Pierre Bergounioux et le paysage corrézien
une relation pathologique

Daniel Marcheix

Université de Limoges

Le paysage corrézien évoqué par de nombreux textes « méditatifs » de Pierre Bergounioux est le cadre d’une expérience sensible particulièrement houleuse. L’activité perceptive y est violemment contrariée par l’hostilité désordonnée et l’instabilité d’un espace clos qui impose au personnage-narrateur une présence vide, quasi pathologique, comme si le monde intérieur était contaminé par l’antagonisme généralisé qui affecte le réel. Dans ce désastre esthésique, seuls le rêve et le cogito cartésien permettent de redonner à la perception une intentionnalité, de rendre le sensible intelligible. Ainsi s’esquisse une nouvelle forme d’immanence, attentive aux « fastes du dehors » que s’emploie à magnifier une écriture poétique ancrée dans la matière même.

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Mots-clés : esthésie, littérature, perception, présence

Auteurs cités : Michel Collot, Jacques FONTANILLE, Eric LANDOWSKI, Daniel Marcheix, Pierre OUELLET, Herman PARRET, Jena-Pierre Richard

Plan

Texte intégral

Note de bas de page 1 :

 Michel Collot, Paysage et poésie du romantisme à nos jours, Paris, Éditions José Corti, 2005, p. 158.

Note de bas de page 2 :

 Ibid.

Note de bas de page 3 :

 Ibid., p. 12.

Note de bas de page 4 :

 Ibid., p. 13.

Note de bas de page 5 :

 Il est à noter d’ailleurs que Pierre Bergounioux emploie le mot « décor » pour évoquer un espace privé de ses habitants et donc de ses observateurs potentiels : « Des gestes, des mots, des allures que j’ai regardés comme l’évidence même ont disparu. Ils étaient assortis au décor immuable des creux et des crêtes. » (Un peu de bleu dans le paysage, Lagrasse, Éditions Verdier, 2001, p. 18). Ou encore, dans Le Chevron : « Seul subsiste le décor propret qu’on n’a même pas démonté quand, pourtant, tout est dit, la pièce jouée, le rideau tiré. » (Le Chevron, Lagrasse, Éditions Verdier, 1996, p. 25).

Note de bas de page 6 :

 Michel Collot, op. cit., p. 15.

Note de bas de page 7 :

 Pierre Bergounioux : « […] je ne peux écrire que sur moi, sur ce dont j’ai eu à pâtir. » (« J’aurais aimé écrire pour les morts », propos recueillis par Marie-Laure Picot, Le Matricule des Anges, n° 16, juin-juillet 1996, p. 20).

Note de bas de page 8 :

 Selon Pierre Ouellet, « une esthésie […] renvoie à une configuration particulière de la connaissance sensible telle qu’elle s’exprime dans les marques énonciatives d’un discours donné » (Poétique du regard. Littérature, perception, identité, Sillery, Les Éditions du Septentrion, Limoges, PULIM, 2000, p. 46). Elle définit, selon Jacques Fontanille, « une certaine forme de la présence au monde, enracinée dans le corps sentant du sujet », en agissant comme « une saisie impressive qui déboucherait sur le sentiment de la présence des valeurs dans le discours » (Sémiotique et littérature. Essais de méthode, Paris, P.U.F., 1999, p. 228). Bref, elle permet « d’éprouver le sens comme présence » (Éric Landowski, Passions sans nom, Paris, P.U.F., 2004, p. 5. Sauf indication contraire, ce sont les auteurs cités qui soulignent).

Note de bas de page 9 :

 Pierre Bergounioux : « Disons plutôt qu’ils [mes livres] sont ou narratifs, ou méditatifs. Ceux-ci naissant presque spontanément de ceux-là. Comme si le fait de s’engager dans la relation avec un certain nombre d’événements soulevait des questions de fond qui n’ont pas véritablement leur place dans la narration » (« J’aurais aimé écrire pour les morts », op. cit., p. 21). Ces textes sont parfaitement représentatifs de l’énonciation lyrique, car « la fiction » y est en retrait par rapport à « la diction » et « [l]e dire s’y organise à partir d’une instance unique d’énonciation qui est un Je-ici-maintenant » (Michel Collot, op. cit., p. 301).

Note de bas de page 10 :

 Nous ferons nôtre la définition proposée par Jacques Fontanille : « La présence est la propriété minimale d’une instance de discours […] [qui] prend position dans un champ, qui est d’abord, et avant même d’être un champ où s’exerce le capacité de langage, un champ de présence sensible et perceptive » (op. cit., p. 233).

