Les grandeurs négatives
de Kant à Saussure

Herman PARRET

Université de Louvain

https://doi.org/10.25965/as.5081

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : négation et grandeur négative, opposition défective et opposition privative, opposition logique et opposition réelle

Auteurs cités : Algirdas J. GREIMAS, Emmanuel KANT, Herman PARRET, Ferdinand de SAUSSURE

Texte intégral

Note de bas de page 1 :

 Akademieausgabe II, 165-204. En traduction française : traduction par Roger Kempf (Préface de Georges Canguilhem), Paris, Vrin, 1972 ; traduction par Jean Ferrari, E. Kant, Œuvres philosophiques, t. I, Paris,  Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », pp. 251-302.  

Je voudrais présenter et commenter un texte intéressant mais peu connu de Kant qui date de la période précritique, 1763 plus exactement, intitulé Versuch den Begriff der negativen Grössen in die Weltweisheit einzuführen (Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeurs négatives)1. Cet essai évoque d’originales perspectives épistémologiques, psychologiques et morales concernant le philosophème de la négativité comme il se développe dans l’histoire de la philosophie moderne, après Kant, surtout dans et à partir de la dialectique hégélienne, mais également dans les sciences humaines et en sémiotique contemporaine. C’est ainsi que je voudrais indiquer, en second lieu, comment la position kantienne se retrouve partiellement récupérée et transformée dans quelques textes bien connus des Écrits de linguistique générale de Saussure, surtout De l’essence double du langage, et dans certains fragments énigmatiques des Manuscrits de Harvard.

Note de bas de page 2 :

 Ce n’est pas l’opinion de Monique David-Ménard au Chapitre 8, Kant et le négatif, de son Deleuze et la psychanalyse : l’altercation, Paris, PUF, 2005, 153-173, où elle argumente que la conception kantienne de l’ «opposition réelle» dans l’Essai est un véritable levier pour le déploiement de la conception de la négation au sens transcendantal (pp. 153-157). Par contre, et l’on y reviendra, la conception kantienne du négatif ne préfigurerait aucunement l’ontologie hégélienne de la contradiction et sa philosophie de l’ «opposition» ou du « conflit » dialectique.    

On a souvent insinué que la philosophie kantienne de la négation n’aurait pas de rôle constituant dans la systématicité de la problématique critique et transcendantale. On peut le contester et voir sa réalisation accomplie dans l’Analytique et la Dialectique transcendantale de la Première Critique2. Tel ne sera pas mon propos et je me limite à l’analyse du contenu et de la portée de l’Essai de 1763. Reste que l’on ne peut restreindre la portée de cette première philosophie de la négation chez Kant. Il ne s’agit pas du tout d’un exercice logique, d’une critique de la logique syllogistique ou d’une application de la physique newtonienne à la philosophie mais d’une façon de comprendre comment se forme l’appréhension du réel, ambition pleinement « sémiotique », dirais-je.

Note de bas de page 3 :

 Voir Frank Pierobon, Kant et les mathématiques, Paris, Vrin, 2003 (à propos de l’Essai, pp. 26-32).

L’Essai de Kant comporte trois parties : d’abord, la détermination du concept de grandeur négative en général, ensuite une analyse parsemée d’exemples de la façon dont ce concept fonctionne en physique, en « psychologie » (on dirait aujourd’hui, en anthropologie, voire en sémiotique) et en morale (Kant dit : « philosophie pratique »), et enfin l’application éventuelle de ce concept dans le domaine de discussions métaphysiques, théologiques même. C’est sans doute cette dernière partie qui finalise le véritable intérêt de Kant (par exemple, est-il adéquat de déterminer la divinité infinie en termes de « grandeur négative », « les changements naturels du monde augmentent-ils ou diminuent-ils la somme de la réalité du monde », « comment comprendre que toute disparition est toujours et en même temps une naissance »?). On fera abstraction, dans le cadre de cet exposé, de toute problématique métaphysique pour se concentrer essentiellement sur le fonctionnement du concept de grandeur négative en psycho-anthropologie (je pense ainsi aux « passions négatives », un champ que la sémiotique des passions a bien élaboré). La première partie de l’Essai met au point les définitions précises dont on aura besoin dans ces exercices d’application. En effet, le point de départ de la réflexion kantienne, omniprésent dans plusieurs écrits précritiques des années soixante, concerne le rapport de la philosophie à la logique mathématique. Kant le répète dans l’Avant-propos de son Essai3. L’objectif ne peut être de mathématiser la philosophieni de cultiver un conflit entre les deux disciplines. Kant voit la relation épistémologique de la philosophie aux mathématiques plutôt comme celle que la philosophie (surtout l’épistémologie) devrait entretenir avec la physique : impossible d’élaborer une philosophie de l’espace, du mouvement, du temps, de la pesanteur, de la force attractive sans tenir compte de l’enseignement de la physique newtonienne. Par conséquent, il faut se laisser inspirer de la mathématique, tout comme de la physique, se faire enseigner, sans que la transposition devrait être complète et automatique. Telle est l’importance philosophique du concept mathématique de l’infiniment petit et aussi de la négativité, de la négation, des grandeurs négatives.

