Quand nier, c’est agir
Vers une définition de la « textualité négative »

Marion Colas-Blaise

Université du Luxembourg

https://doi.org/10.25965/as.5130

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : modes d’existence, négation instauratrice, négativité, ordres des possibles, présentation

Auteurs cités : Theodor Adorno, Oswald DUCROT, Robert Forest, Pierre Larrivée, Robert Martin, Georges Molinié, Herman PARRET, Laurent Perrin, Jean-Marie Schaeffer, Ludwig WITTGENSTEIN

Plan

Texte intégral

Note de bas de page 1 :

  Cf. Oswald Ducrot et Jean-Marie Schaeffer, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage [1972], Paris, Seuil, 1995, p. 700 ; ├ est le marqueur de force illocutoire d’assertion. Au sujet d’une définition du dictum, cf., par exemple, Oswald Ducrot : « Ce qu’on appelle idée, dictum, contenu propositionnel n’est constitué par rien d’autre, selon moi, que par une ou plusieurs prises de position », « À quoi sert le concept de modalité ? », Modalité et acquisition des langues (N. Dittmar et A. Reich éds), Berlin, Walter de Gruyter, 1993, p. 128.   

Note de bas de page 2 :

 Cf. Antoine Culioli, Pour une linguistique de l’énonciation, Opérations et représentations, tome 1, Paris, Ophrys, 1990, p. 94. Voir également Antoine Culioli pour une définition de l’assertion : « Au sens strict, assertion s’emploiera chaque fois que l’énonciation porte sur une certitude, c’est-à-dire chaque fois que l’on est en mesure de déclarer vraie une proposition, que celle-ci soit de forme affirmative ou négative, à l’exclusion des autres modalités. […] », Encyclopédie Alpha, 1968, s.v. Assertion.   

Note de bas de page 3 :

 Oswald Ducrot, Dire et ne pas dire. Principes de sémantique linguistique, Paris, Hermann, 1972.

Note de bas de page 4 :

 Au sujet des modes d’existence accordés à des énoncés dans le champ de présence du discours, voir surtout Jacques Fontanille, Sémiotique du discours, Limoges, PULIM, 2003 (1998).

La négation peut faire partie du dictum, écrivent Oswald Ducrot et Jean-Marie Schaeffer, la formule ├ (neg p)1, retenue également par Frege, répercutant la certitude d’une absence, d’un vide, d’un « hiatus » ou d’une « discontinuité »2. Tel est le propre de la négation dite « descriptive », qui « sert à parler de choses »3. Dans ce cas, l’énoncé « le tissu n’est pas rouge » constate après vérification dans la réalité l’absence de la couleur rouge en relation avec une entité donnée. Enfin, en vertu d’une conception métadiscursive de l’énonciation, prendre l’énoncé en charge par l’assertion – dire que la proposition « le tissu n’est pas rouge » est vraie –, c’est lui attribuer le mode d’existence « réalisé » dans le champ du discours4.

Note de bas de page 5 :

 La « spécificité de l’énoncé négatif » peut interdire d’« en faire un type particulier d’assertion », Oswald Ducrot et Jean-Marie Schaeffer, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, op. cit., p. 701.

Note de bas de page 6 :

 Theodor W. Adorno, Notes sur la littérature, trad. Sibylle Muller, Paris, Flammarion, 1984, p. 331.

Toutefois, que la négation ne soit pas nécessairement inféodée au dire assertif, Oswald Ducrot et Jean-Marie Schaeffer le soulignent avec force5, et dans un tout autre contexte, Theodor W. Adorno cherche à circonscrire une dialectique négative en montrant comment la négativité permet d’échapper au « jugement apodictique »6.

Un champ de questionnement peut ainsi être circonscrit : dans quelle mesure, à quelles conditions et avec quelles conséquences la négation permet-elle de se tourner vers l’amont de la vérification par comparaison avec la réalité, voire de s’en délester ? En quoi est-il avantageux de ne pas dire seulement que les choses sont ainsi qu’elles sont décrites ou représentées – le tissu est rouge et l’énoncé « le tissu est rouge » est vrai – ou qu’elles ne sont pas ainsi – le tissu n’est pas rouge et l’énoncé « le tissu est rouge » est faux » ? Plutôt que de « parler de choses », la négation peut-elle être « instauratrice », c’est-à-dire contribuer, non plus à la représentation d’un déjà-là, mais à une construction du sens alternative, qui rende compte, par exemple, de ce qui est possible ?

Note de bas de page 7 :

 Pour cet emploi du terme « indiciel », voir aussi le pragmaticien Laurent Perrin : « Le modus n’est autre que la trace, c’est-à-dire l’indice, le symptôme plus ou moins codifié de ce qui a trait à l’énonciation à l’intérieur du sens, à la subjectivité qui s’y rapporte, en marge du sens dénotatif », « Le sens montré n’est pas dit », L’énonciation dans tous ses états (M. Birkelund, M.-B. Mosegaard Hansen et C. Norén éds), Berne, Peter Lang, 2008, p. 161.   

