Vivre à l’aéroport. Traductions intratextuelles dans The Terminal

Gianfranco Marrone

Université de Palerme

https://doi.org/10.25965/as.5190

Index

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Mots-clés : bricolage, marque, resémantisation, texte, traduction

Auteurs cités : Marc AUGÉ, Michel de CERTEAU, Umberto Eco, Paolo FABBRI, Algirdas J. GREIMAS, Manar HAMMAD, Eric LANDOWSKI, Isabella PEZZINI

Plan

Texte intégral

Dans cette position il resta la nuit entière, qu’il passa en partie dans un demi-sommeil d’où la faim le tirait régulièrement, et en partie à agiter des soucis et des espoirs vagues, mais qui l’amenaient tous à conclure qu’il lui fallait provisoirement se tenir tranquille et, par sa patience et son extrême sollicitude, rendre supportables à sa famille les désagréments qu’il se voyait décidément contraint de lui faire subir dans son état actuel.
Kafka, La Métamorphose

1.  Expériences de pensée

Le film The Terminal (2004) est une amusante comédie qui exalte la magie d’une signature capable de transformer en succès, donc en enthousiasme et en argent, tout ce sur quoi elle s’inscrit.  Steven Spielberg n’est pas seulement un metteur en scène hollywoodien très aimé du grand public et respecté par la critique internationale.  Il est aussi une véritable marque, une marque renommée, un sujet énonçant dont émane un flux discursif tous azimuts qui diffuse autour de lui un système de valeurs et de croyances, des affects et des concepts, des corps et des choses.  La marque Spielberg surdétermine, on le verra, une histoire de frontières et de marginalités, de triomphes et de malheurs, une histoire faite de longues attentes et de patience.  Ce que raconte cette marque, ce sont en l’occurrence les aventures complexes d’une grande machine – un gigantesque aéroport – qui par hasard se bloque.  Du coup apparaissent au grand jour mille petites astuces constitutives d’autant de micro-histoires qui déclenchent elles-mêmes autant de programmes euphoriques de consommation, à leur tour producteurs de choses et de lieux, le tout mettant a nu les régularités formelles et sémantiques, les effets pragmatiques, les dérives passionnelles de cette grande machine.

Note de bas de page 1 :

 Pour une réinterprétation sémiotique du Gedankenexperiment proposé par T. Kuhn (1977), cf. P. Fabbri 2000.

Note de bas de page 2 :

 Pour une interprétation sémiotique de ce texte, cf. I. Pezzini ,1998.

Note de bas de page 3 :

 Au sujet d’une théorie sémiotique de cette relation entre corps, espace et sujet, fondée sur une autre expérience de pensée (celle d’Orange mécanique), cf. G. Marrone, 2007.

Pourtant, ou peut-être pour cela même, The Terminal, comme la plupart des grandes œuvres, que ce soit en art ou dans la littérature, est aussi une sorte de Gedankenexperiment, une expérience de pensée qui, à la façon des chercheurs scientifiques, invente stratégiquement un univers imaginaire en vue de vérifier des hypothèses générales sur la société et sur le monde1. Soit la Métamorphose de Franz Kafka.  Voilà un texte qui pose une question tout à fait bizarre : que se passe-t-il quandun homme se réveille, un beau matin, transformé en cafard ?  A partir de là s’enchaînent une série de conséquences nécessaires relevant des lois ordinaires de la socialité ou des automatismes somatiques propres aux acteurs en jeu2.  Un sujet humain se découvre tout à coup et de façon tout à fait inattendue habiter à l’intérieur du corps d’un animal qui, lui-même, habite un espace spécifiquement humain – un petit appartement dans une ville européenne anonyme – en interaction avec la famille qui y habite aussi.  Sujet, corps et espace, tous trois vont être victimes de cette première métamorphose, de cette surprenante intrication de poupées russes dont bientôt résulteront de nouvelles métamorphoses.  Il s’agit là d’une excellente expérience de pensée.  Si on la lit avec un regard sémiotique, on y voit se construire une hypothèse inédite susceptible de mettre en lumière les mécanismes sémiotiques grâce auxquels sujets et espaces se constituent (et se reconstituent) réciproquement en fonction des corps contenus et contenant.  Pour le dire autrement, on y voit comment corps et espaces s’influencent réciproquement en fonction des sujets qui les habitent et des valeurs humaines et sociales dont ces sujets sont les porteurs plus ou moins actifs3.

Quelque chose de très similaire se passe dans The Terminal.  On n’y découvre certes pas un sujet qui, tout en restant dans son propre espace, se trouverait enfermé dans un corps autre que le sien mais un sujet qui, en conservant son propre corps, va se trouver enfermé dans un espace qui n’est pas le sien.  Cette métamorphose originaire, due à un accident de nature bureaucratique, à une « erreur de système » (selon le mot de Dixon, l’Anti-sujet du récit), entraîne toute une série d’autres métamorphoses : celle du sujet qui vit cette aventure, celle de son corps (qui sera exploré jusqu’à son intimité la plus profonde), et celle de l’espace qui les emprisonne tous les deux.  Mais aussi métamorphose des autres acteurs qui entreront en relation avec ce sujet, ce corps et cet espace, qu’il s’agisse d’acteurs humains (telle la femme qui vivra une petite histoire d’amour avec le héros) ou non humains (écrans, caméras, escalators, vitres, lumières), investis eux aussi de fonctions sociales et des potentialités narratives correspondantes.

