Farzan Sojoudi, Sémiotique : théorie et pratique, Téhéran, Éditions Nashre Elm, 2009, 358 pages

Amir Biglari

CeReS, Université de Limoges

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : pratique, théorie

Auteurs cités : Farzan Sojoudi

Texte intégral

Publié en 2009 en persan, le dernier ouvrage du sémioticien iranien Farzan Sojoudi s’intitule Sémiotique : théorie et pratique. Il s’agit d’un recueil de treize articles, de valeur théorique, pratique et pédagogique remarquable.

« Sens, référent et objet : repenser un débat ancien » est le titre du premier article, consacré à la présentation et à la critique de différents points de vue, notamment ceux de John Lyons et Kourosh Safavi, sur ces questions. L’auteur explique que ces théoriciens s’intéressent à une conception positiviste et empirique du signe, comme si cette tradition anglo-saxonne ignorait les évolutions linguistiques du XXe siècle, surtout celles apparues grâce aux travaux de Saussure, qui nous ont appris que la langue est un système arbitraire et formel, dont tout élément constitutif trouve de la valeur dans son opposition avec les autres éléments, et qu’il n’existe donc aucun rapport substantiel entre les signes linguistiques et le monde extérieur. Sojoudi dénonce également la conception de Russell et de Frege sur le référent : selon lui, le référent ne correspond pas à la réalité objectivée du monde, mais au point de vue des locuteurs de la langue, dans un contexte précis. Il indique que la langue, le système sémiotique le plus important des cultures humaines, est un système particulièrement dynamique, à la fois au niveau diachronique et au niveau synchronique, et qui est en relation dialectique avec les autres systèmes sémiotiques, tels que les croyances, les gestes, la nourriture, les vêtements, l’architecture, etc. Or, ce n’est pas le monde extérieur qui donne du sens à la langue et qui la dynamise, mais c’est la nécessité de certaines situations discursives qui dynamise ce système formel pour s’appliquer aux objets du monde extérieur, et cela n’est qu’une partie, peut-être minime, des fonctions de la langue au sein des systèmes de communication complexes et pluridimensionnelles.

Dans le deuxième article, « Signification : de Saussure à Derrida », l’auteur, en passant par la théorie de Saussure, de Peirce et de Derrida, décrit l’évolution théorique des concepts de signe, de signifiant, de signifié et de signification. Il souligne tout d’abord que la linguistique saussurienne, contrairement à ce qu’indiquent certains théoriciens comme Yishai Tobin, n’est pas basée sur le signe, mais sur le système, c’est-à-dire que le statut du signe est nécessairement défini en fonction du système dans lequel il apparaît, selon son opposition avec les autres signes du système : la valeur, à savoir la relation négative et différentielle entre les signes du système, est la condition nécessaire et préalable de l’apparition de la signification, à savoir la relation positive entre le signifiant et le signifié. Il ajoute que selon la conception structuraliste de Saussure, la langue est une entité abstraite et a priori, à l’extérieur de l’esprit du locuteur humain, alors que la conception peircienne du signe implique le point de vue du locuteur. Derrida, en critiquant Saussure et en s’inspirant de deux phénoménologies, en partie opposées, celle de Peirce et celle de Husserl, établit sa théorie de déconstruction : il déconstruit la relation métaphysique entre le signifiant et le signifié, qui n’est de son point de vue qu’une illusion de présence ; cela fait que les signifiants disposent d’une source illimitée et inépuisable de production de signification et qu’ils n’arrivent jamais à une position stable et statique. Sojoudi en déduit : « Derrida, en faisant l’éloge des idées de Peirce sur la signification infinie des signes, a remis en cause le signifiant toujours lié au signifié, et a ainsi introduit le signifié toujours différé et donc toujours absent. On pourrait dire que le terrain de cette théorie avait été préparé par Saussure, lorsqu’il avait exposé la valeur différentielle des signes. C’est dire que les poststructuralistes, particulièrement Derrida, ont conduit le structuralisme à ses extrémités : le structuralisme avait déjà semé les graines du poststructuralisme. Saussure, en séparant la langue du monde extérieur, et en affirmant la valeur différentielle des signes, avait commencé une voie que Derrida, en recourant à la phénoménologie husserlienne, a mené jusqu’au bout » (p. 69).

