Du tempo en peinture

Claude Zilberberg

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Plan

Texte intégral

Note de bas de page 1 :

 Pour plus de précision, voir Cl. Zilberberg, Breviario de gramática tensiva, Rscritos 27, Revista del Centro de Ciencias del Lenguaje de Puebla, Enero-junio de 2003, pp. 7-43, ainsi que le Glossaire sur le site :www.claudezilberberg.net.

Strictement résumée, l’hypothèse du schématisme tensif1 associe un pari et une procédure. Le pari consiste à confier la cohérence du sens à un nombre réduit de valences interdéfinies ; cette concentration est exigée par la grammaticalité du sens. Cette limitation du nombre des valences est relative, puisque si le nombre des valences est réduit, on sait que le nombre des combinaisons est toujours plus élevé que le nombre des combinables, d’autant que les valences sont plutôt des vecteurs orientables, des flux, des motions que des grandeurs stabilisées.

Pour la procédure, elle est fort simple puisqu’elle consiste à immerger, à plonger un discours verbal ou non-verbal dans l’espace tensif et à observer ce qui se passe, ce qui s’agite, c’est-à-dire à identifier les arrangements de valences qui se trouvent alors sensibilisés. La prise en compte axiomatique de l’affectivité relativise notablement la solution de continuité admise entre le verbal et le non-verbal, puisque la trame du verbal accueille “du non-verbal”, c’est-à-dire “de” l’affectif somatisé ou “du” somatique af-fectant.

Le réseau provisoire des valences et des sub-valences élémentaires se présente ainsi :

valences

intensité

extensité

sub-valences

tempo

tonicité

temporalité

spatialité

Le risque de monotonie est en principe évité par deux dispositions : (i) chacun des quatre ordres de sub-valences comporte une stratification délicate, que nous n’envisagerons pas ici ; (ii) toute composition de valences peut être déclinée soit par implication, c’est-à-dire selon une norme factice, soit par concession, c’est-à-dire par renversement de cette même norme. En présence d’un objet, c’est-à-dire d’une énigme, les sub-valences se changent en interrogations auxquelles l’objet, en vertu du secret qu’il trahit, apporte des éléments de réponse.

1. Le cas Van Gogh

Nous l’avons mentionné : l’affinité entre la linéarité et le tempo est telle qu’elle semble rejeter le chromatisme vers la lenteur et le repos, comme si le faire était l’attribut de la ligne et l’être celui de la couleur, mais la première phrase de l’apologie de Van Gogh par A. Artaud dissipe aussitôt ce partage :

Note de bas de page 2 :

 A. Artaud, Van Gogh le suicidé de la société, in Œuvres complètes, vol. XIII , Paris, Gallimard, 1974, p. 26.

«La peinture linéaire pure me rendait fou depuis longtemps lorsque j’ai rencontré Van Gogh qui peignait, non pas des lignes ou des formes, mais des choses de la nature inerte comme en pleines convulsions.

Et inertes2

L’on peut se demander si, à la lecture de ce fragment, mais nombreux sont ceux qui vont dans la même direction de sens, la «convulsion», c’est-à-dire la touche spéciale de Van Gogh, ne doit pas être retenue comme un troisième type de signifiant, après la ligne et la tache de couleur.

Note de bas de page 3 :

 Cité par N. Grimaldi, Le soufre et le lilas, Fougères, encre marine, 1995, ., p. 87.

Il est significatif que l’assomption du tempo soit associé dans le cas de Van Gogh à ce que l’on appelle la “révolution de 1885” ; un verbe particulièrement dynamique, “enlever”, résume cette approche : «Avant tout, ce qu’on appelle enlever un morceau, voilà ce que les vieux peintres hollandais faisaient fameusement. Enlever un morceau en quelques coups de brosse, on n’en veut pas entendre parler aujourd’hui, mais les résultats sont là. Et c’est ce que beaucoup de peintres français, ce qu’un Israels a magistralement bien compris, lui aussi ; il faut enlever son sujet en une seule fois ; j’ai trouvé un passage sur Gainsborough, qui me décide encore davantage à enlever une étude d’un seul coup (…)3.» Ce verbe suggestif ne transforme-t-il pas la quête en rapt ? Comme le note encore N. Grimaldi dans la même page : «C’est la fulguration qui fait la création, non la servile patience du tâcheron.»

Note de bas de page 4 :

 Nous empruntons le mot à Van Gogh lui-même : «Je critique aussi le fignolage des mains, des visages, des yeux, vu que tous les grands maîtres travaillaient autrement ; (…) Frans Hals, comme c’est autre chose que les tableaux où tout est minutieux, fignolé soigneusement d’une manière égale.», ibid. p. 87.

Une fois de plus, nous sommes renvoyé à l’un des dilemmes propres à la sémiotique tensive : ou bien confier ces données à la rhétorique tropologique en lui demandant de bien vouloir les qualifier, ou bien aménager le système de catégories de façon telle qu’il puisse les accueillir. Notre préférence personnelle va à la seconde option, laquelle consiste à poser pour toute catégorie remarquable une alternance stylistique, ici aspectuelle. L’aspectualité courante est une «variété» qui s’ignore elle-même : elle est dans la dépendance du «fignolage» pour l’objet4, de la patience pour le sujet, de la lenteur pour le procès ; sa philosophie à peine implicite stipule que l’achèvement est dans la dépendance de la durée dont le sujet de faire dispose et, à ce titre, nous la recevons comme implicative ; ou ce qui revient au même : c’est l’aspectualité chère au sens commun, à la doxa, qui bénéficie de l’«accent de sens». Cette analyse ne saurait être celle de l’enlèvement lequel exclut la retouche ou le repentir ; son mot d’ordre est contenu dans le – si justement dénommé – complément circonstanciel de manière «en une seule fois», lequel nous procure le terme de base du paradigme :

en une seule fois  vs   en plusieurs fois

lequel est assujetti au tempo :

en une seule fois

[cursivité]

vivacité

en plusieurs fois

[récursivité]

lenteur

Cette opposition sous-tendait déjà pour Hegel la relation entre le dessin et la peinture que nous avons soulignée, si bien que l’hégémonie du tempo sur la durée se vérifie ici de manière inattendue, puisque l’aspectualité implicative aurait pour objet interne la durée tandis que l’aspectualité concessive viserait l’instantanéité.