Et précisément, il se fait que la conceptualisation proposée par Kant dans la première partie de l’Essai prend d’emblée ses distances à l’égard de la logique mathématique. Kant propose tout de suite une distinction essentielle : entre l’opposition logique et l’opposition «réelle». La première ne nous sera pas bien utile : quand il s’agit d’une opposition logique, il y a contradiction dans la connexion (quelque chose est affirmé et nié en même temps d’un même objet). Mais dans les domaines qui nous intéressent (surtout la psycho-anthropologie et la morale), on a affaire avec l’autre type d’opposition : l’opposition réelle. Certes, quand il y a une opposition réelle, deux prédicats sont opposés, mais non pas par le principe de contradiction, même si la première « tendance » (Tendenz) posée est supprimée par l’autre « tendance ». Il ne s’agit plus d’incompatibilité logique, mais d’une relation de négation (negatio). Il faudra évidemment voir comment définir cette négation, ce que Kant fera dans les pages qui suivent. Il est intéressant de noter que Kant conçoit cette « opposition réelle » comme « représentable » puisque les deux « tendances » sont en fait « affirmatives » bien qu’il y ait certes une négation. Et même si le concept de grandeur négative est d’origine mathématique, il faudra l’adapter, le transposer dans le domaine des « oppositions réelles » qui couvrent la plupart des relations fonctionnant dans la vie psychologique, sociale et « pratique » (morale) des sujets. Voici le début du raisonnement définitionnel : « Une grandeur est négative par rapport à une autre dans la mesure où elle ne peut lui être unie que par l’opposition, c’est-à-dire de telle manière que l’une supprime dans l’autre une grandeur qui lui est égale » (II, 174). Par conséquent : annulation réciproque, suppression donc et négation sans qu’il y ait contradiction puisque les deux « tendances » appartiennent au même « sujet » (au sens précisément propositionnel). Comment alors ces opposés qui ne sont pas contradictoires peuvent-ils être positifs, affirmatifs ? Si l’on parle d’un « terme positif » et d’un « terme négatif » (par exemple, la chute est « négative » à l’égard de l’élévation, le coucher à l’égard du lever), c’est que, dans le langage ordinaire, le terme de l’opposition réelle qui sera dit négatif, est plus marqué que l’autre, comme disent les linguistes. La qualification de négatif est toujours quelque peu dysphorisante.

La « négation » dans une opposition réelle, c’est-à-dire dans un couple de deux prédicats positifs, affirmatifs, doit être bien comprise, et c’est ainsi que Kant introduit une seconde distinction capitale. « La négation, dans la mesure où elle est la conséquence d’une opposition réelle, je l’appellerai privation (privatio [Beraubung]) ; mais on doit appeler ici manque (defectus, absentia [Mangel]) toute négation qui ne découle pas de cette espèce d’opposition » (II, p. 177-178). En effet, quand il y a privation, on présuppose toujours un principe de position et un principe qui lui est égal et opposé ; dans le cas du manque, il y a tout simplement absence d’un principe positif. Il y a ainsi deux types de repos, affirme Kant : un « repos de privation » dans le cas où tout mouvement est supprimé par une force opposée, et un « repos de manque », une négation de mouvement où il n’existe aucune force/tendance motrice. Voilà donc deux sortes de négations : celle qui constitue l’opposition privative et celle qui constitue l’opposition défective. Seule l’opposition privative a le droit d’être qualifiée de « opposition réelle », l’opposition défective témoignant plutôt du fantasme logico-mathématique. L’opposition privative est de toute évidence pensée par Kant à partir des forces ou tendances physiques de l’attraction et de la répulsion, toutes les deux étant positives et affirmatives. L’irruption de la force motrice est aussi vraie du côté de la répulsion que de l’attraction, et le repos n’y est qu’un status quo, un équilibre provisoire et réciproque qui immobilise deux grandeurs. Kant analyse d’autres exemples comme le froid et le chaud, les forces électriques et magnétiques, et il découvre dans la théorie des grandeurs négatives une méthode qui peut enrichir considérablement les sciences physiques.

Tout comme la physique, la psycho-anthropologie et la morale ne mettent en scène pour une large part que des oppositions privatives, c’est-à-dire de véritables « grandeurs négatives », et c’est bien sûr sur ces domaines que l’on va focaliser notre attention. Kant fait appel pour la description de ces phénomènes psycho-anthropologiques et moraux non pas à la déduction et sa vérification inductive mais à l’« expérience intérieure », « au sentiment de soi-même » (innere Erfahrung : … man empfindet es in sich selbst sehr deutlich) (II, pp. 190 et 191). Le champ psychique est le champ des efforts réels pour dominer des représentations et des désirs antagonistes, efforts de suppression, voire de répression et de refoulement qui peut même mener, par une « attention négative », jusqu’à l’abstraction et une certaine indifférence sentimentale et émotionnelle. Kant frôle ici l’idée de l’inconscient, au moins du subconscient (la région qu’il nomme pudiquement « les profondeurs de notre esprit… que l’on a aucune raison suffisante de mettre en doute » [II, p. 191]), champ des efforts de surgissement et d’omission ou de disparition des grandeurs affirmatives et positives de la vie psychique. Les couples essentiels de grandeurs négatives dans la vie psychique sont de toute évidence : le plaisir et le déplaisir, et le désir et l’aversion. Kant admet et insiste même que dans ces cas psycho-anthropologiques les interrelations entre les pôles des couples ne sont pas « mécaniques » et même « difficiles à être exposés d’une manière aussi compréhensibles et aussi claires que ceux du monde corporel » (II, p. 196). Il n’y a pas de doute pour Kant que, par analogie avec le couple physique d’attraction et de répulsion :