Note de bas de page 1 :

 Même si certains sémioticiens ont probablement procédé de cette manière, il ne faut pas oublier que les grands maîtres de la sémiotique, à l’époque même du Structuralisme, refusaient l’application mécanique des modèles aux textes au profit d’une mise à l’épreuve du modèle dans sa confrontation avec le texte, ce qui permettra d’infirmer, de confirmer ou d’infléchir le modèle premier. Par exemple, Algirdas Julien Greimas insistait sur le « va-et-vient entre la théorie et la pratique, entre le construit et l’observable » (« Introduction », Essais de sémiotique poétique, Paris, Larousse, 1972, p. 8). Plus explicitement, dès 1961, Roland Barthes affirmait : « Où donc chercher la structure du récit ? Dans les récits, sans doute. Tous les récits ? Beaucoup de commentateurs, qui admettent l’idée d’une structure narrative, ne peuvent cependant se résigner à dégager l’analyse littéraire du modèle des sciences expérimentales : ils demandent intrépidement que l’on applique à la narration une méthode purement inductive et que l’on commence par étudier tous les récits d’un genre, d’une époque, d’une société, pour ensuite passer à l’esquisse d’un modèle général. Cette vue de bon sens est utopique. La linguistique elle-même, qui n’a que quelque trois mille langues à étreindre, n’y arrive pas ; sagement, elle s’est faite déductive et c’est d’ailleurs de ce jour-là qu’elle s’est vraiment constituée et a progressé à pas de géants, parvenant même à prévoir des faits qui n’avaient pas encore été découverts. Que dire alors de l’analyse narrative, placée devant des millions de récits ? Elle est par force condamnée à une procédure déductive ; elle est obligée de concevoir d’abord un modèle hypothétique de description (que les linguistes américains appellent une "théorie"), et de descendre ensuite peu à peu, à partir de ce modèle, vers les espèces qui, à la fois, y participent et s’en écartent : c’est seulement au niveau de ces conformités et de ces écarts qu’elle retrouvera, munie alors d’un instrument unique de description, la pluralité des récits, leur diversité historique, géographique, culturelle » (« Introduction à l’analyse structurale des récits », L’Analyse structurale du récit, Paris, Seuil, 1981 (1961), p. 8).

Dans le troisième article, « La question de la méthode en sémiotique : de la méthodologie positiviste à la méthodologie émergente », l’auteur met au cœur de sa réflexion l’évolution de la méthodologie en sémiotique depuis un siècle, en en examinant les trois principales étapes : positiviste, structuraliste, poststructuraliste. L’approche positiviste, par exemple celle du Cercle de Vienne dans les années 1920-1930, repose sur deux principes, celui de la réduction des propositions de langue aux propositions logiques (tout énoncé est réduit au couple vrai/faux) et celui d’observabilité (ces propositions réduites doivent être observables dans le monde). Face à cette approche, le Structuralisme met en œuvre une révolution car il aborde les signes non pas de façon isolée, non pas dans leur rapport avec le monde, mais dans les structures. Sojoudi critique le Structuralisme parce que, selon lui, cette méthodologie ne cherche que des invariables universels : « ces grammaires universelles sont si réduites, formalisées et idéalisées que le temps et le passage du temps, des relations interculturelles et les effets respectifs des cultures, des relations intertextuelles et les effets respectifs des textes ne les infléchissent pas » (p. 87). Il affirme que « les structuralistes sont préoccupés par des structures permanentes et universelles, ils tendent à repérer des invariants et des constants, ils n’étudient les textes que dans l’objectif de formuler et ensuite de défendre ces grammaires universelles. Les différences culturelles, temporelles, historiques, intertextuelles, etc. sont négligées au profit de la formulation des structures atemporelles et universelles » (p. 88)1. Il indique que le Poststructuralisme est à l’opposé de la perspective structuraliste puisqu’il s’oppose à tout réductionnisme, notamment en prenant en charge le temps, la singularité de chaque texte, la multitude de lectures possibles des textes. Le déconstructionnisme, considéré comme l’une des formes du poststructuralisme, va encore plus loin, et en introduisant des concepts de « différance » et de « dissémination », suggère que la signification reste en construction continuelle sans horizon de stabilité, non appréhensible même dans un seul texte. En considérant le structuralisme et le poststructuralisme  comme deux extrémités, notre auteur propose une voie médiane entre l’identification des structures figées et applicables partout d’un côté et l’instabilité et la mollesse sémantique des textes de l’autre. Il appelle la sémiotique qu’il propose la « sémiotique stratificationnelle », et la méthodologie correspondante est nommée « émergente » (p. 100). Selon cette méthodologie, (i) il n’est pas possible de présenter une méthode définitive et permanente sans tenir compte de la situation discursive du texte ; (ii) il ne faut pas viser à réduire les textes aux structures constantes, fixes, atemporelles et universelles : tout texte doit être examiné dans sa singularité, et en fonction de sa situation de production et de lecture ; (iii) il faut identifier les différentes strates textuelles et analyser leur interaction ; (iv) il faut considérer des relations interculturelles, intertextuelles et interdiscursives.