Il serait non pertinent de recevoir cette aspectualité par défaut. A l’écoute de Van Gogh, nous l’accueillons comme concessive : «J’ai surtout admiré les mains de Rembrandt et de Hals, des mains qui vivaient, mais qui n’étaient pas “terminées, dans le sens que l’on veut maintenir donner au mot “finir”.» Ainsi que l’indique Van Gogh, cette aspectualité n’est pas déficitaire, mais concessive. Ou plutôt : ce n’est que rapportée à l’aspectualité orthodoxe qu’elle exhibe une carence. La mélioration et la péjoration prennent place en discours lorsque deux grandeurs étant saisies ensemble, [A] et [B], A devient un point de vue sur B et sur lui-même – et réciproquement ; l’inégalité constitutive de l’aperception de A et de B prend sens différemment selon que A ou B est pris comme référence, comme si /petit/ ne pouvait éviter de se voir défini seulement comme ”moins grand” que /grand/. Les deux aspectualités évoquées, l’implicative et la concessive, diffèrent mais elles se modalisent l’une l’autre selon les voies prévues par l’hypothèse du schématisme tensif : l’aspectualité implicative est portée à combler le manque qu’elle saisit dans l’aspectualité concessive, tandis que celle-ci n’a de cesse qu’elle n’ait retrancher ce qu’elle appréhende comme une superfluité.

Note de bas de page 5 :

 Ch. Baudelaire, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1954, p. 586. Baudelaire se réfère dans ce passage à la “manière” de Corot, mais le paradigme contemporain de Baudelaire confronte les pratiques respectives de Delacroix et d’Ingres : «Quand Delacroix voit dans la touche l’un des moyens les plus convaincants de la peinture et qu’Ingres la proscrit, disant qu’elle dénonce la main alors que l’objet devrait s’annoncer, leur opposition n’est pas seulement de technique. (…)» in G. Picon, Admirable tremblement du temps, Genève, Skira, 1970, p. 91.

Cette ambivalence est à l’origine des paradoxes et des oxymorons propres au style concessif. Pour ce dernier, il y a un accompli de l’inaccompli, de même qu’il y a, selon Baudelaire, un inaccompli de l’accompli «(…) il y a une très grande différence entre un morceau fait et un morceau fini — [qu’]en général ce qui est fait n’est pas fini, et [qu’]une chose très-finie peut n’être pas faite du tout — (…)5» Du point de vue tensif, l’inachèvement et le «en une seule fois» abrègent la durée que l’achèvement et les reprises allongent, donnant à “voir” ici un ralentissement, là une accélération. Un des résultats non prévus de ce travail pour nous-même est la relation de dépendance – à la fois conçue et vécue – entre la célérité et l’inaccompli d’une part, entre la lenteur et l’accompli d’autre part. Tout se passe comme si la modernité, aux prises avec la révélation de la vitesse, de l’urgence dans le plan du contenu, c’est-à-dire du vécu, avait pris sur elle de lui attribuer les modalités de l’aspect dans le plan de l’expression, ici picturale.

Note de bas de page 6 :

 Ibid. , p. 110 (c’est nous qui soulignons).

Note de bas de page 7 :

 En raison de la différence de tempo que toute citation suscite, il n’est pas de citation qui ne soit en passe de simplifier et de fausser le discours auquel elle est empruntée. Selon Van Gogh, la relation de la couleur au référent est certes arbitraire, mais elle s’avère nécessaire quand la couleur est rapportée à l’affect. Ainsi l’affirmation de l’arbitraire permet de prendre congé d’une sémiosis instituée et d’inaugurer une sémiosis nouvelle au moins à titre personnel, grâce accordée aux plus grands créateurs. Le réseau suivant s’efforce de débrouiller l’enchevêtrement du langage-objet, de l’immédiateté des tableaux de Van Gogh, et le commentaire pénétrant, probablement inégalable, de Van Gogh lui-même :

Les flèches verticales sont disjonctives et contrastives, tandis que les flèches horizontales sont as­sociatives et corrélatives, mais bien entendu ces dernières s’autorisent de deux postulats inhabituels pour les sciences dites humaines : en premier lieu, les affects sont analysables sans perte de contenu, sans dilution de leur identité ; en second lieu, ils sont analysables en grandeurs discrètes : les valences et sub-valences, c’est-à-dire en unités interdéfinies du point de vue paradigmatique et corrélatives du point de vue syntagmatique.

Pour une sémiotique de la complexité et de l’interdépendance, toutes les problématiques découvrent un degré variable de connexité. Si nous revenons un instant, à propos de Van Gogh, sur l’importance du tournant de l’année 1885, date à partir de laquelle le peintre affirme l’autonomie de la couleur, nous constatons que cette affirmation de l’autonomie de la couleur, l’inflexion de l’aspectualité et l’isomorphisme du chromatisme et de l’affectivité sont intimement liés entre eux. Dans une lettre à son frère Théo, il écrit : «Pour le finir [le tableau], je suis maintenant un coloriste arbitraire6 La finition reçoit ici un sens inhabituel : le passage d’un chromatisme mimétique à un chromatisme que Van Gogh n’hésite pas qualifier d’«arbitraire», c’est-à-dire confié à une grammaire «immanente», selon lui-même : affective7.

