + ne pas devoir.

Cette configuration modale est déterminée par une valeur sous-jacente, la liberté, et en engendre une autre, l’égalité, qui ensemble en expliquent toutes les particularités. Tous les volontaires ont des droits égaux à l’adhésion, dès lors qu’ils sont volontaires et libres. La liberté (ne pas devoir faire et ne pas devoir ne pas faire) est une composante présupposée du volontariat : est volontaire non seulement celui qui veut, mais en outre qui veut librement. Quant à la valeur d’égalité, elle n’a de sens que si les volontaires sont tous différents les uns des autres : l’égalité présuppose en somme la diversité des membres et l’altérité. Cette diversité doit être prévue : c’est l’« ouverture à tous » qui en est chargée, d’autant que cette ouverture est commentée dans la Déclaration de l’ACI par la liste des différences les plus courantes, qui constituent la diversité sociale.

L’égalité est donc au croisement entre deux caractéristiques des collectifs coopératifs : d’un côté, la liberté qui rend possible le volontariat, et l’équivalence entre tous les vouloir-adhérer, et de l’autre l’altérité, qui résulte de l’ouverture à tous, et qui justifie l’égalité comme précaution de principe. La liberté d’adhésion au collectif est au fondement même de l’égalité entre les membres, parce que chacun d’eux est animé par le même vouloir-adhérer, et c’est cette égalité des vouloir-adhérer qui induira toutes les déclinaisons de l’égalité dans le fonctionnement du collectif coopératif. L’égalité des vouloirs de l’adhésion égalise les positions dans le collectif, et neutralise donc les inégalités qui pourraient découler de la diversité des adhérents. La liberté est la condition initiale, parce qu’elle suspend toute détermination extrinsèque (contrainte, obligation, interdiction, dépendance, etc.) qui ferait ensuite peser un doute sur l’égalité des vouloir-adhérer.

Le deuxième principe modal est celui du pouvoir démocratique exercé par les membres, et il découle directement du précédent. En effet, puisque la diversité interne du collectif ne peut pas engendrer d’inégalités entre les membres, puisque la volonté d’adhésion a réinitialisé tous les statuts antérieurs des membres, ils ont tous maintenant les mêmes droits à participer au gouvernement de la coopérative. Le pouvoir de décision dérive du libre vouloir-adhérer, et la règle « 1 adhérent = 1 voix » exprime donc la liaison directe entre ce pouvoir de décision et la libre volonté d’adhésion. L’égalité des pouvoirs prolonge donc et actualise l’égalité des vouloirs.

Note de bas de page 4 :

Voir par exemple : George Akerlof, Robert Shiller, Marchés de dupes, L'économie de la tromperie et de la manipulation, Odile Jacob, 2016.

Le troisième principe modal, celui de l’éducation, formation et information, est très précisément défini comme une manière d’égaliser les savoirs : la diversité des membres ne doit pas déboucher sur des inégalités, ni dans l’accès à l’information, ni dans les compétences requises pour contribuer au fonctionnement de la coopérative. Il faut donc éduquer les membres pour qu’ils puissent tous également participer au gouvernement de l’organisation. Rappelons ici que le fonctionnement des entreprises du capitalisme libéral et de l’économie de marché en général repose en partie sur la dissymétrie de l’information entre les agents économiques, qui régit et explique leurs choix et leurs comportements : ce point est même une des hypothèses centrales de la théorie économique contemporaine4. Au contraire, le principe édicté par l’ACI vise à assurer la symétrie de l’information entre les membres et à augmenter la part du savoir partagé, à la fois par la diffusion de l’information et par la mise à niveau des compétences d’interprétation de cette information.

Tout comme le principe démocratique prolonge l’égalité des vouloirs par l’égalité des pouvoirs, le principe d’éducation et d’information prolonge l’égalité des vouloirs et des pouvoirs par celle des savoirs. Dans cette perspective, l’éducation et la formation ne sont donc pas dédiées à l’amélioration de la performance au travail mais à l’optimisation du fonctionnement coopératif. L’égalité des pouvoirs actualise celle des vouloirs, et l’égalité des savoirs rend possible l’exercice de l’égalité des pouvoirs. L’éducation et la formation s’adressent principalement à la face politique du coopérateur — sa capacité à coopérer — même si elles contribuent également, et secondairement, à sa face économique — sa capacité à produire.

1.2. Liberté, égalité, modalité : une passion d’organisation

Liberté et égalité sont donc les valeurs directrices qui assurent le lien entre les trois modalités principales qui caractérisent la participation des adhérents à la coopérative : si tous les vouloirs-adhérer sont égaux, c’est parce qu’ils sont libres ; si les pouvoirs et savoirs sont égaux, c’est parce que les vouloir-adhérer le sont d’abord. Et enfin, l’égalité garantie au sein du collectif renforce la liberté du volontariat initial.

Ce type de disposition modale est très spécifique : dans toutes les autres organisations socio-économiques, comme dans le fonctionnement narratif standard, les modalités de la compétence doivent être acquises séparément, et rien ne garantit que l’intensité et l’efficience de l’une d’entre elles lui permettent d’imposer sa propre règle à toutes les autres. Dans la plupart des organisations non coopératives, l’intensité du « vouloir » participer (être embauché) ne décide en rien ni de l’étendue des pouvoirs qui pourront être exercés au sein de l’organisation, ni de l’accès à l’information et aux connaissances nécessaires pour la compréhension du fonctionnement collectif. De même, la maîtrise des savoirs et des savoir-faire sera plutôt un facteur discriminant qu’un vecteur d’égalité. Le développement des compétences modales augmente alors les inégalités, et renforce les dépendances initiales.

Note de bas de page 5 :

Cf. Algirdas J. Greimas et Jacques Fontanille, Sémiotique des passions. Des états de choses aux états d’âme, Paris, Presses Universitaires de France, 1991, 1re partie.

Ce type de liaison entre les modalités de la compétence se rencontre pourtant dans un autre domaine d’investigation sémiotique : celui des passions. En effet, dans le prolongement de la sémiotique narrative, on a pu décrire les effets de sens passionnels comme résultant de la dynamique interne de dispositifs modaux5. Ces dispositifs modaux sont des associations syntagmatiques entre des modalités qui sont liées entre elles par des enchaînements régis par les variations de l’intensité et de la quantité : sous ces conditions, par exemple, une très forte intensité du vouloir peut déclencher un passage à l’acte en mobilisant (ou même en suscitant) immédiatement le pouvoir faire nécessaire : c’est notamment le cas des conduites dites impulsives.

Le fonctionnement modal des collectifs coopératifs est de même nature, à ceci près, et la différence est essentielle, qu’il ne s’agit pas d’effets de sens passionnels individuels mais d’une coordination entre des modalités, assurée par des valeurs fondamentales, et dont l’effet est plutôt celui d’une forme de vie collective que celui d’une passion au sens classique du terme. Toutefois, il ne faut pas exclure le fait que de telles formes de vie puissent être vécues par les adhérents, ou reconnues de l’extérieur, comme des passions d’organisations. Si on retenait cette suggestion comme une hypothèse de travail, les différences entre une passion d’organisation et celles dont la sémiotique traite plus couramment, seraient au moins de trois types : i) le dispositif modal en serait soigneusement explicité, dans un engagement préalable commun (cf. la Déclaration de l’ACI), rappelé lors de chaque adhésion, et répliqué systématiquement ; ii) ce dispositif modal caractériserait la relation entre chaque membre et le collectif de l’organisation ; et iii) ce serait un dispositif passionnel collectif et potentiel, dont les manifestations, notamment émotionnelles, seraient des vécus individuels.

Sous ces conditions, et en résumé de cette analyse modale, voilà quel serait le dispositif modal de cette passion d’organisation coopérative :

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2. Structures actantielles : syncrétismes ou modèle alternatif ?

2.1. Étranges syncrétismes

Un autre principe de l’ACI définit La Participation économique des membres :

Note de bas de page 6 :

ACI, Déclaration sur l’identité coopérative, version révisée de 1995, https://www.ica.coop/fr/node/13895.

