Revue Signata. Annales de sémiotique n°1 Cartographie de la sémiotique actuelle, Presses universitaires de Liège, 2011

Nada Issa

Université Lyon II

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Mots-clés : épistémologie, sémiotique

Auteurs cités : Driss Ablali, Sémir BADIR, Denis BERTRAND, Anne BEYAERT-GESLIN, Jean-François BORDRON, Pierre Boudon, Marion COLAS-BLAISE, Maria Giulia DONDERO, Umberto Eco, Jacques FONTANILLE, Anne Hénault, Louis HJELMSLEV, Jean-Marie KLINKENBERG, Charles Sanders PEIRCE, Jean PETITOT, François RASTIER, Ferdinand de SAUSSURE, Thomas Sebeok, Gian Maria Tore

Texte intégral

SIGNATA se présente comme une revue de la sémiotique d’aujourd’hui. Elle se veut une revue de la discipline sémiotique, sans aucune préférence pour une théorie, une école ou un objet d’étude particulier, et elle interroge le parcours de cette discipline ; « son but est de nourrir la sémiotique comme projet disciplinaire ». Ainsi, la phrase introductive de l’éditorial résume-t-il bien ces objectifs : « SIGNATA est une revue visant à réunir, organiser et mettre à l’épreuve les contributions qui animent les recherches sémiotiques aujourd’hui ».

Le premier numéro de SIGNATA trace essentiellement sept questions de la recherche actuelle suivant les publications sémiotiques des dix dernières années et des horizons ouverts dans le parcours sémiotique ainsi que dans ses dialogues interdisciplinaires. Trois études importantes de Varia (sémiotique de la perception, motif iconographique transmédiatique et pratique du jeu) s’ajoutent aux sept articles principaux du numéro. Toutes ces participations, de grands noms de la sémiotique d’aujourd’hui, contribuent au projet annoncé par le titre « Cartographie de la sémiotique actuelle » ; en effet, ce numéro « ambitionne à dresser une cartographie systématique des nouvelles propositions théoriques en sémiotique » (corpus, énonciation, visuel, image scientifique, esthétique et quotidien, médiation et média, épistémologie).

Le premier article, « Sémiotique et linguistique de corpus » par François Rastier, s’interroge sur les moyens par lesquels la sémiotique, restriction de la philosophie, pourrait échapper à l’universel. Il propose ainsi, le retour vers la linguistique, sémiotique des langues. L’article présente une démarche articulant linguistique de corpus et sémiotique par le biais de la méthode expérimentale que la linguistique de corpus adopte et qui est dotée de plusieurs niveaux de complexité (sémiotique, intersémiotique, textuelle et intertextuelle) ouvrant le débat sur une dualité nouvelle entre normes et corpus qui s’installerait non seulement dans le champ d’interrogation linguistique mais aussi dans l’ensemble du champ d’études sémiotiques. Après avoir posé les questions sur la sémiotique et sa transdisciplinarité, Rastier montre les différents points de jonction entre les deux disciplines puis il met en avant ce que la linguistique de corpus pourrait apporter à la sémiotique. Il voit le secours sémiotique dans le saussurisme renouvelé, comme il l’affirme, et non dans la philosophie du langage inadéquate au niveau épistémologique et qui manque de diversité critique dans l’interrogation et l’interprétation de corpus. La linguistique de corpus de son côté fournit des preuves de sa pertinence empirique, affirme Rastier, qu’elle doit à ses liens avec la philologie (critique et indexation des documents) et l’herméneutique (l’interprétation des œuvres). Par conséquent, F. Rastier nous livre dans cet article, à la fois, un regard sur la situation actuelle de la sémiotique et une proposition de développement de la linguistique du corpus dans son extension sémiotique. Cette proposition d’une linguistique informée par la sémiotique semble le plus clairement développée au moment où l’auteur parle du besoin d’une théorie linguistique qui pense les corrélations du plan du contenu et de celui de l’expression que développe la sémiotique textuelle.

