Le kitsch
une histoire de parvenus

Christophe Genin

Si le kitsch fut initialement l’objet d’un jugement péjoratif, il est peu à peu devenu un style artistique apprécié, assumé. Comment comprendre un tel renversement de sa valeur, de son statut ? Pour répondre à cette question nous reprendrons des éléments historiques, sociaux, notamment l’apport de la bourgeoisie au XIXè siècle, mais surtout nous postulerons la nécessité d’une théorie des valeurs. Nous supposerons également que dévaluation et appréciation du kitsch relève d’une réversibilité inhérente à ce type de productions et de conduite. Divers exemples nous amèneront à osciller entre bonheur et tragédie.

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : bonheur, bourgeoisie, dérision, idylle, kitsch, parvenu, totalitarisme

Auteurs cités : Walter Benjamin, Herman Broch, Norbert ELIAS, Norbert Hegel, Milan Kundera, Denys Longin, Friedrich NIETZSCHE, Ansgar Nünning, Matthias Schreiber, Susane Weingarten

Plan

Texte intégral

Note de bas de page 1 :

 Cf. le dictionnaire allemand Duden.

Note de bas de page 2 :

 Cf. Ansgar Nünning, Grundbegriffe der Kulturtheorie und Kulturwissenchaften, Stuttgart, Metzler, 2005, pp.86-87.

Le kitsch semble né d’une rencontre : le désir naïf de consommer de l’art dans une société bourgeoise et industrielle du XIXè siècle, et la possibilité, par cette industrie, de fournir des copies d’œuvres d’art sur tout support. Du coup il est difficile à cerner. Ce n’est pas un courant artistique fondé sur une vision du monde ou de l’art, comme le romantisme ou l’art conceptuel. En ce sens il est d’hier et d’aujourd’hui, d’ici et d’ailleurs. Il n’est pas plus une manière ou un style, comme le maniérisme ou le vérisme. Guère plus un genre, comme l’histoire et le portrait, ou la comédie et le mélodrame. C’est encore moins une école alliant plusieurs personnalités, comme l’école de Barbizon ou celle de Paris. Il est pourtant tout cela à la fois. Le kitsch est, de prime abord, un jugement de valeur. Le mot le dit. Kitschen signifierait ramasser des déchets dans la rue, revendre de vieilles choses après rénovation ; ou encore gribouiller (schmieren). Verkitschen c’est brader, vendre en dessous du prix pour faire entrer de l’argent (billig verkaufen um das Geld zu kommen)1. Le kitsch est ainsi une braderie de vieilleries à peine rafraîchies, d’objets recyclés, de mauvais goût, de mauvais genre. Dans les cercles artistiques munichois, vers 1875, le kitsch, que d’aucuns font remonter au sketch (l’esquisse), désignait une image de piètre qualité, bon marché, un cliché surchargé sans âme, un produit culturel aux sentiments triviaux2.

Note de bas de page 3 :

 Hermann Broch, « Remarques à propos de l’art tape-à-l’œil » [1951], in Création littéraire et connaissance, Paris, Gallimard, 1966.

C’est d’abord une affaire d’argent : la matière première ne vaut rien, le produit fini doit être lucratif pour le vendeur, et flatteur pour l’acheteur qui doit en avoir pour son argent. L’objet kitsch doit faire bonne impression. Il est tape-à-l’œil3.

Il nous dit d’emblée ce qu’il est : une marchandise déclassée. A la notion d’œuvre, toute aristocratique, littéralement inestimable, celle dont la dignité spirituelle est hors de prix puisque aucun chiffre ne peut égaler sa qualité absolue (c’est pourquoi les grandes œuvres d’art donnent lieu à des enchères indéfinies), à la notion d’œuvre donc se substitue celle d’objet. L’œuvre renvoie à l’homme qui la crée, à l’originalité d’un talent ou d’un génie ; elle est l’effort d’une existence ; elle porte la marque d’un esprit et fait sens. L’objet renvoie à un mode de production et de distribution ; il porte une marque de fabrique ; il se consomme, et en ce sens est périssable.

