Jouer le temps
Mad Men ou le vintage dans les médias

Lucio Spaziante

Université de Bologne

https://doi.org/10.25965/as.5347

Index

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Mots-clés : cohérence chrono-culturelle, figures du temps, imaginaire, localisation spatio-temporelle, médias, mémoire, passé médiatique, rétro-spectateur, temporalisation, temps culturel, vintage

Auteurs cités : Denis BERTRAND, Alex Bevan, Joseph COURTÉS, Umberto Eco, Algirdas J. GREIMAS, Louis HJELMSLEV, Vladimir Jankélvitch, Wilson Koh, Youri LOTMAN, Gianfranco MARRONE, Angela McRobbie, Niall Richardson, Iolanda Silvestri, Susan SONTAG, Lynn Spigel, Christine Sprengler, Patricia White, Sharon Willis

Plan

Texte intégral

Trovarti amarti, giocare il tempo
Roberto Vecchioni, Luci a San Siro

Nostalgia – it’s delicate, but potent. … In Greek, “nostalgia” literally means “the pain from an old wound”. It’s a twinge in your heart far more powerful than memory alone.
Mad Men

1. Revival et vintage : des labels culturels

Un trait constitutif des cultures contemporaines semble être orienté vers les passions d’ordre temporel : on pourrait presque parler d’une sorte de « jeu avec le temps » qui, de manière assez fréquente, se manifeste à travers des formes discursives diverses, parfois déjà précisément étiquetées à l’intérieur même d’une culture spécifique. C’est ainsi qu’on parle de revival quand la mémoire culturelle ressuscite certains aspects d’une période historique déterminée et les « re-propose » sous forme de reworking, de réélaboration plus ou moins fidèle. L’opération se produit habituellement à travers une « proposition organique », à concevoir presque comme le kit indispensable à la construction d’un monde possible. En général, le revival s’impose comme une attitude systémique, qui tend à se répandre dans une époque historique bien précise par l’entremise d’un effet de mode immanquablement d’ordre temporel. Un tel désir de redonner vie à ce qui n’est plus semble presque motivé par une inclination pour les plaisirs carnavalesques du déguisement.

A titre d’exemple, il est intéressant de tendre l’oreille vers les cultures musicales juvéniles et de découvrir qu’en Angleterre, vers la fin des années 1970, avait explosé un engouement musical d’une certaine ampleur pour le passé récent : on parla ainsi du Teddy Boy revival, du Mod revival ou encore du Ska revival. En particulier, entre 1976 et 1980, tandis que les boutiques de Vivienne Westwood remettaient au goût du jour le style vestimentaire des années 1950, la sortie du film Quadrophenia de Franc Roddam (1979) avait fait exploser un regain d’intérêt pour la culture mod des années 1960 et pour la musique des Who. Des groupes d’adolescents avaient fait leur un univers constitué de vêtements, de tendances musicales et d’objets divers selon les canons d’un style culturel qui leur était parvenu à travers des textes (posters, revues, couvertures de disques, films), un style reproduit et en même temps remis au goût du jour.

L’emploi du terme revival dans le langage journalistique prend souvent le sens de « reconstitution historique » : on l’emploie au sujet d’un concert ou d’une soirée dansante dont le thème est une décennie passée comme les années 60 ou 70, etc. Mais il a progressivement acquis une connotation négative et renvoie maintenant à une tentative pathétique de retourner vers le passé (que ce soit dans le domaine de la mode, de la politique ou encore des relations sociales) ou de s’adonner de manière excessive à la nostalgie.

Note de bas de page 1 :

 Le mot anglais vintage dérive du lexique œnologique français (l’« âge du vin ») ; en anglais, il signifie également « vendange » ; transposé dans des contextes différents de l’œnologie il prend la connotation de « grande année » et donc de « prisé ». Cf. Iolanda Silvestri (éd.), Vintage. La memoria della moda, Bologne, Compositori,  2010, p. 11.

Mais si le terme revival est désormais out, le terme vintage1depuis quelque temps, est en revanche on ne peut plus in (jusqu’à ce qu’il soit dépassé à son tour par une terminologie plus branchée…). Le vintage, comme nous l’entendons aujourd’hui, est une tendance qui confère une valeur fortement positive au passé : alors que le revival est conçu comme une reproposition totalisante, le vintage puise dans le passé en sélectionnant les détails et les singularités des objets ou des styles, dans une comparaison explicite avec le présent. Une telle valeur positive provient en premier lieu de l’évidente satisfaction provoquée par l’écart différentiel entre l’actualité et le passé. On dira donc « comme il est vintage ce pantalon…! » pour en souligner les traits stylistiques spécifiques. L’actuelle esthétique vintage est celle qui propose l’acquisition d’une housse pour iPhone qui donne à ce dernier des airs de vieil appareil photo Kodak Instamatic, ou de calculatrice Casio années 1980.

Note de bas de page 2 :

 A propos du concept d’ensemble, rappelons les réflexions de Youri Lotman sur le concept russe d’ansambl’, comme logique profonde de l’intérieur, ou bien de la décoration stylistique d’un intérieur, lieu dans lequel la cohabitation de diverses époques crée une hétérogénéité, et donc une richesse sémiotique. Cf. Y.M. Lotman, « Architektura v kontekste kul’tury », in Architecture and Society/Architektura i obchestvo, 6, 1987, Sofia, pp. 8-15 ; trad. it. « L’architettura nel contesto della cultura »  in Silvia Burini (éd.), Il girotondo delle muse. Saggi sulla semiotica delle arti e della rappresentazione, Bergame, Moretti e Vitali, 1998, pp. 38-50.

Le sens de ces opérations s’apprécie par contraste : le vintage actuel prend tout son sens, en effet, à travers la sélection de détails, qui sont représentatifs et spécifiques du passé, mais insérés cependant dans un ensemble contemporain2.