Note de bas de page 8 :

 Le Micro-Robert définit le “coup sec” comme “rapide et bref”. Entre la figurativité naïve de “sec” : “qui n’est pas ou peu imprégné de liquide”, et sa figuralité profonde : “qui manque de moelleux ou de douceur”, une solution de continuité pour l’instant subsiste et résiste.

Note de bas de page 9 :

 N. Grimaldi, Le soufre et le lilas, op. cit., p.108.

Le sujet opérateur de la vivacité du tempo est, du point de vue figuratif, le “coup de brosse” et, du point de vue figural, le “coup”, lequel est manifestement la forme paroxystique du faire, puisque le “coup”, surtout quand il est qualifié de “sec”8 communique à l’énoncé les sub-valences de rapidité et de tonicité qui l’“électrisent”. Selon Van Gogh lui-même, le “coup de brosse” est une manifestée irrécusable dans la mesure où elle a pour manifestante, c’est-à-dire grandeur exprimée sur le tableau, la “touche” : «Ce sacré mistral est bien gênant pour faire des touches qui se tiennent et s’entrelacent bien avec sentiment comme une musique jouée avec émotion9 Il est significatif – et la remarque d’Artaud citée le laissait déjà entendre – que la touche devienne pour Van Gogh une pratique distincte, quasiment autonome, visant non pas le «fignolage» qu’il méprise, mais cela même qui est toujours perdu, à savoir le survenir, puisque le sujet surpris, saisi à l’instant t,  souhaite “remonter le temps” et se placer à l’instant t-1 afin d’être en mesure d’accueillir le survenu, en un sens toujours prématuré, à l’image, selon la langue, du conditionnel passé, ce temps un peu étrange qui, en français du moins, permet de reconfigurer et de “paradigmatiser ” le passé.

Note de bas de page 10 :

 M. Leiris, Francis Bacon ou la brutalité du fait, Paris, L’école des lettres-Seuil, 1996, p. 30.

Le souci de l’expressivité de la touche est également une des caractéristiques de l’art de Fr. Bacon : «(…) on remarque (…) d’une part, et cela à contre-pied de la tendance à l’effacement de la main dont témoignent de nos jours pop-art, op-art, etc., un lyrisme effréné de la touche personnelle, hasardeuse et emportée par une manière de sauvagerie qui va jusqu’à bousculer, en profondeur, la structure de la chose représentée ; (…)10»

Les observations de Van Gogh sont une confirmation de plus que l’unité de contenu, dans l’acception épistémologique du terme, est une forme-affect, tellement que traiter isolément de la forme ou de l’affect est une opération, à nos yeux, désespérée ; les deux termes se répondent tour à tour : la forme schématise l’affect en le limitant, pour autant que l’affect secoue et dépasse la forme en la vivifiant, ce qui est le propre des valences intensives et, plus généralement, le fait de l’autorité structurale de l’intensité sur l’extensité.

2. Latence de l’hypotypose

Note de bas de page 11 :

 Ce problème a retenu l’attention de Cassirer : «Comment comprendre cependant le fait que ce soit précisément dans ce mouvement vers le général, et dans la tendance à l’abstraction généralisante, qu’ait dû avoir lieu l’individualisation, c’est-à-dire la détermination d’un dieu “personnel” ?» in La philosophie des formes symboliques,tome 2, Paris, Les Editions de Minuit, 1986, p.242.

La justesse du propos de Van Gogh est riche d’enseignements pour le sémioticien. Il semble admis que la modernité ne consiste plus, pour ce qui regarde la réception des œuvres, dans le décodage et l’approfondissement d’une représentation, mais dans une hypotypose autorisée, c’est-à-dire réduite à invoquer le fait à défaut de pouvoir se réclamer du droit, visant à reconstituer à partir du peint le peindre, à partir du peindre le peintre  – par-delà l’affectivité singulière qui est au tableau ce que le producteur est au produit qu’il a indubitablement produit. Ce problème, qui est celui du partage et, à la limite, de l’universalisation de la singularité, n’a plus lieu si le singulier est reconnu comme l’identité affective de l’actant11, ce que Van Gogh désigne, “sans chercher midi à quatorze heures”, comme le «sentiment» et l’«émotion».

Note de bas de page 12 :

 N. Grimaldi, Le soufre et le lilas, op. cit., p. 109. Cette identification est ratifiée par Artaud :
«preuve que van Gogh a pensé ses toiles comme un peintre, certes, et uniquement comme un peintre, mais qui serait, par le fait même, un formidable musicien.» in A. Artaud, Van Gogh le suicidé de la société, op. cit., p.47.

Ce n’est pas tout. Dès l’instant que l’affect est reconnu comme le plan du contenu à peu près indifférent au plan de l’expression qui le manifeste, il devient “naturel” qu’un peintre s’exprime comme un musicien, qu’un musicien emprunte au peintre ses mots : «(…) dans un tableau je voudrais dire quelque chose de consolant comme une musique. Je voudrais peindre des hommes ou des femmes avec ce je ne sais quoi d’éternel, dont autrefois le nimbe était le symbole, et que nous cherchons par le rayonnement même, par la vibration de nos colorations12

Là encore un positivisme inavoué continue de sévir dans les commentaires. Les spécificités justifiant les cloisonnements disciplinaires ne sont que des commodités, ou pires, à un double titre : (i) du côté de l’objet, les qualités sont du point de vue paradigmatique des quantités latentes expectant leur segmentation, et du point de vue syntagmatique des modalités à relever si elles sont insuffisantes, à atténuer si elles sont excessives ; (ii) du côté du sujet, les synesthésies, c’est-à-dire la prévalence actuelle du et sur le ou, sont plus éclairantes que ce qu’il faudrait appeler en toute justice les “mono-esthésies“, puisque ce sont ces dernières qui méconnaissent l’assiette valencielle et adverbiale des sensations et, pour notre propos, ce qui fait problème, c’est moins la reconnaissance de telle sub-valence que son absence.