Note de bas de page 11 :

 Pierre Bergounioux, La Casse, Montpellier, Fata Morgana, 1994. Ce texte sera désormais désigné par le sigle LC mis entre parenthèses et suivi des références paginales.

Note de bas de page 12 :

 Pierre Bergounioux, Le Chevron, Lagrasse, Éditions Verdier, 1996. Ce texte sera désormais désigné par le sigle C mis entre parenthèses et suivi des références paginales.

Note de bas de page 13 :

 Pierre Bergounioux, Un peu de bleu dans le paysage, Lagrasse, Éditions Verdier, 2001. Ce texte sera désormais désigné par le sigle PBP mis entre parenthèses et suivi des références paginales.

« Les meilleurs poètes lyriques des années 1980 poursuivent, chacun à sa manière, ce renouvellement moderne du lyrisme, qui associe le moi, le monde et les mots pour les transformer en "matière-émotion" »1. Cette remarque de Michel Collot confirme la relative mise à l’écart « d’un lyrisme intimiste ou introspectif »2 à la fin du 20e siècle au profit d’une ouverture au réel. Ce nouveau rapport au monde se manifeste de manière exemplaire dans l’œuvre de Pierre Bergounioux par la place considérable qu’elle accorde à l’espace en général et au paysage en particulier, parfois même jusque dans ses titres : L’Arbre sur la rivière, Le Chevron, Un peu de bleu dans le paysage, Points cardinaux, etc. L’espace corrézien originel auquel Bergounioux retourne de manière quasi compulsive dans presque tous ses textes, déploie sous nos yeux ses collines et ses combes, ses cours d’eau, ses taillis et ses forêts, les landes de son haut plateau, avec une présence dont la force doit beaucoup à la précision toponymique, géographique, géologique, à la connaissance intime d’un terroir. Rien jusque là de bien singulier puisque la notion de paysage est tout infusée de son halo étymologique, païs, que rappelle le dictionnaire Le petit Robert lorsqu’il définit le paysage comme la « [p]artie d’un pays que la nature présente à un observateur ». Mais, par la référence finale et explicite à un « observateur », cette définition nous invite à ne pas confondre le pays et le paysage, car, comme le souligne encore Michel Collot, « le propre du paysage est de se présenter toujours-déjà comme une configuration du "pays" »3 et de « débord[er] […] toute localisation géographique et tout ancrage biographique »4. Très loin d’être seulement un décor5, le paysage limousin évoqué par Bergounioux « donne moins à voir qu’à imaginer et à entendre le retentissement intérieur du spectacle extérieur »6, dans l’exacte mesure où il suggère un « pâtir »7qui se nourrit d’un éprouvé de nature esthésique8. C’est en effet dans la relation sensible et somatique qu’il entretient avec le paysage que le personnage-narrateur de plusieurs textes « méditatifs »9, mis en scène sous la forme d’un « je » autofictif, fait l’expérience de sa fragilité, de son impuissance à poser une présence10 pleine. Pour examiner cette hypothèse, qui engage bien au-delà de la simple inscription spatiale une authentique ontologie, nous nous intéresserons prioritairement à trois textes publiés entre 1994 et 2001 : La Casse11, Le Chevron12 et Un peu de bleu dans le paysage13.

L’expérience paysagère ou les tourments de la présence

Note de bas de page 14 :

 Les mots sont empruntés à Pierre Ouellet, op. cit., p. 230.

Note de bas de page 15 :

 Selon Pierre Ouellet, « [l]a littérature contemporaine […] fait une large place à l’activité sensorimotrice qu’incarne dans la langue l’énonciation descriptive » : « C’est par le chemin, littéralement, qu’on entre dans le paysage décrit et qu’on y est conduit, de place en place » (op. cit., p. 229).

Note de bas de page 16 :

 Michel Collot, op. cit., p. 170.

« Le trait saillant de notre expérience, c’est le chevron adouci, d’élévation médiocre, que le département répète à l’infini. » (C 7). C’est par ces mots que commence l’incipit du Chevron, pour s’achever quelque trois pages plus loin par ces deux phrases : « Or, l’accident, on y était impliqué avant d’avoir pu deviner la règle. C’était le chevron et l’expérience corrélative, originaire, la rebuffade et le dépit. » (C 9). Le mot « expérience » qui encadre ce passage inaugural signale la manière singulière dont Bergounioux nous introduit dans le paysage corrézien, en subordonnant le descriptif à l’activité sensori-motrice du déplacement, de la marche. Cette convergence de la « vision » et de la « motion »14, très représentative du souci de la littérature contemporaine15 de « renouer un contact plus direct avec le sensible et [de] rebâtir du sens à ras de terre »16, suscite une configuration esthésique dominante, celle du corps entravé, qui structure un régime de présence placé sous le signe de l’incomplétude.