Note de bas de page 3 :

 C’est ce qui émerge par exemple de l’amusant essai-nouvelle de Tommaso Labranca 78-08 (2008), dédié à un imaginaire confronté entre l’année 1978 de Saturday Night Fever (USA, 1977) et l’époque actuelle. En entrant aujourd’hui dans un magasin de design plein d’« objets vintage », dit Labranca, on pourrait être conduit à penser que la décoration des salons et des cuisines de ces années-là était incroyablement chic, alors que, sauf chez certains privilégiés, ce type de décoration et d’ameublement était tout à fait banal.

En réalité tout ce qui appartient au passé n’est pas forcément cool : la photo d’un intérieur prise en 1982 pourrait aujourd’hui nous paraître repoussante. L’esthétique rétro accomplit en fait une opération de forte sélection (en résumé, elle enlève le « laid » pour ne retenir que ce qui est le plus « tendance »), en courant souvent le risque de verser dans un véritable révisionnisme esthétique3 qui encouragerait une reconstruction oléographique du passé dans le seul but d’obtenir l’assentiment d’un présent complaisant.

Le terme vintage s’est diffusé dans le milieu des objets et de l’habillement : reproductions fidèles ou vêtements et objets usagés mais dénotant malgré tout une certaine recherche stylistique. L’habitude remonte aux récupérations de vêtements d’occasion de « seconde main » qui s’étaient progressivement affirmées à partir de l’après-guerre, spécialement en Angleterre, au sein des cultures adolescentes. Depuis leur origine liée au marché noir pendant la guerre — et donc à une image de pauvreté —, le port des vêtements d’occasion est devenu à partir des années 1960 un symbole manifeste de certaines valeurs. Pour les hippies, en effet, le choix de porter de tels vêtements s’expliquait par un désir d’authenticité décliné de deux façons : d’une part, en refusant la mode mainstream, la société de consommation et l’acquisition de marchandises, d’autre part en adhérant à la logique du troc ou de l’échange. En ce sens, le vêtement d’occasion devenait une solution alternative au renouveau frénétique des cycles de la mode et de la recherche du nouveau.

Note de bas de page 4 :

 Angela McRobbie (éd.), Zoot Suits and Second-Hand Dresses : an Anthology of Fashion and Music, London, Macmillan, 1989.

Au fil des années, comme le rappelle Angela McRobbie dans un essai dédié aux vêtements d’occasion, le système de valeurs hippie lui aussi entrera dans la mode officielle et sera qualifié de « tendance »4. Le style hippie devient un style cool, reconnaissable et, à son tour, étiquetable par le mainstream — comme le démontrent par exemple des créateurs comme Laura Ashley. Si, dans les années 1970, le vintage assumait encore une valeur de critique de la consommation, par la suite il s’est transformé en une forme de snobisme à contre-courant par rapport à l’homologation de masse, pour devenir ultérieurement une énième forme d’homologation.

La séquence de transformation du vintage pourrait en conclusion être la suivante : objet d’occasion, usagé (guerre et pauvreté) / seconde main (hippie et contreculture) / vintage (consumérisme et trendy).

2. Le vintage dans les médias : une forme de vie contemplative

Note de bas de page 5 :

 Cf. Gianfranco Marrone, Il discorso di marca, Roma-Bari, Laterza, 2007.

Note de bas de page 6 :

 « Thus, things are campy, not when they become old - but when we become less involved in them, and can enjoy, instead of be frustrated by, the failure of the attempt ». Susan Sontag, Against Interpretation, New York, Farrar, Strauss & Giroux, 1966, p. 285.

En quelque sorte, le vintage a assumé le caractère d’une « forme de vie », ou, si on préfère, d’une configuration de valeurs portant sur le goût, qui, comme nous l’avons vu, évolue de l’intérieur5. En même temps, le vintage ne cesse d’envahir les milieux les plus variés et d’attirer des communautés à la curiosité attisée. L’effort déployé pour comprendre ce que signifie le vintage implique donc de repérer des usages et des pratiques liés à des contextes historiques déterminés, et de mettre en évidence la manière dont cette forme de vie est en mesure de traverser les lieux et les époques. Pour interpréter correctement de telles figures culturelles, ou du moins essayer de le faire, il est nécessaire de suivre les mouvements transversaux et de repérer les connexions qui, dans le cas présent, impliquent la musique, les cultures adolescentes, la mode, le design ou encore la consommation. Par exemple, il est possible, derrière le vintage, de mettre le doigt sur une configuration plus abstraite : un processus de prise de distance et en même temps de contemplation, d’observation à partir d’une position externe. C’est de cette manière que le « regard vintage » sélectionne seulement certains traits d’un ensemble culturel dans le but d’en produire une relecture à partir du présent. Quand Susan Sontag décrivait l’attitude camp, elle relevait que « les choses sont campy non pas quand elles vieillissent mais quand nous nous sentons moins concernés, de telle manière que nous pouvons jouir, au lieu de nous en sentir frustrés, de l’échec de la tentative »6. La variable déterminante pour « voir le camp » n’est donc pas temporelle mais positionnelle. Le camp, en tant qu’attitude culturelle élitiste, fournit une bonne base de réflexion pour comprendre le vintage, en insistant sur la passion née de l’observation à distance, sans qu’il y ait la moindre implication.

Une lecture du passé à partir des présupposés du présent a contaminé également l’univers des médias : le regard vintage, en effet, ayant assumé les caractères d’une forme de vie, a réussi à s’affranchir de la contingence de la mode et du design pour conquérir l’univers médiatique. Dans ce cas, on peut parler d’une tendance qui s’est affirmée à partir du début des années 2000 et qui a fait en sorte que l’on retrouve, à la télévision et au cinéma (et donc dans la prédilection pour les médias de manière plus générale), ce qui, à première vue, apparaît comme une orientation vers le passé, et en particulier vers un passé récent : un regard désirant vers des styles, des modes, des comportements fortement connotés au cours de périodes historiques précises. Si le genre historique et la représentation « en costumes d’époque », dite aussi period drama, a toujours été une composante fondamentale des narrations contemporaines — il suffit de penser à Barry Lyndon (UK - USA, 1975) de Stanley Kubrick ou plus récemment à la série Downton Abbey (UK, ITV, 2010) —, le type de passé auquel nous nous référons n’est pas un passé lointain, mais proche. C’est la série télé américaine Mad Men (USA, AMC 2008) qui détient le titre d’initiatrice de cette tendance. Réalisée grâce à un important investissement de la production qui a principalement misé sur la qualité, elle a été jusqu’à maintenant rétribuée par un franc succès, tant de la part des critiques que du grand public, et a amorcé une réelle tendance de genre et de goût.