L’article suivant, intitulé « Quel signe ? Quelle sémiotique ? », porte sur la critique d’un écrit de Mohammad Naghizadeh. Sojoudi déplore de multiples problèmes terminologiques et théoriques qui sautent aux yeux, surtout des hétérogénéités et des contradictions dans l’utilisation de plusieurs concepts. Il met d’ailleurs en cause la conception présentée sur les fonctions des signes dans les sociétés humaines et dans l’art.

Le cinquième article, « Relations interculturelles : approche sémiotique », signale que la culture est un système sémiotique complexe qui comprend tous les comportements humains signifiants, auxquels il attribue des codes, et qui les rend compréhensibles. Il mentionne qu’une culture est d’un côté un système stable et cohérent qui la distingue des autres cultures, et qui lui attribue sa valeur et son identité ; et de l’autre, elle est en contact et en interaction avec les autres cultures, elle est donc susceptible d’influencer les autres cultures et d’en être influencée, elle est en perpétuel devenir. Les contacts interculturels se réalisent à travers différents produits appartenant aux cultures, quel que soit le langage à travers lequel ils se manifestent. L’auteur note par ailleurs qu’à l’intérieur de toute culture, il existe une tendance dominante, qui agit comme l’axe directeur, mais aussi des tendances dominées qui restent marginales. La tendance dominante tend à se présenter comme légitime, comme critère d’évaluation des valeurs, et à présenter les tendances dominées comme illégitimes, impures. Aussi existe-t-il une tension constante entre les différentes tendances qui veulent occuper ou conserver la fonction centrale et directrice. Pour l’analyse d’une relation interculturelle, il est important de considérer quelle partie d’une culture (partie dominante ou dominée) entre en contact avec quelle partie d’une autre culture. L’auteur précise, en outre, qu’à la fois dans les relations interculturelles et dans les relations intra-culturelles, ce sont des rapports de force qui entrent en jeu : chaque culture ou sous-culture tend à marginaliser les autres cultures ou sous-cultures, et résiste à leur imposition ; chaque culture ou sous-culture veut régner, celle qui a plus de force (politique, sociale, stratégique, etc.) l’emporte.

Note de bas de page 2 :

 Si les deux premières relations se rattachent aux positions de conjonction et de disjonction sur le carré sémiotique, cette troisième relation est nécessairement tensive, entre la non conjonction et la non disjonction, avec des « dosages » plus ou moins élevés de soi et de l’autre.  