Note de bas de page 13 :

 H. Wölfflin, Réflexions sur l’histoire de l’art,  Paris, Champs-Flammarion, 1982, p. 36.

Note de bas de page 14 :

 E. Faure, Histoire de l’art, l’art renaissant, Paris, Plon, 1948, p. 116.

De notre propre point de vue, la pertinence du tempo pour la description est telle que nous procédons par induction en formulant la question : quelle est l’efficience du tempo dans le progrès et la physionomie de tel discours singulier ? À cet égard, ce qui distingue un discours d’un autre, ce sont le plan de l’expression et l’identité du sujet opérateur. Il est clair que la célérité et la lenteur en tant que manifestées sensibles n’ont pas les mêmes manifestantes dans un poème et dans un tableau : il serait superflu de s’y attarder. Dans le cas du tableau, la tonicité et la célérité dans le plan du contenu ont pour corrélat, selon Wölfflin, la vibration, soit le mot même retenu par Van Gogh dans le dernier fragment cité  : «Ce n’est qu’à partir d’un certain point que la couleur autrefois compacte, par exemple, est douée d’une vibration, de sorte qu’elle semble se transformer sous les yeux du contemplateur, et ce n’est également qu’à partir d’un certain point que la lumière et l’ombre deviennent fluides13.» La pulsation de la couleur dans les tableaux de Titien devient pour E. Faure l’unité de base d’un dynamisme, d’une phorie qui musicalise le tableau : «Toute la peinture du Titien est là, et après elle toute la peinture de Venise, après la peinture de Venise toutes les peintures vivantes qui verront les couleurs se pénétrer, les reflets jouer sur les surfaces, les ombres transparentes se colorer, un ton ne jamais se répéter identique à lui-même, mais imposer sa domination par des rappels discrets qui éveillent dans l’œîl des vibrations voisines, la vie lumineuse du monde faire une symphonie spontanée où pas une palpitation ne naîtra dans sa substance sans qu’on puisse en trouver la cause et en chercher l’effet dans toute son étendue14.» Selon une dialectique qui sera envisagée plus loin, la vibration d’extéroceptive devient, en raison de la transitivité des valences, intéroceptive. L’assertion de la transfiguration du tableau en «symphonie spontanée», de la simultanéité en succession, a pour sujet opérateur la vibration pour autant que cette dernière se situe à la jointure de l’espace et du temps : la vibration spatialise la durée autant qu’elle temporalise l’espace.

La lenteur ressentie par l’informateur a pour corrélat l’absence de vibration et selon le jargon des peintres : l’à-plat que le Grand Robert définit ainsi : “Teinte appliquée d’une manière rigoureusement uniforme.” Soit la tension quasiment “musicale” :

vibrant vs à-plat

Note de bas de page 15 :

 Ibid., p. 61.Le point de vue figural que nousnous efforçons de développer correspond au point de vue «formel» deWölfflin.

Note de bas de page 16 :

  Ibid.

Note de bas de page 17 :

 Catalogue Rothko, op. cit.,p. 35.

Le sujet opérateur au plan figural est, toujours selon Wölfflin, la touche : «La touche s’efface dans la surface uniforme15.» Toutefois, Wölfflin se garde du contresens
qui consisterait à identifier l’immobilité à l’arrêt et préfère y lire le progrès d’une extrême lenteur : «Ces qualités [de la figure plastique] ne se rattachent pas cependant aux formes comme des attributs passifs, mais elles agissent de façon tout à fait active. Ce fait semble contredire la distinction que l’on fait habituellement entre les styles et selon laquelle la Renaissance est considérée comme le style de l’immobilité en comparaison de l’art gothique ou baroque ; mais la forme achevée connaît elle aussi une sorte d’activité ; le bonheur de sa forme (Gestalt) n’est pas une propriété inerte, mais elle vit dans une tension permanente, et elle semble à chaque instant le réaffirmer16.» L’analyse de Wölfflin s’applique à la lenteur atteinte et maîtrisée par Rothko : «La palette fétiche de l’artiste jusqu’à la fin de son travail pour la chapelle [la Chapelle Rothko à Houston] se compose de brun foncé, bordeaux et rouge sang, où les rectangles caractéristiques poursuivent un dialogue ralenti, en harmonie avec la perception différée par l’obscurité générale. C’est peut-être cette propriété qui permet d’appréhender les tableaux comme une suite de rythmes lents, de pauses et de silences, avec une idée de rituel17.» La lenteur est une chronopoÏèse.

La morphologie et la cadence catalysée des touches et à-plats deviennent décisives dans la mesure où toute localité a vocation, si la structure est bien faite, si les sub-valences concordent justement les unes avec les autres, à sensibiliser, d’un coup ou de proche en proche, la totalité dont elle dépend. Conscient que l’identification des grandeurs du contenu comporte à jamais une marge d’incertitude, nous rattachons le paradigme, à peine ébauché, de la touche à la problématique du survenir. Il est raisonnable de penser que l’aspectualité, telle qu’elle est conçue actuellement, fait obstacle à la compréhension de quelques-unes des pratiques artistiques les plus hautes ; l’usage est de les recevoir comme des explorations des limites, mais nous avons le sentiment d’être en présence de renversements délibérés qui, si l’expression est permise, sont au-delà des au-delà. Ainsi, et sans méconnaître que tous les raccourcis sont fallacieux, si le sociolecte avantage le devenir, Van Gogh et Bacon sont “du côté” du survenir, “du côté” obscur du survenir pour un univers de discours qui a pour norme – qu’il croit justifiée, ou ce qui revient au même : pérenne,– le devenir.