Note de bas de page 7 :

 L’idée de mémoire médiatique peut être reliée à l’idée de popular memory telle qu’elle a été élaborée par Lynn Spigel au sujet du rôle assumé par les médias dans de pareils processus sociaux : « Popular memory (…) is history for the present ; it is a mode of historical consciousness that speaks to the concerns and needs of contemporary life. Popular memory is a form of storytelling through which people make sense of their own lives and culture ». L. Spigel, « From the dark ages to the golden age : women’s memories and television reruns », Screen, 1995, 36 (1), pp. 16-33.

Note de bas de page 8 :

 Louis Hjelmslev, Essais linguistiques, Copenhague, Nordisk Sprog, 1959.

Note de bas de page 9 :

 « I Suger della nostra epoca, che creano e diffondono immagini mitiche destinate poi a radicarsi nella sensibilità delle masse, sono gli uffici studi delle grandi industrie, gli advertising men di Madison Avenue ». Umberto Eco, Apocalittici e integrati, Milan, Bompiani, 1964, p. 223.

Spontanément surgira la question de savoir si cette projection globale vers le passé masque une vraie passion nostalgique, et, si tel est le cas, dans quelle mesure. Ce « jeu avec le temps » auquel nous avons fait allusion précédemment incite donc à interroger les motivations et les capacités des médias à reconstruire des formes de la temporalité. Les médias sont en effet une des sources principales de l’imaginaire pour ce qui concerne la mémoire historique récente : c’est sur des documents audio et vidéo qu’ont été fixés les événements et les textes devenus par la suite partie intégrante de la mémoire culturelle contemporaine7. La télévision, plus encore, est le médium par excellence de la quotidienneté vécue, et donc d’un vécu de l’enfance et de l’adolescence qui resurgit de manière ponctuelle lorsqu’on revoit d’anciennes images télévisées. Dans le passé médiatique qui affleure régulièrement, reviennent à la surface les imaginaires de science-fiction d’antan qui, à l’heure actuelle, apparaissent eux aussi comme des objets vintage : pensons aux costumes et aux effets spéciaux de séries tv telles que UFO (UK, 1970-1971) ou encore Space 1999 (UK, 1975-1977, titre français Cosmos 1999) qui proposent leurs visions d’un futur qui est chronologiquement devenu notre présent. Ces projections nous semblent donc grotesques bien qu’elles suscitent en nous une certaine tendresse. De manière plus générale, c’est la pop culture qui s’est servie de sa propre mémoire culturelle comme d’une espèce de répertoire linguistique, puisant dans une série d’usages8 déjà précédemment devenus praxis et manifestant de cette manière un stade évolutif d’auto-conscience historique qui touche de manière transversale le cinéma, les jeux vidéo, la bande-dessinée, la télévision et la musique. On voit émerger une sorte de stratification chronologique et générationnelle qui implique ceux qui apparaissent comme les héritiers du mythe de Superman : ses enfants, ses petits-enfants et même maintenant ses arrière-petits-enfants. La simple « culture de masse » incarnée par le premier super-héros par excellence est devenue une entité bien plus ample et complexe dotée de sa propre historicisation interne ; en d’autres termes, elle est devenue un système composé de générations stratifiées de culture populaire. L’essai Apocalittici e integrati d’Umberto Eco (1964), qui analyse notamment le « mythe de Superman » (bien que curieusement ce soit Batman qui figure sur la couverture de l’édition italienne des années 1970),  abordait déjà de manière spécifique les processus de mythopoièse liés à l’image de l’époque de la culture de masse. Eco y repérait, entre autres, une sorte de transposition moderne de ces personnages — à l’image de l’abbé Suger qui pendant la période médiévale s’appliquait à traduire les concepts religieux en images « pour tous » — et relevait à ce sujet que « les Suger de notre époque, ceux qui créent et diffusent des images mythiques destinées à s’enraciner dans la sensibilité des masses, ce sont les bureaux des grandes industries, les advertising men de Madison Avenue »9.

Il n’y a donc rien de surprenant au fait que, à distance d’un demi-siècle, ces mêmes advertising men de Madison Avenue soient devenus les protagonistes de Mad Men, c’est-à-dire d’une série télévisée qui rend hommage à l’univers des papys de la mythopoièsecontemporaine tout en en profitant pour les interroger. La culture pop de l’après-guerre représente en effet la première strate géologique d’un processus mythopoiétique qui, pour la première fois, tire son origine des médias à l’intérieur desquels il se développe par ailleurs presque entièrement. La genèse historique des médias devient une sorte de matrice génératrice de la mémoire culturelle et c’est d’ailleurs grâce à de semblables formes de culture pop (visuelle, audiovisuelle et sonore, allant des arts visuels au cinéma en passant par la télévision et la musique) que la mémoire culturelle développe un sens réflexif de sa propre temporalité. C’est ainsi qu’on peut expliquer par ailleurs la réitération de motifs tels que celui de la « machine à remonter le temps », comme dans l’épisode de Mad Men cité en exergue, qui voit le publicitaire protagoniste, Don Draper, illustrer aux dirigeants de Kodak la créativité d’une campagne publicitaire portant sur le nouveau projecteur de diapositives à chargeur circulaire, appelé Carrousel, comme cette attraction foraine sur laquelle on monte pour retomber en enfance.