Note de bas de page 17 :

 La prégnance consiste « à projeter dans le champ visuel ses propres structures intentionnelles, qui auront dès lors plus ou moins d’effet sur l’objet perçu ou sur l’acte de vision lui-même », alors que « [l]a saillance est le processus inverse qui consiste, pour l’objet, à attirer plus ou moins l’attention du sujet ou à produire en lui-même plus ou moins d’effets cognitifs ou affectifs » (Pierre Ouellet, op. cit., p. 126).

Force est de constater tout d’abord que le discours s’emploie à poser une perception visuelle impuissante ou imparfaite : « Le premier effet de la hauteur arrondie, omniprésente, c’est de borner le regard » (C 8). Vidée de toute substance active par le recours à la nominalisation, la perception visuelle est dépouillée de son statut de source par la structure syntaxique qui la place en position d’objet grammatical ; par ailleurs, le sémantisme du verbe « borner », repris plus loin dans le texte par le verbe « brider », consacre la fragilité du foyer perceptif, privé en quelque sorte d’horizon : « Nulle part on n’a de vues dégagées, on ne prend la mesure de ce que c’est, précisément, que la terre, l’horizon, les lointains. » (C 8). Limitée par l’incessant retour du « même mamelon vert et toujours renaissant » (C 7), la vision doit se contenter du « versant de la hauteur voisine » (C 8). Cet échec dans l’avènement d’une vision ouverte intervient au terme d’une marche, ou plutôt d’une escalade, au cours de laquelle le monde extérieur se manifeste par une hostilité désordonnée et obstructive. Il s’agit là de la première composante de la configuration esthésique qui nous occupe. « [L]es éléments contraires ou simplement distincts s’interpénétraient » (C 17), note le personnage-narrateur, si bien que « le palis serré des châtaigniers, les bogues, les ronces » (C 8), « le taillis, la tignasse des genêts » (C 9) cessent d’être la cible d’un point de vue. Leur saillance prime sur leur prégnance17 et en fait les protagonistes les plus actifs de ce différend qui, selon Gracq, oppose l’homme à son milieu. C’est ce qui ressort clairement des différents réseaux prédicatifs métaphoriques qui structurent la rhétorique esthésique de ce corps à corps paysager. « [L]es troupeaux de ronciers » (C 23) « pareils à des chiens » (C 11), « le fouillis bas, griffu » (PBP 21), « les scions hargneux » (PBP 84) suggèrent un bestiaire particulièrement agressif, alors que d’autres images, porteuses de la même violence primitive et barbare, alimentent une isotopie anthropomorphe et guerrière. Ainsi sont évoqués « le peuple hirsute et batailleur des grands bois » (C 23) qui exercent « leur primitif empire sur le corps et l’esprit de ceux qu’ils tiennent captifs » (PBP 15), « les bataillons de châtaigniers » (C 11), « les genêts de dix ans » qui ne « désarm[ent] » (C 9) pas et imposent de « faire pièce à l’opiniâtreté du taillis » (C 10), de « rom[pre] des lances » (C 14) avec une végétation qui « cherch[e] à nous tirer dehors, à épuiser nos forces, à nous priver d’haleine et de vouloir » (C 34). Si bien que, discursivement, la souffrance de la marche qui met « en nage » et emplit « le cœur […] de tumulte » (C 8), devient imputable à un paysage qui s’est actantialisé, actorialisé, pour briser le corps, annihiler toute forme de visée et d’intentionnalité et priver l’activité perceptive de tout espoir d’un ailleurs ouvert. Et cela est si vrai que le personnage-narrateur n’hésite pas à doter l’« élévation oblique, médiocre » du chevron d’une certaine perversité, l’accusant de laisser s’établir une « trompeuse espérance » en n’opposant pas « l’inflexible rigueur de l’encaissement » des « abrupts » (C 10).

Note de bas de page 18 :

 Manière sans doute de suggérer la présence douloureuse d’un espace féminin-maternel originel dépouillé de toute intimité chaleureuse au profit de l’agressivité d’une « terre acide, vorace » (PBP 25).