Le sixième article, « Relations interculturelles : traduction et son rôle dans les processus d’inclusion et d’exclusion », est le prolongement du précédent. L’auteur donne à la traduction, en reprenant Jakobson, un sens large, qui intervient à trois niveaux : interculturel (d’une culture à une autre, ce qui est le niveau le plus important), intra-culturel (entre le passé et le présent de la même culture : le passé apparaît ici comme une altérité culturelle) et intersémiotique (d’un langage à un autre : par exemple l’adaptation de la littérature au cinéma, l’image à la parole, etc.). L’auteur ajoute qu’il existe trois approches dans les relations interculturelles : (i) soi et pas l’autre : idéaliser soi et mépriser l’autre ; (ii) l’autre et pas soi : idéaliser l’autre et mépriser soi ; (iii) et soi et l’autre : relation associative et constructive2. La traduction contribue à se faire comprendre et à comprendre l’autre, à favoriser le dialogue entre deux systèmes, à reconstruire l’autre en soi et reconstruire le soi en l’autre. Aussi la traduction occupe-t-elle la fonction capitale dans les relations interculturelles et dans le dynamisme culturel qui en résulte.

Le septième article, « Sémiotique du temps et du passage du temps : étude comparée des œuvres verbales et visuelles », s’attache à expliquer comment le temps se manifeste dans les textes, notamment dans l’image fixe (peinture ou photographie). Il est postulé que l’expression du temps dépend d’une structure linéaire des moments successifs. En recourant à des exemples, l’auteur montre que l’image fixe est en réalité un moment des moments possibles, un moment qui précède et qui suit d’autres moments. Le spectateur est capable de concevoir ce moment figé au sein d’un parcours narratif, donc d’une chaîne temporelle, grâce à ses connaissances préalables et/ou par l’intermédiaire d’éléments non visuels tels qu’un titre qui fait allusion à un parcours narratif spécifique. Il existe également des images fixes qui, à l’intérieur du même cadre, mettent en scène plusieurs moments successifs qui pourraient même construire un parcours narratif complet. Dans ce genre de cas, le passage du temps est explicitement manifesté car il n’est pas possible de « lire » le tableau sans rétablir les liens entre les différents moments, ce qui présuppose le passage du temps. Néanmoins les tableaux abstraits, selon l’auteur, n’obéissent pas aux mêmes lois : il n’existe pas de passage de temps présupposé à l’intérieur du même cadre, et puisqu’ils n’ont pas d’équivalents dans les figures du monde, ne signalent pas des moments précédents et suivants. Cela va avec la conception de l’art abstrait qui insiste sur la « pureté » artistique, sur son caractère autoréférentiel, sans rapport avec le monde.

Note de bas de page 3 :

 Cette conception semble rejoindre la proposition épistémologique de Jacques Fontanille dans ses Pratiques Sémiotiques, qui ne consiste pas « à plonger un objet d’analyse quelconque dans son contexte, mais au contraire à intégrer le contexte dans l’objet à analyser » (Paris, Presses Universitaires de France, 2008, p. 14).

Àl’occasion du huitième article, « Sémiotique stratificationnelle et son emploi dans l’analyse du texte artistique », l’auteur expose dans un premier temps les principes de sa théorie de la sémiotique stratificationnelle, d’après laquelle tout texte est composé de multiples strates, qui peuvent converger ou diverger, leurs relations peuvent mener le texte vers la cohérence ou vers la dispersion, peuvent produire des effets de sens forts divers. L’auteur explique que chaque texte comprend des strates principales et des strates secondaires, des strates stabilisées et des strates fluctuantes, ce qui garantit d’une part la cohérence du système et qui laisse d’autre part sa lecture ouverte. L’essentiel dans cette théorie, c’est l’interaction entre ces différentes strates, de niveaux variables. Dans cette perspective, ce qu’on appelle traditionnellement contexte est en effet une strate ou un ensemble de strates textuelles qui interagit avec les autres strates du texte3. Par ailleurs, l’intertextualité correspond de fait aux relations entre les innombrables strates des textes infinis. Dans un deuxième temps, l’auteur propose une étude de cas : la « Fontaine » de Marcel Duchamp. Il se demande comment un objet trouve une valeur artistique. En l’occurrence, l’objet mis en œuvre, l’urinoir, entre en interaction avec différentes strates, visuelles ou non visuelles : son titre, la signature, sa position, le nom de l’auteur, l’espace de sa présentation (galerie d’art), etc. Cette œuvre remet en cause certaines contraintes artistiques de son époque, relativise la conception de l’art, et suscite la création d’une nouvelle catégorie d’œuvres d’art. Il s’agit d’un discours qui a infirmé certaines normes préétablies et qui en a construit d’autres.