L’hypothèse directrice concerne alors la corrélation en sens inverse entre, d’une part, l’affaiblissement de la capacité descriptive et le décrochement par rapport au jugement assertif et, d’autre part, une intensification des forces négatives. Elle se décline en deux points. D’abord, on peut supposer que, déconnectée de toute vérification dans la réalité, la négation est plus que jamais liée à une intensité forte, qui est couplée avec un embrayage sur une instance d’énonciation mise en scène ; la force négative est « indicielle »7, c’est-à-dire renvoie à l’instance d’énonciation et à la situation d’énonciation par contiguïté. Conjointement, la négation est une force illocutoire qui, visant à produire un certain effet, modifie la situation interlocutive. Ensuite, l’hypothèse est que grâce à cette concentration d’énergie, la négation peut être une force performante instauratrice de possibles, le déploiement des forces négatives constituant une étape essentielle d’un processus de création.

Le cheminement de la réflexion prend ainsi forme : dans une première partie, il s’agira de montrer en quoi il incombe à la négation modalisatrice d’opérer un déplacement d’accent de la réalité à décrire vers la subjectivité de l’instance d’énonciation ; un détour par la pragmatique devra donner à la notion de force un surcroît de fondement théorique, une acuité descriptive accrue ; dans la deuxième partie, l’attention sera focalisée sur la manière dont la négation comme force subjective ménage le passage de la représentation d’un déjà-là à la présentation d’un état de chose possible ; creusant l’idée de la présentation davantage, la troisième partie mettra l’accent sur l’implication de la négation dans un double mouvement de potentialisation et de virtualisation ; enfin, la quatrième partie sera consacrée à la « textualité négative » qui fournit à la présentation un plan de l’expression privilégié.

1. Négation et modalisation

Note de bas de page 8 :

 Cf. Oswald Ducrot, Dire et ne pas dire, op. cit. ; Le dire et le dit, Paris, Minuit, 1984.

C’est par le biais d’une « montée de la négation dans la modalisation » que les pragmaticiens Pierre Larrivée et Laurent Perrin cherchent à rendre compte du déplacement de l’impact vériconditionnel. Pour que la négation puisse constituer une réaction à un dictum, voire, indirectement, à l’assertion d’un dictum, il faut supposer une ligne de partage passant entre la négation descriptive et la négation polyphonique qui elle-même regroupe les négations polémique et métalinguistique8.

Note de bas de page 9 :

 Giovanni Papini, « Il passato non esiste », Lacerba, a. II, no 2, Florence, 1914.

Note de bas de page 10 :

 Cf. l’exemple bien connu : « Le roi de France n’est pas chauve, puisqu’il n’y a pas de roi de France » ; au sujet de cet exemple, voir par exemple Pierre Larrivée et Laurent Perrin, « Voix et point de vue de la négation », La question polyphonique ou dialogique en sciences du langage (M. Colas-Blaise, M. Kara, L. Perrin et A. Petitjean éds), Metz, Université Paul Verlaine, 2010, pp. 175-199.

Note de bas de page 11 :

 Peter Frederick Strawson, « On Referring », Mind, vol. 59, no 235, 1950, pp. 320-344.

Attardons-nous d’entrée sur les spécificités de la négation polyphonique. Se tournant vers les Avant-gardes littéraires du XXe siècle, qui font de la négation le moteur de leur appréhension du monde, on peut prendre comme exemple le titre d’un article que le futuriste florentin Giovanni Papini a fait paraître dans la revue Lacerba en 1914 : « Le passé n’existe pas »9. Dans le cas de la négation polémique, l’énoncé « le passé n’existe pas » rejette le point de vue exprimé précédemment par d’autres énonciateurs – en l’occurrence, écrit Papini, par « les hommes [qui] ont une tendance ignoble à reconnaître la grandeur uniquement dans les œuvres ou les âmes lointaines ». Et Papini de fournir les ingrédients d’une belle négation métalinguistique : « Les futuristes ne peuvent nier le passé pour la simple raison que LE PASSÉ N’EXISTE PAS, et qu’on ne peut nier l’inexistant » ; dans ce cas, la négation métalinguistique « le passé n’existe pas » consiste à citer une énonciation étrangère (« le passé existe »), pour la réfuter aussitôt en jetant le doute sur la présupposition d’existence10 ; l’énoncé de départ est considéré comme faux ou, mieux, d’après Strawson11, comme indécidable.

Note de bas de page 12 :

 Cf. Oswald Ducrot et Jean-Marie Schaeffer, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, op. cit., p. 700. Jacques Moeschler, par exemple, recourt à la schématisation suivante : N (p), Dire et  contredire. Pragmatique de la négation et acte de réfutation dans la conversation, Berne – Francfort, Peter Lang, 1982, p. 31.  