Empêché, entravé, contrarié par « [l]a forêt, lorsqu’elle est uniformément dégradée en taillis » (PBP 84), le mouvement l’est encore dans « l’épreuve de la combe » (C 13), qui donne lieu, avec la même dérive monstrueuse, à la seconde composante esthésique : l’instabilité engloutissante. « On avait un verbe, gauiller, pour dire que le sol ne portait pas, qu’on enfonçait », confie le personnage-narrateur lorsqu’il s’avance dans « les poches de tourbe » de « la combe mouillée » (C 13). L’expérience qui s’ensuit conjugue synesthésiquement « le bruit de déglutition », « l’odeur de vase » avec « la sensation désagréable de l’eau froide » (C 13) et de « la chair de poule » (C 14). Cette seconde composante sensible s’établit dans une parfaite complémentarité avec la première : « Il aurait été étonnant que l’épreuve de la combe et celle de la hauteur diffèrent puisque c’était la même chose, mais inversée, du vide au lieu de plein, une absence en forme de mamelon » (C 13). Dans les deux cas, le paysage se mue en agent d’un acte proprioceptif dysphorique, dans tous les sens de l’adjectif, dont le principe explicatif essentiel réside dans l’omniprésence de « [l]’axe, vertical, de l’expérience au Pays Vert » (C 47)18.

Note de bas de page 19 :

 Éric Landowski, op. cit., p. 96.

Note de bas de page 20 :

 Nous avons abordé cette question dans une étude précédente (voir Daniel Marcheix, « Pierre Bergounioux et l’expérience sensible du réel : le mystère et la grâce des commencements », Dublin, The Irish Journal of French studies, à paraître en 2006).

Note de bas de page 21 :

 Jean-Pierre Richard oppose très justement l’originalité (pour le Quercy) à la primauté (pour la Corrèze) (« Paysages du mot » dans Quatre lectures, Paris, Fayard, 2002, p. 74).

Note de bas de page 22 :

 Herman Parret, Présences, Nouveaux Actes sémiotiques, n° 76-77-78, Limoges, PULIM, 2001, p. 80. Dans un entretien, Pierre Bergounioux fait du « cercle d’or » de l’enfance « le monde de l’immanence », « [l]e moment où ce qui se passe n’est pas ce qu’on pense et ce qu’on pense n’est pas ce qui se passe. » (« J’aurais aimé écrire pour les morts », op. cit., p. 20).

Ainsi l’espace est-il mis à l’épreuve des sensations tout autant que de la perception dans un parcours esthésique houleux qui « répond à la forme d’être-au-monde du sujet »19 et informe les modalités de sa présence. Le paysage est, chez Pierre Bergounioux, parcouru d’une tension polarisante figurée par le motif omniprésent du « chemin » (C 8), de la « route », qui oppose à la clôture du creux l’espoir d’un horizon, d’une ouverture « vers l’inconnu, le nouveau » (C 9) : « On se disait, en cherchant le passage, qu’on allait voir et l’on se réjouissait. » (C 8). La seule visée qui anime alors le personnage-narrateur comme centre de perception concerne un au-delà du paysage, un espace plus idéel que réel, dont les prédicats actualisent des valeurs strictement opposées à celles affichées par le paysage corrézien. L’euphorie lumineuse, la générosité profuse et hospitalière des « parvis du monde, [de] l’esplanade où la création déploie ses prestiges et ses fastes, ses mers, ses montagnes, ses moissons » (C 11), dessinent en creux l’incomplétude fondamentale du sujet privé de « l’éclat riant du midi » (PBP 7). Dans l’univers poétique de Bergounioux, ce terme manquant s’incarne dans le Quercy de la branche maternelle, mais il définit surtout un mode d’existence placé sous le signe « de l’immanence perdue »20 (PBP 57). En effet, le paysage premier, la Corrèze, est privé de ce qu’a offert jadis et fugitivement le Quercy originel21, c’est-à-dire du « privilège d’un Il y a absolu et irréductible », dans un « coup de présence »22 où à l’intensité de la visée correspond la densité de la saisie perceptive : « Comment douter de l’harmonie préétablie entre ce qu’il y a et ce qu’on est ? […] Cette conviction bienheureuse m’a été livrée avec le paysage. » (PBP 69).

Note de bas de page 23 :

 Pierre Bergounioux, Le Matin des origines, Lagrasse, Éditions Verdier/La Cécilia, 1992, p. 30.