This device… isn’t a spaceship, it’s a time machine. It goes backwards, forwards. It takes us to a place where we ache to go again. It’s not called “The Wheel”. It’s called “The Carousel”. It lets us travel the way a child travels. Around and around and back home again, to a place where we know we are loved.
Mad Men, (saison 1, épisode 13), The Carousel

Le voyage dans le temps est un classique — comme l’attestent entre autres, en littérature, La Machine à explorer le temps de H. G. Welles en 1895 ou, au cinéma, Retour vers le futur de Robert Zemeckis (USA, 1985). Et on assiste actuellement à son retour sur le devant de la scène. Le récent roman de Stephen King 22/11/63 (2013), par exemple, décrit une sorte de « porte du temps » que le personnage franchit pour se retrouver à l’époque de J. F. Kennedy, empêcher son assassinat et modifier de ce fait le cours de l’Histoire. Sous ces prétextes, l’auteur donne au lecteur la possibilité de se soumettre à l’expérience passionnelle et esthétique — d’un point de vue positif et négatif à la fois — d’images, de sons, d’odeurs et de saveurs datant de 1963, avec cependant une sensibilité propre à l’année 2011 : des bières « artisanales » à la pollution des fumées et des décharges, en passant par le design des automobiles et la qualité des relations humaines, le tout s’effectue suivant un processus de comparaison continue et de confrontation. Dans le même genre, quelques années plus tôt, le film Pleasantville (USA, 1998) mettait en scène deux adolescents littéralement projetés à l’intérieur d’une sitcom et qui se retrouvaient en 1958, dans un monde en noir et blanc particulièrement stéréotypé, ordonné et tranquille. Pleasantville imagine un univers fermé dont les routes sont circulaires et dont les frontières sont celles de la ville, exactement comme dans le Truman Show (USA, 1998), réalisé la même année et dans lequel la petite ville de Seahaven est « le monde de Truman », un lieu artificiel où le temps semble s’être arrêté à un certain point d’un passé chronologiquement indéfinissable.

3. Le temps culturel comme stratégie sémiotique

Quand on établit une chronologie, comme quand on définit un contexte temporel, on met en acte implicitement des stratégies de temporalisation : celles qui, en sémiotique, appartiennent aux procédures fondatrices de la narrativité bien qu’on ne leur ait pas dédié l’approfondissement nécessaire qu’elles méritent.

Note de bas de page 10 :

 Cf. à ce proposl’entrée « Localisation spatio-temporelle »in Algirdas J. Greimas et Joseph Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979, p. 188.

En première instance, donc, la temporalisation est connectée à des processus de localisation spatio-temporelle, c’est-à-dire à la possibilité, à l’intérieur d’un texte, de construire un « système de références » qui soit en mesure de « situer temporellement » les actions narratives10, comme le ferait un « navigateur » GPS spatio-temporel. En substance, il s’agit fondamentalement d’habiliter le lecteur à répondre à la question « où sommes-nous et à quelle époque ? »

D’un point de vue énonciatif, nous savons que tout discours tire nécessairement son origine d’une scission temporelle entre l’énonciatif et l’énoncif ; il « doit » y avoir non-concomitance entre un « maintenant » et un « non maintenant », de telle manière que la même adhésion hypothétique totale d’un récit à son propre présent équivaille seulement à une forme purement stratégique d’embrayage. Mais au-delà de la logique sémiotique de base relative à l’énonciation, la question de la localisation présente une articulation plus complexe.

Note de bas de page 11 :

 Ibid., p. 335.

Il est certes établi que la « temporalité » dérive d’un effet de sens du discours11. Mais à travers quelles stratégies et dans quel but est-elle mise en œuvre ? Dans une narration, au-delà des formes temporelles typiquement internes à la diégèse narrative (« Jacques s’est réveillé à sept heures et à huit heures il a pris le bus… »), il existe aussi des formes temporelles externes qu’on peut appeler « le temps de l’Histoire » : un « temps culturel » qui se retrouve dans ces « figures du temps » et dans ces « passions-modèles » qui laissent un dépôt au sein des cultures. Les caractéristiques relatives aux époques particulières véhiculent des caractères et des imaginaires spécifiques qui se révèlent être des instruments de localisation d’un discours de type à la fois temporel et culturel. Définir une localisation à travers les débrayages temporels qui rattachent par exemple une narration au début des années 1960 en Amérique, signifie en activer automatiquement les configurations culturelles. Régler sa montre sur un certain jour d’une certaine année signifie convoquer une cohérence chrono-culturelle encyclopédiquement pré-construite : par exemple, si nous nous trouvons en avril 1962 aux Etats-Unis, il y a toute une série de comportements qui dans un tel contexte sont plausibles et d’autres qui ne le sont pas ; il y a des technologies qui sont disponibles et d’autres qui n’existent pas encore et, de la même manière, il y a des objets, des vêtements, des automobiles, un certain type de musique et des comportements qui sont représentatifs de cette époque et qui lui sont propres. La corrélation quelque peu contraignante qui subsiste entre un monde et sa localisation spatio-temporelle, selon la norme, se révèle être une stratégie d’ancrage et, par conséquent et dans le même temps, son contraire. Vouloir délibérément « non-localiser » implique de rechercher des stratégies de « dés-ancrage » : c’est ce qui advient dans une narration où le temps n’apparaît pas « marqué », où il n’y a pas de traces de débrayages temporels.