Pourquoi donc préférer un objet déclassé à une œuvre ? C’est une question d’argent ! A quoi bon payer une œuvre les yeux de la tête quand sa copie fait le même effet, à moindre coût, quand un produit de récupération permet tout autant de poser son homme ? Le kitsch apparaît comme un optimum : le meilleur rapport qualité/prix entre une dépense et une gratification sociale.

Le bel effet à moindre coût. En cela le kitsch semble être pris en tenaille entre une valeur esthétique, le « bel effet », et une valeur économique, le meilleur prix. Il n’est pas en lui-même une valeur esthétique, comme peuvent l’être le beau ou le sublime. Il le devient. D’abord par un effet de propagation : la beauté de l’œuvre initiale se retrouve dans son Ersatz, même si c’est à l’état de ruine (voire de fausse ruine…). Puis par un effet de reconnaissance : le simili est apprécié tel quel par une personne dont le goût limité se contente et se satisfait d’un produit de second ordre, fait à la manière de -.  Pour ce genre de goût le revival vaut largement l’original. Enfin, par un effet d’ostentation : l’objet kitsch est exposé et assumé comme tel. Puisque « c’est tout comme » -c’est tout comme entre l’original et son double-, le bel effet est digne d’être montré. Dès lors la pacotille change de statut : de toc elle devient chic, de bibelot chiné elle devient œuvre, de sous-produit elle devient art. Comment peut donc s’opérer une telle conversion ? Nous postulons qu’il ne s’agit pas d’un simple renversement historique, mais d’une réversibilité inhérente à la valeur kitsch.

Une nouvelle classe

La conversion de l’objet kitsch en art tient pour partie à des éléments historiques, économiques et sociaux.

Note de bas de page 4 :

 Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes 15 = W II 6a, printemps 1888 15[6-8], Paris, Gallimard, 1977, p.177.

Note de bas de page 5 :

 F. Nietzsche, Le cas Wagner, Postscriptum, Paris, Mercure de France, trad. H. Albert.

Elle est liée, on le sait, au développement de l’industrie, à la puissance financière et politique de la bourgeoisie montante. Le XIXè siècle fut celui de l’industrialisation, du machinisme. Il en résulta des objets fabriqués à grande échelle, et de façon mécanique pour des raisons de rentabilité. Cette massification, à savoir des objets destinés au plus grand nombre, ne pouvait passer que par une esthétique de l’effet, susceptible de plaire au plus grand nombre, aux dépends du métier relégué à l’artisanat et aux connaisseurs. L’urbanisation des populations, liées au besoin de main d’œuvre et aux facilités de production, marqua la perte du goût « rural » pour un goût urbain. Apparurent de nouvelles classes bourgeoises, surtout les classes moyennes qui avaient un pouvoir d’achat suffisant pour leur permettre de changer leur registre d’objet, mais insuffisant pour s’acheter des oeuvres de maîtres. Prises entre le besoin de s’identifier aux classes supérieures par des signes extérieurs de réussite sociale et des revenus insuffisants, elles s’orientèrent vers l’inauthentique, la copie, l’imitation. S’ensuivit une crise de la culture : le modèle aristocratique, celui de la singularité exceptionnelle enracinée dans les temps anciens, avec les idées de patrimoine et de lignée, vola en éclat devant le culte de la foule, celui des masses exaltées par des temps à venir, avec les idées de progrès et de brassage social. Nietzsche, qui fut un des premiers à penser la culture des masses, dévalua cette esthétique du « troupeau » : « l’histrionisme, la mise en scène, l’art de l’étalage [en français dans le texte], la volonté de faire de l’effet par l’amour de l’effet »4, dont il tenait Wagner pour le plus grand représentant du « goût des masses »5.

Note de bas de page 6 :

 F. Nietzsche, Considérations inactuelles, chap. 1 « David Strauss, l’apôtre et l’écrivain », Paris, Gallimard, 1990.

Vu ainsi le kitsch est bien le décor sans unité de style du « philistin »6, ce bourgeois gentilhomme de l’Allemagne du XIXè siècle qui a tout faux, pour peu qu’on entende cette expression familière littéralement et dans tous les sens. Le kitsch est bien un terme d’origine bavaroise, à l’image des architectures pâtisseries de Louis II de Bavière, copies délirantes des châteaux de Louis XIV, ou des chopes de bière munichoises aux décors aussi enflés que la mousse qui y repose. Mais ce goût tape-à-l’œil n’est pas une exception teutonne. Les grands magasins parisiens, le Sacré Cœur, les fausses ruines d’Alphand au Parc Monceau, comme le château de Cendrillon à Eurodisney valent bien leur pesant de faux sucre.