Note de bas de page 24 :

 Ibid., p. 9.

Nous sommes là à un point nodal de l’expérience paysagère telle que la développe l’œuvre de Bergounioux. En effet, l’immanence originelle est étroitement corrélée à « une absence d’idée »23 qui ne peut durer bien longtemps, car « [n]ous sommes avides d’aller, de connaître et les choses sont là pour répondre à cette inclination qu’il y a en nous. » (C 9). Et dès que surgit « l’âcreté du connaître »24 s’impose « [l]e divorce […] entre ce qu’il y a et ce qu’on est » (C 10), suscitant ainsi une présence vide qui repose sur plusieurs dispositifs discursifs. Le premier est constitué par l’omniprésence du schème aspectuel de l’imperfectif : le présent de narration, le présent gnomique et l’imparfait conjuguent leurs effets dans Le Chevron pour dire tout le caractère déceptif d’une entreprise qui, sans cesse recommencée, avorte et va jusqu’à remettre en cause le temps lui-même : « Ce qu’on a fait n’a servi à rien. […] On a perdu son temps. Le temps qui baigne le vallon […] est sans valeur, sans débouché. » (C 9). Le discours s’emploie en outre à tisser des liens d’analogie entre la confusion impénétrable du monde sensible et son inintelligibilité par le recours récurrent à la métaphore du langage insaisissable des choses : « L’eau […] profère des paroles que j’ai failli comprendre, qu’il a tenu à un imperceptible défaut d’articulation de sa part ou d’attention de la mienne, que je n’entende » (C 14-15). C’est encore « la voix de la terre rêvant tout haut », dont le personnage-narrateur ne parvient pas à « recueill[ir] le dire » (C 15), incapable de « surprendre le secret de la terre, la voix caverneuse des mondes inférieurs. » (PBP 13).

Des soins palliatifs au pays rédimé par l’intelligibilité du sensible

Le chevron et sa végétation hirsute doivent être compris comme des métaphores du « taillis de la réalité » (C 37), car, au-delà de l’espace paysager stricto sensu, c’est l’accès au réel, à tout le réel, qui se trouve en quelque sorte obéré par l’antagonisme confus d’un monde insaisissable, incompréhensible, incompatible avec la certitude selon laquelle « [i]l est des endroits où l’on voit, l’horizon, ce qu’il y a, ce qu’on est. » (PBP 85). L’évocation de la capture des vairons constitue à cet égard une parabole très éclairante : « On avait la main pleine d’or et de pierreries et quand on la desserrait l’instant d’après, pour voir encore, il ne restait qu’un peu de pulpe grise, dégoûtante, tiédie, qui n’avait même plus la forme d’un poisson » (C 16). C’est bien là une métaphorisation du drame du personnage-narrateur qui, rejeté très tôt hors de la présence immanente de l’enfance, ne parvient plus à configurer le monde, à le faire accéder à l’existence sémiotique.

Note de bas de page 25 :

 Pierre Bergounioux, Le premier mot, Paris, Gallimard, 2001, p. 16.

Cet échec, attribué à toute une communauté par la récurrence des pronoms « on » ou « nous », revêt dans l’œuvre de Bergounioux les couleurs d’une authentique pathologie, avec ses causes, ses symptômes, ses modes de propagation et quelques antidotes. « [I]mpliqué dans un accident, pris dans les schistes pliés, emboutis, victime d’un sinistre » (PBP 16) dont les « commotions » (C 47) remontent au « permo-carbonifère » (C 44), le personnage-narrateur éprouve toute une série de troubles allant de la simple « oppression » (PBP 9) aux déformations physiques les plus monstrueuses. Ainsi le corps, imprudemment abandonné à l’eau, se voit-il si violemment altéré que seules « les planches en couleur du Larousse Médical illustré à l’article des myopathies ou des exostoses multiples » (C 31) peuvent en donner une idée approchante. Tant et si bien que l’« [o]n ne pouvait guère s’immerger plus d’un bref instant dans l’eau vive sans s’exposer à devenir dans sa main comme les vairons aux nôtres, méconnaissable, dégoûtant et blême, glacé. » (C 31). Plus psychologique sans doute, l’« inquiétude mal définie » qui naît au bord des étangs n’est pas dépourvue de risques spécifiquement physiques, puisque « l’on se prenait à craindre de rester englué comme une mouche dans l’ambre. » (C 32). Bref, dans ce paysage tourmenté, « [c]’est […] l’intime sentiment de l’existence qui a subi une atteinte profonde » (PBP 69) au terme d’un redoutable processus de contagion rendu actif par la seule mise en présence du sujet et du monde extérieur. De fait, note le personnage-narrateur, « [c]’est aussi un effet des choses que la division qui les dresse contre elles-mêmes, que leurs allures tranchées, conflictuelles, passent en nous » (C 41), imposant à chacun « l’âme étroite et serve » (PBP 38). Le paysage corrézien et ses différentes valeurs axiologiques sont proprement « incorporés » (C 40) par l’effet d’une sournoise « contribution des bois au monde intérieur, lequel, par la force des choses, n’a rien d’un paysage choisi. » (PBP 84). Et cette incorporation ne passe pas inaperçue puisqu’elle s’accompagne d’un mimétisme physionomique dont l’ingratitude n’a d’égale que la fatalité : « nous étions voués à mimer le dehors, notre visage, un reflet de la brande, des rochers »25.