Note de bas de page 18 :

 M. Leiris, Francis Bacon ou la brutalité du fait, op. cit., p. 141.

Dans son journal, M. Leiris écrit à propos de Bacon :«À regarder un tableau de Francis Bacon, l’on se croirait – souvent – devant une image résumant sa biographie : irruption de la peinture dans un ameublement18.»  Les définitions de l’irruption par le Micro-Robert — 1°“Invasion soudaine et violente (d‘éléments hostiles dans un pays). 2° Entrée de force et en masse (dans un lieu) – Entrée brusque et inattendue.” – mélangent les grandeurs figurales et les grandeurs figuratives ; une fois le partage opéré, la configuration de l’irruption compose les sub-valences suivantes :

tempo

soudaineté

tonicité

paroxysme

temporalité

instantanéité

spatialité

fermé ouvert

Note de bas de page 19 :

 Ce qui retient l’attention de M. Leiris, c’est d’abord la présence superlative immanente à la peinture de Bacon : «Que l’artiste soit présent dans son œuvre, on peut objecter que cette exigence n’en est pas une, étant donné qu’il l’est toujours, en quelque sens qu’il travaille et même au cas où il ne serait qu’un imitateur ou un copiste. Ce que Bacon a de particulier, c’est que sa présence – qu’il le veuille ou non – saute aux yeux et que l’œuvre porte les marques de son action un peu comme une personne dont la chair garde les cicatrices d’un accident ou d’une agression (ibid., p. 17-18.)

Si l’on admet que la présence, laquelle est pour M. Leiris l’effet de sens prioritaire de la peinture de Bacon19, est le syncrétisme de l’efficience concordante des sub-valences manifestées, ne doit-on pas accorder que ce style tensif dément l’aspectualité qui nous est familière, celle qui a pour ressort le devenir ? Le devenir immanent à la tripartition [inchoativité—durativité—terminativité], nous l’appréhendons comme un syncrétisme résoluble composant une direction tensive et une orientation temporelle : (i) pour la direction tensive, nous entendons, sommairement dit, qu’il y a “plus” dans la durativité que dans l’inchoativité, “plus” dans la terminativité que dans la durativité ; (ii) pour l’orientation temporelle, elle va de l’avant vers l’après. Ces deux traits conviennent à une aspectualité ascendante, mais ils contreviennent dans le cas du survenir, qui est du ressort d’une aspectualité décadente. L’interrogation qui nous retient maintenant est la suivante : quelle est l’intelligibilité “profonde”, c’est-à-dire figurale, du refus du fini ? Notre hypothèse est que la révolution qui a lieu en faveur du survenir, la révocation du fini et l’exposition paroxystique de la touche sont autant d’aspects d’une même problématique, c’est-à-dire d’une même visée.

La question, en l’acception scolaire, se laisse ainsi énoncer : sachant que nous entendons par positivité un relèvement ou un redoublement des valences de tempo et de tonicité, comment formuler une aspectualité positive du survenir ? La question s’impose du fait que le survenir est de lui-même voué, promis à l’atténuation, puis à l’amenuisement des valences qu’il a projetées. Dès lors, pour faire échec à l’entropie et à l’anesthésie, il convient d’effectuer une commutation, c’est-à-dire de virtualiser l’orientation temporelle [début → fin] et d’actualiser l’orientation [fin → début]. Ce que les mythes font “naturellement”, mais pas eux seulement : la physique du “big bang” entend elle aussi remonter à l’instant t, intervenu, nous dit-on, il y a quinze milliards d’années, et qui a vu l’énergie se projeter en univers.

Note de bas de page 20 :

 M. Leiris, Francis Bacon ou la brutalité du fait, op. cit., p. 25. Dans le même esprit, G. Picon indique à propos de Miró : «L’esprit pur ! Comprenons qu’il est non celui du dessin, qu’il faudrait préserver de l’impureté de la couleur, mais celui de la couleur même, qu’il faut amener dans l’éclat de sa présence.», in Joan Miró, Carnets catalans, Genève, A. Skira, 1976, p. 49. Idiolectale ou sociolectale, une sémiosis efficiente a peut-être pour ressort secret ceci que «l’éclat de la présence» dans le plan du contenu a pour corrélat dans le plan de l’expression «la présence de l’éclat».

Le refus du fini s’inscrit, aisément nous semble-t-il, dans cette perspective : cette remontée du temps, comparable à celle des saumons vers l’amont, est un désir éperdu de changer le plus de moins de la décadence en plus de plus de l’ascendance. Si le temps est déperdition certaine, alors qui entreprend de remonter le temps non seulement arrête cette déperdition, mais surtout il capitalise les bouleversements délicieux que la sou-daineté et le paroxysme ont la faculté de provoquer irrésistiblement en nous, parce que nous sommes prioritairement des sujets du subir, et secondairement, à retardement, des sujets de l’agir.  Pour qui s’est convaincu que ce qui subsiste est sans commune mesure avec ce qui a éclaté, avec ce que Merleau-Ponty appelle dans L’œil et l’esprit la «déflagration de l’Etre», alors l’œuvre «ne peut (…) que revêtir une allure jaillissante ou hagarde d’esquisse20

Note de bas de page 21 :

 On sait qu’à un certain degré d’approfondissement le plan du contenu et celui de l’expression deviennent substituables l’un à l’autre. Dans l’étude intitulée Francis Bacon aujourd’hui, M. Leiris sug­gère que la touche devient le plan du contenu et le motif qu’elle traite, et ici maltraite eu égard à une tradition pusillanime, le plan de l’expression : «(…) avec lui [Francis Bacon] qui, comme bien des pein­tres figuratifs, ne travaille pas d’après nature et se propose tout autre chose que de copier, l’on croirait que c’est, plutôt qu’une opération conceptuelle, la main (le geste de tracer ou de peindre, la “touche”) mue par une émotion directe — la main bouleversée, en quelque sorte — qui bouleverse le motif.» in Francis Bacon ou la brutalité du fait, op. cit., p.37.

