Yves Jeanneret, Critique de la trivialité.
Les médiations de la communication, enjeu de pouvoir,
Paris, Editions Non Standard, 2014, 784 pages

Matteo Treleani

Université de Lille

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Mots-clés : communication, culture, média, médiation, pouvoir, trivialité

Auteurs cités : Michel FOUCAULT, Bernard MIEGE

Texte intégral

Le pouvoir des médiations

Note de bas de page 1 :

 Critique de la trivialité fait suite à Penser la trivialité : la vie triviale des êtres culturels, Paris, Hermès-Lavoisier, 2008.

Les concepts les plus heureux sont sans doute ceux qui nomment, cernent et décrivent les phénomènes sans chercher à les enfermer dans un cadre théorique trop contraignant. Avec la notion de trivialité, Yves Jeanneret ne se propose pas de développer un paradigme structuré de manière rigide mais plutôt de rassembler un certain nombre de faits à l’intérieur d’un cadre conceptuel commun. La « trivialité » apparaît ainsi, en même temps, comme un contexte problématique et une manière de voir les choses. L’auteur développe des travaux dans ce sens depuis au moins une vingtaine d’années1. Avec ce nouveau volume, il s’agit de rendre compte de la dimension politique de la question en procédant à une véritable « critique » des institutions ou entités à la base de l’instrumentation des objets et des savoirs, et par voie de conséquence, de leur industrialisation.

Compte tenu des dimensions matérielles et du contenu de l’ouvrage, le présent article ne se propose pas d’en faire un véritable compte rendu, qui serait forcément lacunaire, mais plutôt d’en tirer les éléments conceptuels qui nous ont paru les plus novateurs et les plus particulièrement utiles pour une approche sémiotique. La notion de trivialité permet de discerner comment un même type de questions se pose dans une série de contextes assez divers, depuis les musées jusqu’à la publicité, et plus généralement aux médias dans leur ensemble. L’ouvrage ne propose pas de modélisations mais plutôt une boîte à outils, un cadre problématique composé de cas et de concepts. Cette absence de systématisation fait, peut-être paradoxalement, la force de l’ouvrage. Critique de la trivialité, dans sa densité et sa complexité, offre un paysage vaste et clair dont se dégage une série de phénomènes qui, même s’ils ne datent pas d’aujourd’hui, sont actuellement, à l’ère du numérique, tout particulièrement à l’ordre du jour.

Note de bas de page 2 :

 Critique de la trivialité, p. 20. Dans Penser la trivialité, Yves Jeanneret justifiait de la sorte l’exclusion d’autres termes possibles : « La notion de “transmission” suggérait l’échange d’un objet déjà constitué ; celle de “traduction” minimisait le pouvoir des transformations des échanges sociaux ; celle d’“interprétation” escamotait l’épaisseur matérielle des dispositifs ; celle de “tradition” était difficile à mobiliser en dehors de cadres idéologiques affirmés » (p. 14).

Qu’est-ce donc que la « trivialité » ? Le terme doit être entendu sans aucune connotation péjorative. Conformément à l’étymologie latine — trivium signifie croisement, carrefour —, il évoque la circulation des idées et des objets à travers « les carrefours de la vie sociale » ; il « désigne le caractère fondamental des processus qui permettent le partage, la transformation, l’appropriation des objets et des savoirs au sein d’un espace social hétérogène »2. Il peut s’agir de formes, de modèles, de genres, d’idées, mais aussi de contenus culturels — textes, images, films, archives — tous éléments que l’auteur rassemble sous le nom d’« êtres culturels ». La transmission d’une idée, sa diffusion à travers les espaces et le temps est une question qui relève donc de la trivialité. Il s’agit d’interroger le « caractère transformateur et créatif de la transmission et de la réécriture » (p. 15). Penser la trivialité signifie par conséquent penser les phénomènes de remédiation, recontextualisation, réécriture ou reproduction, autrement dit la ré-énonciation (en termes de linguistique structurale), mais aussi la transmission (selon la médiologie) ou la propagation, problème théorique qu’on trouve déjà chez Gabriel Tarde. L’idée est que la circulation des éléments en constitue l’essence : un être culturel est tel précisément parce qu’il circule et est réapproprié ; et c’est dans ce jeu de métamorphoses que s’institue l’idée même de culture.