Note de bas de page 7 :

 H. Broch, « Le mal dans le système des valeurs de l’art », in Création littéraire et connaissance, Paris, Gallimard, 1966, pp.329-366.

Comme le comprit Nietzsche, cette crise était plus que la répercussion d’un changement économique sur la superstructure politique et culturelle. Elle s’enracinait dans une crise des valeurs. C’est pourquoi Hermann Broch, qui sur ce point suit Nietzsche, interprète le kitsch par une théorie des valeurs7. L’aristocrate séduisait par son ascendant ; le philistin épate par sa réussite. En effet, dès lors que la foule devenait le moteur de la production et l’objectif de la vente, le plus grand nombre devenait la référence du beau, du bien, du vrai. Alors que le classicisme cherchait à plaire et instruire, comme disaient La Fontaine et Racine, en réglant la beauté sur la vérité, en respectant des règles académiques, le kitsch s’inscrit dans les valeurs les plus mièvres du romantisme : le beau s’aligne sur le plaisant, le bien se ramène aux grands sentiments, le vrai se réduit à l’opinion du plus grand nombre. Cette crise des valeurs n’est pas l’effet de quelque obscure crise de civilisation : elle résulte d’un processus historique de déclassement de l’aristocratie, et de surclassement de la bourgeoisie, interprétable d’un point de vue moral et psychologique, pour peu qu’on puisse entrevoir comment une classe veut entrer dans l’esprit d’une autre sans s’aliéner.

Le kitsch, étant apparu dans un processus de mimétisme et d’euphorie, une classe se donnant les apparences d’une autre dans la joie de son ascension, il se satisfait de l’inauthentique. Faute de mieux, nous nommerons ce phénomène social et historique l’esthétique du parvenu, le parvenu étant une personne hissée au-dessus de sa condition première, mais qui n’en a pas acquis les manières bien qu’elle s’applique à les copier. Le parvenu est toujours menacé de singerie : même s’il est parvenu à un certain niveau social, on lui reproche toujours de n’être pas arrivé à en avoir les manières, justement parce que celles-ci ne s’acquièrent pas du jour au lendemain mais sont instillées au jour le jour dans une éducation dynastique de longue haleine. Parvenu est donc un terme péjoratif et ambigu : qui est parvenu à un certain niveau social découvre que ce niveau recèle divers milieux auxquels il n’a pas accès. Un parvenu n’est pas un accédant.

Le kitsch représente donc un processus historique de dévaluation de l’aristocratisme : « on » en emprunte les valeurs, non pour se les approprier comme signe d’appartenance, mais pour les copier comme signe extérieur de promotion ou de réussite. Le goût aristocratique opère en système clos, telle affectation valant dans un code de connivences qui permet de se faire reconnaître de ses pairs, comme cela s’entend dans La Grande Illusion (1937) de Renoir où les deux officiers ennemis, le capitaine de Boëldieu et le capitaine von Rauffenstein, se reconnaissent comme aristocrates sous le regard de Maréchal le roturier et de Rosenthal le juif. Inversement le goût kitsch fonctionne en société ouverte, telle expression valant comme un gradient dans une échelle de stéréotypes présumés être les apparences garanties de telle ou telle classe supérieure, s’adressant à quiconque pour montrer que la mise en œuvre de telle apparence exprime bien l’adhésion à telle classe, comme dans les séries américaines où les dîners en tête à tête des gens présumés riches, et ils le sont puisqu’ils ont une Mercedes et une Rollex, se passent toujours dans un restaurant, toujours devant un verre de Chablis, toujours en robe du soir, toujours avec une blonde, la brune étant toujours réservée pour les dîners de rupture, parce que tel est supposé être l’imaginaire de l’Américain moyen.

Note de bas de page 8 :

 Made in Heaven, 1991.