Tandis que Rastier évoque le démembrement, le remembrement des disciplines, et la transdisciplinarité, le deuxième article « L’énonciation à la croisée des approches : Comment faire dialoguer la linguistique et la sémiotique ? » de Marion Colas-Blaise parle de la vie des disciplines comparable à celles des « organismes vivants » (citation de Denis Bertrand). Elle cherche, comme Rastier, à localiser la sémiotique dans l’organisme scientifique et théorique avec lequel elle entretient des échanges continus, et cherche, plus particulièrement, à voir quel apport pourrait avoir la linguistique à la sémiotique et vice versa ; Blaise parle d’éclairage et d’incitation à de nouveaux questionnements et développements dans son introduction. Ainsi, en s’appuyant sur les travaux linguistiques et sémiotiques des dix dernières années, cet article constitue une évaluation des frontières et spécificités des deux disciplines autour de la question de l’énonciation. Pour ce faire elle avance les comparaisons et les apports dans son traitement des notions de locuteur, interlocuteur, deixis, acte d’énonciation, attitude des énonciateurs, continu, discontinu, transformation, langage, système, sujet, assertion, prédication, instances, corps, perception, débrayage (dé-monstration) embrayage (monstration), prise en charge, polyphonie et dialogisme. Le questionnement porte sur le rapport au monde (sur le corps), la référence, et les notions linguistiques développées par la sémiotique tensive et la sémiotique des instances, c’est-à-dire l’énonciation comme geste et la progression du duel énoncé vs énonciation dans le duel dire vs montrer. La question culturelle, présente dans l’article de Rastier, est manifeste de même chez Colas-Blaise dans l’interrogation sur le style entre singulier et collectif. Cet article trace le dynamisme dans le dialogue disciplinaire des différents points de vue ainsi que le dynamisme dans la circulation du discours entre le linguistique et l'extralinguistique.

Le troisième article « La sémiotique visuelle : grands paradigmes et tendances lourdes » par Jean-Marie Klinkenberg pourrait être considéré comme introduction aux deux articles qui le suivent (Maria Giulia Dondero « Image & Sciences » et Anne Beyaert-Geslin « Design ») et s’inscrivent dans le domaine de la sémiotique visuelle, le premier traitant de l’image scientifique, le deuxième de l’objet du design. Klinkenberg aborde la sémiotique visuelle par les hypothèques qui pèsent sur sa création ainsi que sur son évolution et imposent un retard de la sémiotique visuelle par rapport à la discipline sémiotique générale. Il commence par aborder la désaffection en face de l’image comme objet étude liée au fait que le visuel est plus motivé que le verbal ; « L’image semble plus immédiatement proche de la réalité que le langage », ce dernier nécessiterait donc plus de réflexion et d’études. Ce constat a mené à privilégier le modèle linguistique sur le traitement du visuel possédant une nature matérielle et une faible distance avec le monde perçu. Klinkenberg aborde ensuite les questions des liens entre la sémiotique visuelle et la linguistique, d’une part, et entre la sémiotique et la critique d’art, d’autre part, pour finir par un examen des nouvelles préoccupations sémiotiques abordant notamment le cognitif et le sensible. L’hétérogénéité de la sémiotique visuelle semble avoir des impacts positifs sur son propre développement ainsi que sur celui de la sémiotique générale. Klinkenberg discute à la lumière de cette hétérogénéité, les questions de l’immanence, de la référence, du rapport au monde et ainsi que de l’énonciation pour arriver à la fin à l’évolution de la sémiotique générale vers le phénoménal, le déplacement de l’intérêt vers la substance, et l’insistance sur le rôle du sensible et des qualités matérielles du perçu dans la signification. La sémiotique des passions et son traitement nouveau de l’énonciation et du corps comme lieu de signification constitue un sujet central dans la sémiotique actuelle et ce, surtout du fait que le phénoménal, comme l’affirme Klinkenberg est le nouveau chemin que s’est attribué la sémiotique générale.

Les deux articles suivant celui de Klinkenberg traitent de l’image scientifique et du design liés à la notion du phénoménal sémiotique et dialoguent avec les questions posées dans les articles précédents sur le lien entre expression et contenu, l’énonciation et la sensorialité.

L’article « sémiotique de l’image scientifique » par Maria Giulia Dondero, présente un état de l’art des études sémiotiques de l’image scientifique particulièrement dans le cadre du programme de recherche de l’A.N.R « Images et dispositifs de visualisation scientifique » (2008-2010). Dondero considère que les recherches de ce programme sont importantes pour la discipline sémiotique générale puisqu’elles reviennent sur des sujets de discussion fondamentaux pour les différentes approches sémiotiques, permettent des rencontres entre différentes traditions disciplinaires et posent des questions décisives pour l’avenir de la sémiotique. Et, en effet, les problématiques qu’elle propose dans son article pour l’analyse de l’image scientifique mènent certainement à des interrogations décisives. La première question que Dondero développe est celle de la référence de l’image à ses techniques de production, c’est-à-dire des images résultant d’un travail expérimental, cela fait appel à la question du lien entre acte d’énonciation et énoncé. L’image est vue ici comme lieu d’expérimentation ; Fontanille parle des techniques qui doivent imager une référence non saisissable par les sens, Bordron parle du théâtre de l’apparition et Beyaert-Geslin parle de la diffraction de la référence. La deuxième question est celle de la relation entre la théorie et l’image comme visualisation du modèle mathématique, c’est-à-dire comme sa traduction spatiale. Cela ramène à la question de la représentation, du lien entre contenu et expression, l’expression étant ici une nécessité scientifique pour l’accès et la visibilité de la pensée. La troisième question abordée est l’image scientifique ainsi que l’image artistique dans la littérature scientifique, ce qui ouvre le débat sur l’énoncé dans son cotexte d’inscription (où il n’est plus ce qu’il était) tandis que la première problématique abordait l’énoncé dans son contexte de production, (où il est parce qu’il était). La question de la référence, toujours présente dans cette dernière approche, permet à Dondero d’examiner les points de vulgarisation, de manipulation et de la transformation dans une interrogation sur l’objet d’art dans la réflexion scientifique, objet non-manipulable par rapport à l’image scientifique obtenant sa nécessité de la transformation et la manipulation.