Note de bas de page 13 :

 Pour des formulations de ce type, cf. Pierre Larrivée et Laurent Perrin, « Voix et point de vue de la négation », art. cit., p. 186.

Comme le suggèrent les symbolisations par NEG (├ p) et NEG (p)12, la négation modalisatrice se résume typiquement à l’adoption d’une attitude de refus, un « regard » en surplomb qui se ramène à une distanciation. Enfin, cristallisant la charge expressive, l’action de nier consiste non seulement à retenir un point de vue contraire, mais à déployer un cadre interactionnel où une instance d’énonciation qui réfute ou rejette peut se mettre en scène en s’exposant à l’autre. Au plan de la manifestation linguistique, la négation est alors attestée par des formules de réfutation telles que : Non (le passé n’existe pas), Voyons (le passé n’existe pas), Il est faux qu’il existe, Il n’est pas vrai qu’il existe, ou des formules modales négatives : Je ne crois pas que, Je ne trouve pas que, qui répercutent la gradualité de l’implication : Je ne vois pas pourquoi le passé existerait, Je me demande si le passé existe13.

Note de bas de page 14 :

 À ce sujet, cf. Pierre Larrivée et Laurent Perrin (« Voix et point de vue de la négation », art. cit., p. 180) qui avancent un double argument : rejeter un énoncé par la négation, c’est, précisément, exclure sa contribution à l’élaboration du dit sur le mode de l’assertion, ce dont l’enchaînement correctif se charge (par exemple, « le passé n’existe pas, mais le présent – la modernité – doit être exalté ») ; ensuite, dans un contexte de renchérissement du type : « Il n’est pas gentil, il est adorable », si l’énoncé négatif et l’enchaînement correctif tombaient sous le coup de la véridiction, ils risqueraient de se contredire (comment être adorable sans être gentil ?).

L’impact vériconditionnel s’en trouve déplacé. Soit la négation métalinguistique : quand la présupposition d’existence est mise en doute, l’impact ne peut porter sur le contenu véhiculé – comment nier ce qui n’existe pas ? Il touche seulement la reprise citative (plus ou moins allusive) de l’énonciation autre – X a dit quelque chose : « le passé existe », « le roi de France est chauve » ; tel énoncé a vraiment été produit ou du moins est supposé l’avoir été. Le rapport d’adéquation s’établissant dans l’épaisseur non seulement des énoncés, mais des points de vue qui s’entrecroisent, l’un faisant écho à l’autre, la négation polémique elle-même prend en charge l’existence d’un dit autre, plutôt qu’elle ne soumet à validation sa charge référentielle14.

2. La négation et l’ordre des possibles

Ainsi, ce que la mise en regard de la négation descriptive et de la négation polyphonique permet de souligner, c’est la corrélation entre l’intensification subjective et la possibilité d’un détachement de la négation par rapport au jugement de vérité/fausseté qui opère par comparaison avec la réalité. Davantage même, la négation peut ne pas contribuer directement à l’élaboration d’un dictum.

Sur ces bases, on poussera la réflexion plus avant en opérant non plus un simple déplacement d’accent, de la description négative d’un déjà-là vers la réaction négative appelée par le dire ou le dit d’un autre, vers une intensification subjective modalisatrice, mais un changement de perspective : nous avons en vue ici la mise à contribution de la négation par le syntagme de la création d’une réalité discursive autre. En même temps, on considérera que la négation intervient prioritairement non point dans la représentation réalisante qui, en tant que « sortie » ou débrayage objectivant, signifie la clôture du syntagme, mais dans ce que celle-ci présuppose. C’est pour ainsi dire se tenir sur le seuil de la réalisation discursive de quelque chose : on s’aperçoit que quand celle-ci apparaît comme un horizon souhaitable, la prise de distance par rapport à la description du déjà-là dessine la place de la présentation actualisante d’un état de chose, qui elle-même présuppose et résume les étapes de la potentialisation et de la virtualisation.

Note de bas de page 15 :

 Instaurer, c’est ici faire exister quelque chose discursivement et d’une certaine façon (à travers l’attribution de différents modes d’existence). Cf. également le concept d’instauration développé par Étienne Souriau, Les différents modes d’existence. Suivi de L’œuvre à faire [1943], Paris, PUF, 2009. Sans doute le passage de la présentation actualisante à la représentation réalisante peut-il être éclairé à la lumière de ce qu’Étienne Souriau note dans Avoir une âme : « D’une façon générale, on peut dire que pour savoir ce qu’est un être, il faut l’instaurer, le construire même, soit directement (heureux à cet égard ceux qui font des choses !), soit indirectement et par représentation, jusqu’au moment où, soulevé jusqu’à son plus haut point de présence réelle, et entièrement déterminé pour ce qu’il devient alors, il se manifeste en son entier accomplissement, en sa vérité propre », Annales de l’Université de Lyon, Lyon, 1939, p. 25.   