Il est possible également de rechercher des formes artificielles d’amalgame entre des éléments provenant de différentes époques, dans le but de créer des états de « temporalité abstraite ». On peut dire notamment que les univers de fiction, dans la littérature, à la télévision et au cinéma montrent depuis quelque temps une prédilection pour l’annulation d’une temporalité linéaire en faveur d’une temporalité réversible et sans direction définie : il suffit de penser à de récentes séries télévisuelles telles que Lost (USA, ABC, 2004-2010) ou Heroes (USA, NBC, 2006-2010), où les allées et venues temporelles constituent un des éléments constitutifs de la structure narrative. Un autre exemple nous est donné par le cinéma de Quentin Tarantino qui, depuis Reservoir Dogs (USA, 1992) jusqu’à Inglorious Basterds (USA, 2009), propose en plus la recherche d’une esthétique rétro transformée en une modalité créative. En se limitant seulement aux choix musicaux, on constate que les morceaux choisis par exemple pour la bande son de Pulp Fiction (USA, 1994) placent la localisation temporelle dans un état de définition suspendue. Le même phénomène se vérifie dans Jackie Brown (USA, 1997) où, tandis que l’intrigue comporte une série de débrayages explicites qui rattachent l’action à l’année 1996, la localisation globale déplace idéalement l’ensemble, vingt années en arrière. Ce déplacement se produit au moyen de marques énonciatives propres à la technique cinématographique — les lumières, le lettering des titres et la photographie renvoient de manière évidente aux années 1970 — et à la musique — dans la bande-son intra- et extra-diégétique les morceaux soul-funky des années 1970 prédominent —, ainsi que par le biais d’un casting composé, entre autres, d’acteurs cultes de films de série B de l’époque. Il s’agit d’une localisation temporelle paradoxale, constituée de « faux indices » qui restituent l’effet de dimension construite, stratégique et auto-réflexive du texte, où l’incongruité entre les éléments de localisation conduit à remonter vers les instances stratégiques énonciatives. Le temps devient l’ingrédient de passions non pas énoncives (échangées diégétiquement à l’intérieur des relations entre les personnages), mais énonciatives : elles concernent en effet la relation contractuelle avec les spectateurs.

Note de bas de page 12 :

 Cf. W. Koh, « Everything old is good again : Myth and nostalgia in Spider-Man », Continuum : Journal of Media & Cultural Studies”, Vol. 23, 5, 2009, pp. 735-747.

Sans aller jusqu’aux excès de l’esthétique tarantinienne, on peut citer d’autres exemples de films, comme le blockbuster Spider Man (USA, 2002), qui affichent ce qui apparaît comme une localisation temporelle au présent tout en se référant incessamment au passé (des coiffures à l’habillement, en passant par les voitures et les instruments technologiques), le tout sans la moindre cohérence chronologique12. C’est un passé mélangé, semblable à un parcours onirique, qui contient les mondes de la bande-dessinée et produit un effet de non-présent en même temps que d’atemporalité suspendue et ludique. Il s’agit donc de jeux implicites entre le texte et le public, qui ont comme objet principal le temps.

4. L’effet de distanciation temporelle dans Mad Men

Note de bas de page 13 :

 Cf. C. Sprengler, « Complicating Camelot : surface realism and deliberate archaism », in Scott F. Stoddart (éd.), Analyzing Mad men : Critical essays on the television series, Jefferson, McFarland, 2011, p. 237.

Le choix de dédier une attention particulière à la série Mad Men est motivé par son attentive reconstruction philologique d’objets, d’accessoires, d’automobiles, de vêtements, de design, d’ameublement et d’habitations appartenant tous à une localisation précise — la ville de New York et les bureaux des publicitaires de Madison Avenue — et surtout à une période bien définie, l’année 1961 (date du début chronologique de la fabula de la série) et celles qui suivent. Cependant, le choix d’un ancrage précis et d’une minutieuse opération de reconstruction, dans Mad Men, ne s’explique pas seulement par un objectif de type philologique — bien que l’élément de réalisme assume apparemment un rôle déterminant dans l’efficacité du texte. La localisation temporelle « années 1960 », reproduite au moyen de critères mimétiques de représentation, est en réalité ici un prétexte visant à proposer une reconstruction explicite accomplie à partir du présent ; c’est le temps-présence qui apparaît comme le vrai garant de l’efficacité de la série. La preuve par le contraire est aisée : la série Pan Am (USA, ABC, 2011-2012) a été quant à elle réalisée selon une logique de pure reconstruction chronologique, totalement postiche, obtenue principalement en disséminant le dispositif visuel d’objets, d’ameublement, de vêtements, de gadgets et de revues typiques de cette période (autrement dit dans l’optique d’un « réalisme de surface »13), avec des résultats toutefois peu efficaces.

Note de bas de page 14 :

 A. Bevan, « Nostalgia for Pre-Digital Media in Mad Men », Television & New Media, XX(X), online 14 août 2012, p. 5.

Au contraire, on peut dire que dans Mad Men les personnages « agissent » dans les années 1960 mais pensent en 2010, ou du moins pour un public de l’année 2010, et on y retrouve l’effort de pénétrer à l’intérieur de la psychologie des personnages, en s’éloignant d’autant des stéréotypes télévisuels. Il s’agit donc d’une sorte de distanciation temporelle implicite contenue dans le texte et dont les narrataires sont conscients en même temps que complices. En outre, Mad Men fait amplement usage des archéo-technologies, telles que la caméra 8 mm, le projecteur circulaire pour diapositives cité précédemment et le Polaroid. Une telle solution génère un effet immédiat d’ancrage dans le passé, dû à l’exhibition d’appareils aussi désuets que présents dans la mémoire culturelle, et met, de plus, en place une sorte de « regard interne » au texte. Ces mêmes appareils de tournage typiquement de type home movie sont par ailleurs employés pour réaliser des fragments de « textes dans le texte ». Ainsi, à certains moments, nous avons l’impression de regarder à travers les yeux de Don Draper qui, à son tour, observe sa famille et le monde qui l’entoure. Ce phénomène se produit, comme nous l’avons dit, au moment où il montre des diapositives familiales (saison 1, épisode 13), mais se manifeste encore quand il effectue des tournages en 8 mm au cours d’une fête organisée pour sa fille (saison 1, épisode 3). Ces séquences nous sont montrées du point de vue oculaire de l’opérateur : elles sont réduites au cadre de l’objectif, présentent l’aspect grêlé du vieux celluloïd, et sont soulignées seulement par la musique des Noces de Figaro, sans autre effet sonore ambiant si ce n’est le classique bruit de fond du projecteur cinématographique mécanique auquel la musique de Mozart se superpose. Comme observe Bevan (2012, p. 5), Mad Men « examine le passé, le présent et le futur simultanément. L’home movie, employé comme trope narratif à l’intérieur du cinéma et de la télévision, favorise la perception simultanée de temporalités multiples »14.