Le goût aristocratique fonctionne en interne ; le goût kitsch veut s’assurer du regard de l’autre. En cela il est bien tape-à-l’œil, m’as-tu-vu, voire exhibitionniste, comme dans ces chromos pornographiques de Jeff Koons8 où ce qui est à voir est moins le panache de telle ou telle acrobatie kamasutresque que les yeux de Jeff et de sa virginale Cicciolina, cherchant l’œil de l’objectif, soit le regard du spectateur. En cela le kitsch est une apostrophe qui s’inscrit dans un rapport dialogique. Ce rapport ne se fait pas de façon ascendante entre le parvenu et l’aristocrate, ce dernier ayant déjà assigné le premier comme un béotien – tragédie de Barry Lindon -, mais de façon descendante entre le parvenu et sa classe d’origine. C’est pourquoi l’objet kitsch peut-être un faux, une contrefaçon, une copie. Cette inauthenticité, indéniable flétrissure de l’infamie pour l’aristocrate, compte peu pour le parvenu, car seule l’épate pèse dans son calcul, i.e. faire bonne impression sur ses ex-camarades de classe, ceux-ci jugeant l’objet tape-à-l’œil d’après leur propre inculture, se contentant des symptômes stéréotypés de la réussite. L’objet opère donc comme un fétiche : il ne vaut pas pour lui-même, mais pour la puissance dont il est censé être la manifestation. Comme l’objet ne vaut pas par son authenticité, i.e. son rapport direct à l’origine (quelle qu’elle soit) qui fonde sa valeur, mais par sa relation au regard, qui borne sa relativité, il est toujours menacé de désaffection. Cet objet doit donc solliciter l’autre, attirer son attention dans une sorte d’existence conditionnelle. D’où une pratique de la surcharge. Le kitsch est too much !

Le ridicule

En cela il frise le ridicule. Son style n’est ni sobre ni pompeux mais ostentatoire par une communication qui tombe dans l’excès faute d’être sûre d’être entendue. Et le parvenu à raison de s’inquiéter puisque, quoi qu’il fasse, l’aristocrate ne l’admettra pas. Ces figures d’exubérance peuvent être, l’emphase, la redondance, la périssologie (abus de superfluités) qui ajoute de l’énergie à l’expression, mais non de la pensée, ou l’explétion par adjonction de compléments accidentels qui remplissent l’espace sans apport de pensée.  Du coup cette manière devient impertinente et arbitraire : inappropriée à la situation, elle est sans nécessité interne. De là on peut en venir à l’hétéroclite.

Par exemple, des angelots de l’église Saint-Nicolas de Prague sont baroques, mais ils ne sont pas kitsch. Certes, ils sont outrés, ils s’inscrivent dans une diagonale dynamique, mais leur mouvement, leur chute en grappe s’inscrivent dans le projet de la Contre-Réforme qui cherchait une stylistique de l’élévation pour réaffirmer le christianisme. Leur lévitation répond à la délivrance charnelle. Leur dorure répond à la gloire de Dieu. Ils sont à la sculpture baroque un équivalent du figuralisme musical de Bach. Les angelots de l’église Sainte Marie de Florence relèvent des catégories esthétiques du mignon, du gracieux, mais ils ne sont pas kitsch car ils s’inscrivent dans le contexte d’une Ascension d’un Christ en gloire, ainsi reçu dans le chœur des Chérubins qui indiquent, dans la théologie de Saint Thomas, un degré de divinité. Ces angelots sont des bébés justement pour signifier l’innocence du jeune âge supposée, encore libre des désirs et du vice. En revanche les angelots de Jeff Koons sont kitsch : ces putti édifiants sont abstraits de leur contexte significatif et soustraits à leur symbolique. Leurs ailes sont plus proches de celles de Maya l’abeille que des plumages de Melozzo da Forli. On n’en retient que la valeur décorative. L’aspect charmant est outré par une amplification des ailes et des rubans, par l’adjonction de fioritures impertinentes, superposant le bucolique ou le pastoral sur le sacré, confondant des Chérubins avec Cupidon, et par l’irruption d’incidentes saugrenues comme l’ours en peluche. Cet ours est l’indice d’une laïcisation du motif angélique réduit à son prosaïsme ornemental : l’angelot n’est plus la figure d’un enchantement du monde, mais une image enfantine propre à rassurer bébé au même titre qu’un nounours ou un héros de bd. A la place de l’objet transitionnel constitué par une peluche de couleur bleu pastel, qui agrémente avec douceur la chambre d’un petit garçon de nature inquiète, Jeff Koons aurait pu mettre la tête de Tintin, de Rintintin, d’une tortue Ninja ou de Sangoku avec sa coiffure en feuilles d’ananas…