« l’aversion est quelque chose d’aussi positif que le désir. [L’aversion] est la conséquence d’un déplaisir positif comme le désir est la conséquence positive d’un plaisir » (id.),

c’est dire que les oppositions des pôles dans ces couples sont réelles, elles ne portent aucune contradiction logique, et nous avons, argumente Kant, l’intuition interne de leur compatibilité psychique en tant que grandeurs positives et affirmatives.

C’est bien ce que Kant démontre à force de maints exemples dans la seconde partie de l’Essai (II, pp. 180-182). Comment Kant détermine-t-il le couple plaisir et déplaisir, où est enracinée aussi bien l’expérience esthétique que toute sémiotique des passions reconstruite à l’aide des notions de phorie et de thymie ? Peut-on parler avec pertinence d’un plaisir négatif (negative Lust) ? :

« Le déplaisir est[-il] simplement un manque de plaisir ou un principe de la privation du plaisir ? », ou pour utiliser la distinction que Kant avait introduite avec tant d’utilité : le déplaisir ou la douleur/souffrance est-il une défection du plaisir ou un privation du plaisir ? Seule une privation du plaisir est un plaisir négatif, c’est-à-dire un plaisir dont l’absence est présente, absence sentie par le sens intime (innere Empfindung) comme une présence, comme un sentiment positif :

« Le déplaisir n’est donc pas un manque de plaisir, mais un principe positif qui supprime en partie le plaisir. »

Le déplaisir, dans ce sens, est l’opposé réel du plaisir – plaisir et déplaisir, en effet, sont des grandeurs négatives. Même chose d’ailleurs pour le plaisir qui est toujours un « état mixte » (vermischten Zustande)  puisque le déplaisir y est senti comme une absence présente. Cette relativité du plaisir et du déplaisir s’explique selon Kant par le fait que nous sommes des « êtres limités » (eingeschränkte Wesens) qui ne sont pas capables d’états d’âme absolus. Il est vrai que Kant reconnaît également l’indifférence (Gleichgültigkeit) comme un état d’âme où les grandeurs négatives ne fonctionnent pas, ou leur équilibre (Gleichgewicht) qui mène plutôt à la neutralisation de toute phorie. Kant s’oppose ainsi à certains moralistes qui mesurent le bonheur humain (Glückseligkeit) ou bien à cette indifférence à l’égard du plaisir et du déplaisir ou bien à leur équilibre.

Cette imbrication de deux principes positifs polaires, comme le plaisir et le déplaisir, est également vraie pour d’autres prédications psychologiques comme le désir et l’aversion, et l’amour et la haine, tout comme pour l’appréciation esthétique de la beauté et de la laideur ou pour l’évaluation morale de l’éloge et du blâme. Vu la complexité de la vie et la diversité des émotions,il ne sera pas toujours facile ni même possible de mesurer exactement la balance des deux grandeurs négatives, mais de toute manière Kant refuse de prendre ces déterminations comme des jeux de mots (Krämerei mit Worten). S’il faut mesurer et évaluer les maux ou malheurs, on peut calculer que le mal par privation (malum privationis) est senti intimement comme beaucoup plus grave qu’un mal par manque (malum defectus) où aucun principe positif de bien n’est supprimé. C’est ainsi que ne pas donner est moins grave et moins blâmable que voler… On voit comment la théorie kantienne des grandeurs négatives implique des positions morales claires et strictes. Le vice, en tant que « vertu négative » (meritum negativum), ne peut exister qu’à cause d’une « loi intérieure » (inneren Gesetze) (i.e. la conscience morale) dans le « cœur de tout homme » (in dem Herzen eines jedes Menschen) (II, p. 183) qui fait sentir que la vertu soit transgressée. Un vice est une vertu supprimée, et il y a donc là privation, donc opposition réelle, et non pas simple manque (II, p. 182-183). Kant soutient à ce propos que l’animal n’a pas de vices, ne provoque pas de mal moral, puisque l’animal n’est pas déterminé par le principe positif qu’est le contrepoids de la vertu. On développe évidemment dans le comportement humain des habitudes (Gewohnheiten) d’impulsions positives (positive Antriebe) mais le fondement moral repose sur le fait que le mal est un état de privation du bien, que la faute ou le péché se manifestent au moyen de l’opposition avec le principe positif de la légalité morale. Le bien et le mal, en effet, sont des « grandeurs négatives ».