Si la présentation actualisante retient d’abord notre attention, c’est parce qu’elle intègre la négation sous la forme d’une triple rupture, personnelle, spatiale et temporelle, par rapport à ce qui est. La négation est performante et contribue à l’instauration de contenus15à une double condition :

(1) il faut que grâce à la concentration d’énergie qui a fait de la négation une force indicielle et illocutoire une instance d’énonciation s’exhibe en créant une scène interactionnelle ;

(2) il faut qu’elle soit arrachement à l’appréhension d’un déjà-là.

Note de bas de page 16 :

 Ce mouvement d’ouverture vers une altérité à travers des ruptures personnelle, spatio-temporelle et modale rappelle sur un certain nombre de points le transit entre les zones identitaire, proximale et distale selon François Rastier, « Anthropologie linguistique et sémiotique des cultures », Une introduction aux sciences de la culture (François Rastier et Simone Bouquet éds), Paris, PUF, 2002, pp. 243-267.

Note de bas de page 17 :

 Au sujet de l’expression « à titre d’essai », voir aussi la théorie de la proposition image de Ludwig Wittgenstein : « Im Satz wird gleichsam eine Sachlage probeweise zusammengestellt », 4.031, Tractatus logico-philosophicus. Logisch-philosophische Abhandlung, Suhrkamp, Frankfurt/Main, 1980 (15. Auflage), p. 37 ;  « Dans la proposition, les éléments d’une situation sont pour ainsi dire rassemblés à titre d’essai », trad. Gilles Gaston Granger, Paris, Gallimard, 1993, p. 54.

Note de bas de page 18 :

 La présentation, qui fait appel à l’imagination pour envisager ou évoquer un état de chose, peut correspondre globalement aux deuxième et troisième étapes constitutives, selon Pierluigi Basso, du processus de création. En vertu de cette syntaxe, l’« imagination » s’appuie sur l’« abstraction », qui, en tant que « version consciente de l’oubli, nécessaire au dépassement de l’expérience archivée », implique une négation ; elle débouche sur l’« invention », qui « retient et stabilise de nouvelles relations en les proposant comme électives ». Sans doute l’« invention » selon Basso doit-elle être mise en relation, par un de ses côtés, avec la représentation réalisante telle que nous la concevons ici. Enfin, l’« inspiration », écrit Basso, « certifie le caractère duratif et systématique de l’invention (c’est la veine créative qu’on doit exploiter jusqu’au tarissement) », « Création et restructuration identitaire. Pour une sémiotique de la créativité », Nouveaux Actes sémiotiques [en ligne]. Actes de colloque, 2006, Arts du faire : production et expertise. Disponible sur : <http://revues.unilim.fr/document.php?id=3109> (consulté le 01/01/2011). 

Ainsi, ce qu’elle permet, c’est la projection vers et l’entrée en contact avec une altérité qui exige que les composantes personnelle (la prise en considération non seulement du tu, mais du il), spatiale et temporelle (ouverture sur un espace-temps autre : non seulement le et le futur, mais l’ailleurs et l’alors de l’imaginaire) soient (re)configurées16. La négation agit en inscrivant l’instance d’énonciation dans un univers particulier où l’implication subjective va de pair avec l’attribution aux contenus du mode d’existence spécifique à la probabilité et à la possibilité. Désormais, il s’agit non plus de dire que le tissu est rouge, mais d’avancer qu’il est probable ou possible qu’il est ou soit rouge ou – quand un emballement donne lieu à un cumul de négations – qu’il n’est pas ou qu’il ne soit pas rouge. Il importe d’envisager ou d’imaginer un état de chose discursivement, en construisant une présentation positive ou négative de « manière expérimentale », à titre d’essai17, ou encore d’en évoquer la possibilité18.

Note de bas de page 19 :

 Georges Molinié, Hermès mutilé, Vers une herméneutique matérielle. Essai de philosophie du langage, Paris, Honoré Champion, 2005, p. 121.

Note de bas de page 20 :

 Herman Parret, Épiphanies de la présence, Limoges, PULIM, 2006, pp. 14-15.

« Emballement », disions-nous : la négation serait pathémisée d’autant plus aisément qu’à l’instar peut-être de l’« indiquer » selon Georges Molinié19, l’évocation des possibles même positive paraît porter l’empreinte d’un soupçon relatif à la vérité qui reste, provisoirement, de l’ordre de l’indécidable : envisager la possibilité que le tissu soit rouge, c’est ne pas exclure qu’il soit possible qu’il ne soit pas rouge. Dans l’épaisseur de la présentation, on retrouve alors typiquement l’entrée en compétition de contenus distribués sur des plans de profondeur différents, suivant qu’ils tendent plus ou moins vers la réalisation. Forte de ce dédoublement des plans, qui autorise un échange des positions, l’évocation – en particulier négative – agit sans doute telle le souvenir ou l’attente, attribuant aux contenus ce qu’Herman Parret appelle après Husserl une « plus grande qualité de présence » : commandant ce que dans une perspective phénoménologique de la présence, il appelle la « concentration attentionnelle »20, elle impressionne et impose l’expérimenté à la conscience avec une intensité spécifique. Menant le raisonnement à son terme, on est obligé de dire qu’est concerné non seulement le contenu présenté positivement ou négativement, mais cela même qui n’est pas exclu et donc maintenu d’une certaine façon, qui est même appelé à être halé à la surface bien qu’il soit maintenu au second plan. Ainsi, dans le cas de l’évocation négative, la force négative appelle à la présence, en inscrivant en creux le comblement de l’absence qu’elle a elle-même créée, la restitution du contenu positif originel comme part manquante.