Du coup cette manière est formaliste : elle veut de la forme sans fond, puisque le fond est donné par une classe, et la forme n’est que l’apparence d’une autre. Ou plus exactement la dissociation entre l’une et l’autre est le sens même de la forme kitsch pour laquelle tout est une question de forme. La nécessité n’est pas dans la cohérence interne de l’œuvre ou de l’objet, dans l’adéquation entre son sens et sa forme, entre sa forme et son projet. Ainsi dans le kitsch tout est possible, puisqu’il est contingent, agrégat d’éléments accidentels. La nécessité est dans l’effet d’insouciance qui doit apparaître immédiatement. Et justement le caprice, soit la possibilité de changer des aspects de l’œuvre selon l’humeur, selon le spectateur, fait partie de cette insouciance. La contingence de l’œuvre kitsch n’est donc pas un défaut, mais, paradoxalement, sa nécessaire variabilité pour triompher. La Joconde de Léonard porte nécessairement une tenue sombre pour faire apparaître le rayonnement spirituel de son regard. Une Joconde kitsch hésiterait entre diverses tenues, à la manière de Julia Roberts dans Pretty woman, s’arrêtant sur la plus neunoeud pleine de frous-frous.

Note de bas de page 9 :

 Longin, Traité du sublime, chap. IX - X, Paris, Libraire générale française, 1995.

Note de bas de page 10 :

 Idem, chap. II.

Note de bas de page 11 :

 Hermann Broch, "Hofmannsthal et son temps", in Création littéraire et connaissance, Paris, Gallimard, 1966, p. 157.

Nous parlions d’amplification. Nous savons qu’elle fut pensée par Longin comme un des moyens du sublime9, à condition qu’il y ait du Grand - cette élévation d’esprit confrontée au pathétique- , dans une unité de pensée et de figure, faute de quoi le sublime, vicié par une enflure immotivée, s’abîme en son contraire : le sot et le ridicule10. En ce sens le kitsch est plus que l’indice d’une époque sans âme, réglant l’effet sur des impératifs comptables. Il est l’enflure qui guette tout art, ce « point où, selon Broch, la solennité de l'Art franchit la limite du ridicule et où l'art se met à transformer son propre marbre en une imitation de carton. »11

Le mal ontologique

Note de bas de page 12 :

 H. Broch, « Le mal dans le système des valeurs de l’art », in Création littéraire et connaissance, Paris, Gallimard, 1966, p. 360.

Note de bas de page 13 :

Idem, p.364.

Broch voit donc dans cette pacotille à paillettes, l’effet pervers de toute esthétique : la primauté du beau sur le bien, dont il ne serait plus le symbole (Kant) mais la négation insouciante. Ainsi le kitsch manifesterait l’attitude de vie qui préfère le beau au vrai, au point de tenir en estime le toc pour peu qu’il épate. Rabattre ainsi le beau, non plus sur le vrai, mais sur l’effet le dissocie du bien. C’est pourquoi Broch voit dans le kitsch l’avènement d’une esthétique du mal, i. e. un goût, une théâtralité qui veut du « beau travail » et non du « bon travail »12, au point de dissoudre la valeur éthique du bien dans l’accomplissement du bel effet, quitte à sacrifier l’homme. Foncièrement narcissique le kitscheux cherche, par cette impression sur autrui, un effet retour sur l’image insouciante qu’il veut avoir de lui-même, au point de faire de son propre bel effet satisfait et fat le mal radical13, i.e. la négation d’autrui réduit à un objet consommable, consumable dans une belle manifestation. Ainsi Néron jouant du luth devant des Chrétiens crucifiés, dont les corps en cris, transformés en flambeaux, se contorsionnaient en mille arabesques sonores du plus bel effet. Ainsi Hitler dégustant avec délectation la danse funèbre et chaotique des gazés ou des charniers métamorphosés en feux de joie diaboliques, du plus bel effet, cela va de soi…

Note de bas de page 14 :

 CF. Matthias Schreiber, Susanne Weingarten: "Realität interessiert mich nicht." Leni Riefenstahl über ihre Filme, ihr Schönheitsideal, ihre NS-Verstrickung und Hitlers Wirkung auf die Menschen. (Spiegel, 18 août 1997)

Note de bas de page 15 :

 Milan Kundera, Le livre du rire et de l’oubli, Paris, Gallimard / Folio, 1985, pp. 21-22.

