Paris, Quai Branly
Le dialogue des natures et des cultures
Isabella Pezzini
Université de Rome «La Sapienza»
Index
Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques
Mots-clés : art, culture, exposition, musée, sémiosphère
Auteurs cités : Gilles Clément, Jean-Marie FLOCH, Algirdas J. GREIMAS, Eric LANDOWSKI, Youri LOTMAN, Gianfranco MARRONE
1. Nouveaux musées
1.1. L’espace sémiosique du musée
Longtemps considéré comme une institution dépassée, le musée connaît aujourd’hui un renouveau extraordinaire sous une forme qui a profondément évolué. D’abord sous le profil architectural: du célèbre Beaubourg de Piano et Rogers à Paris jusqu’au Guggenheim de Frank Gehry à Bilbao, le musée a emphatisé son caractère d’icône métropolitaine, capable de conférer une forte reconnaissabilité aux lieux et de constituer un point de repère pour les citoyens de la société globale.
Mais ce n’est pas seulement par leur aspect physique que les musées changent : c’est aussi par le rapport que ces architectures instaurent avec leur contenu traditionnel, les œuvres. Refusant le rôle de simples conteneurs, neutres autant que possible, ces musées sont eux-mêmes des œuvres ; ils instaurent un dialogue avec les collections, il arrive même qu’ils les dominent. Une nouvelle manière de concevoir les espaces et l’organisation des parcours engage aussi les visiteurs à fréquenter ces lieux dans un esprit différent, du fait d’une politique culturelle adaptée désormais aux cadences internationales des événements et des expositions itinérantes.
- Note de bas de page 1 :
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Isabella Pezzini, Semiotica dei nuovi musei, Roma, Laterza, 2011.
Beaucoup s’accordent à caractériser le nouveau musée par la notion d’hétérotopie élaborée par Michel Foucault, en l’envisageant surtout dans le sens général d’une “altérité spatiale, temporelle, relationnelle”. Il est évident que l’espace du musée est institué comme un espace spécial, par ses dimensions, son aménagement et ses fonctions, visant à constituer une discontinuité, un milieu sémiotique autre que celui habituel. Entrer dans un musée et le visiter signifie dans ce sens franchir aussi un seuil invisible, expérimenter un espace – non seulement physique mais de communication – en mesure de se poser en médiateur et en fondateur du contact avec d’autres espaces, d’autres temporalités, d’autres cultures, d’autres perceptions du réel1.
1. 2. Le musée comme métaphore et filtre de la culture
Le musée est un objet de grand intérêt pour la sémiotique. Ce qui constitue, en définitive, le domaine d’étude de cette dernière, ce sont les cultures, et leur manière de s’articuler à travers les textes, les discours, les artefacts signifiants, les formes de vie, les interactions et les situations, étudiés grâce à des modèles généraux qui peuvent faire apparaître leurs différences réciproques et spécifiques.
- Note de bas de page 2 :
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Jurij Lotman, La Semiosfera, Venezia, Marsilio, 1985, p. 64.
Le musée est utilisé justement comme un exemple de l’hétérogénéité vitale et constitutive de la culture par Jurji Lotman dans son célèbre essai La sémiosphère2. L’idée de base du concept de sémiosphère est apparemment simple : comme, du point de vue biologique, l’homme a besoin pour vivre d’une biosphère, à l’instar des autres êtres vivants, ce qui signifie un milieu approprié, dont il serait une partie intégrante et avec lequel il aurait des échanges continus ; il en est ainsi également sur le plan culturel. Toute sémiosphère dans laquelle s’articule l’espace global de la sémiose se caractérise par deux aspects porteurs, qui sont la nécessité de la délimitation et la caractéristique de l’irrégularité structurale. Le musée est justement une forme qui organise et au sein de laquelle se stratifient des concrétions de sens diverses, et ce par le truchement de l’architecture, des œuvres, des objets, des supports, des signalisations, des textes explicatifs, des comportements adoptés par les conservateurs, les employés, les gardiens et les visiteurs. Expressions de subjectivités autonomes, elles entrent en contact et en relation dans cet espace, elles se traduisent réciproquement, elles entrent en conflit parfois, ou se bornent à coexister. Elles donnent vie à un ensemble dynamique.
- Note de bas de page 3 :
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Cf. l’entrée “Culture” dans Algirdas Julien Greimas, Joseph Courtès, Sémiotique – Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979.
- Note de bas de page 4 :
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Krzysztof Pomian, “Collezione”, in Enciclopedia, vol.3, Einaudi, Torino, pp. 330-364, 1978.
- Note de bas de page 5 :
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Jurij Lotman, Boris A. Uspenskij, Tipologia della cultura, Milano, Bompiani, 1973.
- Note de bas de page 6 :
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Algirdas Julien Greimas, Du Sens, Paris, Seuil, 1970.
- Note de bas de page 7 :
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Eric Landowski, La societé réfléchie. Essai de sociosémiotique, Paris, Seuil, 1989.
Une culture, en outre, a besoin, pour subsister et s’inscrire dans la durée, de formes d’autodescription, et il est évident que le musée est l’une des institutions vouées à cette mission. Dans ce sens, c’est un espace organisé de manière stratégique qui manifeste les valeurs profondes caractérisant l’univers sémantique d’une société ou d’une partie de celle-ci, sa spécificité3. Les objets qu’il accueille et conserve sont des sémiofores4, des porteurs de signification, et ce dans un sens spécifique : isolés des formes de vie au sein desquelles ils circulaient habituellement ou bien ils avaient été conçus et réalisés, ils ne sont pas seulement des “signes d’eux-mêmes”, mais également de l’ensemble culturel plus large dont ils font partie. Ces objets n’entrent pas seuls ni tout seuls dans les musées : ils sont choisis, organisés en collections et disposés en parcours signifiants, au profit d’un public, par des sujets collectifs et des collectifs de sujets (les experts, les conservateurs etc.) opportunément délégués à ces fonctions de recherche, de sélection, d’aménagement, de valorisation, de construction de rapports de sens, de communication. La réalisation d’un musée et sa gestion présupposent donc une démarche productrice complexe, dont on peut faire remonter les traces énonciatives à un projet global articulé en différents niveaux de pertinence. De cette manière, les musées manifestent aussi par quels moyens une communauté, une culture ou une partie de celle-ci pensent et appréhendent leurs signes5, ils construisent le rapport entre “signes” et “réalité”6 . Ils participent de plein droit du projet d’une étude sémiotique des cultures, perçues dans leur différenciation spatiale et historique, dans leurs rapports entre localité et globalité. Ce sont des exemples de la manière dont elles se représentent et réfléchissent sur elles-mêmes7 .