Face à l’incomplétude protéiforme d’une présence si désastreuse, la tentation est grande de chercher à renouer avec « la ténébreuse et profonde unité que nous avons, à n’en pas douter, connue » aux origines, afin d’« "[ê]tre la matière" », comme le souhaitait le « saint Antoine de Flaubert » (PBP 57). Assis, immobile contre un arbre, le personnage-narrateur de La Casse « envisag[e] de passer la frontière », de « [c]hanger de règne » en se livrant « au royaume sylvestre » (LC 23) : « [d]errière, l’anastomose s’était accomplie. Il n’y avait plus d’épaules, d’échine, rien que l’aubier et, au-delà, l’épaisseur rougeâtre du bois de cœur. » (LC 23-24). Mais ce fantasme aux couleurs néoplatoniciennes n’est qu’une traduction superlative de l’imperfection de la présence portée jusqu’aux limites d’une dérive suicidaire que cache mal le maintien d’un espoir palliatif : « J’étais lavé de l’amer et du noir que j’avais apporté avec moi comme par une perfusion de sève, purgé de l’atrabile par l’humeur limpide dont les arbres sont irrigués. » (LC 23). Cet abandon mortifère conduit en fait tout droit à n’être, comme les vairons, qu’« "un je ne sais quoi qui n’a plus de nom dans aucune langue" » (C 42). Si bien que le personnage-narrateur finit par se convaincre que « l’offre magnifique du règne végétal » (LC 25) est incompatible avec le devoir filial qui exige de lui qu’il « réannex[e] la gousse de chair dans son sac de peau » (LC 26).

Reste alors « le très vieil antidote, l’antique panacée » (C 35), « le remède » du rêve, seul capable de combattre « l’espèce d’accablement distinct qu’on ressentait » (PBP 9) par « [l]es images qu’on tire de soi, de rien » (C 36), de cette « annexe immatérielle mais non point irréelle » (PBP 65-66) dont « [n]otre corps […] est flanqué » (PBP 65). Contrairement à ce que pourraient laisser penser les nombreuses références au bleu, si cher aux Romantiques allemands, la rêverie n’est pas, chez Bergounioux, une fuite dans l’irréalité. Pour en saisir toute la portée, il convient de la replacer dans sa juste perspective, celle qu’évoque « La voix du bois » dans Un peu de bleu dans le paysage. S’il est bien vrai que tel conte pour enfant permet au « désastre », à la « perte » de « se muer en richesse et en joie » (PBP 59), cette alchimie n’a de sens qu’à la lumière de ce qu’« établit fermement » le « petit Discours » que le personnage-narrateur « devai[t] lire une dizaine d’années plus tard » : « C’est par notre capacité de penser, d’imaginer, que nous sommes, en partie, au moins, déliés de la servitude et des peines consubstantielles à cette autre partie de nous-mêmes qui éprouve, dès six ans, l’amertume de la réclusion, l’impatience et le poids de la réalité. » (PBP 66). Par sa profonde connivence avec la méditation cartésienne, la rêverie esquisse un renversement radical du régime de présence du personnage-narrateur ; elle ouvre la voie qui conduit de l’extéroceptivité à l’intéroceptivité, de la passion perceptive et somatique à la visée cognitive et, in fine, à la réconciliation avec le paysage.

Note de bas de page 26 :

 Il s’agit là du titre du premier texte d’Un peu de bleu dans le paysage qui en compte huit.

Note de bas de page 27 :

 Éric Landowski, op. cit., p. 111.