Un tel lustre sans ombre alerta également Milan Kundera, affronté non pas à l’esthétique kitsch d’un Arno Breker, d’une Léni Riefenstahl, elle qui affirmait chercher « la beauté et l’harmonie » et « la réalité ne m’intéresse pas »14, mais à l’apparat communiste. Les pays communistes furent kitsch au sens où l’inauthentique de masse sous tous ces aspects (mensonge, langue de bois, simulation, parades, procès, etc.) était érigé en principe de vie au nom d’un idéal idyllique : « …l’idylle et pour tous, car tous les êtres humains aspirent depuis toujours à l’idylle, à ce jardin où chantent les rossignols, à ce royaume de l’harmonie, où le monde ne se dresse pas en étranger contre l’homme et l’homme contre les autres hommes, mais où le monde et tous les hommes sont au contraire pétris dans une seule et même matière. »15

Rappelons encore le chapitre qui porte sur le kitsch dans L’insoutenable légèreté de l’être :

Note de bas de page 16 :

 M. Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être, 6e partie, 5e chapitre, pp. 356-357.

«[…] Derrière toutes les croyances européennes, qu’elles soient religieuses ou politiques, il y a le premier chapitre de la Genèse, d’où il découle que le monde a été créé comme il fallait qu’il le fût, que l’être est bon et que c’est donc une bonne chose de procréer. Appelons cette croyance fondamentale accord catégorique avec l’être.
Il s’ensuit que l’accord catégorique avec l’être a pour idéal esthétique un monde où la merde est niée et où chacun se comporte comme si elle n’existait pas. Cet idéal esthétique s’appelle le kitsch.
C’est un mot allemand qui est apparu au milieu du XIXe siècle sentimental et qui s’est ensuite répandu dans toutes les langues. Mais l’utilisation fréquente qui en est faite a gommé sa valeur métaphysique originelle, à savoir : le kitsch, par essence, est la négation absolue de la merde ; au sens littéral comme au sens figuré : le kitsch exclut de son champ de vision tout ce que l’existence humaine a d’essentiellement inacceptable.»16

Le kitsch remonte donc d’une valeur esthétique, le bel effet, à une valeur éthique, l’égoïsme de l’inauthentique, fondée sur une thèse ontologique : l’être est toute positivité. Dialectiquement ce tout-positif, masquant la négativité, revient à un nihilisme puisque l’affirmation exclusive du tout-positif se fait par la négation de toute opposition, maquillée par un semblant d’unité, de sorte que plus rien ne vaut sauf le faux-semblant. La vie est belle, le bonheur est de ce monde, pour s’en persuader un beau décor suffit, et il n’y a pas lieu de douter de cet état idyllique, Eden retrouvé. Ainsi le kitsch devient kitsch totalitaire par sa volonté à être une thèse globale sur la nature du monde et de l’existence. Dès lors l’artifice devient l’essence de l’art : célébrer le monde et requalifier l’existence reviennent à échafauder un décor de beaux sentiments (la fraternité, l’espérance) en niant la négativité inhérente au monde. En cela le kitsch est une méthode de (re)présentation applicable à tout régime politique en situation de spectacle: que ce soit les pom-pom girls des élections américaines, les tableaux vivants des Cents fleurs maoïstes, ou le charity business (tel Bernard Kouchner portant un sac de riz sur les épaules sans salir son impeccable saharienne). « Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil » pourrait être la devise du kitsch.

L’art du bonheur

Note de bas de page 17 :

 Walter Benjamin, “Kitsch onirique” [1927], in Oeuvres, t.2, Paris, Gallimard, 2000, p. 10.