1.3. Le musée comme texte : la méthode
Si le principe dominant dans la sémiosphère est celui de la traduction continue et du filtrage des langages qui se transforme en “texte”, nous sommes donc en présence d’une “textualité” élargie qui finit par comprendre toutes les formes culturelles, et cela est particulièrement évident dans le musée, bien que celui-ci, par le choix d’un genre spécifique, soit décliné dans un sens spécifique. L’objet singulièrement, le texte singulièrement, peut jouer, par rapport à la globalité de la sémiosphère, le rôle du fragment, du “souvenir individuel” d’une mémoire culturelle à partir de laquelle il est possible de reconstituer un ensemble plus large, en en reformulant le sens.
- Note de bas de page 8 :
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Algirdas Julien Greimas, Joseph Courtès, op. cit..
Si on accepte l’idée que le musée est un espace où s’exprime une signification, il faut alors en comprendre les modes, et donc saisir comment le musée fonctionne en tant qu’objet produit par la conjonction au moins d’un espace architectural, d’une collection d’œuvres et d’une proposition de vision. Le musée, en effet, est un lieu qui inclut dans son projet le spectateur, en réglant à l’intérieur de celui-ci les comportements d’appropriation : comment ces manipulations s’effectuent-elles? Pour le comprendre il est possible d’interroger le discours du musée par rapport à l’hypothèse selon laquelle le sens s’articule en un parcours de génération et de spécification progressive de différents niveaux : discursif, textuel, sémio-narratif, se caractérisant chacun par une syntaxe et une sémantique spécifiques, comme dans le modèle élaboré par Algirdas Julien Greimas8.
Puisque le musée est à première vue et éminemment, un objet spatial – immergé dans l’espace et générateur d’espace – pour segmenter et soumettre à une analyse les plans de signification à travers lesquels il produit du sens, il faut se rapporter à une sémiotique du monde naturel, à différentes formes de manifestation du visible, planer de la sémiotique vers la sémiotique de l’espace, qui prend en considération un signifiant tridimensionnel.
Par espace, l’on entend en sémiotique une “extension organisée dans laquelle se meuvent des personnes et des choses” : l’originalité de cette approche consiste dans la tentative d’étudier en même temps que les espaces, les sujets qui en profitent, les comportements programmés par les morphologies spatiales par rapport à l’usage effectif qu’en font les usagers empiriques. Souvent, en effet, ce qui est pensé et prédisposé au niveau du projet est resemantisé, en partie ou dans sa totalité, par l’usage.
- Note de bas de page 9 :
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Manar Hammad, Lire l’espace, comprendre l’architecture, Paris, PUF, 2001.
- Note de bas de page 10 :
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Jean-Marie Floch, Sémiotique, marketing et communication. Sous les signes, les strategies, Paris, PUF, 1990.
Dans le passage de la pure extension à la transformation en substance sémiotique, l’espace assume une forme articulée, et devient l’objet d’une sémiotique syncrétique qui comprend, à côté de l’architecture, les espaces organisés, les personnes qui les utilisent, les objets que l’on y dispose9. Le “discours muséologique” est le produit de différents langages de manifestation rendus homogènes au niveau du contenu. Ils produisent donc, dans leur globalité, un effet de sens précis sur le sujet qui, de prime abord, en expérimente le résultat. Reconnaître de grandes disjonctions catégorielles sur le plan du contenu permet d’obtenir une première segmentation du texte en séquences thématiques ou discursives, qui autorise, par exemple, à continuer l’analyse à la lumière de structures narratives subjacentes afin de parvenir à mieux comprendre les règles de distribution dans les différents langages de manifestation10.
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Gianfranco Marrone, L’invenzione del testo, Bari-Roma, Laterza, 2010.
Si l’organisation de la sémiosphère que constitue le musée est celle d’un macrotexte, ou d’une sorte de matriochka textuelle, nous pouvons donc l’approcher grâce aux instruments de l’analyse textuelle et discursive11. Puisqu’il s’agit d’un texte extraordinairement complexe, dans l’impossibilité d’en rendre compte de manière exhaustive pour chaque cas d’étude, il s’avère nécessaire d’en sélectionner certains aspects, certains niveaux de pertinence, certains discours constitutifs. Nous sommes confrontés à un double défi : effectuer des choix d’inévitable simplification, mais ne pas perdre de vue la complexité de fond.
2. Le Quai Branly
2.1. Le projet du musée et l’antenne au Louvre
Le musée parisien Quai Branly nous interpelle surtout sur deux grands ordres de questions. À propos, tout d’abord, du thème général auquel il est censé répondre, qui porte sur la reconnaissance de la diversité des cultures, sur leur valeur spécifique et sur la construction d’un espace de dialogue possible entre celles-ci, en plus de l’exposition exemplaire des artefacts les plus représentatifs. À propos de sa conception, ensuite, qui se veut innovante sous tous les aspects : on insiste, dans toutes les présentations du musée, sur le fait que son modèle “n’est plus le livre mais Internet”, et sur la multiplicité de ses fonctions, non seulement « musée » mais également « centre d’enseignement et de recherche », ainsi qu’espace à la disposition de différents publics potentiels, y compris celui qui ne recherche que l’agrément.