Le deuxième article qui s’installe dans le cadre épistémologique de la sémiotique visuelle est celui d’Anne Beyaert-Geslin « Les chaises. Prélude à une sémiotique du design d’objet ». Beyaert-Geslin aborde l’objet de design (ici les chaises) en profitant aussi du cadre de la sémiotique des pratiques (Fontanille) et elle mène son analyse en deux étapes : la première rend compte de la chaise comme objet de sens en comparaison à un autre qui est la sculpture, et la prend dans sa dimension visuelle et artistique ; la deuxième se base sur l’inscription de la chaise dans la vie quotidienne comme objet de sens par la pratique. Dans le premier stade, la signification se pose en termes de catégories (unique/multiple), ce qui implique la question du statut de l’instance de production de l’objet entre designer et artiste, de localisation de l’objet (entre espace artistique et espace quotidien) qui impose des relations distinctes avec le corps puisque l’objet à voir appelle à l’observation et celui de la pratique appelle au faire. La communication diffère ainsi tout comme la finalisation. La chaise à toucher, à pratiquer, est la finalisation de la chaise à voir, la sculpture ne comprend pas cette dimension factitive, interactive ou gestuelle de l’objet design, elle est autonome et son expérience visuelle ne dépend pas de son devenir dans le quotidien, ni de ce qu’elle manifeste comme forme de vie par référence à ses conditions de création, ni d’ailleurs des expériences précédentes d’une pratique quelconque. La pratique prescrit le prototype et la forme de vie élabore l’antitype, une tension permettant de caractériser la créativité du design. Dans le second stade, prolongement du premier, la signification se pose en termes de propriétés superficielles du texte-objet (objet à voir), propriétés structurelles de l’objet pratiqué (objet à toucher), et enfin sur le plan des différentes modalités de l’inscription de la chaise dans la scène pratique. La pratique est un faire avec l’objet (structurel/intensité) et non un être avec l’objet (superficiel/extensité), il y a une double intentionnalité dans la pratique de la chaise entre objet et sujet où l’objet possède une fonctionnalité communicationnelle, et aussi une fonctionnalité modalisante du corps. Anne Beyaert-Geslin parle ainsi de la portance qui configure avec les propriétés superficielles la forme de l’expression correspondant au contenu « confort ». Il s’agit d’un parcours général de la signification de la chaise que l’auteur examine dans la comparaison de trois chaises représentant des époques et des formes de vie distinctes.

Dans l’avant dernier article de ce premier numéro de SIGNATA, « Sémiotique des médiations : médias et art dans les questionnements disciplinaires actuels et dans l’approche sémiotique » Gian Maria Tore cherche à tracer une sémiotique de médiations qui ne se limite pas au modèle classique de la communication et qui est plus proche des autres disciplines artistiques et médiatiques. Tore propose de traiter les objets de sens non pas comme des réalités évidentes mais comme des objets de sens en circulation, des résultats d’un processus d’objectivation construit par les médiations. Il voit ainsi qu’il y a un oubli des médiations dans la sémiotique textuelle et discursive, mis à part les études sur l’intertextualité et le genre qui ne sont cependant pas suffisantes pour construire une sémiotique des médiations. Dans ce cadre, il examine deux types de médiations :

  1. Domaine de la valorisation sociale ou des médiations sociosémiotiques (ici l’art) où il est question de l’objet de sens dans sa complexité interactionnelle qui le retire du regard sémiotique à la fois individualisant et universalisant. Il s’agit de le re-définir dans un processus de médiatisation des domaines pour arriver à le voir dans sa singularité et ainsi dans sa généralité. Tore parle d’une sémiotique attachée à l’objet de sens en tant que tel et non à une sémiotique appliquée, en d’autres termes, d’une démultiplication de l’objet physique en plusieurs objets sémiotiques. Les médiations seraient les filtres permettant la prise en compte de la complexité en question de l’objet sémiotique.