Note de bas de page 4 :

 Voir mon “The Ugly as the Beyond of the Sublime”, in Christian Madelein, Jan Pieters et Bart Vandenabeele, éds., Histories of the Sublime, Cambridge, Cambridge University Press, à paraître. Il existe toute une littérature sur les deux points de vue concernant ce débat. Thierry de Duve prend position en faveur de la possibilité d’une expérience esthétique de la laideur dans son article Resisting Adorno, Revamping Kant, à paraître.

Cette généralisation de la théorie des grandeurs négatives concerne ainsi la soi-disant « philosophie pratique », mais un élargissement vers l’esthétique est également possible avec autant de droit. Le beau et le laid encore sont des grandeurs négatives. Kant écrit explicitement dans l’Essai que « la laideur [est] une beauté négative » (II, p. 182) et, par conséquent, un principe positif. Les conséquences de cette position sont considérables et pointent dans la direction de la possibilité d’une esthétique de la laideur, ou mieux, d’une expérience esthétique de la laideur. Les lecteurs de la Critique de la faculté de juger savent bien que Kant n’est pas du tout décisif sur ce point et deux interprétations contradictoires sont en conflit à ce propos4. Notre Essai semble donner raison à ceux qui défendent la possibilité d’une expérience esthétique de la laideur puisqu’il y aurait un sentiment positif ou affirmatif de la laideur en tant que beauté négative. Ce n’est certainement pas le lieu pour commenter techniquement ce débat complexe mais il me semble que la conceptualisation avec ses moments de définition dans l’Analytique du beau expulse jusqu’à la possibilité d’une expérience esthétique de la laideur, tandis que l’Analytique du sublime traite le problème différemment : le laid y est plutôt vu comme la limite du sublime, comme un au-delà de la sphère esthétique, c’est-à-dire la sphère matiériste de l’informe absolu et du sentiment de dégoût (Ekel, écrit Kant) et d’une terreur radicalement déstabilisante. On n’insiste pas en ce lieu mais il est certain que l’Essai précritique de 1763 n’a prévu d’aucune façon le radicalisme déroutant de l’Analytique du sublime de 1790. Il se révèle bien intéressant de voir comment la théorie des grandeurs négatives s’est développée explicitement et implicitement dans les écrits ultérieurs de Kant mais également à sa suite, surtout chez Hegel dans sa Science de la logique, chez les Romantiques allemands et chez les esthéticiens post-hégéliens de tous styles, comme Adorno qui, comme on sait, s’est systématiquement opposé à toute position « affirmative » en esthétique en vue d’une dialectisation des oppositions, qu’elles soient logiques ou « réelles ». De toute manière, « Opposition/conflit réel » versus « opposition/conflit dialectique », le débat reste au cœur du développement de la philosophie. J’oserai dire, avec un brin de démagogie quand même, que la dialectisation du conflit réel, geste hégélien par excellence, ne nous a pas seulement mené spéculativement en dehors du Monde des résistances réelles mais vers tant de catastrophes « historico-politiques » que la philosophie hégélienne a instaurées. Voilà des sujets pour de nombreuses thèses de doctorat et pour d’ardents pamphlets anti-hégéliens.

Retenons de l’Essai kantien l’acquis suivant. La réalité physique, la vie psychologique et la conscience morale sont contraintes par une structure formelle, au moins analogisante, plutôt identitaire. Ces trois sphères sont essentiellement des domaines organisés comme systèmes d’oppositions. Toutefois, ce ne sera pas la logique propositionnelle qui nous renseigne sur la nature de ces oppositions. En tant qu’oppositions réelles, elles sont intuitivement saisies et senties dans l’âme (Gemüth) comme des relations entre « grandeurs négatives », entre positions affirmatives, sémiotiquement je dirais « substantielles ». La grille logico-mathématique est globalement insuffisante pour déterminer la nature de ces relations dont les deux fonctifs ne sont certainement pas contradictoires. On l’a vu, Kant oppose la privation à la contradiction, et forge ainsi la notion de conflit réel (Realrepugnanz) et d’opposition réelle (reale Entgegensetzung), et il insiste ainsi sur le fait que la force privative est aussi positive, par conséquent réelle, que la force affirmative. Il faut bien comprendre ce que Kant considère comme « négatif » et « négation ». Tout pôle ou fonctif affirmatif est « négatif » à l’égard de l’autre, même si dans le langage ordinaire on qualifie comme « négatif » seulement le fonctif marqué, en général le terme dysphorisant. Voilà donc un premier acquis épistémologique dont il n’est pas difficile de déduire jusqu’à des positions métaphysiques et théologiques, comme Kant l’illustre dans la troisième partie de l’Essai.

Un second acquis consiste dans une distinction supplémentaire d’une grande subtilité, celle entre l’opposition défective et l’opposition privative. Une défection totale de toute substantialité ou affirmation n’existerait que dans un univers stabilisé, immobile et « parfait ». Mais l’univers de la matière, de l’âme et de la conscience est un champ de forces qui ne laisse pas de place à l’indifférence ni même à l’équilibre. Attraction et répulsion, désir et aversion, beauté et laideur sont dans un mouvement perpétuel et n’existent qu’imbriqués, entrelacés, l’un privant l’autre de sa perfection, de sa pureté positionnelle.