Quai Branly ou Musée des Arts et Civilisations d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques se trouve dans le VIIe arrondissement de Paris, le long de la Seine, non loin de la Tour Eiffel. Le nouveau musée réunit et réaménage une partie des anciennes collections d’ethnologie du Musée de l’Homme, hébergées auparavant au Palais de Chaillot, ainsi que celles du Musée national d’arts d’Afrique et d’Océanie, qui était installé à la Porte Dorée.
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Telles que, par exemple, Sculpture africaine enhommage à André Malraux à la Villa Médicis de Rome, en 1986, L’Art des sculpteurs taïno, Paris, Petit Palais, 1994; Picasso / Afrique : État d’exprit aucentre Georges Pompidou en 1995, ou encore Le Primitivisme dans l’art du XXe siècle auMoMA de New York en 1984; Afrique, l’art d’un continent, Londres, 1995.
Le musée national a été inauguré en juin 2006 par le président français de l’époque Jacques Chirac, “ passionné depuis toujours de ce genre d’arts”, désireux de laisser une empreinte culturelle forte et durable de son mandat. Sa fondation doit aussi beaucoup à Jacques Kerchache, son conseiller scientifique. Spécialiste reconnu des arts non européens, collectionneur, galériste et consultant ou concepteur-organisateur de grandes expositions dans le monde entier12, Kerchache, en 1990, lance un manifeste intitulé “les chefs-d’œuvre du monde naissent libres et égaux”, pour obtenir qu’une section du Louvre leur soit dédiée. Cela se produira en 2000, lorsqu’il sélectionnera lui-même les 120 œuvres de sculpture présentées dans le Pavillon des Sessions, qui devient, dans l’un des plus grands musées d’arts classiques du monde, une sorte d’”antenne” de ce qui sera plus tard le Quai Branly. Sur le site internet du musée (www.quaibranly.fr), on souligne la double valeur de link du pavillon : d’une part il s’intègre et se conforme, même du point de vue de l’architecture, de l’aménagement et de l’atmosphère, à l’esprit et à la tradition du Louvre, d’autre part il préfigure et renvoie aux principes inspirateurs du Quai Branly, par la répartition en quatre zones géographiques communiquant entre elles. Même l’opposition controversée art et culture – au cœur, comme nous le verrons, des polémiques concernant le musée – est implicitement abordée par une tentative de dépassement. S’il est vrai que le Louvre, de prime abord, valorise le côté artistique des œuvres exposées, suivant la double étape classique de la décontextualisation et de la transfiguration de l’œuvre valorisée en elle-même, d’un autre côté, il offre un riche système informatif sur leur culture d’origine, par des cartes géographiques et des fiches ainsi que par la possibilité de puiser d’autres informations sur l’histoire, le contexte, l’usage et la société d’origine en utilisant des écrans interactifs.
Quai Branly est né du slogan : un musée pour les arts non occidentaux – un syntagme chargé de questions critiques. Ce n’est pas un hasard si l’on a préféré, au moment de le baptiser, pour éviter les polémiques, opter pour un toponyme, le nom du quai de Seine le long duquel il est bâti. Dans la présentation offerte par le très riche site internet, quoi qu’il en soit, on a maintenu l’identification du contenu du musée en termes d’”arts non occidentaux”. Ceux-ci, dit-on, ont acquis au cours du XXe siècle une place cruciale dans les collections des musées : cette évolution s’est faite notamment grâce aux artistes fauves et cubistes, sous l’impulsion d’écrivains et de critiques, d’Apollinaire à Malraux, et dans le sillage des travaux de grands anthropologues comme Claude Lévi-Strauss. Dans les intentions des créateurs de Quai Branly, un musée entièrement dédié aux arts d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et d’Amérique devrait rendre possible “la diversité des regards sur les objets, de l’ethnologie à l’histoire de l’art, et, sous le haut patronage de l’Unesco, reconnaître officiellement la place qu’occupent les civilisations et le patrimoine de peuples parfois tenus à l’écart de la culture actuelle de la planète”. Après des années de dispersion et de difficultés, le moment était venu de faire découvrir au grand public les précieuses collections rassemblées en France au cours de cinq siècles : 300 000 objets environ, provenant pour la majeure partie du Musée de l’Homme (250.000 objets du laboratoire d’ethnologie) et du musée national des arts d’Afrique et d’Océanie (25.000 objets). Le musée en a assumé la responsabilité face au public national et international, et en particulier à l’égard des personnes des pays d’origine des œuvres conservées. Depuis octobre 2001 et jusqu’à l’ouverture en juin 2006, dans le cadre d’un gigantesque chantier de conservation préventive, les objets ont été répertoriés dans une fiche d’inventaire, nettoyés, photographiés, numérisés, numérotés et stockés ; l’on a, comme on dit, transformé systématiquement les objets en textes et documents. Parallèlement, on a mis en œuvre depuis 1997 une politique ambitieuse d’acquisitions.
La collection est organisée par zones géographiques : Afrique, Amérique, Asie et Océanie. Elle accueille aussi des fonds transversaux sur le plan géographique (collection d’instruments musicaux, collection Histoire, collection des tissus), et un exceptionnel fonds photographique. Le plan des collections fait état de 3.500 objets des quatre continents. Par le link que constitue son antenne au Louvre, pourrait-on ajouter, elle se rattache aux arts du cinquième continent, qui, de cette manière, apparaît dans un certain sens comme le “mandant” de l’opération. La Tour de la Musique en outre, grand conteneur de verre qui traverse de haut en bas les cinq étages de l’édifice, abrite 8 700 instruments musicaux.