Le choix du type de touche n’est donc pas un détail abandonné à la contingence ou à la tradition, pour autant qu’il faille les distinguer21. D’ailleurs, dans la perspective structurale, le détail, une fois traité, disparaît en tant que tel. C’est un fait connu que certains remaniements théoriques notables ont consisté dans l’intégration et la compréhension de grandeurs mal comprises et jugées négligeables. Cette sémiosis de la touche intéresse l’aspectualité et elle excède, et de loin, de ce dont se contente la langue, ici le français, comme si chaque langue n’assurait qu’un service minimum, d’ailleurs variable. À partir de la dissociation de la direction tensive et de l’orientation temporelle, nous accédons à une aspectualité que nous dirons, faute de mieux, ressourçante,

Note de bas de page 22 :

 Nous reviendrons plus loin sur la signification de ce terme pour nous.

aspectualité

décadente

[survenir]

aspectualité

ascendante

[devenir]

aspectualité

ressourçante

[remonter]

orientation

temporelle

début → fin

début → fin

fin → début

direction

tensive

plus → moins

moins → plus

moins → plus

mode

d’existence

potentialisation

actualisation

hypotypose22

Note de bas de page 23 :

 Rothko «avait coutume de s’asseoir devant un tableau pour “le regarder très longtemps, par­fois des heures, parfois des jours entiers, et songeait à la prochaine couleur, imaginait d’agrandir telle ou telle portion du tableau.”» in Carol Mancusi-Ungaro, La surface matérielle et immatérielle, in Catalogue de l’exposition Mark Rothko, op. cit., p. 56.

Note de bas de page 24 :

 Pour M. Leiris : «Chez Francis Bacon, la toile a donc ses parties bouillantes, où règne une ef­fervescence, en opposition avec ses parties neutres, où il ne se passe rien.» (in Francis Bacon ou la brutalité du fait, op. cit., p. 93).

Note de bas de page 25 :

 «Dans cette œuvre [un tableau de 1957 conservé à Houston] le rectangle orange vif du haut résulte d’une série de coups de pinceau si énergiques que des fragments de poils sont restés incrustés dans la peinture, et que la pâte épaisse a formé des paquets sur le pourtour.» ibid., p. 50.

Note de bas de page 26 :

 Ibid.

Cette aspectualité ressourçante est au service de la célérité dans le cas de Bacon, compte tenu du contraste entre la placidité des à-plats qui cernent la figure et l’emportement de la figure, mais dans le cas de Rothko, peintre contemplatif23, il semble bien que ce soit une aspectualité ascendante qui soit opérante. Comme Bacon, Rothko se soucie du partage du tempo selon [célérité vs lenteur]24, mais l’arbitrage des valences de tempo est différent : les effets de masse des bandes rectangulaires, du fait qu’elles reproduisent, “miment” l’horizontalité et la verticalité du cadre, à la différence de l’art de J. Pollock, procurent une impression initiale, et sans doute prématurée, de ralentissement, mais les témoignages et les confidences laissent entendre que, selon Rothko lui-même, la bonne vision de ses toiles était la vision au plus près, parce qu’elle permettait de donner aux tableaux, pourtant déjà de grandes dimensions, des dimensions superlatives, en concordance avec la dynamique concessive du redoublement, et de laisser se produire cette immersion dans le tableau même à laquelle Rothko tenait tant. Cette promiscuité de l’observateur, de fait une commutation de la vue reculée à la vue rapprochée, modifie le plan de l’expression : pour ce regard se voulant myope, la trace du poil du pinceau, virtualisée à bonne distance, ou parfois le poil lui-même25 reçoivent une fonction dans l’économie tensive du tableau. Il est probable que, de même que «la couleur est l’accord de deux tons» (Baudelaire), de même le tempo exprimé serait l’accord de deux cadences distinctes : «Quand il s’approchait des bords du tableau ou quand il voulait laisser transparaître de petites parcelles du fond (…) il était forcé de ralentir un peu (…).26» Le commentaire ne laisse aucun doute : la relation va de /vif/ à /moins vif/, c’est-à-dire de sur-contraire à sous-contraire, et invite, au terme de la contemplation, à remonter de l’œil percevant de l’observateur, via la main œuvrant, d’abord par «petits gestes rapides», puis par «touches bien calculées», à l’œil visionnaire de l’artiste.

Note de bas de page 27 :

 H. Wölfflin, Renaissance et baroque, Paris, Le livre de poche, 1989, p. 162.

Nous aimerions revenir sur le terme d’hypotypose que nous avons introduit plus haut. Pour une certaine orthodoxie structurale, il n’y a de sens que synchronique, et toute sortie de la synchronie serait comme une échappée hors du sens. Mais cette affirmation quelque peu dogmatique convient mal à notre objet, puisque dans le cas de la peinture, le sens de la peinture dite occidentale a pour adresse, sans s’y résumer, son devenir ; ainsi, pour Wölfflin, l’objet n’est pas l’art de la Renaissance en soi, pas plus l’art baroque en soi, mais le [from → to] qui a peu à peu substitué le second au premier, le discernement des réponses plausibles aux questions : «Pourquoi la Renaissance a-t-elle pris fin ? Pourquoi est-ce précisément le style baroque qui lui succède ?27» Selon Wölfflin, un changement de paradigme serait intervenu qui reste largement mystérieux. Dans le cas du devenir accéléré de la peinture, la question se laisse ainsi formuler : y a-t-il eu changement de paradigme ? ou bien déplacement à l’intérieur du paradigme ? Sans traiter ici la question au fond, on sait que pour de nombreux analystes, sans doute quelque peu pressés, la réponse à laquelle ils inclinent est celle qui fait état d’un changement de paradigme. Notre propre réponse est plus nuancée.

3. Du pictural au gestuel

Note de bas de page 28 :

 M. Leiris, Francis Bacon ou la brutalité du fait, op. cit., p. 95. C’est nous qui soulignons. Ce beau texte de M. Leiris rappelle pertinemment que voir, c’est croire, que la réception des discours, tant verbaux que non verbaux, est à la merci de la constellation fiduciaire du moment.