Tout commence par une sorte de pressentiment avec « Le Pont de Bonnel »26. Situé à la périphérie de Brive, ce tunnel permet à la voie ferrée de pénétrer « dans le paysage de ravins et de crêtes, d’eau courroucée, de mauvais taillis, de rochers. » (PBP 12). Il n’est certes pas dépourvu de « [l]’opaque obscurité » propre au creux corrézien, mais il est « au bord de l’orient » (PBP 13), c’est-à-dire ouvert sur le grand plateau. Il constitue à ce titre « l’antichambre de l’inconnu, le parloir où questionner l’esprit du lieu » (PBP 12). Puis interviendra l’épisode de « [l]a traction » 15 qui, au-delà de son aspect anecdotique, constitue un moment essentiel dans le cheminement perceptif du personnage-narrateur. La vieille voiture, « rendue à la vie à force de patience, de travail et d’ingéniosité » (PBP 29) par ses anciens camarades d’école primaire, partage avec le chemin de fer cette vertu cardinale d’offrir « quelque chose de neuf et de fou » (PBP 39). Sa « course impétueuse dissipait le vide et l’oubli, rendait corps, magiquement, à la totalité du monde » (PBP 40) ; elle donne en effet « la possibilité de quitter les chemins pareils à des ornières » (PBP 39) dans la dynamique d’un mouvement qui redessine l’espace, recule l’horizon, pénètre le réel et rompt ainsi le « cercle » (PBP 39) du « cachot » (PBP 40) corrézien. Le personnage-narrateur s’introduit alors dans un autre ordre de perception, où la visée intense, le désir d’aller vers « la réalité, qui est colorée, saturée de détails concrets, contigus » (PBP 40) correspond à une saisie radicalement nouvelle, avec « toutes les précisions possibles et imaginables » en lieu et place du « calque diaphane […] dont l’origine remontait au permo-carbonifère » (PBP 41). Ces deux premières ouvertures, procurées par le pont et l’automobile, trouvent leur aboutissement dans « [l]’expédition orientale » (C 40) qui doit conduire le personnage-narrateur « droit vers l’est, derrière [s]on image » (C 42), jusqu’au plateau où de nouvelles configurations esthésiques vont définir un régime de présence inédit et, partant, une identité réconciliée. Par son horizontalité élevée, le plateau sert de cadre à une expérience aux propriétés indéniablement curatives. Son « ciel excessif », « si bleu qu’on le dirait violet » (PBP 69), jette une « lumière aseptique » (PBP 68) sur la même confusion hostile que celle qui hante le creux originel : « On est repoussé par les piquants, pris à l’impénétrable réseau que tissent l’ajonc et la callune courte ou, à l’inverse, insidieusement aspiré, menacé d’engloutissement. » (PBP 68). La singularité de la « consistance esthésique »27 de ce plateau, où « [l]’éternité […] a sa demeure » (PBP 67) sur des « hauteurs qui moutonnent à l’infini pour se perdre dans le bleu » (PBP 70), tient à ce que s’y trouve conjuré le désordre agressif et obstructif du chevron par une ouverture spatio-temporelle démesurée. Et cette démesure est telle qu’elle dénature la notion même d’horizon, lequel n’est plus désormais considéré comme une structure d’attente, permettant ainsi au personnage-narrateur de renouer avec une nouvelle et salutaire immanence :

On n’a pas à envisager des lointains qui effraient, à se porter, en pensée, à des distances énormes de l’emplacement qu’on occupe, à se quitter. C’est le monde qui a pris cette peine, s’est chargé de ce soin, rapproché, reconstitué à la seule échelle qui nous soit appropriée, acceptable, celle de la silhouette humaine […]. (PBP 71).

Note de bas de page 28 :

 Pierre Bergounioux, La Toussaint, Paris, Gallimard, 1994, p. 138.

Note de bas de page 29 :

 Le plateau prend bien évidemment, grâce à sa position orientale, une puissante charge symbolique : il est orienté du côté où se lève le soleil, où apparaît la lumière.