Note de bas de page 21 :

 Selon Jean-Claude Coquet, le quasi-sujet est caractérisé par la « quasi-présence du jugement », Phusis et logos. Une phénoménologie du langage, Paris, PUV, Université Paris 8, Saint-Denis, 2007, p. 37.

Note de bas de page 22 :

 En analysant l’énoncé « Je crains qu’il ne vienne », Robert Martin reprend l’idée de la discordance introduite par Damourette et Pichon (Des mots à la pensée. Essai de grammaire de la langue française, Paris, Éd. d’Arthrey, rééd. CNRS, tome 1, chap. VII, 1968-1971). Il écrit ainsi : « En d’autres termes, dans le monde possible où p est évoqué, objet de ma crainte, p est vrai ; dans le “monde alternatif”, lui aussi possible, objet de mon souhait, il est faux. Cette contradiction – cette “discordance” si l’on préfère – entre la valeur “vrai” dans le monde évoqué et la valeur “faux” dans quelque monde alternatif entraîne l’usage possible de ne dans p », Langage et croyance. Les « univers de croyance » dans la théorie sémantique, Liège/Bruxelles, Pierre Mardaga, 1987, p. 68.

Note de bas de page 23 :

 Cf. : « Dommage que tu ne sois pas baptisé. Ton parrain s’occuperait de toi », exemple que Fauconnier commente ainsi : « Ton parrain renvoie non à un élément “réel” du discours, mais à un élément de l’espace contrefactuel où la version positive – “tu es baptisé” – est valide ». Les espaces « peuvent se révéler “impossibles”, “contradictoires”, “absurdes”, etc. », « Projection de présuppositions et application à la négation », Langue française, no 62, 1984, pp. 14-15. En ce sens, l’indétermination caractéristique d’une négation restant en deçà de l’attribution d’une valeur de vérité se mue en indécidabilité, par « disconvenance », dirait sans doute Robert Martin.

Quel est le statut de l’instance négatrice qui envisage, évoque, expérimente et met dans le jeu des contenus à « titre d’essai » ? Sans doute constitue-t-elle moins un sujet à part entière qu’un quasi-sujet au sens où l’entend Jean-Claude Coquet21. À cela s’ajoute en tout cas que l’hésitation entre absentéification et présentification donne lieu à un clivage interne, une orchestration de points de vue différents, une pluralisation implantée, en dernier ressort, dans la saisie d’une signification sensible. Une pluralisation maîtrisée, si l’internalisation des points de vue projette l’image d’une confrontation réglée. À moins que l’autodialogisme n’ait l’inquiétude comme corrélat thymique : dans « je crains que ne… » le ne explétif apparaît comme une trace linguistique privilégiée de l’entrechoquement de ce que dans Langage et croyance, Robert Martin appelle des « univers mentaux » : ainsi, celui qui dit « Je crains qu’il ne vienne » se trouve comme écartelé entre deux mondes, le monde possible où la non venue correspond au souhait de « je », mais aussi cet autre monde, lui-même possible, dans lequel est évoquée une venue qui suscite des craintes22. Faisant peser la menace non seulement du dédoublement, mais du dé-placement presque métonymique qui empêche l’instance négatrice de se rejoindre, la tension va croissant quand la négation fonctionne comme un opérateur de fictionnalisation sur le mode du comme si : inscrivant sa réflexion dans le cadre de la théorie des « espaces mentaux », Gilles Fauconnier associe la négation à la mise en place d’« espaces contrefactuels »23.

Encore faut-il se demander quelles sont dans le détail les formes de médiation qui négocient le passage de la description du déjà-là à la présentation actualisante d’un état de chose autre, ou encore quelles sont les étapes que la négation rupture au départ de la présentation peut subsumer. Ainsi, pour que la modalité épistémique puisse s’affranchir de la description, la rupture négatrice implique d’entrée une prise de distance potentialisante. Davantage même, la présentation sanctionne une ouverture à l’autre (imaginaire) monnayée en un parcours : la présentation actualisante (ne pas encore représenter quelque chose par débrayage) intègre un double mouvement, non seulement de potentialisation (ne plus décrire le déjà-là positivement ou négativement), mais de virtualisation (ouvrir sur les virtualités que la présentation convoque nécessairement).