Les membres contribuent équitablement à, et contrôlent par voie démocratique, le capital investi dans leur coopérative. En général, au moins une partie de ce capital appartient communément à la coopérative. Les membres ne bénéficient que d’une rémunération limitée, si tant est qu’ils en reçoivent une, du capital souscrit comme condition d’adhésion à la coopérative. Les membres allouent les excédents à la réalisation de tout ou partie des objectifs suivants : développer leurs coopératives, éventuellement en créant des réserves dont au moins une partie est indivisible ; en redistribuant aux membres en fonction des transactions effectuées avec la coopérative ; et en soutenant d’autres activités approuvées par les membres.6

La propriété collective du capital est le principe de base, dont découle le mode de répartition de la valeur économique créée par l’activité coopérative : elle revient aux membres, et au collectif, c’est-à-dire aux membres considérés soit comme parties adhérentes, soit comme totalité des associés. Cette clause s’exprime tout particulièrement dans la dénomination de la part qui revient au collectif : il s’agit des « réserves impartageables », c’est-à-dire d’une « réserve » constituée par ce qu’on décide de ne pas partager, et non d’une rémunération du capital.

Note de bas de page 7 :

« La SCMO a pour objet d’organiser la participation collective du personnel salarié de l’entreprise à la gestion de la Société Anonyme à participation ouvrière Ambiance Bois, en collaboration avec les actionnaires détenteurs du capital social. » (Article 32-2 des statuts d’Ambiance Bois.)

Note de bas de page 8 :

Entretien Rémy Chaulat/Jacques Fontanille, 12 septembre 2016.

Toutefois, lors de la création de la coopérative, les fondateurs apportent un premier capital qui se distingue du capital collectif. C’est le cas notamment pour la coopérative Ambiance Bois, en Limousin. Ambiance Bois est une Société Anonyme à Participation Ouvrière (SAPO), c’est-à-dire une SA dont il a été décidé que la moitié du capital appartient à chacun des membres qui ont souscrit une action de la SA, pour l’essentiel les membres fondateurs, et l’autre moitié à la totalité des membres employés. La première moitié est constituée d’actions en numéraire, et la seconde moitié, d’actions de travail. Cette SA est elle-même contrôlée par une Société coopérative de main d’œuvre (SCMO) qui est régie par le principe « une personne une voix »7. La moitié du capital qui appartient à la totalité des employés, constituée d’actions de travail, ne peut être possédée individuellement, mais toutes les actions donnent à chacun un droit égal à participer au gouvernement de la coopérative. L’un des coopérateurs d’Ambiance Bois commente ainsi ce montage juridique original : « C’est l’alliance du capital et du travail, et c’est une solution magnifique, irremplaçable : on y rassemble deux types d’actions, des actions en numéraire et des actions travail »8.

Note de bas de page 9 :

Par ailleurs, comme les statuts d’une Société Anonyme (SA) imposent le choix d’un président-directeur-général (PDG), la méthode retenue pour éviter toute hiérarchie est le tirage au sort parmi les volontaires, tous les deux ans.

Ainsi un employé de cette coopérative peut-il participer automatiquement, au bout de la première année de son contrat d’accueil, au gouvernement de l’entreprise, même s’il ne détient pas de part du capital en numéraire de la SA9. Comme l’entreprise peut créer autant d’actions-travail qu’il est nécessaire ou souhaitable de le faire pour assurer aux employés le contrôle des décisions, ces derniers conservent, malgré la part de capital détenue par les fondateurs, la maîtrise de la répartition des bénéfices.

D’un point de vue sémiotique, c’est la structure actantielle de l’entreprise qui est en question. En effet, l’entreprise coopérative poserait comme principe un syncrétisme entre le Sujet opérateur qui produit la valeur économique, le Destinateur qui la répartit, et le Destinataire qui la reçoit, alors que dans l’entreprise régie par le capitalisme libéral, ces rôles actantiels sont distribués à des acteurs différents : les salariés, les administrateurs, et les actionnaires. C’est pourquoi, dans l’entreprise capitaliste, la valeur économique produite est principalement imputée au capital (les « investisseurs »), alors que dans une coopérative, elle est principalement imputée aux salariés (le Sujet opérateur), individuellement ou collectivement.

Il faut ici rappeler que la sémiotique narrative, inspirée par la tradition folklorique européenne, distingue par principe le Sujet (opérateur des transformations narratives et de la quête), le Destinataire (qui bénéficie du résultat de ces transformations), et le Destinateur (qui garantit les valeurs, qui attribue et distribue, qui récompense ou qui punit). Dans cette tradition, la règle veut que le Sujet remette l’objet conquis ou construit à son Destinateur, qui, à son tour, décide de la manière dont le Sujet doit être récompensé (ou pas) au moment de la sanction. La remise de l’objet de valeur au Destinataire est donc une opération distincte de la sanction (récompense ou punition) du Sujet opérateur. Le Destinateur peut annoncer à l’avance la nature de la récompense, mais dans tous les cas, sa valeur est indépendante de celle de l’objet lui-même, et son attribution est discrétionnaire. Nous sommes bien loin d’une structure don / contre-don, dès lors que la valeur de la récompense ne peut être rapportée à celle de l’objet conquis ou produit.

Le capitalisme n’a donc rien inventé, mais il a généralisé une organisation narrative qui est typique d’une aire culturelle particulière. Cette généralisation s’accompagnant d’une naturalisation par des lois économiques présentées comme universelles, l’opération repose globalement sur la forclusion du caractère culturel spécifique de ce type de structure actantielle.

Note de bas de page 10 :

Il ne s’agit pas d’abandonner les rôles actantiels spécialisés, mais de hiérarchiser les niveaux d’analyse, et donc d’éviter de projeter prématurément ces rôles actantiels spécialisés si on se donne comme hypothèse de travail que ce sont les principes de constitution de l’actant collectif qui déterminent la structure narrative. Si on veut à tout prix préserver le raisonnement standard en matière de structures actantielles, on peut concevoir que l’actant collectif a d’abord pour « objet » (ou « objectif ») sa propre constitution, et ensuite seulement, sous les conditions impliquées par cette constitution, les modalités de la répartition des rôles. Dans l’analyse des coopératives, notamment, si on commence par rechercher les rôles actantiels spécialisés, on ne peut plus voir et comprendre le fonctionnement de l’organisation.

Le mouvement coopératif fusionne la rétribution du Sujet et l’attribution de l’objet de valeur, et assume le syncrétisme entre les trois principaux rôles actantiels. On pourrait considérer qu’il s’agit seulement d’un cas particulier, lié à une forme de vie culturelle spécifique, et en résistance contre des lois dites universelles. Mais les syncrétismes vont bien au-delà : si la différence entre Sujet opérateur et Destinataire est suspendue, si le Destinateur est une extension du Sujet opérateur, c’est la pertinence même de ces distinctions qui est remise en question. De fusions en syncrétismes divers et accumulés, et à ce niveau de remaniement de la structure canonique, il n’y aurait plus guère de sens à projeter encore sur cette organisation les distinctions entre Sujet, Destinateur et Destinataire10, sinon celui d’une préservation frileuse ou obstinée d’une version de la théorie narrative qui date de plus de cinquante ans.

2.2. Un modèle actantiel « alternatif » ?

Note de bas de page 11 :

Dans L’âge de l’autogestion, Pierre Rosanvallon insiste sur la dimension politique de l’activité économique : au sein même d’une structure de production, dans une coopérative, les valeurs et les processus qui soutiennent la production elle-même sont de nature éthico-politique. Ce point est essentiel si on veut comprendre en quoi l’économie coopérative est bien plus qu’une réparation des inconvénients structurels de l’économie capitaliste : il ne s’agit pas seulement de proposer une alternative à un modèle économique, mais de concevoir un autre modèle économique qui serait le moteur d’une autre manière d’agir politiquement. (P. Rosanvallon, L’âge de l’autogestion, ou la politique au poste de commandement, Paris, Seuil, 1976, pp. 86 sq.)