Note de bas de page 4 :

 Sur les non lieux cf. M. Augé, 1991 ; sur les architectures de contrôle présentes dans les aéroports modernes, cf. P. Virilio, 1984, qui souligne aussi la différence politique fondamentale qui sépare la zone des arrivées et celle des départs.

Note de bas de page 5 :

 Cf. M. Foucault, « Des espaces autres », Architecture Mouvement Continuité, 5, 1984.

The Terminal construit ainsi une véritable théorie socio-sémiotique des machines aéroportuaires d’aujourd’hui.  Ce film montre la présupposition réciproque (et donc la réversibilité) qui lie, relativement à un non-lieu par excellence, le « JFK » de « NYC » – l’aéroport John Fitzgerald Kennedy de New York –, le plan de l’expression (où les formes architecturales sont des dispositifs de contrôle) et le plan du contenu (où différentes formes de vie trouvent leur place et un sens)4.  Il s’agit, cela va sans dire,  d’une théorie fort respectable, d’autant plus qu’elle est formulée avec des moyens autres que ceux de la philosophie ou de la sociologie : avec les moyens textuels d’une architecture spécifique, d’une part, et d’autre part avec ceux d’un dispositif filmique, les uns et les autres assortis de contraintes économiques et culturelles, d’astuces expressives et sémantiques, et surtout d’une ironie voilée mais constante qui met en dérision toutes les hypothèses apocalyptiques concernant les formes du contrôle dans ce qu’on a appelé les « hétérotopies » de notre temps5.

2.  Une grande bulle narrative

Note de bas de page 6 :

 La légende (reprise et augmentée sur internet) raconte qu’à l’aéroport de Roissy a vécu pendant plusieurs années un Iranien expulsé de son pays en 1975, sur lequel Philippe Lioret avait déjà réalisé le film Tombés du ciel (1993), avec Jean Rochefort comme principal protagoniste.  En quelque sorte, The Terminal est donc un remake.  Sur la « vie » en aéroport (cette fois Heathrow), cf. aussi le livre de Ph. De Botton (2010).

L’histoire est connue.  Elle se fonde, dit-on, sur un incident qui se serait réellement produit dans un autre méga-aéroport, le « CdG » de Paris6.  Un certain Viktor Navorski, venu de Krakhozie, pays imaginaire de l’Europe de l’Est, arrive comme touriste au JFK pour visiter New York.  A la fin du film, nous apprendrons qu’il avait reçu un mandat très précis de son Destinateur de père, qui aimait la musique de jazz américaine d’antan.  Il devait rencontrer le vieux saxophoniste Benny Goldson et obtenir sa signature, laquelle était ensuite destinée à en rejoindre beaucoup d’autres, similaires, dans une vieille boîte de cacahuètes – sorte d’écrin très précieux, objet de valeur capital pour le père désormais décédé.  Bref, Viktor veut continuer la collection commencée par son père, geste en même temps un peu stupide et très important puisqu’il s’agit de poursuivre une tradition à la fois personnelle et collective, idiosyncrétique et familiale.  Ce programme narratif très simple dans sa structure mais difficile à réaliser devient, au fil de l’histoire énoncée par le film, un véritable destin.  Il sera même comparé à celui de Napoléon !  Cependant, personne, ni à l’aéroport (dans l’énoncé) ni dans la salle de cinéma (espace de l’énonciation), ne connaît ce programme car il ne sera dévoilé qu’à l’occasion de la typique déclaration d’amour qui s’impose à la fin de tout film hollywoodien à succès.

Note de bas de page 7 :

 Cf. I. Pezzini, éd. 2001.

Viktor finira par obtenir la signature de Benny, la rangera dans sa boîte et retournera chez lui.  Programme réalisé.  Mais le film parle aussi d’autre chose.  Il raconte un apprentissage, celui des signes, des coutumes, des rituels et des valeurs des Etats-Unis.  Moyennant un classique rite de passage,le héros va découvrir le sens profond de l’Amérique, société de consommation qui passe son temps à jouer avec les marques, melting pot d’ethnies et de races, de langues et de cultures, société dominée par la bureaucratie, par la peur des étrangers, des autres – eux qui, en débarquant sur ce territoire, se voient toujours plus minutieusement examinés, contrôlés avant d’être finalement, si tout se passe bien, acceptés.  Cette Amérique que tout le monde connaît mais qui n’est pas décrite dans les guides, elle est ici tout à fait présente, in nuce, avec la densité typique des formes brèves7, dans l’articulation de l’espace de l’aéroport où Viktor se trouve reclus – et les spectateurs avec lui – pendant presque toute la durée du film.

Note de bas de page 8 :

 Sur cette typologies des voyageurs, cf. E. Landowski, 1997.

Ce qui rend possible cet étrange processus d’apprentissage de la part d’un voyageur qui, à bien y regarder, n’est ni touriste ni homme d’affaires, ni ethnographe ni esthète8, c’est justement l’expérience de pensée dont procède l’idée même du film.  En arrivant à JFK, Viktor apprend que pendant qu’il volait entre la Krakhozie et les Etats-Unis le gouvernement de son pays a été renversé par un soulèvement.  Du coup, son passeport n’est plus valide.  Il ne peut donc ni entrer à New York ni retourner chez lui.  Il est tout à coup devenu un « indésirable », un sans papier privé de tout pouvoir faire.  Bref, le voilà pris dans l’enceinte de ce terminal, sorte de bulle narrative, zone frontière pour lui sans entrée ni sortie, ou mieux, territoire dont toutes les entrées et les sorties lui sont barrées.  Ce non-lieu que constitue, du point de vue diplomatique, un aéroport va dès lors se révéler, pour Viktor, exactement le contraire : un véritable lieu – historique, identitaire, relationnel (selon la définition de M. Augé) – où toutes les aventures sont possibles, où toutes les transformations narratives sont envisageables.  On a bien là un Gedankenexperiment à la Kafka : presque tout le film raconte ce qu’il arrive à un homme qui, pour une raison fortuite, se trouve bloqué dans un espace qui n’est pas le sien, un espace « non propre » qui pourtant n’est pas non plus un espace « autre ».  Qu’arrive-t-il à quelqu’un qui devient étranger dans un espace à la fois très vide du point de vue de sa culture d’origine, et très plein de gens et de choses, de signes et de rituels quant à ce qui est de la langue et de la culture qu’il devra progressivement apprendre ?  Tout cela sans aucune aide humaine ou matérielle, sans amis, sans argent, sans aucun code auquel faire confiance. Et surtout sans aucune idée du temps que cela pourra durer.