Par un renversement, en quelque sorte, des critiques aux prétentions d’un universalisme qui coïncide en réalité avec le regard occidental, Quai Branly est un “nouveau musée” grâce aussi à la conscience des opérations culturelles dont il est le fruit et en même temps l’origine, à la responsabilité qu’il assume, se posant en Actant d’une politique de reconnaissance de la diversité culturelle.
Nous pouvons considérer comme une figure efficace de cette intention le parcours narratif des objets qui en quelque sorte est évoqué, et qu’il est très intéressant d’analyser pour comprendre les implications de ce traitement apparemment impersonnel, typique d’une bonne pratique scientifique. Ce qui reste davantage dans l’ombre à l’intérieur de son énonciation, ce sont les critères de choix des objets à exposer – une toute petite partie par rapport au patrimoine du musée: 3 500, sélectionnés sur une collection d’environ 300 000.
Le public a sanctionné le succès de l’opération : Quai Branly a enregistré de 2000 à nos jours, d’après les informations fournies sur son site internet, plus de 3,5 millions de visiteurs au seul pavillon des Sessions, son antenne au Louvre.
2.2. L’architecture et le jardin
L’ambitieux projet architectural qui a remporté le concours est signé Jean Nouvel, prix Pritzker 1987, déjà auteur d’autres importants espaces culturels à Paris, tels que l’Institut du Monde Arabe (1981-1987) et la Fondation Cartier pour l’Art Contemporain (1994). L’ensemble architectural occupe une surface de 40 600 mètres carrés, répartie en quatre édifices. L’édifice principal se présente comme un grand corps développé horizontalement, complexe et articulé, juché sur pilotis, au-dessus d’un jardin luxuriant, œuvre de Gilles Clément, paysagiste bien connu. L’aspect extérieur de l’édifice semble immédiatement communiquer la complexité de la tâche assignée au musée, dont la non simple fonction d’ordre et d’exposition est évoquée par le jeu des volumes parallélépipédiques colorés et de différentes dimensions en saillie, correspondant aux vitrines internes.
Le musée «suspendu» sur le jardin (courtesy Vincenza Del Marco)
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L’édifice est caractérisé, en outre, par un mur végétal spectaculaire, œuvre de l’artiste-botaniste Patrick Blanc, célèbre pour ses jardins verticaux, présents, entre autres, au Caixa Forum de Herzog et de Meuron à Madrid13. Celui qu’il a réalisé pour Quai Branly, s’étend sur 800 m2 et rassemble 15 000 plantes de 150 différentes espèces provenant du Japon, de Chine, d’Europe centrale et des Etats-Unis.
La solution architecturale adoptée devrait donner forme aux exigences énoncées dans le programme du musée, et le connote indubitablement comme une sorte de grand îlot métropolitain. D’abord, tout en se situant en plein dans la ville, non loin de la Tour Eiffel, le musée est séparé du bord de la Seine par un grande palissade en verre, le long de laquelle se déroule la queue des visiteurs en attente d’entrer, qui peuvent “voir mais pas toucher”, dans une sorte de boîte magique, l’objet de leur visite qui est différée jusqu’au moment de l’entrée. La forte délimitation de l’espace souligne le caractère bien contrôlé du texte architectural, et crée en même temps, entre l’extérieur et l’intérieur du musée, comme toute vitrine digne de ce nom, un espace intermédiaire d’attente et de désir surtout de la part du public qui veut entrer et attend de pouvoir le faire.
L’entrée du Quai Branly (courtesy Vincenza Del Marco)
Nouvel se dit très attentif au lieu où se situe son architecture ; il va jusqu’à parler d’une “poétique de situation”, dans laquelle ce qui entoure son œuvre est mis en résonance et en valeur dans toute la mesure du possible. Nous pourrions dire que dans ce cas, il a plutôt créé une situation poétique pour son œuvre. Avec des paysagistes célèbres comme Clément et Blanc, il a mis en place une sorte de micro-collection de grand prestige dès l’extérieur de son édifice, un usage établi en ce qui concerne les grands musées. De surcroît, le jardin s’éclaire la nuit de manière suggestive, soulignant l’effet de forêt urbaine, grâce aux joncs lumineux placés sous le corps du musée conçus par Jan Kersalé, éclairagiste, l’artiste de la lumière le plus affirmé aujourd’hui en France. Modifier à travers des événements à caractère lumineux la nature même de l’architecture est encore l’un des objectifs revendiqués par l’architecte, qui thématise aussi la transparence et met en question la qualité de la matière, ainsi que le rapport entre le visible et l’invisible (Interview à de Nouvel, en www.fondation.cartier.com).
2.3. Le Jardin. Biodiversité et diversité des cultures
Le jardin se présente, à l’entrée au musée, comme un véritable manifeste idéologique, sur lequel il convient de s’arrêter. La séparation posée par la grande palissade en verre sur son périmètre, en plus de créer à l’extérieur, sur le Quai, un premier espace de médiation vers l’intérieur, délimite un espace intérieur aux fortes caractéristiques de discontinuité par rapport à l’environnement citadin alentour : l’édifice du musée apparaît plongé et presque suspendu dans un espace vert apparemment sauvage et va jusqu’à proposer un mur végétal vertical spectaculaire. De cette manière, est également thématisée et emphatisée l’étroite, et complexe relation entre nature et culture, objet même du musée.
Le jardin vertical de Patrick Blanc (courtesy Franco Zagari)
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Patrick Blanc, Le bonheur d’être plante, Paris, Maren Sell, 2005.
- Note de bas de page 15 :
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Isabella Pezzini, “Il Giardino Planetario e i limiti della biosfera. Osservazioni semiotiche sull’opera di Gilles Clément”, in G. Marrone, a cura, Semiotica della natura (natura della semiotica), Milano-Udine, Mimesis, 2012, pp. 137-146.