On doit au contraire constater qu’un autre système de rôles se substitue au précédent : c’est l’actant collectif auquel chacun participe selon un dispositif modal spécifique décrit ci-dessus qui assume à la fois l’équivalent des rôles de Destinateur et de Destinataire, et même, si on considère la nécessaire complémentarité entre tous les employés, le rôle de Sujet opérateur. Autant dire qu’il n’y a qu’un seul actant collectif, qui, selon les phases de la coopération, délibère et décide, travaille et produit, reçoit et répartit. Cet actant collectif étant préalablement constitué par les modalités du vouloir, du pouvoir et du savoir, et par les valeurs de liberté et d’égalité, il est en mesure de déléguer à chacun des membres chacune des modalités qui le constituent, et une participation libre et égale à toutes les opérations qui caractérisent sa sphère d’action. Il régule de ce fait même la plupart des interactions entre les membres qui le composent. S’il fallait trouver ici une distinction pertinente, elle ne passerait pas entre des rôles actantiels, mais entre des thématiques : le collectif, en effet, gère principalement l’articulation entre les interactions qui relèvent de sa face économique et celles qui relèvent de sa face politique11.

Du point de vue individuel, en chacun des coopérateurs, deux rôles thématiques doivent se conjuguer plus ou moins harmonieusement : le coopérateur en tant qu’individu qui consomme, produit et plus généralement qui pratique l’activité propre de la coopérative, et le coopérateur en tant que membre du collectif qui décide et qui la gouverne. En somme, pour chacun des membres comme pour le collectif tout entier : une face économique et une face politique. La pertinence de cette distinction et de cette articulation est soulignée par la plupart des chercheurs et commentateurs patentés, mais surtout par les coopérateurs eux-mêmes. Après avoir récusé tout engagement politique partisan, l’un des membres d’Ambiance Bois, Rémy Chaulat, décrit ainsi l’articulation entre l’économique et le politique :

Note de bas de page 12 :

Entretien Rémy Chaulat/Jacques Fontanille, 12 septembre 2016.

Venir travailler à Ambiance Bois tous les jours, c’est mon engagement politique. Certains s’engagent plus formellement dans les élections et les conseils locaux. Il y a toujours eu des actions associatives locales qui étaient à l’initiative des membres d’Ambiance Bois. Une ancienne salariée d’Ambiance Bois est devenue maire de Faux-la-Montagne. Les engagements politiques sont notre lot quotidien à tous, mais ce ne sont pas des engagements dans des partis ou des syndicats.12

Note de bas de page 13 :

Ibid.

Note de bas de page 14 :

Michel Lulek, « Scions… travaillait autrement ? », in Ambiance Bois, l’aventure d’un collectif autogéré, Préface de Serge Latouche, Valence, Repas, 2009 [2003], p. 9.

L’action politique n’est donc rien d’autre que le verso d’une forme de vie dont l’action économique est le recto : au recto, le travail, au verso, la manière dont on travaille. Rémy Chaulat résume cette articulation de manière lapidaire : « Notre boulot quotidien, c’est à la fois scier des planches et coopérer »13. Michel Lulek, l’un des fondateurs, ne dit pas autre chose, mais autrement : « Pour nous, la façon de travailler est aussi importante que le produit qui est fabriqué. Le processus de prise en charge de la nécessaire production prime sur son résultat »14.

Les deux faces sont à la fois distinguées dans le commentaire (le recto et le verso) et fusionnées dans la pratique. En d’autres termes, la pratique agglomère deux régimes de signification, que l’on peut néanmoins saisir et commenter séparément en changeant de point de vue. La persistance et la propagation de la forme de vie coopérative repose sur cette solidarité entre les deux faces thématiques, par laquelle le verso politique lui assure des possibilités de généralisation et de diffusion au-delà de telle ou telle coopérative particulière, alors que le recto économique apporte la preuve concrète, actualisante, de la faisabilité et de la durabilité d’une telle forme de vie coopérative.

Note de bas de page 15 :

La dimension épi-sémiotique est définie par une extension à tout type de manifestation sémiotique du concept d’« activité épilinguistique », lui-même emprunté à Antoine Culioli. L’activité épisémiotique, comme l’épilinguistique, est une activité méta-sémiotique non-consciente, spontanée, intégrée à la pratique en cours. Sans accéder à une claire manifestation méta-sémiotique (énoncé de règles, commentaires, etc.) elle exerce néanmoins un contrôle sur le déroulement d’une pratique : ici-même, la face politique de l’activité coopérative rappelle en permanence, sans nécessairement les expliciter, les raisons pour lesquelles la face économique est organisée de telle manière. La constitution et le rôle de l’habitus, chez Bourdieu, en serait un autre exemple. — Pour une présentation détaillée de la dimension épilinguistique chez Antoine Culioli et de sa transposition en sémiotique, voir notamment le chapitre VII, « La question épilinguistique », in Sémir Badir, Epistémologie sémiotique. La théorie du langage de Louis Hjelmslev, Paris, Champion, 2014, pp. 311-361.

Note de bas de page 16 :

On pourrait être tenté ici de considérer la face politique comme relevant d’un « programme de base », et la face économique, d’un « programme d’usage ». Mais pour tenir ce type de raisonnement, il faudrait que le programme d’usage économique ait pour fonction de procurer les modalités de la compétence pour le programme politique de base. Or c’est l’inverse qui se produit (voir supra la question des modalités et de l’égalité des vouloirs, pouvoirs, et savoirs, qui est traitée par la face politique), et en outre, c’est le programme politique qui fournit l’axiologie du programme économique. Ce n’est donc pas une affaire de programmes de base et d’usage mais d’articulation entre deux dimensions (ou isotopies) d’une même pratique. C’est en outre très précisément cela qui permet d’articuler la constitution de l’actant collectif et les éventuelles répartitions de rôles actantiels en son sein : la constitution du collectif sur la face politique, et les répartitions de rôles actantiels sur la face économique.

L’articulation entre les deux faces thématiques pourrait être rapprochée, d’un point de vue sémiotique, de celle qu’on reconnaît par exemple entre un discours d’instruction ou d’analyse concernant une pratique, et la pratique elle-même, ou bien entre une dimension de la pratique qui vise à en dégager les règles, les modalités, les conditions de réalisation et les valeurs, et une autre dimension où elle est seulement exercée, et dédiée à l’atteinte de ses objectifs. En d’autres termes, la face économique est celle de l’exercice pratique, alors que la face politique est celle de la régulation épi-sémiotique15, voire du discours méta-sémiotique. On comprend mieux alors pourquoi elles sont solidaires, et pourquoi cette solidarité est un facteur de persistance de la pratique : toutes les pratiques comportent en effet une dimension de régulation épi-sémiotique, qui leur permet de faire face aux aléas, aux obstacles prévisibles ou imprévisibles, à la résistance du milieu où elles se déploient, et qui contribuent également à leur schématisation et à leur reproductibilité16.

Note de bas de page 17 :

Cf. Terres de sens, op. cit., chapitre « La coopérative et son territoire », point 2 (« Parlons-nous des choses telles qu’elles sont ou telles qu’elles devraient être ? »).

C’est une particularité du mouvement coopératif : alors que l’entreprise du capitalisme libéral ne justifie l’économique que par l’économique, l’entreprise coopérative confie ce rôle à sa face politique. On pourrait aussi considérer que l’option retenue par le mouvement coopératif est la seule qui soit généralisable, et que c’est le capitalisme libéral qui opère un syncrétisme, qui neutralise le rôle de la face politique et la réduit à une pure contemplation de la mise en œuvre des lois naturelles de l’économie dans les pratiques économiques : sous ce point de vue, il ne reste en effet qu’à contempler, puisque ces lois naturelles ne sont pas supposées connaître d’alternative, et ne peuvent donc faire l’objet d’un choix17. Cette différence recoupe significativement celle entre les structures actantielles : dans un cas, un collectif politiquement constitué s’organise en vue d’une production économique, alors que dans l’autre cas, des Sujets sont dédiés à la production économique, et un Destinateur se consacre à la mise en œuvre des lois économiques dont il est l’interprète et le garant. L’association d’une face politique et d’une face économique n’est donc pas une exclusivité du mouvement coopératif. Elle opère aussi dans le capitalisme libéral, mais alors que dans le premier cas elle est actualisée et systématiquement manifestée, dans le second elle est neutralisée et occultée.