Après un moment de découragement, Viktor, dernière version en date du fool shakespearien (qui grâce à sa bêtise montre le roi nu), saura réagir à cette situation négative avec une certaine obstination.  Ses difficultés avec la langue anglaise l’ont empêché de bien comprendre les raisons de sa bizarre condition, mais sur les écrans distribués un peu partout dans l’aéroport il peut regarder les images relatives à ce qui se passe dans sa Krakhozie en révolution.  Il pleure, erre sans but dans tous les coins de cet espace clos, y compris les plus secrets, perd son argent et la carte téléphonique qu’il a reçue de la Sûreté, et il a faim.  Pourtant, peu à peu, il trouve une façon de survivre, et même une certaine aisance.  En parfait bricoleur, il sait adapter à ses besoins les matériaux – « pré-contraints », aurait dit Lévi-Strauss (1962) – qu’il trouve à sa disposition.  Il se construit un abri, se procure de quoi manger, trouve moyen d’apprendre l’anglais, se lie d’amitié avec des gens qui travaillent sur les lieux, courtise une hôtesse de passage, et en fin de compte trouve un travail.  Il est capable aussi d’affronter le cynisme de Dixon, son principal antagoniste, dont il rejette les maladroites tentatives pour le faire entrer à New York  « à l’anglaise » : ses manœuvres auraient fait de lui un énième sans papier, un étranger qui admire de loin les splendeurs d’une ville et d’un pays qui ne seront jamais les siens.  Et juste au moment où la confrontation avec Dixon devient le plus féroce, alors qu’il est devenu un petit héros aux yeux du personnel de l’aéroport, la révolution en Krakhozie se termine et tout rentre dans l’ordre.  Il acquiert la signature du jazzman et retourne chez lui.

3.  Explorations

Analyser ce film, c’est poser toute une série de questions, de nature fort diverse.

3.1.  De la comédie au conte de fées

La première question est celle du genre discursif dans lequel le texte s’inscrit, du cadre interprétatif à partir duquel on peut lire cette histoire en en distribuant les éléments, en les mettant en relation les uns avec les autres de façon à en dégager la signification.  Il s’agit, répétons-le, d’une comédie et non pas d’un drame comme on pourrait l’imaginer à partir des péripéties qu’on vient de décrire.  Car tous les faits racontés, si tristes soient-ils, sont pour ainsi dire filtrés par le ton constamment ironique de l’énonciateur ; pour la même raison, tous les personnages, si perfides soient-ils, suscitent le regard bienveillant du spectateur.  En renversant un monde possible (une zone de transit) en son contraire (un lieu de séjour), le dispositif comique qui sustente toute cette histoire révèle l’extrême fragilité du système, de ses règles, de ses interdits, de ses peurs, et de l’idéologie qui les soutient.  Mais le genre hypercodifié de la comédie perd progressivement sa consistance et sa cohérence pour en laisser émerger un autre, celui du conte de fées, réinventé à partir de l’imaginaire hollywoodien, de ses appareils de production et de son public au plus haut point compétent.  Derrière Spielberg, voilà Frank Capra.  Un conte de fées, donc, mais assez peu proppien.

Le mouvement syntagmatique qui conduit du Manque initial aux Noces sert en effet ici surtout à hyperboliser le moment final, précisément celui des Noces, moyennant une sorte de gigantesque Epreuve Glorifiante où le héros se voit sanctionné positivement alors qu’il n’a rien fait d’extraordinaire – tout cela en oubliant le moment, bien plus fondamental, des Epreuves Qualifiantes.  Cette histoire presque disneyenne, signée par le producteur Dreamworks, emboîte ainsi le mode du fantastique, sinon de l’onirique, celui d’une euphorie collective aussi dépourvue de sens qu’intense dans ses manifestations extérieures : cris de joie, danses effrénées, fleuves de bière, cortèges d’admirateurs enthousiastes qui accompagnent le héros vers sa Frontière à franchir.  En termes plus techniques, on peut dire que de l’axiologie de départ, qui, sur le mode de la comédie, opposait le /ne pas pouvoir sortir/ au /vouloir sortir/ (et donc la Contrainte à la Liberté), on passe, avec le conte de fées, à une axiologie très différente, en même temps profonde et inconsistante : celle de l’opposition entre Réalité et Fantaisie, Vie et Rêve.