Note de bas de page 3 :

 Cf. Yves Jeanneret, L’affaire Sokal ou la querelle des impostures, Paris, PUF, 1998.

Note de bas de page 4 :

 Cf. Bernard Miège, La société conquise par la communication : 3. Les Tic entre innovation technique et usage social, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2007.

Note de bas de page 5 :

 Voir aussi, notamment à propos de la « raison » PowerPoint, Cécile Tardy et Yves Jeanneret (éds.), L’écriture des médias informatisés : espaces de pratiques, Paris, Hermès, 2007.

Le mouvement de pensée de Jeanneret trouve ses racines dans une réflexion sur le phénomène de la propagation de l’« événement », qui, une fois interprété, écrit sous différentes formes, réécrit, rééinterprété, tend à se transformer en « affaire », le cas échéant objet de « querelle »3. Ce processus prend une ampleur nouvelle à une époque où l’informatisation de la communication induit une dynamique accélérée de transformation symbolique des contenus culturels (ou de leur transmutation sur un autre mode)4. De la question de la réécriture, l’ouvrage conduit ainsi jusqu’à l’analyse du pouvoir des dispositifs de la médiatisation5.

Le but est de comprendre l’importance de la médiatisation comme élément de la trivialité et de voir comment ce processus est chargé de valeurs. Cette circulation impliquant une transmutation prévoit une instrumentation et une mise en médias qui recontextualisent les être culturels. Il en résulte que les entités gérant cette partie du processus exercent un pouvoir considérable. Cela ne signifie pas seulement que Google, par exemple, du fait qu’il détient un pouvoir sur notre accès à l’information détermine sémiotiquement notre manière d’appréhender cette information, mais aussi que certains concepts peuvent se diffuser, d’autres non, en raison des entités qui en assurent la médiation. L’objectif de l’analyse est de montrer comment « la prise en compte des médiations peut renouveler le débat sur les relations entre modèles de la communication et théorie du pouvoir » (p. 55).

Note de bas de page 6 :

 Karine Berthelot Guiet, La fin de la publicité, Paris, Editions Non Standard, 2014.

Note de bas de page 7 :

 Lash et Lury parlent de la « culturalisation de l’industrie traditionnelle » et de la « chosification de la culture », Scott Lash et Celia Lury, Global Culture Industries, Cambridge, Polity Press, 2007

L’enthousiasme suscité par les technologies numériques, par exemple le sentiment généralisé qu’il « faut » être « en ligne » ou « sur Twitter », génère des tendances qui rayonnent dans l’espace social et que Jeanneret se propose de questionner aussi à travers la notion de trivialité. Dans le même ordre d’idées, le concept de « dépublicitarisation »6 (les publicités qui ne s’affichent plus comme telles) ou la notion de « global culture industries » proposée par les sociologues Scott Lash et Celia Lury7, permettent de montrer comment les échanges entre des pratiques et des univers professionnels tout à fait distincts deviennent des lieux privilégiés où se jouent des relations de pouvoir (p. 343).

Note de bas de page 8 :

 Michel Foucault, « Qu’est-ce que la critique ? Critique et Aufklärung », Bulletin de la Société française de philosophie, 2, 1990.

Pour la mise en œuvre de son projet — comprendre pourquoi et comment certains concepts ou certaines pratiques acquièrent une force et un rayonnement social supérieurs à d’autres —, Jeanneret adopte une attitude critique qui rappelle à bien des égards celle de Michel Foucault8. « Eclairer les phénomènes de pouvoir et de valeur » (p. 44), telle est en effet la visée que poursuit toute la construction conceptuelle du livre. Il s’agit de questionner les conditions de possibilité des processus de communication. Or l’espace privilégié de l’institution de ces conditions, c’est précisément celui où s’instaurent les mécanismes de la « trivialité ».