Nous découvrons donc un modèle actantiel alternatif, qui commence avec la constitution d’un seul actant collectif au sein duquel les modalisations de participation règlent toutes les interactions, sans passer par une distinction durable entre des rôles actantiels. Il n’est toutefois pas exclu que ces rôles actantiels ne resurgissent, localement et provisoirement, à l’occasion d’une action particulière. Dans une équipe de production coopérative, pour tel processus pratique concret, la réussite des opérations peut dépendre de l’efficacité d’une chaîne de commandement et d’exécution. Lors d’une décision de la coopérative, on distingue nécessairement des gouvernants et des gouvernés. Mais ces situations et ces relations sont toujours réversibles, et jamais durables. Par conséquent si, ici ou là, la série Sujet, Destinataire et Destinateur peut sembler pertinente, elle ne rend compte que d’un micro-dispositif narratif qui n’engage en rien la signification globale du fonctionnement coopératif : elle relève alors d’une micro-analyse, portant sur un micro-univers de sens, et peut éventuellement signaler une menace interne à l’égard du fonctionnement collectif.

Le modèle actantiel coopératif contrôle et inhibe donc la spécialisation des rôles actantiels. En prévoyant le contrôle de toutes les interactions par les règles et modalisations collectives, il impose le collectif comme seul actant de référence et réduit autant que possible la pertinence des différents rôles actantiels spécialisés. Dès lors, aucun d’eux ne peut s’installer durablement lors de la construction de la signification. A ce stade de la réflexion, il est difficile de décider si ces rôles actantiels spécialisés sont exclus, marginalisés, minimisés ou sous-conditionnés. Autrement dit, s’ils relèvent d’une autre sémiotique, ou d’un autre niveau de pertinence d’une même sémiotique. La question se pose donc de l’articulation entre le modèle actantiel classique et celui que nous avons qualifié peut-être un peu hâtivement de « modèle alternatif ».

En effet, le fonctionnement coopératif explicite un ensemble de relations entre l’actant collectif, ses membres, et les rôles thématiques qui lui sont nécessaires, et il applique à ces relations des règles, des exigences et des valeurs qui inhibent la spécialisation actantielle. Mais seules ces règles et ces exigences lui sont propres, et ce n’est que par un effet de focalisation théorique que, dans les autres cas, la sémiotique narrative ne prend pas en considération l’actant collectif englobant de référence. Cette focalisation est bien entendu d’abord linguistique : les actants sont extrapolés à partir des fonctions syntaxiques dans la phrase simple, qui ne fait en général aucune place à un actant collectif englobant ; elle résulte également du corpus proppien d’origine : des rôles narratifs extraits de contes folkloriques. Pourtant, même dans le conte folklorique, tout comme dans l’entreprise capitaliste, il n’y a pas que des acteurs individuels dotés de rôles actantiels : l’actant collectif et le contrôle qu’il exerce sur la répartition des rôles en son sein y sont tout aussi prégnants, même si, pour des raisons idéologiques, ils ne sont pas parfaitement explicités. Nous faisons donc l’hypothèse que l’organisation actantielle est toujours sous le contrôle, implicite ou explicite, assumé ou négligé, d’un actant collectif : en ce sens, la diversification entre les différents modèles narratifs reposerait sur les variétés de cette organisation interne et des rôles de l’actant collectif, et non sur la présence ou l’absence de ce dernier.

L’étude des phases préparatoires à la mise en œuvre de l’action, notamment dans le modèle coopératif, devrait nous permettre de préciser cette hypothèse.

3. Acquisition de compétences vs propédeutique à l’accès à une forme de vie

Note de bas de page 18 :

Cf. Sémiotique des passions, op. cit., « Les paradoxes de l’obstination », pp. 68-69, et « Description du dispositif modal », pp. 70-82.

La sémiotique narrative distingue, dans le schéma narratif canonique, une phase intitulée, selon les cas, « épreuves qualifiantes » ou « acquisition de compétences ». Cette phase est logiquement présupposée par celle des « épreuves principales » ou de la « performance ». « Logiquement » signifie ici que l’on ne peut faire sans avoir au préalable acquis au moins le vouloir-faire, le savoir-faire et le pouvoir-faire. La logique narrative classique est ainsi conçue que l’acquisition des compétences doit être accomplie avant la performance. Cette conception très marquée culturellement a déjà été remise en question par le point de vue de la sémiotique des passions, puisqu’un état ou une inflexion affective peut déclencher une action sans que les compétences prétendument requises par cette action soient nécessairement déjà acquises : c’est précisément à cela qu’on reconnaît une action motivée par une passion18.

3.1. Des compétences faiblement pertinentes

Le fonctionnement coopératif remet en cause cette relation d’ordre et de présupposition de manière plus radicale. Tout d’abord, on se surprend à constater que les coopérateurs eux-mêmes semblent traiter avec quelque désinvolture les compétences requises pour exercer leur métier. Dans les entretiens réalisés avec les membres d’Ambiance Bois, notamment, cette question est manifestement marginale. Pour commencer, pourquoi avoir choisi le travail du bois ? Parce qu’ils en connaissaient les techniques ? Certainement pas ! Écoutons l’un des fondateurs de la scierie coopérative, Michel Lulek : la raison est politique !

Note de bas de page 19 :

Michel Lulek, bande son du film de Sophie Bensahoud, Ambiance Bois, travailler autrement, France, Leitmotiv Productions, 2014 (production de Jérôme Amimer, 53 mn, format 16/9).

Une question politique beaucoup plus générale : comment on décide, comment on assume les décisions, comment on se les partage ? Là où c’est le plus caricatural, c’est dans les entreprises de transformation de la matière… On pense à la verrerie, à la scierie — comme on n’y connaît rien, on a toutes les palettes devant nous… Le bois, ça paraît à peu près compréhensible, accessible… Eh bien ! on va faire une scierie.19

Évidemment, un économiste distingué crierait à l’irresponsabilité. Pourtant la décision est parfaitement rationnelle d’un point de vue politique : puisque ce sont « les entreprises de transformation de la matière » qui exposent le plus crûment les rapports de force dans leur gouvernance, la coopérative transformera une matière première, parce que l’expérience politique y sera d’autant plus pertinente. Comme le bois semble « à peu près compréhensible et accessible », cette coopérative sera une scierie. La face politique régissant la dimension épi-sémiotique, la face économique suivra… Un autre argument apparaît ensuite, chez le même Michel Lulek, et il est lui aussi de nature politique :

Note de bas de page 20 :

Op. cit.

Y en a un qui fait de la psychologie, un qui fait du droit, une qui fait des langues, une qui est infirmière, y en a un qui a commencé des études d’architecture, moi je fais de l’histoire. On se forme en allant faire des stages de formation pratique, professionnelle ; en fait, la formation, on va la découvrir sur le tas. Pendant les premières années, on n’a pas arrêté de faire « essai, erreur », « essai, erreur », la formation y en a plein qui se passe comme ça sur le terrain.20

Si les compétences techniques requises sont reléguées au second plan, c’est d’abord parce qu’elles doivent laisser la première place à la diversité sociale. La priorité dans la hiérarchie des valeurs coopératives, c’est la représentativité de la diversité constatée dans la société elle-même, et non la complémentarité des compétences dédiées à l’activité ; autrement dit, encore une fois, la priorité aux valeurs politiques. Les compétences techniques sont acquises au cours de la pratique, comme une dimension intégrée à l’exercice même du métier, et non comme un préalable. Mais la pression de l’autre modèle économico-narratif se fait sentir, induite par l’évolution de l’activité au sein d’Ambiance Bois. Un autre membre de la coopérative, Rémy Chaulat, en signale le danger :

Note de bas de page 21 :

Entretien Rémy Chaulat/Jacques Fontanille, 12 septembre 2016.