3.2.  Une série de marques

Note de bas de page 9 :

 U. Eco, 1985.

Ce glissement entre genres trouve son origine dans la signature – la marque – du metteur en scène et de la maison de production qui le soutient.  D’où le passage de la question du genre à une autre, plus délicate et trop souvent oubliée par les études sémiotiques consacrées aux médias.  Il s’agit du problème de l’encyclopédie de référence qu’utilise une œuvre comme celle de Spielberg – Eco l’a déjà relevé9 – pour construire sa signification interne.  Il est évident en effet que ce qu’on trouve, ou retrouve dans ce film, ce n’est pas tant le style que la signature d’un metteur en scène qui, moyennant tout un jeu de citations, convoque plusieurs de ses autres films.  Dans le cortège final qui accompagne le héros vers son but on peut par exemple reconnaître le cortège final de E.T. ; et plus généralement, l’atmosphère claustrophobique de l’aéroport fait penser à Schindler’s List.

Note de bas de page 10 :

 On a là un exemple parfait d’intégration de données dites contextuelles dans le texte.  Autrement dit, c’est l’analyse même qui doit élargir les bornes du texte institutionnellement donné pour y inclure des éléments qui, à première vue, n’en font pas partie, mais qui n’en viennent pas moins le compléter.  Voilà qui démontre que le texte n'est pas un objet mais un regard, lié aux objectifs du projet stratégique de sa description.  Cf. G. Marrone, 2008 et 2010.

Mais la marque n’est pas seulement celle du metteur en scène.  C’est aussi celle des comédiens, surtout du protagoniste, Tom Hanks, déjà  principal comédien dans plusieurs films précédents de Spielberg.  Viktor Navorski est une nouvelle version de Forrest Gump, sorte de fool comme on l’a remarqué.  Il n’est plus bloqué, cette fois, dans une île déserte, comme dans Cast away, mais dans quelque chose de très similaire : l’aéroport de notre The Terminal.  Pour qui cherche à reconstruire les articulations du sens de ce texte-ci, ces citations ont un poids qui n’est pas fortuit.  Aussi faudrait-il introduire, à côté du rôle thématique du personnage prévu par Greimas il y a longtemps (ensemble des virtualités sémantiques d’un acteur qui se déroulent tout au long la narration), le rôle médiatique du comédien qui le représente, c’est-à-dire un paquet d’autres virtualités narratives à la disposition de l’énonciateur, qui relèvent de l’encyclopédie des médias en général et du cinéma en particulier et peuvent contribuer à construire la physionomie de l’acteur à l’intérieur de la narration.  Viktor n’est pas seulement un pseudo touriste, un étranger en provenance de l’Europe de l’Est qui vient chercher à NYCity les traces des derniers témoins de la musique de jazz.  Il est aussi un Forrest Gump, un Robinson bloqué à JFK. Et c’est cela, à vrai dire, l’idée créatrice du film et de l’expérience de pensée à laquelle il invite le public10.

4.  Inventions textuelles

Note de bas de page 11 :

 Cf. P. Fabbri 2000; N. Dusi et L. Spaziante 2006; G. Marrone 2006, 2008.

Une troisième question qu’il faut se poser est celle des niveaux de textualité qui se superposent dans ce film, et donc des procédures de traduction intratextuelle nécessaires pour passer d’un niveau au suivant – autre question sur laquelle la sémiotique a jusqu’à présent trop peu travaillé.  Ce dont il est question ici n’est pas le sens du texte si on entend par là le parcours nécessaire pour le générer à partir de ses différentes saisies, plus ou moins abstraites, plus ou moins profondes.  Il s’agit en revanche du nombre et de la distribution des « textes », des passages entre eux à l’intérieur de ce film – tout comme, différences d’époque mises à part,  Barthes (1971) reconnaissait quatre textes à l’intérieur de l’œuvre de Loyola. Si le film The Terminal est une œuvre, il doit contenir plusieurs textes, ou mieux plusieurs niveaux de textualité qui s’entrelacent et que l’analyse devra individuer, séparer, articuler et reconstruire dans leur structure globale.  Un « texte », ainsi entendu, n’est évidemment pas une chose, une réalité empirique, mais une configuration de sens avec des supports expressifs variables.  Il est par suite normal qu’à l’intérieur d’une œuvre on puisse en trouver un certain nombre11.  Et c’est le cas de notre film.

4.1.  Texte 1 : L’Amérique in nuce

Le premier texte est celui de l’histoire de Viktor.  A la grande simplicité des programmes narratifs et de leur emboîtement se superpose ici l’idée directrice du film et la longue digression à laquelle elle donne lieu, si longue qu’elle compose la majeure partie du film.  Il s’agit de cette grande « bulle » narrative dont nous parlions plus haut, c’est-à-dire de cet aéroport dans l’enceinte duquel le principal protagoniste vit enfermé durant des semaines, bloqué par hasard, comme dans l’Ange exterminateur de Buñuel, en produisant des programmes narratifs supplémentaires qui pourtant n’effacent jamais le programme principal.

Note de bas de page 12 :

 Sur le dilemme, cf. A.J. Greimas 1976a.

Dans ce texte, la relation polémique qui fournit le ressort de la narration est celle qui oppose Viktor, qui veut aller à NYC mais ne peut pas le faire, à Dixon, qui, lui, ne peut pas l’y laisser aller mais en même temps ne veut pas le laisser errer dans l’espace aéroportuaire qu’il dirige, raison pour laquelle il se livre à de vaines tentatives pour le pousser à s’enfuir.   Dixon, comme il le dit lui-même à un moment donné, vit un dilemme12 : il doit faire respecter la loi et ne peut donc pas laisser sortir quelqu’un qui n’a pas les documents requis ; mais en même temps, la présence de Viktor dans l’aéroport, sa manière de se promener partout en peignoir, de manger des crackers avec du ketchup et de dormir affalé comme il peut sur les banquettes inoccupées, tout cela trouble la tranquillité de cet espace, et surtout dénonce la fragilité implicite du système de règles sur lequel il s’appuie.  Viktor veut seulement entrer à New York pour quelques heures, juste le temps de rencontrer le jazzman et de lui demander sa signature, et éventuellement de visiter quelques monuments.  Mais Dixon a, en plus, un autre problème : après de longues années de dur travail, il aspire à devenir le Chef absolu du JKF, et pour cela il attend la visite d’inspection d’un comité ministériel.  Il en est, en somme, à la fin de son Epreuve Décisive, et son Epreuve Glorifiante est donc imminente : il ne peut pas, dans ces conditions, se permettre de laisser subsister cette « erreur de système » qu’est la présence de Viktor.  Le comité ne le comprendrait pas.