Le présent de 1962 est photographié et filmé pour devenir « fragment des années 1960 », revisité par le présent de 2007. Dans Mad Men est en effet mise en œuvre une stratégie continue de comparaison temporelle entre l’époque d’hier et celle d’aujourd’hui. Cette stratégie construit sans relâche des passerelles avec des thèmes et des situations qui ou bien génèrent une assonance avec l’actualité ou bien créent au contraire un effet de total contraste. Au cours de la série, émergent des thèmes sociaux relatifs à certains comportements sexuels, à la condition féminine, à l’homosexualité, au racisme, à l’habitude de fumer. Ces thèmes qui dans notre contemporanéité sont au centre du débat social, étaient en revanche, à l’époque des années 1960, en Europe comme en Amérique, tabous ou simplement absents du débat public. Dans les représentations issues des médias de l’époque, à la télévision comme au cinéma, de semblables modalités de comportement, de styles de vie et de praxis quotidiennes étaient édulcorées et recouvertes d’un voile d’omission. Dans Mad Men, elles affleurent dans leur réalité crue. La simple suppression des clichés typiques des représentations médiatiques de l’époque suffit à créer cet effet de distanciation. Il s’agit des « nouvelles » années 1960, inédites parce que relues à travers les années 2000, et donc pétries des sensibilités et des esthésies contemporaines.

Derrière le voile doré de l’âge d’or américain, modèle de bonheur pour les générations suivantes, on devine les contradictions, les excès, les mesquineries, et on assiste à de petites scènes familiales stéréotypées qui n’ont rien d’exaltant. La société décrite dans Mad Men est une société dominée par les valeurs d’entreprise, hiérarchique, raciste, sexiste, avec un penchant pour l’alcool, mais, surtout, c’est une société qui dresse le portrait de personnages malheureux.

D’autre part, comme nous l’avons déjà dit, à travers des opérations discursives de localisation temporelle dans une époque définie, on construit implicitement une bifurcation temporelle énonciative : on construit le passé selon des stratégies méticuleuses, mais toujours à partir d’un présent. En affrontant des thèmes actuellement controversés, en emphatisant ces derniers dans une représentation du passé envisagé comme un terrain de fouilles archéologiques, on réalise de ce fait un laboratoire pour le contemporain. Ainsi, en montrant des comportements qui aux yeux de l’actualité peuvent apparaitre comme déviants au point, parfois, de ne plus être représentables si ce n’est en tant qu’habitudes « historiques » (le fait de fumer par exemple), on révèle certes les tabous d’hier, mais aussi ceux d’aujourd’hui.

5. Réécritures audiovisuelles et praxis énonciatives

Note de bas de page 15 :

 Cf. C. Sprengler, op. cit., p. 238.

Etant donné qu’il s’agit d’un texte audiovisuel, il est sensé de se demander si, pour obtenir l’effet rétro, Mad Men a été réalisé sur le modèle des séries télévisées de l’époque. La réponse, en regardant par exemple la série Peyton Place (USA, ABC, 1964-1969), est principalement négative : le langage de Peyton Place, si on le compare à celui de Mad Men, est archaïque, avec des premiers plans qui durent une éternité, des dialogues interminables aux allures pseudo-théâtrales, et presque aucune aptitude à décrire le contexte environnemental d’un point de vue visuel et encore moins sonore. La distance entre télévision et cinéma à l’époque était abyssale et en effet les points de contact avec Mad Men sont plutôt à rechercher dans des films15 analogues de par le genre, comme ceux de Douglas Sirk, ou comme La Garçonnière (The Apartment, USA, 1960) de Billy Wilder, qui se déroule dans un contexte analogue et qui, de plus, est cité dans la série. L’acte de reconstruction d’un passé comporte nécessairement une double vision en perspective : il s’agit d’observer les représentations contemporaines de cette période, et puis les représentations de cette même période réalisées ultérieurement. En d’autres termes, on analysera tant le « présent » pour la manière dont il affleure dans un texte de 1961, que les modalités selon lesquelles « l’année 1961 » a été figée dans les textes chronologiquement successifs. Matthew Weiner, le concepteur de Mad Men, cite comme source d’inspiration la lumière de tableaux d’Edward Hopper tels que Nighthawks at the Diner (1942) — donc une localisation temporelle antérieure — mais il cite aussi les atmosphères de Blue Velvet de David Lynch (USA, 1986) et donc une localisation temporelle postérieure, bien que le film de Lynch soit imprégné d’une culture pop très inspirée des années 1950 et 1960.

Note de bas de page 16 :

 C. Sprengler, op. cit., p. 241.

La localisation temporelle se produit en fait à travers des marques qui ne sont pas nécessairement « authentiques », c’est-à-dire non seulement à travers des stratégies fidèles de définition temporelle (on dirait en anglais doing period), mais aussi à travers des processus que nous pourrions définir de not-setting, via le rendu de formes composites de localisations temporelles. De la même manière, la vision explicite des événements historiques « réels » crée un dépaysement ultérieur et une différenciation par rapport aux séries de l’époque : la mort de Marilyn Monroe, qui est évoquée dans plus d’un épisode de Mad Men, en est un exemple. D’autres cas dans l’histoire du cinéma et de la télévision peuvent être cités en référence aux stratégies de not-setting, par exemple, encore une fois, dans les réalisations de David Lynch : sera-t-il jamais possible de définir de manière cohérente la « période chronologique » durant laquelle se déroule l’intrigue de Twin Peaks (USA, ABC, 1990-1991), ou ceux de Wild At Heart (USA, 1990) et Blue Velvet (USA, 1986) déjà cité précédemment ? Le passé est en réalité reconstruit à travers des séries de médiations de présents successifs16, souvent avec l’intention délibérée de réaliser des localisations temporelles indéfinies ou du moins paradoxales.

