Claude Zilberberg, La Structure tensive suivi de Note sur la structure des paradigmes et de Sur la dualité de la poétique, Liège, Presses Universitaires de Liège ( = Sigilla), 2012

Sémir Badir

FNRS / Université de Liège

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Mots-clés : tensivité, valence, valeur

Texte intégral

Claude Zilberberg livre avec La Structure tensive un exposé théorique de la sémiotique tensive. L’auteur reconnaît toutefois aussitôt que deux textes précédemment parus ont eu la même ambition : « Précis de grammaire tensive » en 2002, Éléments de grammaire tensive en 2006, auxquels on peut également ajouter, en amont, Tension et Signification, écrit avec Jacques Fontanille et paru en 1998, et, en aval, le chapitre introductif de Des formes de vie aux valeurs, publié en 2011. Le prétexte à cette réitération théorique est l’amélioration, le dernier essai étant toujours « moins mauvais que le précédent » (p. 11).

Sans nous prononcer d’emblée sur cette amélioration, consignons les principales modifications que La Structure tensive offre aux lecteurs. Elles relèvent de l’exposition, qui paraît plus systématique qu’auparavant, mais ont des retombées sur la théorie elle-même. Celle-ci adopte en effet une perspective déductive, « descendant » depuis la manifestation vers les grandeurs élémentaires. Elle passe par le palier des valeurs (d’univers et d’absolu), puis des valences (intensité et extensité), des sub-valences (tempo, tonicité, temporalité et spatialité) et des phorèmes (direction, position, élan), pour aboutir au palier des incréments (plus de plus, moins de moins, plus de moins, moins de plus). Le titre du précédent ouvrage, Des formes de vie aux valeurs, laisse entendre en outre que les valeurs résultent elles-mêmes d’une opération d’analyse, ajoutant de ce fait au moins une gradation supplémentaire à l’éventail des concepts tensifs. Est-ce cette opération qu’explicite la distinction des modes (efficience, existence, jonction) ? L’antécédence du chapitre qui leur est consacré, dans La Structure tensive, au regard du chapitre portant sur les valeurs et les grandeurs sous-jacentes, le laisse supputer. Le glossaire, inséré en fin d’ouvrage comme il l’est aussi aux Éléments de grammaire tensive, constitue au demeurant un bon indicateur des apports et des changements encourus. Si la nouvelle version fait l’économie de certains termes (ambivalence, direction, homogénéité, interdéfinition et intersection), sans doute jugés pas assez spécifiques à la théorie tensive, ou dénués de fonctionnement, ceux qui apparaissent pour la première fois contribuent largement à structurer l’édifice théorique : mode d’existence, mode de jonction (mode d’efficience étant déjà présent dans la version précédente), incrément, syntaxe extensive, syntaxe intensive, syntaxe jonctive ; tous ces termes nouvellement introduits se retrouvent également en sous-titres de chapitre et font l’objet d’une exposition détaillée, quoique, pour l’essentiel, rien de véritablement neuf ne soit apparu. Le souci principal qui préside à l’ouvrage semble ainsi d’offrir une nouvelle synthèse à l’aide de reformulations terminologiques davantage articulées les unes aux autres.

Bien des flottements subsistent néanmoins. La déduction ne recouvre pas la totalité des concepts introduits. Et le rapport à concevoir entre le premier essai et les deux qui s’inscrivent à sa suite est loin d’être clair. Si ces deux essais, plus brefs, demandent à être lus de manière indépendante, pourquoi la numérotation des chapitres qui les composent poursuit-elle celle du premier ? À ces incertitudes, qui concernent l’exposition d’ensemble, s’ajoutent celles logées dans le détail des développements. Et leur nombre augmenterait encore considérablement si l’on tenait à assembler les propositions formulées dans les différents essais de théorie tensive. Il nous semble que cet état généralisé de variation et d’altération laisse entrevoir autre chose que le renforcement d’une théorie dont l’exposition s’améliorerait au cours des publications. La théorie tensive semble devoir être toujours en train de se faire, selon un chantier perpétuel où le glissement des concepts accède à un niveau de généricité inaccoutumé. Zilberberg suggère que l’on y voie la manifestation d’une pensée du bricolage telle que l’a mise en scène et défendue Lévi-Strauss ; et sans doute la grande diversité, quelquefois la divergence, des sources et des inspirations dont procède la théorisation élève ambitieusement l’effort de synthèse et de systématisation que donne à lire La Structure tensive. Il n’en reste pas moins que les effets d’une telle dynamique se répercutent sur plus d’un registre de réception, quand même on ne saurait décider s’ils sont tous parfaitement connus de l’auteur.