Malgré tout, moyennant toute une série de pathèmes affectant les deux personnages, les choses se passeront finalement très bien – Viktor obtiendra la signature du jazzman et Dixon sa promotion – et toute l’histoire sera perçue comme un terrible cauchemar ou, selon la perspective qu’on adopte, comme un conte de fées.  Du reste, et c’est là un des « messages » du film, la lutte entre les deux sujets n’aura, au fond, jamais eu lieu.  Car, à la vérité, l’Amérique qui se refuse à Viktor, cette Amérique qu’il veut tant connaître, elle ne se situe pas de l’autre côté de la frontière (transparente, réfléchissante) de l’espace aéroportuaire, elle est déjà là depuis le début, partout présente à l’intérieur même de l’aéroport, entre les personnes et parmi les choses, dans les technologies et les langages, dans les interactions humaines, les perspectives existentielles, les interdits, les désirs, les affects.

4.2.  Texte 2 : resémantisation des espaces

Mais cette histoire énoncée n’est pas le seul texte du film.  Elle en constitue seulement le niveau le plus apparent.  Et le semblant de théorie sociale qui s’en dégage ne mérite pas qu’on s’y attarde.  Cependant, à l’intérieur même du film, ce premier texte se trouve traduit en un autre, celui-là réellement vécu par Viktor car il constitue tout simplement la forme de son expérience.  La véritable histoire de Viktor (si on laisse un moment de côté ses programmes narratifs les plus superficiels) est en effet celle de l’invention progressive d’un texte, plus précisément celle de la résémantisation de l’espace aéroportuaire, opération qui va transformer cette zone institutionnellement neutre et indifférente en un lieu plein de choses et de signes, d’abris et d’amis, de besoins et de désirs, en un nouveau « texte », support possible, aux yeux de Viktor, pour une nouvelle forme de vie.

Dans un premier temps, sous son regard d’étranger apeuré, l’espace du JKF est un simple continuum expérientiel, pure matière sans aucune forme (ni de l’expression ni du contenu).  Greimas (1976b) aurait dit : une extension plutôt qu’un espace.  En revanche, le temps passant, cet espace acquiert peu à peu, sous le regard de plus en plus expert et compétent du héros, une forme très précise et en même temps dynamique, une articulation qui ne sera plus institutionnelle mais idiosyncratique et qui ayant affaire avec l’usage plutôt qu’avec la langue, va produire une nouvelle expression et de nouveaux contenus.  Cette transformation narrative qui fait passer l’aéroport du statut de non-lieu à celui de lieu (Augé), ou de celui de lieu à celui d’espace pratiqué (De Certeau), est un procès typique de résémantisation par des opérations progressives de bricolage : retrouver dans la dernière gate de l’aérogare un bon abri pour dormir ; réadapter les sièges au corps qui veut dormir ; réussir à éteindre la lumière pendant la nuit ; utiliser les toilettes pour son hygiène quotidienne, se raser et rester en forme.  Mais aussi utiliser la monnaie que les gens oublient dans les charriots à bagages pour acheter – en parfait américain – de gros sandwich chez Burger King.  Et encore, faire un usage productif des guides touristiques en plusieurs langues, les lire au kiosque de l’aéroport pour en comparer les versions et ainsi, peu à peu, apprendre l’anglais – d’où la possibilité de bavarder avec les passagers ou de mieux suivre sur les écrans les péripéties de la révolution krakhozienne.  L’apothéose de ce bricolage est la construction, avec des matériaux abandonnés dans l’aéroport par quelque entreprise de construction, d’une énorme fontaine, cadeau pour la bien-aimée.

Ce texte bricoleur et bricolé se termine par une reconnaissance finale fort révélatrice, qui est aussi une sorte de sanction du savoir-faire et du faire du héros.  On découvre alors son véritable rôle thématique : Viktor est un ouvrier professionnel du bâtiment, un maçon qui, on le comprend rétrospectivement, portait dès le départ toutes les possibilités de son faire.  Si dans la majeure partie du récit il les utilise en tant que bricoleur se chargeant de resémantiser l’espace de l’aéroport, à la fin, c’est en tant que maçon embauché par une entreprise du bâtiment contractée de temps à autres pour des réparations au JFK.  Tandis qu’il travaille avec ciment et truelle, Viktor se met à danser, signe du bonheur qu’il éprouve à avoir enfin retrouvé son identité.  Et ce n’est pas un hasard si, exactement à ce moment, la musique change (après une triste ritournelle caucasienne, un air de jazz), comme pour signaler semi-symboliquement la transformation thymique en cours : ritournelle : jazz :: dysphorie : euphorie.  Du reste, d’ici peu – quand le protagoniste arrivera à l’hôtel où Benny Goldson vient jouer tous les soirs –, la musique hors scène de la bande sonore deviendra musique de scène, donc écoutée en même temps par Viktor dans l’histoire racontée, et par le spectateur, dans la salle.  C’est le moment d’une catharsis vécue simultanément sur le plan de l’énoncé et celui de l’énonciation.