Note de bas de page 5 :

 Voir Monique David-Ménard, op.cit.

Note de bas de page 6 :

 Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, pp. 142-144.

Il va de soi que ces réflexions devraient être au cœur de l’épistémologie psychanalytique5. C’est ainsi que Gilles Deleuze constate dans Différence et répétition6 que Freud était de toute évidence « du côté d’un postkantisme hégélien, c’est-à-dire d’un inconscient d’opposition ». Deleuze écrit en même temps qu’il ne prend pas trop au sérieux le débat entre les deux philosophies, celle de Kant et celle de Hegel :

« il ne s’agit pas du tout de savoir si l’inconscient implique un non-être de limitation logique, ou un non-être d’opposition réelle. Car ces deux non-êtres sont de toute façon les figures du négatif »,

syntagmes où Deleuze dédramatise, trop allègrement selon moi, un débat paradigmatique entre Kant et Hegel dont il reconnaît bien les positions spécifiques puisqu’il affirme que l’inconscient kantien serait plutôt un « inconscient de la dégradation »et l’inconscient hégélien un « inconscient de la contradiction »…

Note de bas de page 7 :

 Voir les Chapitres d’A. J. Greimas, Du sens II, Paris, Seuil, 1983, surtout « Pour une théorie des modalités » (pp. 67-92) et « De la modalisation de l’être » (pp. 93-102). Voir également A. J. Greimas, J. Courtès, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, 1986, t. 2, Paris, Hachette, entrée « Carré sémiotique », pp. 34-39.

Que retrouve-t-on du double acquis kantien dans les sciences humaines actuelles, surtout en sémio-linguistique structurale, discipline qui nous concerne particulièrement ? Greimas a formulé la structure élémentaire de la signification et la structure des énoncés élémentaires, à partir des années soixante-dix, à l’aide de la machinetta, le plus que célèbre « carré sémiotique », entre autres dans la théorie des modalités et la sémiotique des passions. Depuis cet acte fondateur les sémioticiens ont été particulièrement sensibles à la typologie des oppositions : la contradiction, en effet, n’a pas de priorité épistémologique sur la contrariété et la présupposition qui toutes les trois régissent les relations possibles des modalisations et surmodalisations de toute qualité, véridictoires, factitives ou pragmatiques, déontiques etc., aussi bien axiologiques que descriptives7. Et les auteurs du Dictionnaire 2, discutant les hiérarchies entre les termes du carré, n’hésitent pas de constater que :

Note de bas de page 8 :

 Op.cit., p. 35. Il me semble intéressant de comparer la « doctrine » beaucoup moins développée de la définition de l’« opposition » du Dictionnaire 1 (ou on ne trouve pas encore de lemme « carré sémiotique » à ce propos) : « Dans un sens très général, le terme d’opposition est un concept opératoire qui désigne l’existence, entre deux grandeurs, d’une relation quelconque, suffisante pour permettre leur rapprochement, sans qu’on puisse toutefois à ce stade, se prononcer sur sa nature », Dictionnaire 1, 1979, p. 262.  Définition passablement kantienne, dirais-je !

« en effet, les termes ‘positifs’ et ‘négatifs’ ne sont rien d’autre que les formes extrêmes d’une relation de spécification graduable et inversable »8.

Note de bas de page 9 :

 En ce qui concerne l’importance de la logique pour la constitution d’une théorie, qu’elle soit linguistique ou philosophique, il semble y avoir, certainement à première vue, un désaccord entre Kant et Saussure. Kant : « L’usage que l’on peut faire des mathématiques en philosophie consiste soit dans l’imitation de leur méthode, soit dans l’application réelle de leurs propositions aux objets de la philosophie. On ne voit pas que la première ait été jusqu’ici de quelque utilité, si grand que soit l’avantage qu’on s’est promis d’en tirer d’abord […] ; le second usage fut au contraire d’autant plus profitable, […] qu’en tournant à leur profit les leçons des mathématiques, elles se sont élevées à une hauteur à laquelle elles n’auraient jamais pu prétendre autrement » (II, p. 167). Saussure : « S’imaginer qu’on pourra se passer en linguistique de cette saine logique mathématique, sous prétexte que la langue est une chose concrète qui ‘devient’ et non une chose abstraite qui ‘est’, est à ce que je crois une erreur profonde, inspirée au début par les tendances innées de l’esprit germanique » (Écrits, p. 34). L’homologation Kant/Saussure est à poursuivre sur ce point méthodologique important.     

Il faut concéder que l’on peut lire dans cette position une véritable sensibilité kantienne anti-logiciste9 et anti-dialectique. Le dernier mot sur les bases philosophiques de la sémiotique structurale n’a pas encore été formulé, comme on sait.

Note de bas de page 10 :

 Voir, entre autres, Umberto Eco, Kant and the Platypus, San Diego, Harvest, 1997.