C’est cette étape de la séquence négative que nous considérerons maintenant.

3. Négation, virtualisation et actualisation

Note de bas de page 24 :

 Cf. Robert Forest, « L’interprétation des énoncés négatifs », Langue française, no 94, 1992, pp. 35-47.  

Note de bas de page 25 :

 Cf. Antoine Culioli, Pour une linguistique de l’énonciation. Opérations et représentations, op. cit., p. 112-113.  

Robert Forest24 donne une première idée du mouvement d’ouverture en introduisant la notion de champ ou d’ensemble de référenciation. Au titre des « complémentaires », l’énoncé descriptif « le tissu n’est pas rouge », c’est-à-dire « le tissu est dépourvu de la propriété “rouge” » ou « est autre que rouge », coexiste avec des énoncés qui se profilent à l’arrière-plan tels que : « le tissu est rose », « le tissu est mauve », si le tissu est autre que rouge faiblement, ou « le tissu est bleu », « le tissu est vert », « le tissu est jaune »…, s’il l’est radicalement ; la construction d’un ensemble de référenciation est alors de « type équatif ». Ou encore, en vertu d’un type « antonymique », « X n’est pas grand » signifie « il est petit » relativement à, c’est-à-dire en mettant dans le jeu un domaine de référenciation scalaire couvrant une gamme de positions et exigeant une axiologisation : « beaucoup plus petit que… », « à peine plus petit que… », « trop petit pour… » ou « pas assez petit pour… »…, pourrait-on ajouter. Enfin, on peut considérer que la négation permet une représentation sous forme de domaine notionnel centré25, la zone séparant le centre des frontières accueillant des occurrences telles que « x est assez petit », « à la rigueur petit », « à peine petit », « très petit »…

Cependant, franchissons un pas, en direction d’une virtualisation qui se traduit par une paradigmatisation d’un ensemble d’éléments – « bleu » ou « jaune » ou « vert »… : défaisant les organisations syntagmatiques et congédiant l’instance d’énonciation, elle les pose antérieurement à, et en dehors de toute jonction.

Note de bas de page 26 :

 Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, trad. Gilles Gaston Granger, op. cit., 2.151, p. 38.   L’atomisme logique prévoit qu’à la faveur d’une transformation « projective », les mêmes éléments dans un arrangement différent peuvent présenter ou évoquer la possibilité d’un état de choses différent au même titre qu’un seul et même objet ou état de chose possible peut rassembler sur lui une pluralité de combinaisons possibles qui comportent une part d’éléments communs.

Note de bas de page 27 :

 Gilles Deleuze écrit ainsi : « Il suffit de comprendre que la genèse ne va pas d’un terme actuel, si petit soit-il, à un autre terme actuel dans le temps, mais du virtuel à son actualisation, c’est-à-dire de la structure à son incarnation, des conditions de problèmes aux cas de solution, des éléments différentiels et de leurs liaisons idéales aux termes actuels et aux relations réelles diverses qui constituent à chaque moment l’actualité du temps », Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 237-238. Il ajoute plus loin : « La différence et la répétition dans le virtuel fondent le mouvement de l’actualisation, de la différenciation comme création, se substituant ainsi à l’identité et à la ressemblance du possible, qui n’inspirent qu’un pseudo-mouvement, le faux mouvement de la réalisation comme limitation abstraite », ibid., p. 274.

Sur ces bases, la virtualisation est relayée par une actualisation balbutiante dès que le virtuel est porté par la structure qui propose un agencement possible d’éléments qui n’agissent qu’en rapport les uns avec les autres. Les éléments s’assemblent et se combinent pour faire voir que les choses peuvent se présenter de telle ou telle manière dans la réalité, ainsi que Wittgenstein l’écrit au sujet de la proposition image : « La forme de représentation est la possibilité que les choses soient entre elles dans le même rapport que les éléments de l’image »26. L’image seulement logique, qui rend compte des relations en général, plutôt que d’établir, au nom de la ressemblance, des correspondances entre relations spatiales, chromatiques…, atteint alors le plus haut niveau d’abstraction. C’est sur ces bases qu’une accumulation de caractéristiques dites « arbitraires », « facultatives » ou « inessentielles », telles qu’une qualité chromatique, donne lieu à ce qu’on peut appeler une « incarnation ». Rappeler la fortune que ce dernier terme connaît dans Différence et répétition de Deleuze27, c’est pointer une propriété essentielle de l’actualisation-mouvement : elle n’est telle qu’à osciller entre répétition et renouvellement, entre témoignage et imagination, la coopération faisant pencher la balance d’un côté ou de l’autre, ou donnant naissance à des équilibres plus ou moins précaires.

Note de bas de page 28 :

 Au sujet de la convocation et de la praxis énonciative, voir surtout Denis Bertrand, « L’impersonnel de l’énonciation. Praxis énonciative : conversion, convocation, usage », Protée, vol. 21, N° 1, 1993, pp. 25-32.