4.3.  Texte 3 : le régime du Panopticon

Note de bas de page 13 :

 Sur la notion de regard professionnel, cf. Ch. Goodwin, 1994.

Ce deuxième texte, construit par la progressive réinvention de l’espace aéroportuaire, sera lui-même traduit en un autre niveau de textualité, qu’on pourrait appeler, avec Foucault (1974), isotopie panoptique, ou régime diffus de contrôle.  Il faut en effet remarquer que presque toutes les actions de Viktor, ses trouvailles pour survivre, ses ruses pour manger et gagner de l’argent tout comme ses rencontres avec sa petite amie et son travail de maçon, sont constamment observés, sinon espionnés, par Dixon sur une multitude d’écrans installés dans son bureau et connectés avec les caméras distribuées aux quatre coins de l’espace aéroportuaire.  Le travail propre de Dixon est précisément celui de l’observateur : son regard professionnel est hypercompétent, il sait reconnaître tous les détails, tous les signes, toutes les attitudes minimales, tout ce qui peut faire d’un faux touriste un possible ennemi sinon un terroriste13.  Le film commence d’ailleurs par une vue plongeante sur l’aérodrome puis sur les passagers en transit dans la zone de contrôle des passeports.  On croit d’abord qu’il s’agit du point de vue externe de l’énonciateur sur le monde, maître du voir et du savoir.  Mais la scène qui suit immédiatement permet de comprendre qu’il s’agissait du regard de Dixon, actant cognitif auquel l’énonciateur a délégué le mandat d’observer le monde et de l’interpréter stratégiquement.  Dixon sait comment et quoi regarder dans le comportement des gens, il sait en lire la signification ; il sait anticiper les projets et, souvent, gérer les affects.  Y a-t-il un groupe de Japonais avec teashirts ornés de Mickey Mouse ?  « Il vont a Disneyland », dit Thurman, son adjuvant.  « Non, il n’ont pas de caméra !  A-t-on jamais vu des Japonais sans caméra ? »  Commence alors une chasse à l’homme dans l’aéroport.  Y a-t-il un type qui dit vouloir donner des noix à sa belle-mère ?  « Non, il n’a pas d’alliance, donc il n’a pas de belle-mère ! », remarque Dixon.  C’est ainsi qu’on découvrira, dans lesdites noix, de la poudre blanche.  Bref, Dixon est un acteur qui tout en apparaissant comme l’Anti-sujet de l’histoire sur la dimension pragmatique, joue le rôle de l’actant Observateur (Fontanille, 1989) sur la dimension cognitive.  Avant même d’être doté de la modalité du savoir, il sait qu’il y a quelque chose à savoir.  Dixon doit regarder et savoir : c’est son travail et il y va de sa carrière ; et par conséquent il peut savoir, notamment grâce au système de caméras (acteur non humain délégué par lui) qu’il a distribuées dans toutes les salles de l’aéroport, y compris les toilettes.  C’est ainsi que la bizarre expérience vécue par Viktor est pour Dixon un texte à construire, une suite d’actions à structurer pour en saisir le sens.  Et comme le spectateur voit ce que Dixon voit, il comprend avec lui le sens – signification et direction – du récit.

Face à Dixon, le Sujet narratif Viktor se qualifie très tôt comme l’actant cognitif complémentaire et symétrique de l’Observateur, plus précisément comme l’Informateur.  En effet, il ne s’agit pas seulement d’un acteur qui est espionné de haut, sans le savoir, par les caméras de Dixon, mais d’un actant qui est doté de la modalité « savoir qu’il y a des choses à faire savoir ».

4.3.1. Une saisie esthétique

Note de bas de page 14 :

 A.J. Greimas, 1987.

Une des scènes les plus significatives du film permet de voir que Viktor a très bien compris le jeu sémiotique que, tout à fait involontairement, il est amené à jouer : ces caméras partout présentes, elles sont là pour l’espionner, pour suivre ses mouvements, pour anticiper ses intentions.  Cherchant par tous les moyens possibles à se libérer de Viktor, Dixon lui dit que pour quelques minutes, à midi, les portes de l’aéroport ne seront pas contrôlées : aucun agent de la Sûreté ne sera là pour les surveiller.  Donc Viktor pourra s’enfuir !  « Pendant cinq minutes, l’Amérique ne sera plus fermée pour toi ».  Et Dixon file aussitôt vers sa salle de contrôle dans l’idée d’assister sur les écrans à la fuite tant attendue de Viktor.  Mais Viktor a très vite compris le mécanisme de délégation du faire humain à des acteurs non humains : s’il n’y a pas d’agents de la Sûreté devant les portes, c’est parce qu’y sont installés des appareils qui font leur travail, peut-être même mieux qu’eux, des caméras connectées aux écrans de Dixon, lui qui veut connaître tous les mouvements de sa proie.  Sachant donc qu’on l’espionne, Viktor s’arrête devant la sortie en un long moment d’hésitation : au-delà de cette porte, semble-t-il penser, il ne sera jamais un simple touriste étranger parmi tant d’autres mais un sans-papier sans toit ni loi.  A cet instant précis, le régime visuel du film reflète sur le plan plastique la thématique narrative, en produisant aussi une parfaite saisie esthétique14.  Le plan sur Viktor en arrêt devant la porte vitrée est en effet construit à partir de l’extérieur, comme si c’était le monde qui regardait Viktor au moment où il s’apprête à s’échapper.  De plus, la vitre de cette porte transparente est aussi réfléchissante, en sorte que le monde extérieur se superpose au visage de Viktor [Illustr. 1].  En somme, en ce moment d’hésitation, c’est-à-dire de perte du savoir-faire pragmatique, se déclenche une sorte de défaillance cognitive et pathémique.  Le sujet devient objet.  Vice versa, le monde, devenu sujet, se tourne vers lui, l’extériorité le surplombe en le bloquant et en l’obligeant à reculer.  Après quoi, alors que Viktor retrouve sa subjectivité, il n’est plus le même : il a décidé de rester et d’attendre la possibilité d’entrer aux Etats-Unis avec la permission nécessaire, c’est-à-dire avec un /pouvoir faire/ socialement partagé.  Il comprend ainsi le pouvoir des caméras !