La formation sur le tas que vous évoquez concerne surtout les fondateurs, qui étaient très jeunes au moment de la création d’Ambiance Bois, et que rien ne préparait à faire fonctionner une scierie. Et ça a pour nous un côté légendaire. L’évolution d’aujourd’hui, c’est que les gens qui entrent ont des formations techniques pointues. Et nous pratiquons aussi la formation par autogestion : chacun s’organise pour améliorer sa formation. Mais ces nouvelles compétences techniques sont spécialisées, notamment sur la partie chantier : c’est une partie très technique. Et la spécialisation commence à nous poser des problèmes, par rapport à notre mode de fonctionnement.21

Si la spécialisation pose problème, c’est d’abord parce qu’elle réduit considérablement la substituabilité entre les membres employés. La substituabilité, dans une coopérative, c’est d’abord une facilité d’organisation qui permet à l’entreprise de s’adapter presque immédiatement (après délibération collective, toutefois) à toutes les situations : diminution de l’activité dans un domaine, augmentation dans un autre, création d’un nouveau type d’activité, congé ou temps partiel d’un ou plusieurs membres, arrivée de nouveaux membres, etc. La substituabilité permet aussi d’assurer les fonctions de gestion de l’entreprise et de pilotage des chantiers sans hiérarchisation entre les membres : chacun y est appelé ou peut y être appelé tour à tour, du moins s’il le souhaite. Comme tous les salaires sont calculés selon le même barème, aucune substitution n’entraîne de différence de rémunération. Pour toutes ces raisons, la substituabilité est la pierre de touche de l’égalité au sein de la coopérative. La spécialisation des compétences remet en question les deux à la fois, alors que la diversité sociale des membres rend possible la substitution des uns aux autres dans l’exercice du métier et du gouvernement, et en protège la possibilité contre les effets de la spécialisation.

Récapitulons. Tous les arguments qui conduisent à marginaliser l’acquisition préalable des compétences requises par l’activité économique sont de nature politique. Ils touchent à la nature du collectif, qui doit être un échantillon de la diversité sociale, à la question de la gouvernance de l’entreprise par ce collectif, qui doit primer sur la complémentarité des compétences techniques, et enfin aux valeurs fondatrices de ce collectif, notamment l’égalité. A contrario, une entreprise d’une autre nature, et régie uniquement par des principes et des lois économiques, viserait uniquement la complémentarité optimale entre les compétences techniques, l’acquisition antérieure de ces compétences (« Mais que fait donc l’école ? Comment voulez-vous qu’on les embauche ? Ils ne connaissent rien à nos process et à nos produits ! Il faut tout leur apprendre ! »), et la possibilité, grâce à ces compétences spécialisées, de conforter ou de renforcer la hiérarchie entre les employés. Dans ce type d’organisation, les compétences ne peuvent être identifiées que par présupposition (comme dans la sémiotique narrative greimassienne), et par un calcul rétrospectif à partir d’une définition et d’une analyse préalables de l’activité : cette rétrospection fonde alors le raisonnement selon lequel l’action économique ne peut commencer que si les compétences sont déjà acquises.

Du côté des coopératives, ce sont les conditions de la construction du collectif qui prédominent, un collectif de vie et de partage des décisions, sans calcul préalable des compétences par présupposition à partir de l’activité économique, et composé uniquement sur des fondements politiques et axiologiques. Les compétences liées à l’activité, n’étant ni présupposées ni programmées, sont acquises progressivement, au cours du processus pratique lui-même, par ajustements au matériau, aux outils, et à l’environnement de l’activité. L’alternative sémiotique peut alors être récapitulée ainsi :

i) Il n’y a qu’un seul actant, il est collectif, et il est constitué préalablement à toute autre opération, à la fois par un prélèvement sur la diversité sociale (à laquelle on applique le principe d’égalité de droits) et par le « vouloir adhérer » fondé sur des valeurs partagées, dont dériveront l’égalité des pouvoirs et des savoirs.

ii) Cet actant remplace sans les distinguer les rôles de Destinateur, Sujet opérateur et Destinataire. Le contrat ou la manipulation sont remplacés par le projet politique collectif, qui régit la manière de passer à l’action économique.

iii) Les compétences sont acquises par ajustements au cours du processus de la performance, et peuvent à tout moment être l’objet de substitutions, de remises à niveau, et le moins possible de spécialisation.

Note de bas de page 22 :

Cela ne signifie pas que les acteurs ne sont pas dotés de la capacité d’évaluation et de jugement, mais seulement qu’elle n’est pas systématiquement requise par la régulation.

iv) La sanction et la reconnaissance sont elles-mêmes entrelacées avec le processus de performance, d’une part pour renforcer les compétences, par « essais, erreurs et corrections », et d’autre part pour assurer la pérennité du collectif et de son projet : il s’agit de durer, de persister, de persévérer, et non d’accomplir, d’achever et de clore le parcours. Il n’y a donc aucun besoin d’un Destinateur judicateur transcendant, puisque la régulation du cours d’action dépend d’une sorte de sélection pratique plus ou moins aléatoire : ce qui marche ou qui réussit continue, ce qui ne marche pas s’arrête.22

3.2. Propédeutique sémiotique : à la découverte du nouveau monde

A ce point de l’observation et de la réflexion, on pourrait conclure que pour une coopérative tout commence avec la constitution du collectif et continue avec l’entrée en action : puisqu’aucune compétence ne semble requise comme préalable, tous les membres seraient d’emblée employés à la performance économique. Pourtant, l’examen des récits de vie des coopérateurs eux-mêmes dit tout autre chose. Car pour entrer dans une coopérative, pour adhérer à son mode de fonctionnement, des prérequis doivent être satisfaits. Rappelons-nous : le futur adhérent doit être libre d’adhérer, c’est-à-dire ne doit être ni obligé ni motivé par quelque autre raison que les principes et les modes de fonctionnement de la coopérative. La formation du collectif et le passage à l’action coopérative doivent donc être précédés non pas par des acquisitions de compétence, mais par des expériences qui préparent à une adhésion libre et entière au projet politique de la coopérative. C’est ce que nous appellerons une « propédeutique », terme qui recouvre ici grosso modo la découverte d’autres formes de vie, d’autres mondes possibles, et l’instauration des conditions qui permettraient d’y accéder. Dès qu’on examine concrètement comment les coopératives ouvrières se créent, on retrouve toujours, aux origines, une expérience socio-politique décisive, qui permet de rompre avec des dépendances antérieures, et de choisir librement un « nouveau monde ».

Note de bas de page 23 :

Leur histoire est présentée in George-Jacob Holyoake, Histoire des équitables pionniers de Rochdale, Rennes, Éditions du commun, 2017.

En Angleterre, dans les années 1840, les ouvriers tisserands de Rochdale (dans la région de Manchester), font l’expérience quotidienne de la collusion entre les commerçants de la ville et le patronat des entreprises du textile : ils souffrent de prix trop élevés, d’endettements qui mettent la survie de leurs familles sous la dépendance de ce double patronat, et ils soupçonnent des ententes secrètes entre deux formes d’exploitation convergentes. Ils décident de rompre une partie de cette dépendance et de cette collusion. En 1844, 28 tisserands se rassemblent pour fonder la « Société des Équitables Pionniers de Rochdale » et ouvrent un magasin coopératif23. La Société croît rapidement et d’une quarantaine de souscripteurs en 1844 passe à 390 membres en 1849, pour atteindre plus de 10 000 en 1880.

Note de bas de page 24 :

L’histoire de l’Union Syndicale Ouvrière de Saint-Junien est retracée notamment in Madeleine Buisson, « Saint-Junien, République coopérative ? », Mémoire active. Cahiers de l’Institut régional CGT d’histoire sociale du Limousin, 27, 2009.