D’un point de vue épistémologique, d’abord, un rapport original s’instaure entre la théorie et son objet. Ce rapport n’est pas d’application. L’ajustement permanent des concepts tensifs suppose plutôt une construction dialectique entre la théorie et son objet. L’objet semble d’abord se dérober en raison de l’abstraction sereine qui préside à l’élaboration des concepts ; mais il est capable, souvent, de retours abrupts et, au détour d’une citation, peut rapidement désorienter le propos. Tel est l’impact de la poésie dans les deux essais intitulés, respectivement, Note sur la structure des paradigmes et Sur la dualité de la poétique. Souvent appelée de leurs vœux par les théoriciens, la co-construction de la théorie et de l’objet s’opère ici directement sous les yeux du lecteur.

Du point de vue de la pratique théorique, ensuite, il faut reconnaître que le geste réitératif de la conceptualisation zilberbergienne illustre éloquemment les concepts phares de cette théorie même. Les contradictions font événement ! En dépit du petit scandale qu’elles constituent selon l’épistémologie ordinaire, leur localisation, étirant le parcours interprétatif sur des propositions très distantes les unes des autres, libère un sens dynamique (concessif) qu’une explicitation de type implicatif aurait laissé sans relief. Les différentes formes de variation survenant au cours de la lecture avivent ainsi le faire théorique et rendent communicables les valeurs et les valences qui le gouvernent.

Du point de vue de la discipline sémiotique, il va de soi qu’une pratique obsessive de la théorie appelle autre chose que la simple adhésion et ne se prête guère à un enseignement positif. La variation, pour peu qu’on la prenne au sérieux, déjoue l’institutionnalisation du savoir et rend celui-ci inapte à être mis en boîte — de cette sorte de boîte pleine d’« outils » apprêtés sans mode d’emploi pour des applications repues. Elle a en revanche une efficace heuristique et critique certaine. Surtout, elle nous semble portée par un gai savoir (Nietzsche), une sapientia (Barthes), susceptible de rendre de la valeur à la valeur et trouvant sa mesure dans la saveur d’un sens bien délié. Et ce n’est pas pour soulever un paradoxe si l’on souligne que cette variation émancipée de toute velléité d’institution affirme en même temps une tradition sémiotique profuse et bigarrée.

Enfin, d’un point de vue stylistique, remettre vingt fois sa pensée sur le métier de l’écriture pose crûment la question des ressources. Zilberberg hérite de Hjelmslev la capacité à jouer de l’«  allitération sémantique » : la distribution de quasi synonymes (par exemple, nombre et mesure) sur des axes préalablement articulés lui permet de construire un phrasé conceptuel infiniment réajustable, suivant les accents et les tonalités de l’orchestration théorique. Trois échappées viennent ponctuer, ouvrir et reprendre la petite musique de la théorie tensive : le tableau pour la distribution paradigmatique, le diagramme pour l’articulation syntaxique, et la citation pour la relance. De la sorte, un style de pensée se fait reconnaître et façonne une personnalité théorique aussi animée que se montre le motif dans une sonate.

Ce n’est peut-être pas tant alors le résultat qui, par ce travail incessant, se voit « amélioré » que la pensée elle-même qui progresse sur le terrain de la Théorie à force d’en arpenter les signes et les sens.

La parution de La Structure tensive inaugure la collection « Sigilla » des Presses Universitaires de Liège. Souhaitons à cette collection d’offrir toujours aux lecteurs des livres aussi inspirants.