Illustration 1

Illustration 1

4.3.2.  Jeux optiques

Note de bas de page 15 :

 Cf. F. Casetti, 1990.

A partir de ce moment, le rythme d’alternance entre le point de vue de celui qui regarde et de celui qui est regardé s’accélère.  Selon un jeu cinématographique déjà bien répertorié15, Viktor regarde vers la caméra,  vers Dixon qui est en train de l’observer, et en même temps vers le spectateur qui suit le film dans la salle.  Alors, à se sentir surpris, Dixon perd contenance, son visage pour ainsi dire se décompose et, essayant de faisant semblant que c’est seulement par hasard que son regard se pose ici ou là, il oriente prestement la caméra dans une autre direction.  Viktor en profite pour se cacher sous la caméra, si bien que l’autre perd sa trace, et par suite aussi toute compétence interprétative : « Où est-t-il ? Où est-t-il donc passé ? ».  Enfin, troisième renversement, Viktor s’approche de nouveau de la caméra, de si près que son visage paraît déformé et, s’adressant nerveusement (mais itérativement) à son adversaire qui continue de l’observer, il s’écrie : « J’attends, j’attends ».  Dixon comprend alors que Viktor – Informateur désormais hypercompétent – a gagné.  Furibond, il s’aperçoit alors, en se retournant, que tout au long de cette scène toute son équipe, tous les agents de la Sûreté n’ont cessé de le regarder faire : « Qu’avez-vous donc là à me regarder ?  Allez, allez, filez ! ».

Note de bas de page 16 :

 Sur ces « jeux optiques », cf. Landowski, 1989.

Note de bas de page 17 :

 Cf. Hammad, 2006.

Note de bas de page 18 :

 Sur transparence et réflexion en architecture, cf. Pierantoni, 1998.

Ainsi donc, tout en sachant qu’il a des choses à faire savoir, Viktor ne fait maintenant plus rien pour les cacher aux yeux impitoyables de son Anti-sujet et Observateur.  Il n’en a plus ni le besoin ni l’envie.  En d’autres termes, tandis que son adversaire essaie d’instaurer un régime de contrôle (où à son vouloir voir devrait correspondre un ne pas vouloir être vu), lui, Viktor, récuse ce régime tout simplement en se montrant avec un parfait sans-gêne devant les caméras.  De la part de Viktor, il n’y a ni ostentation ni pudeur ni modestie mais, avec une certaine perversion, un régime du ne pas vouloir ne pas être vu, un « j’m’en-foutisme » programmé qui annule le programme panoptique de Dixon16.  Viktor sortira gagnant dans cette confrontation cognitive parce que, comme Forrest Gump, il est doté d’une transparence absolue : il n’a rien a cacher, il est là seulement pour obtenir la signature du jazzman.  Transparence : le matériel le plus utilisé dans les aéroports, justement pour délimiter intérieur et extérieur sur la dimension pragmatique (mais non cognitive17), c’est bien sûr le verre.  Cependant, les vitres du JKF, on l’a vu, ne sont pas seulement transparentes, elles sont de plus réfléchissantes : elles reflètent ce qui est au dehors18.  Si bien qu’à la fin, quand Viktor réussira à quitter l’aérogare pour se diriger vers New York, la célèbre skyline de la ville n’apparaîtra pas filmée directement mais réfléchie par le bâtiment de l’aéroport :

Illustration 2

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4.4.  Texte 4 : Emergence du reality show

La parodie est très proche, et elle arrive en effet : ce sera le quatrième et dernier texte du film.  On se souvient de la scène où Viktor devient un Informateur compétent en montrant non seulement qu’il se sait observé mais aussi qu’il sait jouer avec les caméras.  A la fin de cette scène on se rend compte que pendant que Dixon regardait Viktor, les autres agents de la Sûreté le regardaient, lui, en train de regarder Viktor.  Viktor devient donc un double objet de spectacle.  Mais il ne s’agit pas dans les deux cas du même spectacle : si Dixon regarde Viktor à des fins stratégiques – pour espionner ses mouvements –, les autres le regardent avec une curiosité innocente, comme un personnage de cinéma, simplement pour savoir comment se terminera cette affaire : « Voyons comment il va pouvoir se sortir de cette situation… ».  Plusieurs fois au fil du récit, les hommes de Dixon se montrent fascinés par les petites aventures de cet homme un peu bizarre qu’est Viktor.  Ils le regardent se dépêtrer avec ses petits problèmes, assistent à ses découvertes au jour le jour, participent à son étrange apprentissage anthropologique.  A un certain moment, ils en viennent à parier entre eux sur son sort : « Réussira-t-il oui ou non à aller à New York ? »

Au-delà des hommes de la Sûreté, presque tous les habitués de l’aéroport – l’indien Gupta (préposé au nettoyage), le noir Mulroy (préposé aux bagages), le mexicain Enrique (préposé au food), la colombienne Torres (préposée à la douane), etc. – s’enthousiasment pour les aventures minimales de ce personnage qui arrive de si loin et ne comprend rien à leurs univers d’étrangers désormais (mal) intégrés.  Ils le suivent dans tous ses détours, et le trouvant doté d’un courage qu’ils n’auraient pas, ils en font leur héros. Ils le gratifient même d’un logo : l’empreinte de sa main, photocopiée par erreur, sera accrochée partout dans les salles, les boutiques, les restaurants et les toilettes de l’aéroport.