Le mur végétal de Blanc adhère plus étroitement à l’édifice ; il en fait partie car il fait étonnamment adopter à sa “pelouse” la dimension verticale, niant sa disposition plane “naturelle” sur des surfaces horizontales. Il s’agit, de surcroît, d’une œuvre d’art déclarée, qui chamboule les codes des matériaux généralement utilisés dans l’opération artistique, vivants dans ce cas, et s’écarte également de l’art topiaire le plus courant, la traditionnelle création de sculptures avec les plantes. Dans ses compositions, Patrick Blanc, docteur en sciences et chercheur au CNRF, allie le jeu de prestidigitation technologique à la ductilité des plantes, dont il souligne constamment la faible demande d’énergie pour vivre, comparée à l’offre énorme de créativité, qui s’inscrit dans un mouvement d’évolution constante, mais pas nécessairement de mise en concurrence et de cannibalisation réciproque14. La présence de l’une de ses œuvres souligne donc l’option générale en faveur des mythes contemporains de la soutenabilité et de la biodiversité, dont est empreinte toute la conception de projet du musée. Il s’agit de valeurs qui sont également partagées par Gilles Clément, paysagiste de l’Ecole Nationale Supérieure du Paysage de Versailles, très connu outre que pour ses réalisations mais également pour ses idées15. Voilà comment le site internet, à l’onglet “Espaces”, présente son travail :
“Le jardin fait partie intégrante du musée: jardin buissonnant, abrité de la rumeur du quai par une haute palissade de verre, il s’étend sur 18 000 m² et donne au flâneur (visiteur du musée, habitant du quartier, promeneur) une impression de foisonnement. Lieu de nature et de culture, le jardin est une ‘invitation au voyage’ : sentiers, petites collines, chemins dallés de pierre de torrent, bassins propices à la méditation et à la rêverie… où sont rassemblés 169 arbres et une trentaine d’espèces végétales: chênes et érables côté nord, magnolias et cerisiers côté sud. (…) Grâce à la construction sur pilotis, le jardin passe sous le musée dont le ventre est planté de graminées de sous-bois : c’est ici que le visiteur du musée trouvera les guichets de la billetterie, à l’extérieur.”
Nous voilà donc dans “l’inusuel jardin, qui, dans la philosophie de Gilles Clément, rassemble des végétations indisciplinées et d’origine lointaine”. En effet, le parcours que le visiteur doit accomplir jusqu’à l’entrée du musée n’est pas direct, même pas visuellement, il est vallonné : on monte et on descend, les sentiers sont sinueux pas rectilignes, ils bifurquent souvent favorisant des ralentissements et des détours par rapport à l’accès, comme pour freiner l’entrée dans le musée, pour donner le temps au visiteur de s’acclimater, de se rendre disponible à de nouvelles expériences. Le jardin comporte, en outre, des espaces diversifiés, comme un théâtre de verdure, deux plans d’eau, un café et même des zones réservées au pique-nique. À l’instar de la végétation qui est principalement arbustive, sans un centimètre carré de pelouse, le matériau des parcours aussi est également, par parti pris programmatique, déroutant, constitué d’un béton brutal faussement pauvre. Il fonctionne en partie comme une provocation, et il invite à en savoir plus, sur cet étrange jardin et sur son concepteur.
Vue du Jardin de Gilles Clément (courtesy Franco Zagari)
- Note de bas de page 16 :
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Gilles Clément, Manifeste du Tiers Paysage, Paris, Editions Sujet/Objet, 2004, p. 7.
Clément conçoit ses paysages, où qu’ils soient, comme des formes d’ailleurs, des hétérotopies, s’inspirant de trois idées maîtresses. En premier, le jardin en mouvement, un jardin non contraint dans une forme statique et fermée par l’homme, mais destiné à évoluer le cas échéant par de petites retouches. Ensuite le jardin planétaire, qui a déjà fait l’objet d’une grande exposition à la Halle de la Villette à Paris (1999-2000), dont le slogan pourrait être “Faire le plus avec le moins possible”, et dont la finalité serait de chercher la manière d’exploiter la diversité sans la détruire, continuant à faire fonctionner la planète de la même manière qu’un jardin vit en rapport avec son jardinier. Enfin l’idée du troisième Paysage. Dans son “Manifeste du Troisième Paysage”, il identifie par cette expression les espaces qui peuvent devenir des “Refuges pour la diversité, constitués par la somme des délaissés, des réserves et des ensembles primaires”16, c’est-à-dire des lieux abandonnés après une précédente utilisation, ou simplement n’ayant jamais été exploités ou anthropisés. “Diversité” est l’un des mots-clés de sa pensée et de son travail. Le fait de l’avoir invité, lui, le théoricien d’une écologie humaniste, pour aménager le parc autour de l’édifice qui accueille le musée, se révèle donc un choix précis au caractère idéologique fort : si le musée doit conserver et témoigner de la diversité culturelle, le jardin aura la mission de conserver et témoigner de la diversité biologico-végétale, tout aussi importante. Le paysagiste, insère de petites espèces animales et végétales rares jusque dans le dallage des sentiers, que le visiteur découvrira avec surprise sous ses pas, enchâssés dans de petites bulles de verre.
