La dégustation des incidents de conjoncture
A propos de Photolescopages (Jao)

Jacques Fontanille

Centre de Recherches Sémiotiques
Université de Limoges

https://doi.org/10.25965/as.6246

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : aléa, forme de vie, humour, photographie

Plan

Texte intégral

Note de bas de page 1 :

Jao, site internet : https://www.collages-et-photos.fr/photos/photos-livres/.

Les recherches visuelles de Jao, artiste du collage photographique, saisissent quelques-uns des effets les plus incongrus ou malicieux de la cacophonie des signes dans nos espaces publics1. Ce turbulent mélange fait partie de notre quotidien, et la manière dont Jao le met en scène pourrait inciter à penser que, de ce fait, les espaces que nous parcourons au jour le jour sont illisibles, ambigus et déroutants. Et pourtant il n’en est rien, parce que lorsque nous les traversons, nous sommes presque toujours portés par un projet (de déplacement), engagés dans une activité particulière, ou préoccupés par un problème à résoudre. Et en conséquence, nous ne percevons pas la cacophonie, nous résistons à la turbulence, nous sélectionnons directement les informations que nous attendons. Nous y sommes aidés en outre par le « genre » des objets et des inscriptions : panneaux indicateurs de lieux-dits et de communes, panneaux de circulation routière, panneaux provisoires événementiels, affiches sur les vitrines, noms de magasins, etc. Les « genres » en question nous sont indiqués par la forme et la matière du support, par son implantation, par la couleur et la typographie.

Nos espaces publics se prêtent à de multiples activités : traverser, séjourner, arriver, rencontrer, visiter, acheter, vendre, consommer, etc. A chacune de ces activités, son lot d’informations nécessaires, et par conséquent ses propres signes, panneaux et indications, avec leur genre spécifique. Tous ces signes s’accumulent dans lesdits espaces, et les effets de sens de cette accumulation sont disponibles, pour peu que les activités qui les sélectionnent et les séparent soient suspendues. On peut alors mieux comprendre le procédé de Jao, son « concept » en quelque sorte. Suspendons l’activité quotidienne en cours, oublions pourquoi nous sommes ici, en ce moment, et nous sommes alors en proie au mélange des signes. Les « genres » sont toujours là, mais hors d’usage, puisque nous ne les rapportons plus à une activité ou à un projet engagés et à poursuivre. Il ne reste plus alors que la proximité des signes, leurs relations avec leurs entours immédiats, les chocs, les contradictions et les ambiguïtés.

Toutefois, pour parvenir à une telle mise entre parenthèses du cours de vie quotidien, et à une lecture de ses effets, encore faut-il que quelques-unes seulement de ces associations possibles puissent être extraites du foisonnement ambiant, puis isolées et saisies sans trop de perturbations venant du contexte. C’est bien pourquoi les espaces photographiés sont ceux de la vie rurale limousine, des abords de bourgades, des routes qui y conduisent et des rues qui les parcourent, et non ceux des grandes métropoles, où la cacophonie visuelle (si on nous pardonne ce carambolage sémantique) est le plus souvent envahissante et incontrôlable. Le principe est celui du mélange des signes, mais d’un mélange qui ne soit pas saturé, et où le promeneur peut laisser errer son regard sans être assailli et submergé par le nombre de signes et de leurs combinaisons. Dans les hasards de ces rencontres, une autre manière de vivre au quotidien transparaît, et même une autre forme de vie se dessine, où toutes les interactions avec notre milieu quotidien seraient déprogrammées et défamiliarisées, car cette manière de vivre impliquerait aussi une reconstruction des significations environnantes, fortement ancrées dans un espace social qui, si l’on suit le regard de Jao, est le seul où elles pourraient s’épanouir.

Aux hasards du sens, une autre forme de vie se devine

Les mélanges de signes ne résultent pas directement de la nature des activités auxquelles ils correspondent, à ceci près que toutes sont supposées utiliser le même espace public. Ils sont donc en grande partie aléatoires. On peut bien reconstituer les « raisons » pratiques pour lesquelles deux panneaux contradictoires cohabitent sur le même poteau, et pourquoi peuvent coexister sur la même façade de magasin le nom d’un ancien commerce (Les Bébés) et une information sur les produits d’un atelier actuel (« Sur mesure, réalisation en 3D »), ou bien une invitation durable à entrer (« Magasin ouvert à tous », « Entrée libre »), et l’indication de la fermeture provisoire d’une porte d’entrée. De même, il y a bien une raison, administrative et technique, pour laquelle une voie est classée comme « avenue » ou « rue », mais c’est pour un autre ordre de raisons, d’usage ou de tradition, qu’elle a pour nom « des Routes » ou « du Sentier ».

Ces « raisons » d’horizons divers qui se conjuguent suscitent des hasards du sens ou des conjonctures de signes. Ce sont alors des « occasions » involontaires et à saisir. Autrement dit, la juxtaposition des signes est parfaitement explicable et motivée, mais celle de leur signification est un aléa qui ne procède d’aucune intention préalable. Par son essence même, l’aléa est une ouverture pour l’interprétation, et un petit événement qui n’attend que son spectateur pour signifier quelque chose. Notre environnement tout entier est ainsi fait : nous savons bien que dans le paysage auquel nous faisons face, la colline résulte de l’érosion d’une élévation, et que la vallée a été creusée par la rivière, mais dans l’instant où le paysage se fait paysage sous nos yeux, toutes ces raisons sont oubliées, au bénéfice des heureux contrastes de lignes, de formes et de proportions que notre position nous permet de saisir ensemble. La nouvelle forme de vie est alors celle d’une multitude d’émergences sémiotiques qui donnent le goût de l’aléa et nous incitent à le cultiver.