En Limousin, à la charnière entre les XIXe et XXe siècles, les ouvriers gantiers de Saint-Junien font eux aussi l’expérience de cette collusion, mais dans des circonstances encore plus tendues : au cours de plusieurs périodes de grève dure, ils sont confrontés non seulement à la dépendance quotidienne à l’égard des commerçants de la ville mais, de plus, à une rupture unilatérale de la relation marchande. Les patrons du commerce, ligués avec les patrons des manufactures, refusent aux ouvriers en grève de leur vendre à crédit les denrées nécessaires à leur subsistance, pour que l’absence de salaire, devenue insoutenable, entraîne la fin de la grève. La création de l’Union Syndicale Ouvrière (USO), est la réplique ouvrière à cette manœuvre24. Cette coopérative d’achat étend rapidement ses services à l’ensemble de la ville et des campagnes voisines, et à l’ensemble des besoins de ses adhérents : nourriture, santé, éducation et culture, jusqu’à la création, notamment, d’un cinéma (en 1931), et d’une colonie de vacances sur l’Ile d’Oléron (en 1935).

Ces phases propédeutiques dramatiques adviennent presque systématiquement aux origines du mouvement coopératif en Europe, entre le milieu et la fin du XIXe siècle. Pour les coopératives plus récentes, et notamment les coopératives de production nées au cours de la seconde moitié du XXe siècle, les conditions de création sont moins tendues, et plus librement volontaires. Mais elles sont elles aussi précédées par une phase propédeutique. En voici deux exemples.

3.2.1. Ardelaine, Pierreville (Ardèche)

Les fondateurs de la coopérative Ardelaine n’étaient pas à l’origine des habitants de la vallée de Pierreville. Ils y sont arrivés en participant à des chantiers de fouilles archéologiques ou à d’autres activités estivales. Ces fondateurs ont parfaitement conscience du rôle propédeutique qu’elles ont joué. La fouille archéologique, disent-ils en substance, s’accompagne de la reconstitution des modes de vie qui ont laissé des traces dans le paysage et sur le sol. Elle implique une enquête pratique sur le milieu environnant, pour comprendre les pratiques anciennes et disparues, refaire le chemin technique et les parcours de vie empruntés par les ancêtres. Dans le musée créé plus tard sur le site, ce rapprochement est mis en scène, par un parcours muséographique qui fait partager la profondeur temporelle de toute une série cohérente de pratiques. Les pratiques culturelles estivales déboucheront sur la création d’une nouvelle forme de vie, autour d’une coopérative de production, mais elles commencent par en actualiser les principales conditions, d’une part en raison du mode d’organisation collectif de ces pratiques elles-mêmes (les équipes de fouilleurs), et d’autre part en raison du contenu culturel des pratiques, qui rouvrent un passé enfoui, pour reconstituer des formes de vie antérieures, que la forme de vie coopérative prolongera.

L’analyse de cette coopérative montre alors que le site, le sol, le terroir, l’architecture industrielle et villageoise, et plus généralement le territoire, font partie du collectif coopératif. Une continuité sensible et axiologique est fortement ressentie par tous les acteurs, autour de la laine, qui réunit tous les autres aspects du territoire. La laine (les moutons, la tonte, la laine jetée aux déchets, la laine achetée pour être travaillée, la fabrication des produits en laine, la création du musée de la laine, l’ouverture de la boutique de lainages en ville) fait l’isotopie, et soutient une très forte continuité au sein du territoire (l’« esprit » du lieu autant que la matière première) qui évoque une identité : les figures du territoire, humaines et non humaines, animées et non-animées, s’inscrivent dans une même filiation, que la coopérative Ardelaine reprendra à son compte.

Comme on peut le constater, les pratiques culturelles estivales vont très loin et profondément dans l’élaboration préalable des conditions d’existence de la future coopérative, au-delà même des principes génériques du mouvement coopératif, et au cœur même des axiologies et de l’identité d’un territoire à reconstruire autour des métiers de la laine. Ces pratiques culturelles, principalement celles de la fouille archéologique, participent d’une dimension épi-sémiotique, fondamentalement politique, globalement anthropo-sémiotique, qui préfigure ce que sera la forme de vie propre au futur site de l’activité socio-économique et culturelle de la coopérative elle-même. Il est donc question de pratiques culturelles comme pratiques épi-sémiotiques. Mais les fouilles archéologiques estivales sont d’abord des activités « de loisirs », c’est-à-dire mises en œuvre dans un régime sémiotique différent de celui de l’activité économique. Pendant les vacances d’été, toutes les expériences ludiques et semi-fictives sont possibles, et ce régime sémiotique permet justement de conduire des expériences sans conséquences irréversibles, des expériences qui ouvrent des possibilités de choix, mais qui n’en contraignent aucun : en somme, une expérience de la liberté de choisir.

Cette expérience propédeutique consiste globalement à reconstituer et à appréhender le futur actant collectif qui assumera l’aventure coopérative : le collectif, c’est ici le territoire, où sont assemblés tous les acteurs du projet coopératif. Et c’est la pratique culturelle qui l’a découvert, construit, ouvrant ainsi un « nouveau monde » à partager.

3.2.2. Ambiance Bois, Faux-la-Montagne (Limousin)

Ambiance Bois est installée depuis 1988 sur le plateau des Millevaches, à Faux-la-Montagne. Le groupe d’amis qui en a pris l’initiative s’est formé de la même manière que celui d’Ardelaine, au cours de nombreuses activités estivales pendant leur jeunesse. La coopérative prolongera ces activités, en étendant quelques-uns de leurs principes et les valeurs à la vie toute entière, y compris l’activité professionnelle.

Michel Lulek, l’un des fondateurs, historien de profession, raconte cette extension des activités estivales à la vie au travail, et à la vie toute entière :

Note de bas de page 25 :

Bande son du film Ambiance Bois, op. cit.

On faisait des camps, dans les mouvements du scoutisme… On avait des projets ensemble, on les faisait ensemble. Toutes sortes de choses pendant les vacances… On s’amusait bien, on s’éclatait. Dans ce milieu-là, on s’est dit : « On fait des choses motivantes, plutôt enthousiasmantes, pendant l’été. Pourquoi on ferait pas ça toute l’année ? » On était dans la pratique du collectif, du faire ensemble, et c’est comme ça qu’est arrivé Ambiance Bois.25

Note de bas de page 26 :

Cf. Charles S. Peirce, « Un argument négligé en faveur de la réalité de Dieu » (« A Neglected Argument for the Reality of God », c.1908), in Gérard Deledalle, Lire Peirce aujourd’hui, Bruxelles, De Boeck, 1990, pp. 172-192.

La reconstitution narrative de la création de la coopérative met l’accent sur le fait que toutes les conditions étaient déjà actualisées dans les activités estivales : le premier noyau du collectif, les pratiques de coopération, les projets en commun, et, aussi, une liberté et un accomplissement de toutes les capacités, un « (a)musement » et une disponibilité ludique (le « Jeu Pur », ou musement, selon Peirce26) qui donne un accès immédiat et sensible aux valeurs fondamentales d’une forme de vie. Pour passer d’un tel régime sémiotique — la parenthèse temporelle des vacances estivales — au régime socio-économique de la coopérative, il suffit, apparemment, d’une extension de la forme de vie à toute l’année, à toute la vie.

Les pratiques collectives estivales procurent cette expérience propédeutique de ce qui deviendra une nouvelle forme de vie. Il faut ici rappeler que les congés payés, cette invention du Front Populaire en France, sont précisément dédiés à de telles expériences : celles de styles de comportement qui n’obéissent plus aux contraintes de la vie ordinaire. Ces pratiques estivales participent à cet égard d’un régime sémiotique semi-fictif et ludique. Nous appelons de la sorte un régime sémiotique dont les croyances sont de même nature que celles qui prévalent dans le régime fictionnel, mais dont les conséquences peuvent éventuellement modifier les conditions initiales, et se propager par extension et projection dans le monde de la vie quotidienne.

Note de bas de page 27 :

Le cas de ces expériences propédeutiques permet d’illustrer la raison pour laquelle il s’agit bien d’une dimension épi-sémiotique et non pas méta-sémiotique, et plus précisément son caractère non conscient : au moment où elles ont lieu, les intéressés n’imaginent même pas qu’ils bâtiront ensemble une entreprise coopérative, et une autre forme de vie collective.

Ici encore, la dimension épi-sémiotique est engagée car ces expériences préalables sont précisément consacrées à la mise en œuvre, sous un régime sémiotique spécifique (la propédeutique ludique), des conditions sémiotiques requises pour la future activité coopérative27.