Le neuvième article, « Initiation à la sémiotique de la nourriture : étude d’un cas de discours cinématographique », a pour objectif d’élucider que la nourriture constitue un système culturel qui, tout en ayant des points communs avec les autres systèmes sémiotiques, est doté des caractéristiques propres. Chaque culture définit des codes différents pour la nourriture et sa consommation : quoi manger ? Comment manger ? Où manger ? Comment mettre la table ? Etc. Ce genre de questions fait appel à des réponses différentes selon la situation et les partenaires de l’échange (la nature des relations, leur sexe, leur âge...). Le système de nourriture est en réalité l’une des composantes de l’identité culturelle dans la mesure où il permet de distinguer les cultures et les sous-cultures. L’auteur rappelle que la nourriture n’est pas un système autoréférentiel : il est destiné à être mangé ; autrement dit, elle « atteint la perfection dans sa destruction » (p. 248). Elle peut toutefois être éternisée par exemple en étant filmée ou photographiée. La nourriture peut, certes, être « lue » comme un texte, mais peut aussi se manifester dans un texte, quel que soit le langage impliqué ; par exemple des allusions à la nourriture en littérature, peinture, cinéma… L’auteur, dans une étude de cas, montre remarquablement le rôle central de la nourriture dans le film Les invités de maman par Dariush Mehrjui: tous les événements du film, les relations entre les personnages, les convergences et divergences sociales, les distinctions ethniques et culturelles tournent autour de la nourriture.

L’article suivant, « Initiation à la sémiotique de la radio », part du postulat selon lequel le langage à travers lequel un discours se manifeste constitue un cadre qui contient des propriétés spécifiques et qui crée un horizon d’attente particulier chez l’énonciataire. La radio est un média qui utilise uniquement le langage sonore sous ses différentes formes : parole, musique, sons divers. L’auteur présente d’autre part les trois principales strates qui interviennent dans le discours radiophonique : (i) les titres : selon un ordre hiérarchique, le titre de la chaîne radiophonique, le titre de l’émission, le titre de telle séquence de l’émission ; (ii) le temps de la diffusion de l’émission (le matin, l’après-midi ou le soir) ; (iii) le genre. L’auteur explique que chacune de ces strates crée un horizon d’attente, et qu’il existe entre elles une interaction constante. Ces strates, inextricablement entremêlées avec d’autres strates textuelles (dimensions narrative, passionnelle, perceptive, cognitive…), se situent dans un système plus vaste et plus complexe en fonction des caractéristiques potentialisées et réalisées de ce média dans chaque situation en acte : il est portable, on peut l’écouter en travaillant, en conduisant, etc. L’auteur conclut que pour attirer l’interlocuteur, il faut bien connaître les interactions entre ces différentes strates : titre, temps, genre, parole, musique, etc. Le prix de la divergence entre ces strates, c’est de perdre l’interlocuteur.

Dans le onzième article, « Stratégies d’exprimer l’absent : étude de cas du film Le Foulard bleu », l’auteur met au cœur de son propos la question de l’effet d’absence dans les manifestations textuelles, qui apparaît par exemple à cause des interdictions ou des restrictions déposées dans une culture ou imposées par un système politique. En signalant qu’on ne peut parler de l’absence de quelque chose que si des éléments présents l’évoquent, l’auteur fait l’hypothèse que cette absence n’a lieu qu’au niveau du signifiant et non pas au niveau du signifié : si le signifié s’absente, il ne se fait jamais remarquer. Nous dirions qu’il s’agit en réalité d’une relation tensive entre l’absent et le présent : absence pourtant présence (ce qui lui permet de s’intégrer au texte) et présence pourtant absence (ce qui permet de respecter les interdictions et les restrictions). Les énonciateurs peuvent utiliser diverses stratégies pour faire sentir l’absence, pour la présentifier, ce qui pourrait d’ailleurs faire apparaître des effets esthétiques. Sojoudi indique que les énonciateurs utilisent souvent des signifiants indirects, qui procèdent par métaphore ou par métonymie. Cet article se clôt avec quelques exemples du film Le Foulard bleu de Tahmineh Milani.