Note de bas de page 11 :

 Voir un article peu satisfaisant de Robin M. Muller, Kant and Saussure, in RIFL, Saussure, filosofo del linguaggio, 2010, 12-10, pp. 130-146.

Passons aussitôt à Saussure, au Saussure off et même off-off. Umberto Eco, Karl-Otto Apel, Marcelo Dascal ont tous défendu qu’il existe une sémiologie, voire une philosophie du langage sous-jacente chez Kant10, et on s’est même sporadiquement intéressé à une homologation, inchoative de toute évidence, de l’épistémologie transcendantale kantienne et quelques philosophèmes du trésor saussurien11. Mon intérêt est plus focalisé : que retrouve-t-on de la théorie kantienne des « grandeurs négatives » dans la conception de la négativité chez Saussure, essentiellement en relation avec son concept de différence ou d’opposition négative ? Je ne considère que le Saussure off des Écrits, surtout dans De l’essence double du langage, et le Saussure off-off des Manuscrits de Harvard. Voici quelques restrictions de départ. Premièrement, les « grandeurs négatives » kantiennes ne sont organisées que sur l’axe paradigmatique. Le Dictionnaire 1 rappelle pourtant, sous « opposition », la théorie jakobsonienne des deux « axes des oppositions » :

Note de bas de page 12 :

 Dictionnaire 1, p. 262.

« Le terme d’opposition s’applique à la relation du type ‘ou…ou’ qui s’établit, sur l’axe paradigmatique, entre les unités de même rang compatibles entre elles. L’axe paradigmatique est alors dit ‘axe des sélections’ et se distingue ainsi de l’axe syntagmatique, appelé ‘axe des contrastes ou des combinaisons’»12.

Il est évident que, dans l’Essai de Kant, tous les exemples, dans les différentes sphères d’existence (physique, psychologique, morale), sont des exemples où les « grandeurs négatives » fonctionnent comme des termes d’un paradigme, je dis bien « termes » et non pas « unités » qui, comme on sait, sont des entités de la syntagmatisation. Il me semble que l’épistémologie saussurienne des oppositions est plus englobante et incorpore aussi bien les termes paradigmatiques que les unités syntagmatiques. Deuxièmement, autre restriction chez Kant : les ‘grandeurs négatives’ sont des ‘termes’ mais pas vraiment des signes puisqu’ils ne comportent pas la soi-disant ‘donnée sémiotique’ (Écrits, p. 37), l’interrelation absolument nécessaire d’une forme et d’un contenu, d’un signifiant et d’un signifié. Pour qu’il y ait ‘opposition négative’, il faut, et je cite les Écrits :

« [Il y a] deux conditions constantes, quoique les deux conditions se trouvent en dernière analyse n’en former qu’une seule : 1. Que cette forme ne soit pas séparée de son opposition avec d’autres formes simultanées ; 2. Que cette forme ne soit pas séparée de son sens. Les deux conditions sont tellement la même qu’en réalité on ne peut pas parler de formes opposées sans supposer que l’opposition résulte du sens aussi bien que de la forme » (Écrits, p. 29).

Je résume : pour Kant les ‘grandeurs négatives’ sont des termes d’un paradigme, et pas des unités d’un syntagme discursif ni des signes où forme et contenu eux aussi sont en opposition.

Note de bas de page 13 :

 Je cite trois passages à ce propos : « La présence d’un son dans une langue est ce qu’on peut imaginer de plus irréductible comme élément de sa structure. Il est facile de montrer que la présence de ce son déterminé n’a de valeur que par opposition avec d’autres sons présents ; et c’est là la première application rudimentaire, mais déjà incontestable, du principe des OPPOSITIONS, ou des VALEURS RECIPROQUES, ou des QUANTITES NEGATIVES et RELATIVESqui créent un état de langue» (Écrits, p. 25). «Mais bien plutôt que dans chaque époque il n’y a que des oppositions,des valeurs RELATIVES (en réalité même conventionnelles, mais se fondant avant tout sur la possibilité d’opposerdeux termes en leur conférant deux valeurs) (Écrits, p. 67). «Tout objet sur lequel porte la science du langage est précipité dans une sphère de relativité, sortant tout à fait et gravement de ce qu’on entend d’ordinaire par la ‘ relativité’ des faits» (Écrits, p. 66).

Par conséquent, la portée de la notion kantienne de « grandeur négative » est beaucoup plus restreinte que celle d’« opposition différentielle » chez Saussure. Remarquons que Saussure emploie opposition négative et différence comme des parasynonymes. Une opposition, pour lui, est une « quantité négative et relative » (Écrits, p. 25)13. Qu’en est-il de cette relativité et de cette négativité ?  Les Écrits pullulent de passages du genre :

« On ne se pénétrera jamais assez de l’essence purement négative, purement différentielle, de chacun des éléments du langage » (Écrits, p. 64),

Note de bas de page 14 :