Nous assistons là à une authentique phénoménologie de l’esprit, car, pour « accéder […] à une vérité qui nous est d’abord dérobée » (PBP 78), le personnage-narrateur en revient aux « choses mêmes », dans ce qu’elles ont de plus sombre. C’est en effet « aux noirs défilés où l’an s’ensevelit », au moment où il se montre le plus hostile, que le plateau offre le confort « d’une chambre dans l’hiver » (PBP 72), d’« une pièce luxueuse tendue de brocart vert parmi des lits de satin, des édredons immaculés, des meubles sous des housses, des gazes, des écrins. » (PBP 71). Cette intimité chaude au cœur d’un réel hostile est la réplique métaphorique de l’activité philosophique inaugurée par Descartes qui, « [l]e premier, dans sa chambre assiégée par l’hiver, […] découvrit ce qu’il portait en lui, que nous avons en nous »28. Mais, sur le plateau29, « [o]n est dispensé des incertitudes et des longueurs de l’étude, des abstractions et du raisonnement » (PBP 78) : « On voit, d’un coup. On sait. Ce n’est rien. On peut accepter. » (PBP 79). Cette intrusion du cogito dans la perception autorise donc une analogie essentielle : « Voir, c’est savoir. » (PBP 69). Animée désormais d’une tension intéroceptive qui se nourrit de la conviction selon laquelle « [l]e sensible est intelligible, l’essence et le phénomène se confondent » (PBP 78), la perception du personnage-narrateur ne cherche plus à fuir la confusion et l’opacité du monde sensible, mais à se soumettre à « la dictée des choses » (C 42) et à prendre en compte leur « coefficient de résistance » (C 39) face à « la nihilité de l’humaine condition » (PBP 79). Ainsi renaît « une secrète envie, celle de retrouver […] les fastes du dehors et le dais du ciel, notre demeure dans la création » (PBP 58), à l’écoute d’« une langue inconnue et pourtant si limpide » (PBP 72). Le mouvement perceptif peut alors réconcilier l’apparence et l’apparaître du monde sensible dans une nouvelle cohérence magnifiée par l’écriture poétique, très évidemment suggérée par les « reflets d’encre » (PBP 68) qui irradient le plateau. Il reste alors au personnage-narrateur à « faire advenir [sa] vision », à « l’arracher ou l’imposer aux choses » (C 56) : « Je voyais, par transparence, derrière la pensée dont j’étais occupé, le paysage accidenté, hostile, à travers lequel il faudrait que je l’achemine jusqu’à ce qu’elle épouse la chose, l’être dont elle était la pensée. » (C 39).

Se dessinent ainsi les contours d’une nouvelle expérience paysagère médiatisée par la méditation et une écriture poétique qui n’en occultent pas les tourments. C’est ce que donne à lire, de manière très métaphorique, le dernier texte d’Un peu de bleu dans le paysage dont le titre a été repris pour l’ensemble du recueil. Il s’agit, et c’est sans doute inattendu, d’un portrait, celui de l’un de ces cadets des anciennes familles rurales, rendu éminemment littéraire par les nombreuses références à François Bon ou à Faulkner. Ce « personnage maigre, mélancolique et tendre, enfantin, toujours, jusque dans son grand âge, imprévisible et bleu, rêveur, sur qui chacun mettra le nom qui convient » (PBP 105), est placé sous le signe du bleu, cristallisant ainsi l’ouverture spatio-temporelle illimitée du plateau. Il est en vérité une sorte de passeur, celui qui donne au personnage-narrateur la certitude d’être « pétri de la matière de la terre-mère » (PBP 99), consacrant à sa façon un nouveau rapport à l’extériorité qui, soucieux du « langage immédiat, muet, irrécusable des choses » (PBP 100), invite à « tourner ses regards vers les choses cachées dans les choses, le temps sous le temps » (PBP 101), à aller, finalement, vers une saisie poétique de la « chair du monde ».

On a parfois fait le reproche à Pierre Bergounioux de donner une image désastreuse de la Corrèze et plus largement du Limousin. Cette appréciation, le plus souvent formulée au nom d’un sentiment voire d’une revendication d’appartenance, ne tient aucunement compte du fait que l’expérience du paysage est aussi et peut-être surtout, chez Bergounioux, un très douloureux cheminement psycho-existentiel. C’est en effet au terme d’un grand détour que le « je » autofictif, sans cesse rappelé à l’ordre du corps, se réapproprie le monde sensible sans jamais en occulter ni les mystères ni les tourments. Et cette approche éminemment poétique d’un paysage à la fois extérieur et intérieur doit sa singularité à ce qu’elle renoue avec le combat de ceux qui, depuis des millénaires, à l’instar du cadet, se sont efforcés de maintenir le chaos en lisière : « On n’a pas le choix. Ou bien on s’arme de la rudesse, des mots brefs, de la brutalité requis ou bien on sera tenu en lisière avec ses élégances et ses scrupules, son parler choisi. » (PBP 21).