Dès lors, si le kitsch est ce processus de singerie d’un art et d’une culture par le prosaïsme d’une autre classe prompte à calculer ses effets, relève-t-il de l’art ? Benjamin en doutait : « ce que nous appelions l’art ne commence qu’à deux mètres du corps. Mais voilà qu’avec le kitsch, le monde des objets se rapproche de l’homme ; il se laisse toucher, et dessine finalement ses figures dans l’intériorité humaine. »17 Dépossédée de son aura, de cette distance qui faisait qu’elle était tenue en respect, l’œuvre d’art devient un objet disponible, à portée de main. L’objet kitsch, l’œuvre kitsch sont maniables. Ils font corps avec notre désir de possession et de représentation. Leur caractère plaisant induit une sorte de gourmandise qui fait qu’on veut goûter la chose par tous les sens : on veut la toucher, la soupeser, la renifler presque, en tester la sonorité, etc. Alors que l’œuvre d’art gardait ses distances, supportant mal une proximité profanatoire, l’objet kitsch est familier, offert au tout-venant. L’une s’éprouvait dans la pénombre recueillie d’une intimité ; l’autre se vit à ciel ouvert, dans le rire et le bruit. Fruit de l’industrie culturelle, il s’adapte à la fréquentation en nombre.

Note de bas de page 18 :

 Cf. Norbert Elias par lui-même, Paris, Fayard, 1991, p.75 ; traduit par Jean-Claude Capèle.

Peu importe donc sa valeur péjorative. Peu importe que les tenants de la « vraie » culture le tiennent pour une dépravation de l’art prosaïque et comptable. Car cette dépréciation n’est qu’une réaction. En premier lieu, celle des aristocrates. Comme l’observa Norbert Elias dans ses travaux sur l’étiquette, en Allemagne existait une barrière très élevée entre l’aristocratie et la bourgeoisie, celle-ci ayant des manières peu civilisées, voire vulgaires18. Et les aristocrates allemands, loin d’éduquer la bourgeoisie en s’y mêlant, comme ce fut le cas en France ou en Angleterre, renvoyèrent la bourgeoisie à sa propre trivialité. En second lieu, celle des gens de culture et de tradition. Toute méditation sur la transcendance, donc sur une dualité entre l’ici-bas et l’Autre absolu, ne peut que résister à la divertissante et insouciante superficie du kitsch. Peu importe : le kitsch n’est pas « une promesse de bonheur », pour reprendre le fameux mot de Stendhal, mais un air de jubilation enfin accompli.

Note de bas de page 19 :

 Patrick van Caeckenbergh, La tombe, 1986-1988, technique mixte, présenté au Parc de Bagatelle, Paris, 2000.

C’est pourquoi il abolit la frontière entre objet et œuvre. Par exemple, un nain de jardin peut avoir tous les statuts : produit par la société Heissner ce sera un objet bassement décoratif, réalisé par le designer italien Beppe del Greco, ce sera un objet des arts décoratifs, réalisé par l’artiste Auge, ce sera une oeuvre d’art produite industriellement, installé par Patrick van Caeckenbergh dans le parc de Bagatelle19, ce sera une authentique oeuvre d’art. Une même chose, tantôt vendue dans une jardinerie, tantôt exposée dans un Salon aura ou non le statut d’œuvre d’art. L’art kitsch ne produit donc pas des choses particulières : il convertit des choses triviales en œuvres selon une conception institutionnelle de l’art (est art ce qui est homologué par ceux qui déclarent en faire profession).

Note de bas de page 20 :

 Pour reprendre le mot de Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, Paris, Gallimard, p. 9.

Reprenons. Le kitsch fait riche : il est la bonne conscience des nouveaux riches. Valeur d’emprunt, il est déprécié comme comble du mauvais goût par les gens de goût. Le refus du kitsch discrimine les personnes de qualité des rustres, selon une sélection toute aristocratique. Un intérieur traditionnel peut bien être un indescriptible capharnaüm d’œuvres et bibelots rares, comprenant des choses parfois surannées, défraîchies, restaurées, mais elles seront toujours authentiques. La patine, cet « effet de démodé »20 est l’indicateur de cette authenticité : la caresse du temps qui exprime un milieu choisi, une lignée continue. L’intérieur kitsch, en revanche, sent trop le frais. Il sent l’effort pour avoir l’air, pour faire grand genre, pour avoir la classe ! Le kitsch est toc, trop propre sur lui. Alors que la théière rococo de grand maman, héritée de l’illustre Tante Adèle, a un je-ne-sais-quoi d’ébréché, ou quelque imperceptible fêlure lui conférant les marques d’un patrimoine, une théière kitsch, façon rococo, n’est jamais assez culottée pour avoir la délicate saveur de l’ancien. Le kitsch trahit le nouveau-riche : il ne trompe pas son monde.