Le douzième article, « Sémiotique de l’écriture : avec un regard vers le média, la littérature et la calligraphie », envisage de faire observer que l’écriture n’est pas simplement une reproduction de la parole à travers un autre langage, mais qu’elle se rattache à un langage à part entière avec ses propres caractéristiques au niveau paralinguistique et non linguistique, différentes de celles de la parole. En d’autres termes, l’écriture et la parole ont ceci en commun qu’elles actualisent les deux potentialités déposées dans la langue, en revanche au niveau paralinguistique et non linguistiques elles sont différentes. Selon l’auteur il existe deux catégories au niveau paralinguistique de l’écriture : d’un côté la ponctuation, de l’autre la typographie (italique, gras, type de police…). La ponctuation est plus normative alors que la typographie est plus subjective. Le niveau non linguistique de l’écriture correspond à une strate signifiante qui n’est pas directement linguistique ou paralinguistique, par exemple la couleur choisie pour les caractères, la morphologie spatiale, etc. Il s’agit plutôt d’un langage visuel que verbal. L’auteur illustre ces points avec des exemples des titres de revues, de la littérature et de la calligraphie. Par exemple pour cette dernière, il explique que c’est un art visuel : la calligraphie est destinée à être lue et à être vue, mais il donne des exemples où elle est de plus en plus destinée à être vue qu’à être lue. Il donne en dernier ressort l’exemple des calligraphies de Mir Hossein Moussavi qui sont des écritures à être exclusivement vues (p. 326-327).

Dans le dernier article, « Conflit entre les strates du texte : Mosquée de l’Imam à Ispahan », l’auteur met en évidence comment les différentes strates d’un édifice, chacune porteuse d’une valeur propre et d’une fonction spécifique, s’influencent l’une l’autre, comment elles se réconfortent ou s’autodétruisent ; d’où la cohérence ou la dispersion textuelle. En analysant la place Naghsh-e Jahan à Ispahan, et plus en détail l’un des bâtiments qui s’y trouve, à savoir la Mosquée de l’Imam, à trois niveaux (syntaxique, sémantique et esthétique), aussi bien sur le plan synchronique que sur le plan diachronique, il montre qu’à l’époque des Séfévides, il a existé une convergence et cohérence entre les trois niveaux, ce qui représentait par ailleurs une idéologie mise en place par le système politique. Cependant, dans le courant de l’histoire, cet édifice a subi des changements, par exemple il est entré dans un système d’échange économique, comme une marchandise, dans la mesure où il faut payer pour visiter la Mosquée, ce qui a également nécessité la construction d’un guichet de vente de tickets ; ou bien l’organisation de la prière du Vendredi lui a attribué une nouvelle propriété sémantique, et a impliqué une transformation syntaxique conséquente : l’installation des abris pour protéger les pratiquants contre le soleil a détruit la cohérence syntaxique et l’effet esthétique du bâtiment car à l’entrée, on ne dispose plus de la vue d’ensemble de la Mosquée, et on ne peut plus voir le reflet des couleurs dans le bassin de la cour. L’auteur fait ainsi constater que ces nouvelles strates sont non seulement dépourvues d’éléments qui permettent la cohérence, mais se trouvent, au contraire, en conflit avec les strates préexistantes et détruisent l’harmonie de l’ensemble.

Pour finir, nous aimerions ajouter qu’en lisant Sémiotique : théorie et pratique, on ne peut pas ne pas louer les qualités indéniables qui caractérisent cet ouvrage : propositions théoriques intéressantes et analyses concrètes riches, combinées à la clarté pédagogique, forcent l’admiration.