Note de bas de page 17 :

 Cf. Denis Bertrand, « L’impersonnel de l’énonciation. Praxis énonciative : conversion, convocation, usage », Protée, 21, 1, 1993.

La reconstruction du passé, comme n’importe quelle opération explicite de localisation temporelle, passe en outre à travers une inévitable convocation de praxis énonciatives filmiques et télévisuelles. Il s’agit en fait d’opérations qui visent à « évoquer » une « saveur » années 1960 en convoquant des « formes discursives figées » dans la mémoire audiovisuelle et réinsérées dans une configuration discursive contemporaine. Il s’agit d’actes singuliers de mises en discours tellement récurrents dans les usages collectifs qu’ils perdent leur caractère d’unicité pour devenir des « modalités d’énoncer » impersonnelles17. A titre d’exemple, on peut citer divers travaux du cinéaste Todd Haynes, spécialisé justement dans les opérations de re-construction et de dé-construction du passé, comme il l’a fait dans Velvet Goldmine (UKUSA, 1998), I’m not there (USA, 2007) et Mildred Pierce (USA, HBO, 2011).

Note de bas de page 18 :

 Cf., entre autres, S. Willis, « The Politics of Disappointment : Todd Haynes Rewrites Douglas Sirk », Camera Obscura, 2003, 18, 3, et N. Richardson, « Poison in the Sirkian System : The Political Agenda of Todd Haynes’s Far From Heaven », Scope, 2006, 6.

Note de bas de page 19 :

 L’opération de relecture passe à travers un autre intertexte élaboré lui aussi à partir du film de Sirk : Angst essen Seele auf (Allemagne, 1974) de R. W. Fassbinder. Fassbinder s’était largement inspiré de Sirk mais à la place du jardinier avait choisi un immigré turc en Allemagne.

Un cas particulier est celui du film Loin du paradis (Far From Heaven, USA, 2002). On y constate de manière évidente la référence à la cinématographie de Douglas Sirk prise comme modèle, et en particulier au film Tout ce que le ciel permet (All That Heaven Allows, USA, 1955), dont Haynes s’inspire en reconstruisant le cadre d’une riche bourgade de l’Amérique d’Eisenhower. A partir de la comparaison des deux incipits, on comprend qu’on se trouve face à une forme implicite de remake (Dusi, Spaziante, 2006) qui, à certains moments, tend vers l’imitation pure et simple : dans les deux films, nous voyons au début le mouvement de la dolly qui part d’une perspective aérienne, au milieu de feuilles d’arbre couleur rouille, pour ensuite cadrer l’horloge de la mairie, et suivre enfin les mouvements d’une automobile familiale de couleur bleue. Au fil de la vision, on découvre qu’en réalité le film de Haynes, dans son ensemble, comme il est attesté d’ailleurs dans de nombreux ouvrages18, se révèle être une opération de ré-écriture culturelle de ce milieu et de cette époque. Le texte original de Douglas Sirk remplit presque la fonction d’un texte théâtral classique qui serait réadapté au goût du jour. En ce sens, l’opération Sirk-Haynes peut être considérée comme une sorte de matrice artistique recherchée, qui sert de modèle pour des opérations mainstream telles que Mad Men, pensées pour un public télévisuel, même si d’un goût exigeant. A première vue, le film de Sirk et celui de Haynes présentent le même thème : ils racontent tout deux le conflit entre les valeurs personnelles d’une femme amoureuse et les pressions exercées par les valeurs sociales dominantes. Dans le cas de All That Heaven Allows, il s’agit d’une femme mûre (Jane Wyman), veuve mais attirante, qui refuse les attentions d’un prétendant vieillissant appartenant à la même classe sociale et sexuellement impuissant, mais tombe amoureuse du jeune jardinier (Rock Hudson). Dans Far From Heaven, Haynes fait le choix d’introduire, en plus de la relation de la femme (Julianne Moore) avec le jardinier, à la fois le thème racial19 et celui de l’homosexualité du mari (Dennis Quaid). Le traitement des passions de la part de Haynes est mis en œuvre via un autre procédé comparatif qui est l’usage semi-symbolique des couleurs, presque en clé « expressionniste » : si la répression et la solitude correspondent à une certaine configuration chromatique rouge-vert, la joie et la liberté sont sous le signe du marron, du jaune et de l’ocre.

Note de bas de page 20 :

 Cf. S. Willis, art. cit., p. 134.

Note de bas de page 21 :

 Patricia White, Uninvited : Classical Hollywood Cinema and Lesbian Representability, Bloomington, Indiana University Press, 1999, p. 196

Note de bas de page 22 :

 « Cultural texts “outside” the subject partecipate in this structuring, and each new textual encounter is shaped by what’s already “inside” the viewer. I call this kind of film reception, which is transformed by unconscious and conscious past viewing experience, retrospectatorship. (…)“Retrospectatorship” also recalls the viewing practice attached to film retrospectives, through which texts of the past, reordered and contextualized, are experienced anew in a different filmgoing culture. Classical Hollywood cinema belongs to the past but is experienced in a present that affords us new ways of seeing. Although its modes of production and reception have been historically superseded, it preserves a structuring role culturally and frequently marks individuals and subcultures with its texts and characteristic modes of consumption ». Patricia White, op. cit., pp. 196-197.

Note de bas de page 23 :

 Cf. Willis, art. cit., p. 137.