On pourrait dire, banalement, que par ce biais l’espace citadin dédié au complexe muséal repropose l’articulation entre nature et culture, mais d’une manière qui n’est en rien simple ou homogène. Il y a en effet, en lisant Clément, non pas la perception d’une consonance mais bien plutôt d’une forte opposition entre les dynamiques de la nature et les dynamiques de la culture. Alors que la nature, si on la laisse à elle-même et sans l’intervention de l’homme, tend en effet à la diversité, partout où s’affirme une forte présence humaine, le résultat est plutôt l’inverse : “ L’activité humaine accélère le processus de rencontre menant à la pangée /continent unique/, diminue le nombre d’isolats et, par suite, le nombre d’espèces.” (p. 22). L’expansion démographique ne constitue pas seulement un danger pour la nature, mais pour la culture même de l’homme, qui tend, selon Clément, à l’homogénéisation, dans une vision fortement négative de la mondialisation. L’accroissement du nombre des humains jusqu’à la couverture complète de la planète ne coïncide pas avec un accroissement du nombre des comportements humains. Au contraire, la contamination culturelle semble se traduire par une diminution des offres de comportements. C’est l’opposé qui se vérifie en ce qui concerne les espèces animales et végétales. Dans celles-ci, le brassage planétaire agit de manière sélective – disparition par mise en concurrence – et de manière dynamique : émergence de nouveaux comportements, hybridations, mutations, voire apparition de nouvelles espèces (p. 30).
Quai Branly ne pourrait avoir meilleure déclaration d’intentions. Elle évoque en partie la vision de Claude Lévi-Strauss, parrain du musée, en vertu de laquelle l’homme représenterait, pour la planète, dans certains cas, une sorte d’infection bactérienne grave.
4. Structure intérieure du musée
Le musée est disposé sur cinq niveaux : niveau 0, avec la Galerie du Jardin, le Hall d’entrée, le salon de lecture Kerchache ; niveau JB, avec le vestiaire ; niveau JH, avec l’auditorium et les salles pour les activités culturelles et éducatives ; niveau 2, avec le Plateau des collections ; niveau 3, où se trouvent les Galeries suspendues (Est, pour les expositions d’anthropologie, Ouest, pour les expositions temporaires et la collecte de dossiers) et la mezzanine multimédia ; niveau 5, où se trouvent la terrasse, le restaurant Des Ombres et la médiathèque.
4.1. La rampe
Après avoir acheté son billet, l’on accède au musée en montant une rampe sinueuse, au dallage irrégulier “comme un sentier naturel”, qui aboutit à un passage obscur “étroit et sombre comme celui de la naissance”. Le long de cette rampe des installations artistiques insistent sur l’acquisition des compétences nécessaires pour entrer dans un monde autre.
Une statue Dogon, le bras levé, accueille les visiteurs à l’orée du plateau des collections, comme on l’appelle : le musée se présente avec sa propre Nike comme un vaste espace ouvert, décidément en pénombre, où les œuvres sont réparties en grandes zones continentales, repérées par les couleurs : l’Afrique, l’Asie, l’Océanie et les Amériques. Le visiteur les traverse en un parcours qui est défini “fluide” et qui insiste sur les grands carrefours entre les civilisations et les cultures: Asie-Océanie, Insulinde, Mashreck-Maghreb.
4.2. Le plateau des collections
Il n’y a pas d’escaliers ni de véritables salles, l’espace est traversé à l’horizontale par un grand et sinueux canyon-main courante en cuir équipé qui abrite un système multimédia intégré complexe (vidéo, systèmes audio, lunettes pour vues tridimensionnelles, intégrations tactiles dans la surface de la peau, systèmes de transmission de données à ondes radio pour personnes dotées d’appareils acoustiques, capteurs de mouvement et ordinateurs qui coordonnent les installations) étudié pour accueillir et accompagner différentes typologies de visiteurs, y compris les porteurs de handicap.
On l’appelle “la rivière” et on le définit comme «un espace tactile sur la manière dont les hommes perçoivent et représentent l’espace, à regarder et à toucher», insistant sur la “facilitation” à comprendre qui est ainsi offerte au visiteur.
Sur le plateau, les objets, surtout les plus grands, sont exposés dans l’espace sans aucun conteneur, ou alors les vitrines traditionnelles sont réinterprétées par trois cents parois de verre, pour obtenir un fort effet de transparence globale, même vis-à-vis du jardin extérieur, visible à travers d’amples ouvertures dans les parois mêmes. Chacune différente des autres, peintes à couleurs vives et contrastées, vingt-cinq “boîtes” en saillie, les volumes qui mouvementent et modulent l’extérieur du musée, accueillent des approfondissements relatifs à l’identité d’un peuple ou d’une culture en y rassemblant des œuvres de même origine. L’éclairage est ponctuel, modulé au cas par cas sur les œuvres individuelles ou dans les sous-espaces.
4.3. Visites virtuelles
Le site internet du musée offre diverses opportunités de visites virtuelles, soulignant l’imposant système de communication qui y est mis en œuvre et qui se prévaut de dispositifs sophistiqués d’information multimédia, dans le but de concourir “à faire de la visite au Quai Branly une expérience hors du commun”, ainsi que répondre aux critiques d’esthétisation excessive des œuvres exposées.
Il s’agit d’un cas évident de “réalité augmentée” : au cours de la visite, plus de cent programmes et installations vidéo sensibilisent et informent le visiteur à différents niveaux possibles de complexité, en fournissant des images et des informations supplémentaires, même à caractère anthropologique, comme des carnets et des documents inédits de travail sur le terrain. Ils sont distribués aussi bien dans les vitrines, où de petits spots audiovisuels ou sonores commentent les objets exposés, que dans les postes de consultation, répartis dans l’espace des collections, où des programmes plus longs sont regroupés par zones géographiques et offrent des synthèses sur de grands thèmes transversaux tels que la divination, le lien entre art et nature, la genèse des monothéismes… Enfin le musée présente huit installations multimédia dont l’objectif consiste à “exposer l’immatériel”, à savoir la musique, le tatouage, l’architecture, l’expérience divinatoire, les danses rituelles.
Le site internet fournit un autre élément d’orientation fondamental : le plan du musée. D’un côté, la représentation de la structure architecturale et de la distribution des services aux différents étages, d’un autre côté le guide de la partie d’aménagement permanent.