En somme, dans ce quatrième texte, Viktor n’est plus le migrant qu’il fallait observer avec persévérance et inquiétude pour décider si un jour il serait digne, ou non, d’entrer au cœur de l’Empire et de faire partie de l’univers culturel et social de l’Amérique.  Au contraire, il devient le protagoniste comique d’un film ou, mieux, d’une sorte d’émission de télévision relevant d’un genre très précis : le reality show.  Prenez donc au hasard un type un peu bizarre, enfermez-le dans un espace clos, fournissez-lui les conditions minimales de survie, associez-le à d’autres types du même acabit.  Et observez le spectacle.  Le divertissement est assuré : tout deviendra un jeu, avec, bien sûr, des vainqueurs et des vaincus.  L’influence d’un autre film célèbre, The Truman show, est ici évidente.  S’il y a partout dans l’espace aéroportuaire autant d’écrans que de caméras, c’est parce que, comme déjà Big Brother le savait bien, l’écran télévisuel peut devenir un parfait espion.

5.  Actions et passions spatiales

Ce qui permet de dire qu’à sa manière The Terminal propose une véritable théorie des aéroports contemporains devrait à présent être clair.  Le vrai héros de ce film, en effet, ce n’est ni Viktor ni Dixon ; et ce qu’on y trouve de réellement significatif, ce n’est pas leur confrontation narrative, d’ailleurs quelque peu élémentaire.  Le vrai héros, le vrai protagoniste de ces quatre textes qui se traduisent l’un l’autre tout au long du film, c’est bel et bien l’aéroport, le JKF.  L’espace aéroportuaire n’est pas un simple décor pour des expériences humaines ou des péripéties sociales qui lui seraient étrangères.  Au contraire, il faut le considérer comme un véritable actant narratif qui commande, par délégation, un certain nombre de programmes d’action et toutes sortes de passions chez des acteurs divers, humains ou non.  Le JFK est avant tout un milieu ambiant où des choses se font, où se déroulent des actions.  Et l’aéroport est aussi un lieu où on se rencontre, où des rapports intersubjectifs se nouent et se transforment en permanence.  Mais surtout, l’aéroport est un espace qui fait faire, un Destinateur qui manipule les Sujets pour activer des programmes narratifs.  En un mot, c’est un actant, un topos (Hammad, 2006) investi de modalités toujours changeantes et qui contribuent de façon déterminante au développement narratif.

Réexaminons donc brièvement la série des délégations qui, à partir de cet espace, font émerger des personnes, des choses, et même d’autres espaces.  Première et principale délégation, celle, sur le plan institutionnel, par laquelle l’aéroport confie à Dixon, acteur humain, la surveillance de ses frontières.  Si l’espace veut rester entrouvert, il faut un actant pour contrôler ses seuils d’entrée et de sortie : telle est la fonction de Dixon, acteur délégué (par débrayage) qui assume le mandat de sauvegarder l’espace aéroportuaire et ses issues vers l’extérieur.  Il y a ensuite la délégation de Dixon aux caméras, prothèses tactiques de son regard d’Observateur compétent, et aux écrans qui garantissent son pouvoir voir sur l’ensemble de l’espace de l’aéroport, tant vers l’intérieur que vers l’extérieur.  Il y a en outre la distribution verticale des étages du bâtiment, qui produit des hiérarchies parmi les acteurs qui les parcourent selon la catégorie haut/bas ; et puis, encore, la distinction entre espaces publics (salles d’attente, magasins, restaurants, toilettes) et espaces privés (bureaux, salles pour Vip, consignes), ainsi que toute une série d’autres articulations spatiales qui parlent d’autres choses que d’elles-mêmes et donnent une représentation dynamique et une évaluation possible des interactions entre êtres humains, ou entre humains et non humains.

On peut donc affirmer qu’avant la confrontation narrative, pour ainsi dire standard, entre Sujet et Anti-sujet, il y en a une autre : celle, présupposée, entre Destinateur et Anti-destinateur, qui se manifeste, au niveau des acteurs, à travers l’opposition entre l’espace géant et ouvert de l’aéroport (Anti-destinateur, ou Destinateur de l’Anti-sujet) et celui d’un espace très petit et très intime, celui de la boîte à cacahouètes (américaines, cela va sans dire) qui renferme la collection de signatures et qui est sans aucun doute à interpréter comme la figure du Destinateur du Sujet de ce récit.  Cet objet contenant est le symbole le plus évident de ce qui, pour Viktor, est vraiment important : son « chez soi », sa patrie.  Quand Dixon lui propose de se déclarer prisonnier politique, exilé de son pays, il réplique : « Pourquoi devrais-je avoir peur de retourner en Krakhozie ?  C’est mon pays ! »  Et au chauffeur de taxi qui, dans la dernière scène, lui demande où aller, il répond sans hésitation: « Je veut retourner chez moi ». Extraterrestre ?