Far From Heaven représente, en outre, une relecture des années 1950 à travers le prisme de la théorie féministe qui caractérise le cinéma des années 1980 et 1990 et qui s’amuse à démonter les représentations figées dans la « popular memory »20. A ce sujet, approfondissant des questions relatives au rapport entre le spectateur et l’attribution du signifié, empruntées à la sémiotique et puis mises en discussion par des théories post-structuralistes, Patricia White propose la notion de retrospectatorship, fondée sur une approche ethnographique orientée spécifiquement vers les milieux gay et lesbien et qui tente de configurer « des spectateurs ‘‘réels’’ dans des contextes culturels définis »21. Avec le terme de « rétro-spectateur »,l’auteur définit plus précisément une forme de « réception filmique » qui correspondrait au produit de la négociation entre des expériences subjectives et une textualité objective, mais qui ferait allusion aussi à la pratique de la vision quand on regarde des textes filmiques provenant du passé et liés aux sous-cultures et aux modalités de consommation propres à une époque antérieure à la nôtre22. Cette vision au présent de films du passé s’accomplit à travers de nouveaux critères et de nouvelles contextualisations et donne vie à de nouveaux détonateurs culturels filmiques23.

Note de bas de page 24 :

 Cf. N. Richardson, art. cit.

Enfin, les situations sociales qui, dans All That Heaven Allows, selon les conventions de l’époque, se posaient aux limites de l’acceptable, dans Far From Heaven sont amplifiées et explicitées, sur différents plans et à travers différents registres de langage audiovisuel. De la bande-son musicale jusqu’à l’utilisation de la couleur, au montage et à la définition du point de vue du tournage, Far From Heaven se réfère continuellement au texte-matrice et, en même temps, opère un déplacement de sens parallèle24. Les exemples de Far From Heaven et de Mad Men, mais aussi d’autres cas qui sous certains aspects pourraient leur être assimilés, comme le film de Lone Scherfig An Education (UK, 2009) ou encore Revolutionary Road de Sam Mendes (USA, 2008), se présentent comme autant de cas d’une « réécriture médiatique » réalisée à travers des catégories critiques et un point de vue ancré dans le présent sur un passé qui nous est parvenu par l’entremise de la popular memory ou par la manière dont il avait été figé dans la mémoire médiatique.

6. Quelle nostalgie ?

Note de bas de page 25 :

 A.J. Greimas, « De la nostalgie. Etude de sémantique lexicale », Annexes des Cahiers de linguistique hispanique médiévale, 1988, vol. 7.

Face aux différents cas examinés, les critiques ont souvent évoqué une tendance culturelle et médiatique empreinte de « nostalgie ». Ceci est en partie vrai, mais il est important de bien comprendre ce qu’on entend par nostalgie, car il serait réducteur de ne prendre en considération que le regret du passé. Si nous lisons l’étude consacrée par Greimas à la nostalgie25, nous y trouvons en premier lieu la définition d’un « regret du  lieu où l’on a longtemps vécu » (p. 343), mais aussi de regret d’« une chose révolue » (p. 344) dans un présent définitivement accompli : celui, en fait, de « ce qu’on n’a pas connu » (ibid.). Cette seconde hypothèse évoque un « vécu imaginaire » (p. 347), une projection vers une construction mythique, cela même dont se composent en partie les représentations des médias. Greimas parle en outre d’une tentative de compensation du manque à travers quelque chose qui serait potentiellement en mesure de provoquer une attente euphorique. Parmi les caractéristiques de la nostalgie émerge donc le « regret mélancolique » de ce qui a été, ou de ce qui n’est pas encore — ce qui renvoie à une réalité complexe et ambivalente composée de dysphorie et euphorie (p. 347). Par ailleurs Greimas, citant Saint-Exupéry, affirme que « la nostalgie est le désir d’on ne sait pas quoi », configurant ainsi un sujet du vouloir doté d’une « certaine liberté dans le choix des valeurs dont il nourrira son imaginaire » (p. 348). Le sujet nostalgique se projette vers un ailleurs : acte de débrayage convoqué dans le but de générer une isotopie imaginaire. Un tel sujet auto-définit de manière solipsiste les composantes du monde vers lequel il tend.

Qu’il s’agisse d’une tension vers un passé disparu, ou qui n’a jamais existé, qu’il s’agisse du désir d’un futur trop lointain mais déjà imaginé, ces formes passionnelles démontrent que la nostalgie est une passion contemplative. Elle postule un sujet qui est en réalité toujours un méta-sujet, un sujet qui se pose toujours « à l’extérieur », et dans une position temporelle qui est en même temps à l’intérieur et à l’extérieur. Ce sujet qui se rappelle (ou imagine) un passé, ou qui opère des projections vers ce qu’il n’a jamais connu, se présente dans tous les cas comme quelqu’un qui pose une distance entre lui-même et le système qu’il observe.

Les relectures du passé à travers le présent ne sont peut-être rien d’autre que cela : des formes d’observation d’un monde — par exemple, l’Amérique des années 1960 — reconstruit à travers le regard des médias qui s’est développé au fil du temps. Ces reconstructions fabriquent en même temps un monde qui est à la fois d’hier et d’aujourd’hui, tendre et inquiétant, innocent et pervers. Il s’agit d’une construction de laboratoire à l’intérieur de laquelle les relations humaines sont observées, étudiées, imaginées, mises en pratique à travers des textes, et où ces mêmes textes génèrent une valeur qui est à la fois critique et efficace. Don Draper représente un stéréotype et en même temps un héros, un modèle négatif et un personnage, un compagnon de jeu (comme le sont la plupart des personnages de séries télévisées) et une entité imaginaire. Cette polyvalence permet une « adhésion » suffisante ainsi qu’une prise de distance qui varie selon la nécessité. Nous assistons à une tentative d’identification qui est une entreprise de travestissement mais aussi, en même temps, une réflexion sur le social, qui, éventuellement, comme dans le film We Want Sex (UK, 2010) — sur les premières grèves d’ouvrières dans les usines anglaises en 1968 —, peut presque prendre une orientation éducative.

Note de bas de page 26 :

 V. Jankélévitch, L’irréversible et la nostalgie, Paris, Flammarion, 1974, p. 281.

En guise de conclusion, nous nous limiterons à rappeler ce que Vladimir Jankélévitch affirmait en 1974 dans L’irréversible et la nostalgie : « le nostalgique est en même temps ici et là-bas, ni ici ni là, présent et absent,  deux fois présent, deux fois absent »26.

Traduction par Amandine Mélan