 Il est facile de rassembler des citations ce concernant, et j’en donne quelques-unes pêle-mêle : « On ne se pénétrera jamais assez de l’essence purement négative, purement différentielle, de chacun des éléments du langage auxquels nous accordons précipitamment une existence. […] À savoir que le fait dont il s’occupe n’existe littéralement pas ailleurs que dans la présence de faitsopposables » (Écrits, p. 64-65). « La langue consiste donc en la corrélation de deux séries de faits : 1. Ne consistant chacun que dans des oppositionsnégativesou dans des différences, et non en des termes offrant une négativité en eux-mêmes ; 2. N’existant chacun, dans leur négativité même, qu’autant qu’à chaque instant une DIFFERENCE du premier ordre vient s’incorporer dans une différence du second et réciproquement » (p. 73). « Si un mot n’évoque pas l’idée d’un objet matériel, il n’y a absolument rien qui puisse en préciser le sens autrement que par voie négative. Si ce mot au contraire se rapporte à un objet matériel, on pourrait dire que l’essence même de l’objet est de nature à donner au mot une signification positive » (p. 75). « [L’]opposition de valeurs qui est un fait PUREMENT NEGATIF se transforme en fait positif, parce que chaque signe en évoquant une antithèse avec l’ensemble des autres signes comparables à une époque quelconque… se trouve délimité, malgré nous, dans sa valeur propre » (p. 87).

ce qui constitue la thèse la mieux connue de l’orthodoxie saussurienne14. Ce sont pourtant des suggestions quelque peu déviantes, celles du Saussure off-off qui nous intéressent plus dans cette confrontation avec Kant. Remarquons que, surtout confronté à ce niveau d’orthodoxie, Kant semble donner plus de substance subtile à la notion d’opposition négative, là où il instaure d’emblée deux types de négativité : la privation et la défection, en soutenant que les « grandeurs négatives » fonctionnant dans les différentes sphères d’existence (physique, psychologique, morale) sont de nature privative. Ce qui présuppose que ces ‘grandeurs négatives’ sont positives et affirmatives, et non pas des valeurs purement différentielles. Il se fait maintenant que le Saussure off-off s’approche plutôt de cette intuition kantienne…

Evidemment, ce que l’on a retenu du Saussure orthodoxe est, je le cite :

« Considérée à n’importe quel point de vue, la langue ne consiste pas en un ensemble de valeurs positives et absoluesmais dans un ensemble de valeurs négatives ou de valeurs relatives n’ayant d’existence que par le fait de leur opposition» (Écrits, p. 77).

Mais ceci n’est pas le dernier mot. Saussure pense au fond du cœur que cette hypothèse n’est que provisoire, voire heuristique, qu’elle ne tient pas compte du tout du « lieu du langage ». Je cite encore :

« La négativitédes termes dans le langage peut être considérée avant de se faire une idée du lieu du langage ; pour cette négativité, on peut admettre provisoirement que le langage existe hors de nous et de l’esprit, car on insiste seulement sur ce que les différents termes du langage […] ne sont que des différences déterminées entre des termes qui seraient vides et indéterminés sans ces différences » (Écrits, p. 64).

Mais quel est le véritable « lieu du langage» ? On retient deux éléments dans la détermination du « lieu du langage » : existence ressentie, comme le dit la mystérieuse citation suivante :

« Une forme est une figure vocale qui est pour la conscience des sujets parlants déterminée, c’est-à-dire à la fois existante et délimitée. Elle n’est rien de plus ; comme elle n’est rien de moins. […] Elle est ressentie comme quelque chose qui est […] » (Écrits, 37).

C’est bien ces deux composantes qui expliquent pourquoi le Saussure off-off côtoie le Kant des « grandeurs négatives ».

Il y a chez Saussure comme chez Kant une certaine « subjectivation » que je considère comme au moins parallèlement commune. Les Écrits comportent plusieurs passages explicites à ce propos. Je cite :

Note de bas de page 15 :

 Voir également Les manuscrits saussuriens de Harvard (MH), Cahiers Ferdinand de Saussure 47 (1993), p. 200 [8 : p. 145].

« [Il faut] comprendre que le mot pas plus que son sens n’existe hors de la conscience que nous en avons, ou que nous voulons bien en prendre à chaque moment. […] Un mot n’existe véritablement, et à quelque point de vue que l’on se place, que par la sanction qu’il reçoit de moment en moment de ceux qui l’emploient. […] L’unité [mais Saussure veut dire toute la classe des ‘oppositions négatives’] est toujours imaginaire […]. Nous sommes forcés de procéder néanmoins à l’aide d’unités positives, sous peine d’être dès le début incapables de maîtriser la masse des faits »(Écrits, p. 83)15.

Et Saussure enfonce le clou dans plusieurs passages, comme :

« Nous tirons de là, d’une manière générale, que la langue repose sur un certain nombre de différencesou d’oppositions qu’elle reconnaît et ne se préoccupe pas essentiellement de la valeur absolue de chacun des termes opposés,qui pourra considérablement varier sans que l’état de langue soit brisé » (Écrits, p. 36).

Il est vrai, on est passé avec ces suggestions au Saussure off-off qui s’approche ainsi passablement de la conception kantienne des « grandeurs négatives ». On a déjà pu citer Kant sur cette matière de la ‘subjectivation’: il existe pour Kant une

Note de bas de page 16 :

 II, pp. 180-182, pp. 190-191.