La prise en compte du tempo consiste non seulement à traiter les adverbes et les compléments circonstanciels de tous ordres comme des grandeurs actantielles, mais à catalyser, à partir de l’analyse poussée des catégories plastiques manifestées, une sémiotique gestuelle de plus en plus précise, de plus en plus minutieuse, à doubler la perception visuelle d’une perception participative, associative, comparable à celle qui a lieu spontanément lors de la perception d’un rythme, lorsque le battement du pied entre en synchronisme avec l’oreille. Selon M. Leiris : «Vu (…) que, depuis l’avènement de la photographie, qui s’en charge, la peinture est libérée de toute fonction de “reportage” (comme dit Francis Bacon) (…), il faut passer par autre chose que par la transcription quasi photographique : le spectateur n’aura chance de croire en la figure proposée que si elle porte la marque vivante de la main de l’artiste (faute de quoi le contact ne s’établirait pas) (…)28»

Note de bas de page 29 :

 P. Claudel, L’œil écoute, in Œuvres en prose, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1973 , p. 196 (c’est nous qui soulignons).

Note de bas de page 30 :

 Ibid.

Note de bas de page 31 :

 Ibid. Tout le passage mériterait d’être cité.

Le lien entre la vibration de la touche et l’hypotypose peut paraître forcé. Il l’est assurément dans une optique positiviste, c’est-à-dire paresseuse laquelle s’imagine avoir tout dit quand elle a rappelé la bi-dimensionnalité de la toile. Notre approche est différente : le plan du contenu est le résultat, jamais assuré, jamais achevé de l’immersion de tel discours, verbal ou non-verbal, dans l’espace tensif ; cette immersion donne lieu à la question : quelles sont les sub-valences qui se trouvent alors sensibilisées, dès lors que l’attention, syntaxiquement concentrante, n’est que l’attente de l’infusion des sub-valences en l’“âme”. La sémiotique de la touche intéresse le tempo, mais, du même coup, elle met en jeu la temporalité : si la touche survient, selon la modalité dite du “sabré”, que nous retrouverons plus loin, elle saisit, c’est-à-dire sature dans l’instant le champ de présence ; si elle advient et que sa modalité soit celle de la petite vibration, le champ de présence s’ouvre au souvenir. Cette extension de la sémiosis plastique à la temporalité, nous l’empruntons à une analyse, toute de délicatesse, par Claudel des tableaux bibliques de Rembrandt : (i) pour le plan de l’expression : «On dirait que le peintre accompagne chacun des gestes de ses modèles, chacune de ses attitudes, chacun des arrangements qu’il conclut avec ses voisins, dans son voyage postérieurement au-delà de la surface et de l’immédiat, un voyage qui indéfiniment se prolonge moins dans le contour que dans la vibration29.» (ii) pour le plan du contenu, la commutation creuse le temps ; la modalité du sabré contracte le temps et son signifié référentiel est, selon la langue classique, le coup, déjà envisagé, coup que le Micro-Robert définit comme une “action subite et hasardeuse”, c’est-à-dire quasiment en termes tensifs, si l’on admet de voir dans le /hasardeux/ une variété du concessif au principe de l’événementialité ; inversement, la modalité du vibrant approfondit le temps: «La sensation a éveillé le souvenir, et le souvenir, à son tour, ébranle successivement les couches superposées de la mémoire, convoque autour de lui d’autres images.» 30 Cette mise en branle de la mémoire sera particulière pour chaque peintre : dans le cas de Rembrandt, toujours selon Claudel, elle a conduit le peintre à présenter, présentifier les personnages de l’Ancien Testament comme des contemporains : «Il [Rembrandt] n’a qu’à regarder par le judas de sa porte pour se retrouver le contemporain  d’Abraham et de Laban : (…)31» C’est à partir de ces considérations que nous faisons état d’un arc mental joignant telle modalité de la touche à l’hypotypose, une figure à laquelle le schématisme tensif procure, selon l’expression parlante, une “nouvelle jeunesse”.

plan de

l’expression →

vitesse

le sabré

lenteur

le vibrant

plan du

contenu →

contraction

du temps

le coup

approfondissement

du temps

l’hypotypose

Note de bas de page 32 :

 Catalogue de l’exposition Mark Rothko, op. cit., p. 30.. Sur ce point particulier, voir Groupe µ J.F. Bordron, G. Sonesson, J. Fontanille, F. Saint-Martin, Approches sémiotiques sur Rothko, Nouveaux Actes Sémiotiques, n° 34-35-36, 1994, Pulim, Limoges.

Il y a certes un avant et un après opposables l’un à l’autre, mais loin de définir l’avant par la mimésis et l’après par son abandon, nous préférons voir dans l’avant telle mimésis et dans l’après un changement de mimésis, ici le passage d’une mimésis extéroceptive et dans l’après une mimésis intéroceptive actualisée ; en effet, sommairement dit, ce n’est plus seulement l’œil du peintre qui paraît exceptionnel, mais aussi sa main elle-même ; ainsi, après un examen minutieux, c’est-à-dire rapproché, du toucher” de Rothko, un critique conclut : «Mais si, il a tout fait avec des pinceaux, conclut Roy Edwards. C’est ça qui est fabuleux. Il avait un sacré coup de pinceau32

Calembour heuristique ou concordance révélatrice : la touche picturale extéroceptive semble en correspondance nécessaire avec un toucher intéroceptif ininterrompu procédant par à-coups et ajustements. Dans un texte intitulé Dessiner l’écoulement du temps, H. Michaux s’approche de ce mystère :

Note de bas de page 33 :

 H. Michaux, Œuvres complètes, tome 2, Paris, Galliamrd, coll. La PLéiade, 2001, p. 373. Le graphisme dans le cas de Michaux, pour autant qu’on ne le dénature pas, ce que l’on doit toujours redouter, ne semble pas au service de la vue, mais à l’écoute d’une frénésie intime et ininterrompue ; il devient un instrument comparable aux en­registreurs médicaux sophistiqués qui recueillent nos moindres frémissements. À propos de sa peinture, le poète dit lui-même : «Pour être le buvard des innombrables passages qui en moi (et je ne dois pas être le seul) ne cessent d’affluer.» (ibid., p. 1026).