3.3. Le Jeu comme expérience utopique de la liberté

La propédeutique sémiotique joue donc un tout autre rôle que l’acquisition des compétences ou les épreuves qualifiantes. Elle ne prépare qu’à la découverte et à l’entrée dans une nouvelle forme de vie, en ménageant une phase antérieure sous un régime sémiotique spécifique, en tout cas différent de celui auquel elle prépare. Elle prépare plus particulièrement l’entrée dans un collectif qui sera l’actant principal, ou unique dans le cas des coopératives, de cette forme de vie. L’expérience propédeutique est d’abord, et dans tous les cas, une rupture partielle ou totale, conflictuelle ou pacifique, avec les dépendances externes et antérieures. Cette rupture réinitialise l’identité et le statut social de tous les acteurs et les confronte directement avec les conditions de formation du collectif en question : pour les coopératives, c’est la confrontation avec le dispositif modal, avec la « passion d’organisation », évoqués précédemment. Mais elle opère pour ce faire sous un mode propre, celui de la libération. Que ce soit lors de conflits sociaux ou pendant les vacances estivales, la propédeutique sémiotique est une découverte à la fois des latitudes offertes par un régime sémiotique où chacun peut se dépouiller de son statut social et des dépendances antérieures, et par la liberté d’explorer et de choisir de nouvelles formes de vie.

Nous avons déjà mentionné rapidement le concept de musement proposé par Peirce. Il mérite mieux que cette mention allusive. A la différence des inférences peirciennes, le musement fait une place aux errances d’une pensée libre et flottante, d’une forme d’imaginaire incontrôlé qui peut néanmoins donner accès à des représentations de première importance, voire d’importance vitale. Dans l’article sus-mentionné, « A Neglected Argument for the Reality of God », consacré à ce concept, Peirce précise en effet :

Note de bas de page 28 :

Ch. S. Peirce, art. cit., p. 176.

Il y a une certaine occupation de l’esprit qui, si j’en crois le fait qu’elle n'a pas de nom particulier, n’est pas aussi communément pratiquée qu’elle mérite de l’être, car pratiquée modérément — disons pendant cinq ou six pour cent de la vie éveillée, pendant une promenade, par exemple — elle est assez rafraîchissante pour faire plus que compenser le temps qu’on lui consacre. Parce qu’elle n’implique aucun projet sauf celui d’éliminer tout projet sérieux, j’ai parfois été à demi enclin à l’appeler rêverie, non sans réserve ; mais pour une disposition d’esprit aux antipodes de l’abandon et du rêve, cette appellation serait une distorsion de sens trop affreuse. En fait, c’est du Jeu Pur. Or le Jeu, nous le savons tous, est le libre exercice de nos capacités. Le Jeu Pur n’a pas de règle, hormis cette loi même de la liberté. Il souffle où il veut. Il n’a pas de projet, hormis la récréation. Ce dernier genre d’occupation — tout bien considéré, je l’appellerai « Musement ».28

Le musement est donc cette disposition intérieure qui autorise le « libre exercice de nos capacités » sous condition d’une complète disponibilité procurée par la suspension des préoccupations et des attentions antérieures. On peut décider de se mettre en situation de musement (cinq ou six pour cent de la vie éveillée, précise Peirce !), mais sans règle et sans projet. Le musement nous « met en vacances » des raisonnements stéréotypés et des règles du comportement habituel. Peirce insiste sur le fait qu’il ne s’agit ni d’une « rêverie » ni d’un « abandon », rien en tout cas qui suspende le sentiment de réalité. Le musement s’exerce donc dans un monde qui est compatible avec celui de la vie ordinaire, mais dans un autre régime sémiotique, celui du « Jeu Pur » : en d’autres termes, nous serions ici dans un mode d’existence ludique (voire « semi-fictif », cf. supra). Mais si le chemin qui conduit aux valeurs, museau en l’air, est bien ludique, les valeurs elles-mêmes sont plus que sérieuses, ce sont les valeurs de la vie même, tout comme celles que découvrent les fondateurs de la coopérative Ambiance Bois lors de leurs musements estivaux. Ce qu’actualise le musement, c’est un jeu qui donne accès aux valeurs fondamentales, mais dans le périmètre protecteur d’une parenthèse sémiotique, en régime semi-fictif, c’est-à-dire sans effets immédiats sur le mode d’existence socio-économique. Pour accéder à ces valeurs fondamentales, le musement requiert lui aussi la même libération que la propédeutique sémiotique que nous nous efforçons de caractériser : la parenthèse spatio-temporelle du musement, comme de la propédeutique, est donc le domaine où l’on fait l’expérience de la liberté, et d’une attention diffuse et flottante, où l’on peut accéder au sens de la vie même.

Si les épreuves qualifiantes procurent les compétences pour agir, et si la propédeutique sémiotique ouvre sur des mondes alternatifs et de nouvelles formes de vie, il doit être désormais clair qu’elles se situent sur des dimensions radicalement différentes. Certes, les deux régissent des possibles : rendre possible l’action pour la première, donner à expérimenter des mondes possibles pour la seconde. Mais on voit bien alors que le domaine de pertinence de la seconde englobe celui de la première : les conditions d’existence d’une forme de vie comprennent aussi les conditions de l’action à l’intérieur de cette forme de vie.

La confrontation des phases préparatoires respectives de la narrativité standard et de la narrativité coopérative semble conforter l’idée de deux solutions alternatives et opposées. Pourtant, tout comme pour ce qui concernait l’organisation actantielle, l’écart est trop grand pour une simple alternative : la phase préparatoire « standard » est destinée à l’acquisition des compétences pour faire, alors que celle de la narrativité coopérative est consacrée à l’établissement des conditions de possibilité d’un nouveau monde ! Dès lors, ce qui pouvait passer pour la confrontation entre deux sémiotiques différentes peut maintenant être compris comme un changement de niveau de pertinence. Ce qui n’apparaît pas dans le modèle de la narrativité classique, qui est aussi celui du capitalisme libéral, ce sont les conditions englobantes de la forme de vie dans laquelle l’action économique se déroule ; nous avons déjà noté à cet égard la « forclusion » des choix politico-culturels qu’induit la naturalisation des lois économiques ; nous pouvons ajouter ici la dissimulation des conditions anthropologiques. En effet, cette forme de vie où seule l’économie explique et régit l’économie est construite et proposée de manière à occulter les conditions et les processus qui conduisent à la formation des collectifs : l’entreprise serait-elle ce collectif ? mais comment est-il défini et constitué ? la société serait-elle le véritable collectif ? mais comment se décide la participation de chacun à ce collectif ? Autant de questions qui, dans les limites de cette forme de vie dominante, semblent quasiment inconvenantes, mais qui, pourtant, ne s’en posent pas moins.

Le modèle coopératif, au contraire, non seulement fait une place à ce type de questions mais surtout fait reposer tout le poids de son institutionnalisation sur cette dimension anthropologique et politique. L’usage des modalités est à cet égard très éclairant du changement de point de vue qu’il opère : personne ne doute que les acteurs de la coopérative, et surtout les employés et ouvriers, doivent disposer à terme de vouloir-faire, savoir-faire et pouvoir-faire, afin de contribuer à l’objectif économique ; mais tout le monde, comme nous l’avons montré, minimise cet aspect. En revanche, ce qui est mis en avant, c’est l’usage des modalités dans la définition et la construction de l’actant collectif : les modalités serviront bien à réaliser l’activité économique, mais en quelque sorte secondairement, au bout d’une cascade de conséquences dont la phase originelle et essentielle est leur emploi au bénéfice de la formation du collectif.