D’une part, en effet, l’actualisation correspond à l’identification d’un arrangement d’éléments qui se détache sur tous les autres possibles, en nombre potentiellement infini, pour autant que les règles de formation obéissent à une « grammaire » interne. Bien plus, les disponibilités du système composent avec les produits de l’usage qui alimentent le système en retour – à ce titre, la présentation inclut une composante re-présentation. On en cerne davantage le rôle joué par la négation : qu’il s’agisse de la convocation de virtualités – réunies en paradigme ou prises dans une syntagmatique balbutiante – ou, en vertu de l’élargissement de la perspective réclamé par la prise en considération de la praxis énonciative28, de configurations discursives dotées d’une certaine stabilité, la négation est fondatrice en ce qu’elle est extrait et exhibe une structure ou un moule discursif sur le fond de toutes les différences qui sont jugées, provisoirement, non pertinentes. D’autre part, on sait qu’à des degrés divers, la présentation intègre l’évocation, l’imagination d’une altérité ; le possible doit s’enlever sur les formations culturelles sédimentées, ou du moins, le sens se risquant, en déjouer le caractère prévisible : la présentation est en devenir pour autant que la praxis énonciative est dépassée. On peut même envisager un cas extrême où toute nouvelle stabilisation est problématisée, sinon compromise par une négativité agissante, qui maintient vive la différenciation.

Note de bas de page 29 :

 Le linguiste Gérard Moignet écrit à ce sujet : « En phrase dialectique fermante, la négation se trouve engagée dans un mouvement à l’étroit qui tend à la [la phrase] mettre en discussion en même temps que le procès auquel elle s’applique. […]. Négative par son contenu notionnel, allant à l’étroit par sa forme interrogative, la phrase est finalement positivante par la conjugaison des deux vecteurs », « Esquisse d’une théorie psycho-mécanique de la phrase interrogative », Langages, no 3, 1966, pp. 54-55.

On conçoit, en effet, le risque d’une négation identificatrice s’épuisant dans l’élimination de variantes paradigmatiques qu’elle a pourtant contribué à mettre dans le jeu ; une négation potentialisant l’altérité au profit d’une fixation dans le discours ; une négation qui cesse d’être pluralisatrice, au profit d’un immédiat offert comme tel. Certes, une individuation ou personnalisation du dire par détachement sur le non personnel du système et sur l’impersonnel de l’énonciation peuvent alors culminer dans le phénomène du « détournement » (par exemple, d’un moule discursif) : une configuration discursive est exposée continûment à des déformations, voire au nomadisme qui interdit de l’assigner à résidence. Cependant, il faut, surtout, qu’au-delà des exemplifications d’un modèle qui peuvent s’écrire négativement par rapport à lui, le confirmant en même temps indirectement, le modèle soit lui-même mis en débat. Le virtuel que la présentation actualisante met à contribution est alors non seulement la condition, mais le support du changement continu. La rupture par rapport au déjà-là prend la forme d’un questionnement incessant tel celui qui sous-tend l’énoncé interrogativo-négatif positivant29. À travers la mise en œuvre d’une force egocentrique et egofugale et l’évocation de possibles, la présentation est amenée à garantir la latitude de la variation généralisée, indéfiniment relancée. Désormais, il ne suffit plus de dire qu’il est possible que le tissu soit rouge et de dire qu’il est possible qu’il ne soit pas rouge : il faut envisager une situation dans laquelle, à titre d’essai, de manière expérimentale, le tissu est envisagé comme rouge et comme non rouge.

C’est bien ce dont la « textualité négative » telle qu’on peut la concevoir surtout à partir des écrits de Theodor W. Adorno offre une forme de manifestation aboutie.

4. La « textualité négative »

Note de bas de page 30 :

 Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, trad. M. Jimenez, Paris, Klincksieck, 1989, p. 54.

Appelons « textualité négative » une textualité dans laquelle, en deçà de toute résolution dialectique, des discordantiels témoignent au niveau de la manifestation linguistique d’une négativité toujours agissante. Un exemple intéressant est fourni par l’essai selon Adorno, lui-même proche des Avant-gardes littéraires du XXe siècle, qui contribue puissamment à l’instauration d’une utopie – de cet « inexprimable » que l’art « n’exprime […] que par l’absolue négativité de cette image [l’image de la ruine] »30.

Note de bas de page 31 :

 Theodor W. Adorno,  Notes sur la littérature, op. cit., p. 329.

Note de bas de page 32 :

 Theodor W. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, trad. H. Hildenbrand et A. Lindenberg, Paris, Gallimard, 1962, p. 137.

Note de bas de page 33 :

 Pierre V. Zima traduit « unentschieden » par « pendant, en suspens », La négation esthétique. Le sujet, le beau et le sublime de Mallarmé et Valéry à Adorno et Lyotard, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 136.