«Chacun cherche, sans que personne le lui ait indiqué, à maintenir son tempo. À travers tout. À travers événements, émotions, aventures, comme il lui faut à travers saisons froides, lieux torrides, maintenir égale sa température.

Par une balance très savante et constante, entre les entraînements qu’on accepte et les entraînements auxquels on tourne le dos, par un équilibre complexe, où les petits ralentissements et les petites accélérations se trouvent ingénieusement compensés.»33

Note de bas de page 34 :

 Cette actualisation de l’émergence du tableau, cette catalyse à rebours du faire à partir du fait, et au-delà du pas encore à partir du déjà, est, pour Baudelaire, le fait des plus grands : «Un bon tableau, fidèle et égal au rêve qui l’a enfanté, doit être produit comme un monde. De même que la création telle que nous la voyons est le résultat de plusieurs créations dont les précédentes sont toujours complétées par la suivante, ainsi un tableau conduit harmoniquement consiste en une série de tableaux superposés, chaque nouvelle couche donnant au rêve plus de réalité et le faisant monter d’un degré vers la perfection. Tout au contraire, je me rappelle avoir vu dans les ateliers de Paul Delaroche et d’Horace Vernet de vastes tableaux, non pas ébauchés, mais commencés, c’est-à-dire absolument finis, pendant que certaines parties n’étaient encore indiquées quepar un contour noir ou blanc.» (in Œuvres complètes, op. cit. , pp. 860-861.)

Nous n’irons pas plus loin. C’est évidemment un truisme que l’affirmation selon laquelle la touche fait l’objet d’une appropriation par les peintres au moins aussi poussée que celle du chromatisme. Le point qui importe, c’est de savoir si la touche relève du schéma, c’est-à-dire de la mise en jeu des constantes valencielles, ou de l’usage, c’est-à-dire de l’accident. Dans les cas examinés, il est clair que les latitudes de déformation et de spécification de la touche, dont l’investigation sémiotique reste à faire, sont au service du tempo et de la tonicité : comment comprendre sinon la certitude inatta-quable d’être en présence de «grands et vigoureux coups de pinceau» ? Du point de vue – figuratif – de l’observateur, ce qu’il vit est du ressort de l’hypotypose puisque l’œil se persuade qu’il “voit” la main du peintre, touche après touche, enfanter le tableau34, mais du point de vue figural, telle valence intensive s’inscrit comme plan du contenu acceptant la substance de l’expression disposée à la manifester.

4. Bilan

Note de bas de page 35 :

 Dans le texte intitulé Dessiner l’écoulement du temps, Michaux fait état d’une commutation survenue à propos de sa propre pratique du dessin : le changement de format, c’est-à-dire le passage à un format plus grand, a déterminé un changement de tempo : «Par l’amplitude je pouvais communiquer avec ma propre vitesse, et j’oubliais pour elle le sujet et l’impression originelle.» in Œuvres complètes, tome 2, op. cit., p. 372.

Note de bas de page 36 :

 Ibid., pp. 373-374. Michaux indique lui-même que cette expérience est celle de la prise de mescaline. Le paragraphe entier, d’un seul souffle, serait à citer.

Il est banal de remarquer que la connaissance finit par entrevoir ce qui lui échappe. À cet égard, nous ferons valoir que si, d’une manière générale, la temporalité et la spatialité ont été bien questionnées, surtout la seconde, et souvent bien analysées, le tempo et la tonicité restent relativement ignorés. Les exemples sur lesquels nous nous sommes appuyé confirment les recherches d’H. Michaux, que la stricte équité devrait recevoir comme des hypothèses scientifiques. Qu’il s’agisse de Van Gogh, de Bacon et de Rothko, il importe de «[pouvoir] communiquer avec [sa] propre vitesse, (…)35» Ce point acquis, la question de l’appréciation de l’intervalle ainsi parcouru, sinon “discouru”, reste entière, car le changement de tempo, selon Michaux, peut s’avérer une expérience traumatique et/ou extatique : «Je devais apprendre moi-même l’horrible, trépidante expérience que c’est de changer de tempo, de le perdre subitement, d’en trouver un autre à la place, inconnu, terriblement vite, dont on ne sait que faire, rendant tout différent, méconnaissable, insensé, décoché, faisant tout filer, (…)36» Il en va de même de la tonicité, qui demeure largement inconnue du point de vue analytique, alors que l’existence ne vaudrait, lit-on partout, que par les moments dits “forts” dont elle a été gratifiée. Le bilan s’établit ainsi :

plan de

l’expression

 

à-plat

 

s1

étalé

 

s2

enlevé

 

s3

sabré

 

s4

plan du

contenu

tempo →

ralentissement

accélération

temporalité →

temporalité allongeante

temporalité abrégeante

Sous bénéfice d’inventaire, nous pensons avoir esquissé un système des modalités élémentaires de l’expression picturale : l’enlevé, le sabré, le fignolé, le vibrant… Ces modalités renvoient aux valences intensives de tempo et de tonicité et, à ce titre, elles sont comparables aux modalités musicales que les compositeurs placent en tête de la partition : allegro, andante, adagio, scherzo, langsam, feierlich… La différence entre les deux pratiques tient au fait que la musique est en principe un art d’exécution, ce qui n’est pas le cas de la peinture. Si cette différence est mentalement suspendue, cette convergence devient l’une des conditions de possibilité d’une esthétique générale.

[2001]