Plan du musée, www.quaibranly.fr
Il est possible de télécharger un “guide d’exploration” des collections permanentes, à la graphique et aux tons vaguement disneyens, pour une visite d’une durée d’environ deux heures, qui devrait permettre de découvrir “comment les œuvres dialoguent entre elles”. De deux heures à une vie : en soulignant même graphiquement la fluidité de l’espace muséal sur le plan, où la séparation entre les zones n’est jamais nette à aucun niveau et est facilement connectée par la “rivière” centrale, la présentation du musée invite les visiteurs à la multiplicité des possibilités d’en profiter.
4.4. Les valeurs de l’espace
- Note de bas de page 17 :
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Jean-Marie Floch, Bricolage. Lettere ai semiologi della terra ferma, a cura di M. L. Agnello, G. Marrone, Roma, Meltemi, 2006.
Il s’agit de la flexibilité d’un espace, qu’en sémiotique Jean-Marie Floch a indiqué comme la possibilité de valorisations diverses, de la plus immédiate et fonctionnelle, pratique, à celle liée à une un approche utopique, visant la redétermination et l’enrichissement intérieur17. C’est surtout ce dernier pôle de valeurs que le musée, de par sa mission institutionnelle, devrait viser : mais en vertu justement d’une conception plus libre et ouverte, liée au tourisme de masse, on ne nie pas qu’il puisse aussi être un lieu permettant de se faire rapidement une idée des collections, ou même qu’il soit vécu comme un espace d’agrément. Dans ce dernier cas, le danger serait que la proposition de contrat du musée si affichée, la reconnaissance de la valeur de l’Autre, soit à son tour vécue comme un jeu politiquement correct.
Le champ métaphorique adopté pour dénommer l’espace de l’exposition est géographique (le plateau des collections, la rivière, l’orientation…), le parcours du visiteur est donc un voyage. Dans la sémiotique du monde naturel, l’espace géographique est en général complexe, il résulte de l’articulation de plusieurs milieux et figures naturels (le désert, la mer, la montagne…), avec les cultures spécifiques qui s’y installent. Ici, naturellement, cet espace est très simplifié et sert en réalité de macroréférence à la répartition en zones géographiques, marquées au sol par différentes couleurs. Pourtant, si nous observons la forme du plateau, de ses contours aux grandes répartitions et aux aménagements intérieurs, nous constatons la présence simultanée d’une spatialité morphologiquement complexe et discontinue (les bords, surtout dans la partie supérieure, les fragmentations intérieures produites par les vitrines…), associable en général à des valeurs utopiques et ludiques, et d’une spatialité simple continue (la rivière qui traverse justement le plateau sans obstacles, raccorde les différentes parties, absorbe sans marches les différences de niveau), qui est en général associée à des valeurs pratiques et critiques. À plus forte raison, donc, le parcours peut se caractériser, en fonction des attitudes et des valeurs du sujet qui s’essaie à ce type d’espace, suivant le paradigme valoriel habituel opposant le cadre valoriel pratique à celui utopique et en sous-ordre, le cadre critique au ludique.
L’approche syntagmatique, qui considère l’espace comme un processus ou un enchaînement, est inscrite de manière explicite et rendue standard par le “guide d’exploration” du musée cité ci-dessus. Elle se présente comme une longue bande agencée en vertical qui repropose la stratégie adoptée aussi bien dans l’exposition que dans la présentation vidéo : se prévaloir de quelques totems, quelques grands objets se caractérisant par un trait d’exceptionnalité, aussi bien en termes de dimension que de style, qui rythment la plate-forme, et les poser en repères du parcours, à partir desquels explorer les différentes zones et qualités de l’espace.
La graphique adoptée, avec des couleurs saturées et contrastées, les images des objets sans contours et donc en relief par rapport à l’arrière-plan, le parcours figuré d’un sentier curviligne constitué de nombreuses marques en séquence, comme celles utilisées pour les dallages, les textes brefs et captivants corroborent cette lecture du musée non seulement dans un sens pratique mais aussi ludique, introduisant le thème de la découverte, qui rend le tout quelque peu “chasse au trésor”, loin de toute sacralité culturelle excessive, proche du parti pris de l’agrément, du désir de s’amuser en apprenant.
Il faut dire que l’impression qu’on ressent en pénétrant dans le musée, favorisée par les matériaux utilisés pour l’aménagement (surtout le cuir et le verre), par les couleurs et par l’éclairage, est de se trouver dans l’un des temples de la consommation contemporaine, dans un concept store de luxe, comme on peut en trouver dans les grandes métropoles, œuvres souvent des mêmes architectes qui signent les musées, et où l’on se rend pour une forme de consommation surtout symbolique. Identique la conception du zoning, dont la lisibilité est liée non seulement à la différenciation des espaces en fonction de leur aménagement (observer la distribution des vitrines sur le plan) mais aussi à l’utilisation plastique d’éclairages différents : sur un fond de lumière diffuse et douce qui rend l’espace plus “intime”, des éclairages intenses et ponctuels sur des objets singuliers confèrent à ces derniers luminosité et attractivité, les plongeant dans une aura techniquement reproductible. On remarque la même similitude dans le rapport entre dimension paradigmatique et syntagmatique, à savoir entre le système de distinction et de hiérarchie des valeurs liées aux objets et l’orientation de l’espace, sur la base d’une logique des contiguïtés et des enchaînements entre les “unités”, même si dans ce cas, évidemment, les objets ne sont pas classés par catégories commerciales comme les produits industriels mais en fonction d’une survalorisation esthétique et de l’appartenance géographique et culturelle.
Dans l’hyperconsommation commerciale, le langage de l’exposition est utilisé pour transfigurer l’objet et induire le visiteur fasciné au culte et/ou à l’achat. Dans le musée le point de départ est l’unicité des pièces, qui est le point d’arrivée d’un long et complexe travail préliminaire de collecte, de classification, de valorisation et, enfin et surtout, de choix. La sanction du visiteur n’est pas l’achat (si ce n’est sous forme de “souvenirs” du shop corner) mais plutôt l’émerveillement, l’admiration et le désir d’approfondissement cognitif.