« expérience intérieure, un sens intime (innere Empfindung), un sentiment de soi-même, un champ d’effort réel [pour dominer le conflit des ‘grandeurs négatives’] »16.

Rappelons que pour Kant une « grandeur négative » ou « opposition négative » est une « opposition réelle ». Une « opposition négative », terme qui se retrouve chez Saussure comme parasynonyme de « différence », est-elle également une « opposition réelle » au sens subtil de la détermination kantienne ? La reconstruction de la pensée off-off de Saussure pourrait transformer Saussure en véritable kantien : les oppositions « réelles » ou « négatives » sont ressenties, on l’a déjà pu noter, et elles ont également de l’existence, elles sont réelles dans leur positivité, dans leur affirmation. On n’en doute pas évidemment en ce qui concerne Kant mais une certaine lecture archiformaliste de Saussure le conteste. Il y a pourtant dans les marges des fragments saussuriens suggérant la positivité et l’affirmation de l’existence concrète du fait linguistique. On se rappelle certainement du Cours le paragraphe consacré au « Signe considéré dans sa totalité » :

Note de bas de page 17 :

 F. de Saussure, Cours de linguistique générale, 1915, p. 166.

« Mais dire que tout est négatif dans la langue, cela n’est vrai que du signifié et du signifiant pris séparément : dès que l’on considère le signe dans sa totalité, on se trouve en présence d’une chose positive dans son ordre17 ».

Les Écrits et les Manuscrits de Harvard abondent en exemples qui vont dans ce sens. Seul un exemple des Manuscrits de Harvard :

Note de bas de page 18 :

 MH [8:81], pp. 204-205.

« Quand on parle de chaîne phonétique on a toujours en vue une chose concrète. […] Concrète si elle est conçue comme occupant un espace, une portion de temps. […]. Le phonème dans la chaîne phonétique est une idée concrète »18.

Et la positivité ou affirmation de l’existence de la « grandeur négative » est ressentie par une expérience intérieure ou dans la conscience intime pour Kant, et pour Saussure, dans la « conscience qui sanctionne » que les Manuscrits appellent systématiquement « l’Oreille-majuscule » :

Note de bas de page 19 :

CLG 1.24-25. 126-129.6, texte commenté par S. Bouquet, Introduction à la lecture de Saussure, Paris, Payot, 1997, p. 102 et suite.

« Nous faisons tacitement appel, pour proclamer l’existence [d’une entité linguistique] au jugement d’identité prononcé par l’Oreille »19.

Note de bas de page 20 :

 J’ai longuement commenté ces passages et d’autres ce concernant dans deux articles sur Manuscrits de Harvard. Voir : H. Parret, « Réflexions saussuriennes sur le Temps et le Moi », Cahiers Ferdinand de Saussure 49 (1995-1996), pp. 85-119, et « Métaphysique saussurienne de la voix et de l’oreille dans les manuscrits de Genève et de Harvard », dans Simon Bouquet et Sémir Badir, Cahier L’Herne Ferdinand de Saussure, 2003, pp. 62-79. Citation : Réflexions, p. 105.

L’Oreille, en effet, est l’analyste contextualisateur20, c’est la « conscience de la sonorité » qui sanctionne et évalue la positivité du fait linguistique, comme l’affirme un autre fragment des Manuscrits de Harvard :

Note de bas de page 21 :

 MH, [8:56], p. 202.

« L’Oreille ne peut naturellement décider que les ressemblances, identités et différences des perceptions »21

que j’ai pu commenter ainsi :

Note de bas de page 22 :

 H. Parret, Réflexions saussuriennes…, art.cit., p. 99-100.

« Dans la véritable saisie, le physique qualitatif est co-perçu comme la sphère dont on entend parler – les ‘ressemblances, identités et différences’ ne deviennent de véritables saillances que sous cette condition »22.

Cette « qualité du physique ambiant » dont émerge le fait linguistique, est de toute évidence une existence affirmative, positive, une grandeur « ressentie » dans sa différence, comme une « opposition négative » mais « réelle ». Et, comme se lamente Saussure dans les Manuscrits de Harvard :

Note de bas de page 23 :

 MH, [8 :49], p. 199.

« Différence terme incommode ! parce que cela admet des degrés »23.

Note de bas de page 24 :

 D’autres homologations ont été proposées : voir Giuseppe d’Ottavi, « Saussure et l’Inde: la théorie de l’APOHA et les entités négatives du langage », in J.-P. Bronckart, E. Bulea et C. Bota, Le projet de Ferdinand de Saussure, Genève, Droz, 2010, pp. 169-191. Voir à ce propos également François Rastier, « Saussure, la pensée indienne et la critique de l’ontologie », Revue de sémantique et pragmatique, 11(2002), pp. 123-146.

Degrés et qualité, affirmation et existence, Oreille sensible et conscience intime, tant d’aspects des « grandeurs négatives ». Saussure est-il kantien, Saussure est-il à la recherche de Kant sans jamais le rejoindre24 ?