Ce que la dialectique négative d’Adorno cherche à circonscrire, ce sont les modalités selon lesquelles la négation d’un système totalitaire jette les bases d’une pensée qui tente d’échapper à la domination de la conceptualisation, de l’objectivation scientifique, du système philosophique, bref, d’un logos privé de l’ancrage dans la réalité sensible et dans l’expérience individuelle. En écrivant dans l’article « Parataxe », repris dans Notes sur la littérature31, que « la transformation du langage en une juxtaposition dont les éléments s’articulent autrement que dans le jugement apodictique est de nature musicale », Adorno invite à considérer trois points. Tout d’abord, la négativité est liée à la musique qui, écrit-il dans Philosophie de la nouvelle musique, s’émancipe par rapport au langage verbal et « fulgure dans la destruction du “sens” »32 ; elle déjoue les pièges que représentent l’industrie culturelle et l’idéologie qui lui fournit son soubassement. Ensuite, la parataxe combat les velléités totalitaires, la dialectique positive en vertu de laquelle la négation de la négation serait convertie en affirmation. Plus largement, on peut mettre au nombre des discordantiels toutes les formes que revêt la non-identité, la dissimilation, la dissonance, c’est-à-dire la faille et ce qu’elle autorise ou appelle : l’entrée de contenus en tension, en conflit et en compétition. Au-delà de la parataxe, qui lutte contre l’enchaînement syntagmatique, il en va ainsi du paradoxe, de l’ambivalence, de l’entrechoquement des contraires sans synthèse ni dépassement, qui est de l’ordre de ce qui est « unentschieden »33.

Note de bas de page 34 :

 Theodor W. Adorno, Notes sur la littérature, op. cit., p. 13.

Tous ces discordantiels trouvent à composer à l’intérieur de styles d’écriture qui, tels l’essai, mais aussi l’aphorisme, restituent contre le poids du syntagmatique la dé-liaison sous toutes ses formes. Significativement, Adorno écrit dans « L’essai comme forme » : « L’essai a été presque le seul à réaliser dans la démarche même de la pensée la mise en doute de son droit absolu. Sans même l’exprimer, il tient compte de la non-identité de la conscience ; il est radical dans son non-radicalisme, dans sa manière de s’abstenir de toute réduction à un principe, de mettre l’accent sur le partiel face à la totalité, dans son caractère fragmentaire »34. L’esthétique négative multiplie les moments « mimétiques » à même de contrecarrer un rationalisme lié à la domination du dire idéologique, de la maîtrise du sens, contre la polysémie qui doit rester active : l’essai « mimétique » fait remonter en deçà du jugement apodictique, en direction d’une instabilité toujours proclamée à nouveau, en mettant en avant le particulier de l’événement sensible et le particulier d’une instance subjective (contre une énonciation non- ou im-personnelle).

Note de bas de page 35 :

 Georges Molinié, Hermès mutilé, op. cit., p. 121.

La négativité, dirons-nous, est alors élan vers la sémiose, une sémiotisation non seulement en devenir, toujours inachevée, mais captée en ses débuts, à partir du « pro-sémiotique » mentionné par Georges Molinié35, une sémiotisation qui, en suspendant la visée aspectuelle terminative, permet de faire l’expérience d’un en deçà de la conceptualisation et de l’emprise du code.

5. Pour conclure

Il s’agissait, dans cette contribution, de montrer en quoi la négation délestée du poids de la référenciation devient une force d’instauration. Il a été possible, d’une part, de décliner les étapes d’un parcours qui, de la potentialisation à la virtualisation et à l’actualisation, demande à la négation d’assurer le transit entre les modes d’existence des contenus et, d’autre part, d’articuler la négation avec la négativité telle qu’elle demeure agissante au niveau de la « textualité négative ». Ainsi qu’elle est conçue ici, la négativité, qui n’est telle, en maintenant la différenciation en acte, qu’à retarder indéfiniment (actualisation) la réalisation, présuppose la négation : la textualisation des possibles, qui abrite la coexistence impossible des contraires, ne s’est constituée qu’à travers un arrachement à la certitude assertive (potentialisation et virtualisation).

La réflexion sur la négation et la négativité conduit tout naturellement à mettre sous l’accent non point la représentation d’un déjà-là, mais la présentation de quelque chose, à laquelle la « textualité négative » fournit un plan d’inscription. Il importe de souligner qu’en gardant la mémoire des ruptures successives, la présentation manifeste un moment capital du processus de création : celui où quelque chose tarde à se décider, où, antérieurement à la « sortie » objectivante, en amont du débrayage réalisant, l’indétermination – ce qui est « unentschieden » – va de pair avec une concentration de l’énergie maximale, l’investissement d’une subjectivité qui installe une scène d’énonciation. L’instance d’énonciation s’expose en exposant ce qui précisément résiste encore à l’accomplissement de la dialectique positive : la complexité d’une textualité pétrie de négativité qui, tout en préparant la mise en place de positivités, n’est telle qu’à les repousser indéfiniment.