  2. Domaine de la praxis sémiotique (ici le cinéma) où il est question des médias comme pratiques complexes, régulières et organisées, non comme canal de transmission ou support de communication. Ainsi la pratique est une double expérience de perception et ensuite d’évaluation. Tore mentionne trois médiations dans son abord de la praxis du cinéma : médiation perceptive, médiation langagière et institutionnelle et médiation sociosémiotique.

En effet, dans les deux cas l’auteur cherche à dépasser le domaine théorique et esthétique de l’approche pour arriver à une approche pratique, liée à l’expérience et sa valorisation, d’où l’objet d’art pourrait être multiple par son ouverture aux autres objets de sens et par sa médiation elle-même.

Dans le dernier article de ce numéro intitulé « Sémiotique de la connaissance », Sémir Badir s’interroge sur les rapports problématiques entre la sémiotique et la théorie de la connaissance par un examen de la dimension épistémologique des travaux sémiotiques, ainsi que sur la constitution de chaque domaine indépendamment des rapports en question. Badir part de, et conclut avec, la proposition de la connaissance comme coalescente au domaine sémiotique. Dans cette proposition, l’auteur affirme trois points importants liés à la métaphore de la coalescence : le premier étant la nature disparate de chaque domaine dont il qualifie d’indétermination constitutive de leurs objets, le deuxième étant la favorisation de la rencontre entre eux qu’instaure cette indétermination, et le troisième la possibilité d’une rupture dans leur unité. La sémiotique dépendrait de la connaissance et la théorie de la connaissance pourrait être vue par cette dépendance, l’intérêt scientifique est donc réciproque. Ainsi, Badir parcourt l’épistémologie chez les sémioticiens 1) en commençant par les fondateurs dans leur projet épistémologique (Peirce et la critique de la connaissance, Saussure et la philosophie du langage et finalement Hjelmslev et les sciences humaines et sociales 2) passant par Morris et la fondation d’une théorie générale des signes qui trouve sa continuité dans les travaux de Sebeok et Eco, 3) par Greimas et l’épistémologie des passions qui installe un sujet épistémologique passionnel ne se confondant pas avec le sujet connaissant 4) par le schématisme structuraliste de Petitot où la sémiotique se dissout dans le domaine philosophique et structuraliste en comparaison avec le travail de sémioticiens comme Hénault et Ablali, chez qui la portée critique de l’épistémologie disparaît dans le devenir de la sémiotique, 5) par le paradigme cognitiviste de Klinkenberg où il s’agit d’interroger les objets selon les principes cognitivistes 6) et finissant par une théorie de la connaissance anti-méthodologique, où la sémiotique posséderait plutôt un rôle organisateur les connaissances. La disparité entre les différentes approches présentées par Badir conduirait à voir la connaissance comme élément constitutif de l’hétérogénéité de la sémiotique assurant son interdisciplinarité.

En conséquence, ce premier numéro de la revue SIGNATA pourrait être considéré comme un premier pas, urgent aujourd’hui, dans la définition du statut de la sémiotique. Il constitue un traçage du chemin de la sémiotique actuelle dans ses rapports avec les autres disciplines, et une détermination des objets d’études au sein de leurs domaines sémiotiques spécifiques et de la sémiotique générale. Ce numéro possède une dimension d’assemblage du corps sémiotique, et une autre diagnostique de ses faiblesses. Dans cet assemblage, la question du rapport expression/contenu ainsi que la question du rapport signification/expérience sont très présentes. Il y a une invitation à re-penser ces rapports sous la lumière de la pratique. Ainsi, les trois articles très remarquables de la rubrique Varia s’inscrivent parfaitement dans le prolongement de ces questions ; Bordron développe dans son article « Perception et expérience » la notion du noème (expression) ainsi que celle du champ catégoriel (contenu) dans l’examen de l’expérience perceptive où le sens se construit à partir du mouvement de l’action entre sujet et objet, ce dernier possédant une intentionnalité dont le noème est la manifestation ; Boudon considère le thème de la « Main ouverte » dans les œuvres de Le Corbusier où la « main » comme organe détachable se présente comme thème symbolique d’une action d’un lien entre le Moi et l’Autre, elle est à la fois sujet et objet ; et enfin, Fontanille conclut avec l’examen de l’objet en interaction (ici une corde dans une séquence de jeu d’enfant) et la création de sa valeur dans l’action entre la manifestation, la grammaticalisation, et la prédication. Finalement, il faudrait mentionner les Remarques sémiotiques de Per Aage Brandt dans la rubrique « Interview-Overview » qui critique, tout en l’admirant, le travail mené dans ce numéro.