Note de bas de page 9 :

 Michel Foucault, L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 12.

L’analyse fine des médiations communicationnelles qui constituent l’objet même de cette étude apporte une pièce importante aux études des sciences de l’information et de la communication grâce à une approche éminemment sémiologique. Cela à la différence des théories sociologiques qui, en effet, « n’attribuent aucun pouvoir spécifique aux médiations textuelles et médiatiques » (p. 49). Et aussi par opposition aux études des technologies de l’information, qui définissent la communication tout au plus comme « l’usage d’objets réduits à leur caractère technique » (ibid.). « C’est donc la manière dont les acteurs se saisissent des conditions de possibilité de la communication et de la production de sens » (p. 52) qu’il faut prendre en compte pour répondre à la question foucaldienne du « pouvoir dont on cherche à s’emparer »9.

La prise de la médiation sur les processus de communication passe par une mise en discours (chapitre 2), un conditionnement de la communication (ch. 3), conditionnement où les dispositifs structurent la communication à travers des procédures d’« instrumentation », de « standardisation », d’« instrumentalisation » et d’« industrialisation ». Cela implique également la possibilité de stimuler les pratiques des sujets (ch. 4) à travers plusieurs modalités, telle la « préfiguration » (les logiciels de montage audiovisuel, par exemple, permettent de monter une vidéo d’une certaine manière) mais aussi à travers le pouvoir souple de la « suggestion », à l’œuvre dans des logiciels comme PowerPoint.

Jeanneret met en avant le pouvoir subtil, difficile à cerner, des médiations. Pouvoir qui nous laisse une marge de liberté importante (et finement analysée dans le chapitre traitant des « ajustements » des publics aux dispositifs) mais qui n’en reste pas moins un pouvoir et mérite d’être interrogé, ne serait-ce qu’en raison de sa composante éminemment sémiotique. « Si l’on raisonne seulement en termes de système de production et de relations entre sujets et objets (ou acteurs humains et non humains), il paraît difficile de sortir du cercle : soit on nie l’importance d’un appel à la créativité des usages comme nouveau modèle industriel, soit on rend invisible l’approfondissement d’un processus d’instrumentation, de standardisation et d’instrumentalisation des pratiques culturelles » (p. 572). Mais comme le montre Jeanneret, une approche sémiotique permet de dépasser l’opposition entre « braconniers » des dispositifs (selon l’expression de Michel de Certeau) et théories critiques de la manipulation (dont les théoriciens des industries culturelles fournissent les meilleures illustrations).

Ce livre apporte enfin une pièce importante à la théorie des industries culturelles. Les analyses qu’il propose des constructions symboliques et imaginaires permettent de mieux comprendre le rôle des valeurs, au-delà de leur dimension économique. « Finalement, tenter d’apporter la contribution de la sémiologie des médias à la question de l’économie politique de la communication, c’est essayer de comprendre comment des objets, des formes de vie, des convictions, des jugements, acquièrent à travers nos échanges le statut de choses qui valent la peine d’être tenues pour des soutiens de la vie humaine » (p. 530).

Note de bas de page 10 :

 Le terme, cependant, n’apparaît que rarement sous sa plume. L’auteur affirme en effet qu’à ses yeux toute analyse communicationnelle étudie « la vie des signes, dans la vie sociale, en donnant un sens fort à la seconde partie de la formule » (p. 51).

C’est dans ce cadre que la réflexion d’ordre sémiotique, ou socio-sémiotique (courant sur lequel, Jeanneret affirme s’appuyer pour beaucoup des idées exprimées dans le livre10) trouve une place tout au long de l’ouvrage. Si l’analyse des médiations confirme ainsi l’importance cruciale de la dimension sémiotique dans le fonctionnement des dynamiques sociales, elle fait aussi apparaître combien il est essentiel pour le développement de la discipline de se confronter à la réalité des pratiques du monde d’aujourd’hui et aux problèmes théoriques qu’elles soulèvent.