La persuasivité de cet espace est surtout de l’ordre de la séduction sous sa forme la plus traditionnelle, celle qu’induit le spectacle des sons et de la lumière associé à la magnificence des objets exposés, sans exclure une séduction qui procède des mille suggestions hypertechnologiques et multimédia, conçues de toute évidence pour la partie la plus jeune du public, celui des “digital natives”.
La quantité des informations offertes au visiteur est vraiment imposante. Le site internet, comme on l’a dit, est très riche, mais le musée aussi offre des espaces d’étude et d’approfondissement. Ainsi la mezzanine, où le visiteur a la possibilité “de se retrouver, de méditer, de prolonger la visite et d’en approfondir certains aspects”, grâce à des programmes multimédia encyclopédiques couvrant des domaines tels que l’architecture, la linguistique, les écosystèmes, la géographie et l’anthropologie, “conçus comme des observatoires culturels et scientifiques des peuples et des civilisations présents au musée”. L’hyperconsommation est aussi excès d’information, mais elle est en même temps confirmation de l’idée que le musée contemporain est désormais conçu comme une cité dans la ville, qu’il n’est pas là pour être visité en deux heures une fois pour toutes, mais qu’il est toujours possible d’y revenir pour le plaisir et d’y pratiquer des activités très diversifiées.
5. Les polémiques
La constitution de Quai Branly, d’abord par l’ouverture du pavillon des Sessions au Louvre et ensuite du musée lui-même, a été considérée comme l’institutionnalisation d’une forme d’art qui n’était jusqu’alors accessible au grand public qu’à travers les vitrines poussiéreuses des musées d’ethnologie ou le marché de l’art. Si on analyse rapidement les polémiques qui ont accompagné son ouverture, on constate que deux visions s’opposaient : celle de l’histoire de l’art à celle de l’anthropologie. En résumant à l’extrême, l’histoire de l’art est accusée de n’être, malgré et en raison de ses exigences universalistes, qu’un produit occidental typique, qui englobe l’Autre en esthétisant de son point de vue les éléments de la culture de celui-ci, en se les appropriant de fait et en les exhibant à l’intérieur d’un parcours qui est sien et qui ne valorise surtout qu’elle-même. L’anthropologie, de son côté, refuse l’isolement de l’objet, la neutralisation de son contexte, et voudrait plutôt emphatiser le réseau de connexions culturelles dont l’objet peut être le point de départ. L’une et l’autre discipline, toutefois, constituent des exemples de visions occidentales des autres civilisations, visions dont l’analyse fait ressortir les préjugés et les préconditionnements. Il ne suffit pas, pour les dépasser, de forger une expression ad hoc, comme le fit le président Chirac lors de la présentation du musée, évoquant un art premier en lieu et place d’un art primitif, pour éviter de tomber dans les connotations néocolonialistes et évolutionnistes qui se sont déposées sur le terme éludé.
- Note de bas de page 18 :
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Camilla Pagani, Genealogia del primitivo. Il musée du quai Branly, Lévi-Strauss e la scrittura etnografica, Negretto, Castel d’Ario, 2009.
En pleine conscience de ces problématiques, les responsables ont organisé la première grande exposition du musée en la dédiant justement à l’évolution, ou pour mieux dire à l’articulation du regard européen sur l’Autre depuis 1500, ainsi que le reconstitue exhaustivement Camilla Pagani18.
Claude Lévi-Strauss n’avait pas de difficultés à reconnaître des “œuvres d’art” dans les objets ethnographiques collectés systématiquement au cours de ses recherches, au contraire l’appréciation esthétique se révèle être une tendance constante dans son œuvre. Cela se produit
- Note de bas de page 19 :
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Enrico Comba, Introduzione a Lévi-Strauss, Roma-Bari, Laterza, 2000.
“à partir de ses recherches sur les œuvres des Caduceo ou sur la représentation dédoublée dans l’art des Amériques et de l’Océanie, jusqu’aux réflexions sur le “style” qui caractérise toute culture (in Tristes tropiques chap. XX, in Anthropologie structurale chap. XIII et XIV). L’art est un véhicule d’émotions cachées, de sensations indicibles, il possède une capacité mystérieuse de communiquer à travers le temps et l’espace”19.
Plus récemment, dans un essai célèbre, même l’anthropologue américain James Clifford (1988) remet en discussion le système d’opposition art ou culture :
- Note de bas de page 20 :
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James Clifford, Malaise dans la culture, Paris, ENSBA, 1996, p. 200.
“L’ignorance du contexte culturel semble être pratiquement la condition préliminaire de la critique artistique”- écrit-il – “Dans ce système d’objets, une œuvre tribale est détachée d’un milieu pour circuler librement à l’intérieur d’un autre, un certain monde de l’art – celui des musées, des marchés et des connaisseurs”20.
D’autre part le principe d’extraction par rapport au contexte est précisément à l’origine de l’exposition d’une grande partie des objets présents dans nos musées, y compris ceux de la culture matérielle ou des traditions populaires occidentales :
- Note de bas de page 21 :
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Ibidem
“C’est parce qu’un objet abandonne la sphère culturelle qu’il peut devenir un symbole, une représentation, c’est en cela que les arts primitifs oscillent, dans le débat actuel, entre une définition patrimoniale et esthétique pour aboutir finalement à un regroupement de ces deux contextes en un seul”.21
L’ambition des nouveaux musées comme Quai Branly semble justement être de faire cohabiter des valorisations et des points de vue différents, grâce à l’architecture, à la technologie, surtout à la communication. Il n’est pas dit qu’ils y parviennent, mais c’est le défi qui préside à leur constitution.