Sans forcer le trait plus qu’il n’est nécessaire, l’exercice photographique de Jao fait donc miroiter en toutes occasions l’existence d’autres mondes de sens que celui de notre quotidien : la dégustation des incidents de conjoncture est justement le moment propice où la porte de ces autres mondes s’entrouvre. Il faut tout de même parfois provoquer ces incidents de conjoncture — et donc en avoir le goût —, bien choisir son angle de prise de vue pour saisir le rapprochement incongru, mais ce n’est pas indispensable car la juxtaposition est le plus souvent déjà réalisée dans la proximité matérielle des signes sur les supports qu’ils ont en commun.

L’ambivalence est mise en disponibilité

Tous les montages de Jao se lisent dans l’ambivalence : le panneau « La Ville » sur un fond de maisons et de rues ne serait que le nom propre d’une agglomération particulière. Mais sur un fond de campagne, il redevient aussi le nom commun de toute agglomération importante, c’est-à-dire ce qui n’est pas la campagne. Ou encore, une « bière spéciale », annoncée sur un parasol de terrasse de café, est une boisson, mais, mise en perspective sur le fond de la vitrine d’un magasin d’équipements funéraires, elle redevient aussi l’autre nom d’un cercueil. Ou enfin, « L’Age » est le nom propre d’un lieu-dit, et le pictogramme « T » est l’indication d’une impasse ; mais, une fois réunis, le premier devient la mesure du temps qui nous reste à vivre, et la seconde, le constat déprimant ou désabusé que le terme de ce temps est proche.

Il ne s’agit plus exactement de hasard, mais d’un potentiel de bifurcations et de multiplications du sens, ce que contient précisément en réserve la « polysémie » de tous les signes. Mais tout comme les mélanges et rencontres de hasard entre les signes, qui n’ont pas pour fonction de nous perturber au quotidien, la polysémie n’a pas pour objet de nous plonger dans une ambivalence généralisée : c’est un principe d’économie, qui permet de contenir le nombre de signes tout en disposant d’un nombre bien supérieur de significations ; et dans ce cas aussi, c’est l’activité et le contexte qui suffisent pour sélectionner la signification pertinente. Mais la méthode de Jao, et tout particulièrement la neutralisation des activités en cours, ainsi que les décalages de points de vue qui modifient le contexte, libèrent le potentiel d’ambivalence des signes, et rend disponible toute la diversité de leurs significations.

Cette disponibilité des interprétations doit également rencontrer celle de l’interprète. Et pour cela, ce dernier doit non seulement mettre entre parenthèses pourquoi et comment il se trouve ici et maintenant, mais aussi se désaccoutumer, se défaire de toutes ses routines de lecture au quotidien. Cela aussi participe de cette forme de vie entrouverte, et qu’on peut apercevoir à condition de se rendre disponible, c’est-à-dire plus précisément débarrassé des pressions de l’habitude et de la programmation, et ouvert à la plupart des possibles à venir.

Pourquoi en sourire ?

Les montages de Jao sont supposés être reçus comme malicieux, drôles, joyeux ou humoristiques. Ils le sont, discrètement et presque tous. Pourtant, les chocs entre les signes ne sont pas par nature drôles et plaisants. L’ambivalence graphique entre un turban arabe et une bombe ne fait rire personne : elle dénonce, elle provoque, elle inquiète, elle menace. Certes, on pourrait s’en tenir aux principes de sélection de l’auteur : il ne retiendrait que les ambivalences amusantes, et évacuerait les thèmes dramatiques. Mais nous ne serions alors guère avancés, parce que le fait de savoir que les thèmes retenus ne sont pas dramatiques ne nous dirait rien de la raison pour laquelle les montages sont plaisants.

L’humour naît ici, bien entendu et comme toujours, des décalages d’interprétation, des signes à double entente, et de la connivence que leur interprétation induit, entre le photographe et son lecteur. Mais il n’y a jamais de quoi s’esclaffer, car l’éclat de rire supposerait un effet comique immédiat, reconnu sans délai comme appartenant à un registre de situations et d’interactions codifiées et déjà bien en place dans une culture, dans une communauté ou un groupe d’amis ou de collègues. L’éclat de rire est le signe de la reconnaissance instantanée de tels motifs d’en rire, et en même temps la manifestation d’une appartenance. Pour preuve : celui qui rit à contretemps, après-coup, se singularise et affaiblit son appartenance au groupe. Le rire en question rassemble au nom d’une familiarité, et il fait partie de nos routines de lecture du quotidien.

Rien de tel dans l’humour de Jao, puisque cet humour suppose au contraire une défamiliarisation, et une disponibilité pour accueillir l’étrangeté des conjonctures imprévisibles et non codifées. En outre, son effet n’est pas instantané, et il impose une médiation et un délai. Le premier temps est celui de la surprise, et de la question : que faut-il confronter et mettre en relation ? Le second temps est celui de la mise en relation, et de l’interprétation : quelles sont les significations que l’on peut associer ? Le troisième et dernier temps est celui de la « dégustation de l’incident de conjoncture », le plaisir de la connivence dans l’ambivalence, et le sentiment d’assister à l’ouverture d’une autre réalité que celle du quotidien. Aussi brefs soient-ils, ces trois moments sont incompressibles, et constituent un parcours obligé. C’est dans ce délai et au bout de cet enchaînement que se forme le sourire. Ce sourire est l’expression à la fois de la disponibilité et de la connivence dont nous faisons l’expérience, de l’ouverture vers cette autre forme de vie entr’aperçue, et la récompense de l’effort sémiotique qui y conduit.

 

Jacques Fontanille
Le Moulin de Pressac
Le 22 janvier 2016.

Voir sur le site de Jao, à l’adresse suivante, https://www.collages-et-photos.fr/photos/photos-livres/ :

image