Conclusion : des mêmes et des autres

Nous avons mis en doute le caractère « alternatif » des modèles narratifs respectivement à l’œuvre dans l’entreprise du capitalisme libéral et dans le mouvement coopératif. Nous avons alors suggéré une relation d’englobement : le premier modèle se focaliserait sur la narrativité elle-même, en oblitérant les conditions socio-anthropologiques qui la fondent, tandis que le second viserait directement ces conditions socio-anthropologiques, pour en décliner ensuite un modèle narratif. Au terme de cette réflexion, ce rapport d’englobement se confirme, mais il n’affaiblit pas le caractère alternatif des deux modèles. Il le déplace en revanche, car il apparaît maintenant que, parmi ces conditions socio-anthropologiques, l’une d’entre elles est le préalable à la plupart des options narratives : s’il y a une ou des alternatives, elles se situent au niveau du mode de constitution et de composition de l’actant collectif.

Tout au long de ce parcours, en sourdine ou en filigrane, le point critique de l’expérience organisationnelle se dégage en effet peu à peu : une entreprise classique se définit en principe par un métier, ce dernier uniformise la composition du collectif, et il produit des mêmes ; l’entreprise coopérative exerce elle aussi un métier, mais la composition du collectif repose en revanche sur la diversité sociale, qui rassemble des autres. Pour l’une comme pour l’autre, il faut concevoir un actant collectif de référence, dont le mode de composition entraîne la plupart des autres distinctions et orientations sémiotiquement pertinentes : la structure actantielle et modale, l’organisation narrative, le rôle des compétences, des valeurs, et le poids respectif de la face économique et de la face politique, etc. Si on veut tenter des expériences à la fois sociales et sémiotiques, en matière d’organisations, il semblerait donc que tout commence avec la manière dont le collectif est composé, parce que c’est le point décisif y compris pour les modèles dominants et bien établis, et même quand ils n’expliquent pas — voire quand ils dissimulent — les principes de composition de cet actant collectif.

Note de bas de page 29 :

Algirdas J. Greimas et Joseph Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979, entrée « Collectif », p. 43.

Note de bas de page 30 :

Ibid.

Note de bas de page 31 :

Ibid.

Dans la définition de l’actant collectif que Greimas et Courtés proposent dans leur Dictionnaire, ils insistent tout particulièrement sur la distinction entre l’actant collectif syntagmatique et l’actant collectif paradigmatique29. On pourrait penser à première lecture que le premier caractérise plutôt le collectif propre aux entreprises classiques, et le second, celui des entreprises coopératives. Le premier, en effet, « est celui où les unités-acteurs (…) se relaient — par substitution — dans l’exécution d’un seul programme (ainsi, la succession des divers corps de métiers dans la construction d’une maison) »30. L’affaire semble entendue : l’actant collectif syntagmatique n’est collectif que parce qu’il associe des acteurs qui peuvent occuper des positions successives et complémentaires dans l’exercice d’un même ensemble de métiers, le tout étant calculable à partir de l’activité visée, et du produit attendu. Le second semble plus proche du modèle coopératif : « L’actant collectif paradigmatique (…) constitue une totalité intermédiaire entre une collection d’unités et la totalité qui la transcende. Il relève en effet d’une partition classificatoire d’une collection plus vaste et hiérarchiquement supérieure »31. L’entreprise coopérative relèverait du deuxième type d’actant collectif, dès lors qu’elle occupe bien cette place intermédiaire entre un groupe d’acteurs (souvent un groupe d’amis) et la société.

Note de bas de page 32 :

Ibid.

Mais Greimas et Courtés apportent une précision qui remet en question cette répartition trop évidente, car, écrivent-ils, la « partition [est] opérée sur la base de critères-déterminations que les acteurs possèdent en commun (leur champ fonctionnel ou leurs qualifications spécifiques) »32. Autrement dit, l’actant collectif paradigmatique est composé d’acteurs qui sont tous semblables au regard du champ d’action qui leur sera confié, soit en raison de leur rôle (champ fonctionnel), soit en raison de leur compétence (qualifications). La définition sémiotique de l’actant collectif produit donc dans les deux cas, syntagmatique ou paradigmatique, des mêmes, soit parce qu’ils sont choisis et identifiés par leur capacité à occuper des positions syntagmatiques complémentaires dans la réalisation d’une activité commune, soit parce qu’ils ont des propriétés paradigmatiques communes. Bien entendu, ces acteurs-membres restent potentiellement divers, et seule une part de chacun d’eux est impliquée dans cette mêmeté, mais c’est justement cette part qui justifie leur participation à l’actant collectif, et non leur part de « diversité-altérité ».

Or nous avons identifié dans les entreprises coopératives un tout autre fonctionnement : i) les acteurs ne sont rassemblés ni en raison de leur complémentarité au regard d’une tâche à accomplir, ni parce qu’ils se ressemblent en raison de telle ou telle propriété commune, et ii) auraient-ils même des propriétés communes qu’elles ne seraient pas la raison de leur participation à l’actant collectif : c’est la diversité même et la dissemblance qui est visée, et qui justifie leur participation. Cette dissemblance est même une condition de l’égalité (cf. supra), et c’est pour cela qu’elle doit être soigneusement cultivée. Les membres d’une coopérative n’ont par principe qu’une chose en commun : l’attente du nouveau monde, suscitée par une expérience propédeutique récente ou ancienne, et par la liberté qu’elle leur a procurée. Autrement dit, la définition de Greimas et Courtés prend pour prémisse non pas un acquis (les critères associés aux deux types d’actants collectifs), mais le problème même qu’on doit résoudre quand on compose un collectif.

La difficulté vient à l’évidence d’une différence de perspective : dans l’expérience coopérative, on vit et on raconte la manière dont un collectif s’est rassemblé, solidarisé, stabilisé, étoffé, etc., alors que, dans leur définition, Greimas et Courtés n’envisagent même pas que cela pourrait être une question sémiotiquement intéressante, parce qu’ils adoptent la perspective ascendante de la sémiotique narrative classique : les jeux sont faits, l’action a donné ou non son résultat, et on peut reconstituer à rebours les caractéristiques de l’actant collectif qui semblent expliquer ce résultat. Mais cette différence de perspective est aussi une différence de méthode : il serait paradoxal de concevoir et de mettre en œuvre une démarche se voulant expérimentale et ouverte en partant de résultats supposés déjà connus, et en remontant à rebours la chaîne des présuppositions.

Finalement, la difficulté est encore politique : si on adopte la lecture ascendante, à rebours, il n’y aucune chance de rencontrer la diversité sociale, ethnique ou culturelle, qui caractérise la « collection d’unités-acteurs », puisqu’elle est immédiatement effacée par l’entrée dans la « totalité intermédiaire » que constitue le collectif ; en revanche, si on adopte la lecture descendante, au fil de l’histoire de la formation du collectif, alors cette diversité est le premier problème à traiter, dont les solutions affecteront toute l’histoire à suivre. Si les organisations doivent commencer par traiter ce problème pour s’engager dans des expériences sémiotiques, c’est justement parce que les « collections d’unités-acteurs » ne sont pas des simulacres reconstruits par présupposition, mais des réalités sociales, dont le rassemblement et les interactions, préalablement à toute formation d’un actant collectif, sont déjà des problèmes à résoudre, des ensembles à faire signifier, à interpréter et à comprendre. Et pour finir : ce sont ces « collections d’unités-acteurs » — directement issues de regroupements à partir de la diversité sociale — qui conduisent ou qui font les expériences propédeutiques de la liberté et des mondes possibles, avant même que l’actant collectif ne prenne forme. Elles ne deviendront des actants collectifs (coopératifs) que si l’expérience propédeutique (ludique, « musante ») réussit.

La différence de fonctionnement entre les deux types d’entreprises et d’organisations peut conduire, principalement pour des raisons de rapports de force politiques et économiques, à traiter la solution coopérative comme une exception (qui confirmerait donc la règle dominante). Mais la reprise de cet argument à propos des différences de fonctionnement sémiotique serait pour le moins surprenante : l’actant collectif composé sur un principe d’altérité interne systématique ne peut pas être traité comme une exception à une règle générale qui voudrait que tout actant collectif soit composé sur un principe de mêmeté. Un monde sémiotique associé à un actant collectif composé d’altérités n’est pas une exception à un monde sémiotique associé à un actant collectif composé de mêmetés : c’est bien une alternative théorique, à l’intérieur d’une sémiotique globalement soucieuse de son ancrage socio-anthropologique.