Mais en même temps il plaît au plus grand nombre. Il est apprécié à deux titres.

En premier lieu, les rustres, à l’esprit lourd, au goût gâté, aiment leurs objets kitsch, témoins de leur réussite. Le kitsch devient donc le goût du parvenu puisqu’il doit affirmer ostensiblement les attributs de l’accès à la classe aisée, à savoir la détention des œuvres de référence. Certes nous sommes dans les apparences qui se contentent des ressemblances, et dans un processus de mimétisme, mais peu importe car l’objet kitsch remplit la même fonction que l’œuvre originale : affirmer une distinction. Le David de Michel-Ange que j’ai dans mon jardin n’est pas en marbre de Carrare mais en plâtre de Castorama ; il n’est pas de Michel-Ange, mais de Taïwan ; il ne fait pas cinq mètres de haut, mais un mètre douze ; il n’a pas le sexe nu mais recouvert d’une feuille de vigne ; il n’est pas seul, mais entre une Vénus de Milo et une Vénus de Botticelli en résine. Vous raillerez mon goût de « plouc » (celui qui habite un plou, une paroisse en breton). Qu’importe ? Mon David me plaît, c’est ma manière d’apprécier Michel-Ange, c’est ma façon de montrer aux gens de mon milieu que j’ai de la culture. Vous penserez que je suis un parfait crétin. Vous aurez raison. Qu’importe, si je pense que le crétin est celui qui ne peut pas donner une âme à son jardin avec des sculptures ?

Note de bas de page 21 :

 Hegel, Esthétique, t. 2, p. 204,

Note de bas de page 22 :

 Hegel, Lettre à sa femme du 9 septembre 1827, in Correspondance, t. III, Gallimard, 1967, p.163.

En second lieu, Le kitsch est bien une esthétique bourgeoise : régie par le principe de parcimonie, qui veut obtenir le plus d’effet pour le moindre effort, l’objet kitsch brise le fétichisme de l’œuvre pour lui substituer celui de l’objet. Il comprend que la propriété de l’œuvre d’art était moins dans sa qualité intrinsèque, généralement attribuée au talent de l’artiste, que dans la fonction qu’elle remplit, à savoir être un substratum d’investissement affectif et de reconnaissance sociale. En effet, bon nombre d’œuvres d’art sont admirées non pas en tant qu’originaux, mais à partir de copies d’originaux. Dans l’histoire de l’art, peu nombreux étaient ceux qui pouvaient admirer telle œuvre originale, déposée dans un palais princier, dans une chapelle papale, ou dans quelque cloître retiré. On admirait les fameux génies de l’art d’après leurs copies. N’oublions pas que Kant, si prompt à théoriser sur le génie, n’a jamais vu un Michel-Ange. Quant à Hegel, grand admirateur d’art, il vante les mérites de Michel-Ange à partir d’une copie21 et reconnaît, lors de sa visite au Louvre, découvrir tardivement des peintures originales qu’il n’admirait alors qu’à partir de gravures22. Combien de touristes s’extasient aujourd’hui devant une copie du Laocoon, dans la grande galerie du Palais des Offices à Florence, ignorant que l’original est au Vatican, si tant est qu’on puisse parler d’original pour une œuvre mutilée puis restaurée. La vertu de l’œuvre n’est donc pas dans son originalité mais dans son amabilité, dans sa capacité à être aimée, qu’elle soit originale, copiée, fausse.

Le kitsch rend l’objet aimable ; en cela c’est bien un art du bonheur. Il fait de nous des béats de la Crèche, à l’humeur guillerette comme dans La mélodie du bonheur, Marry Poppins ou mieux encore Alerte à Malibu ! Ici tout n’est qu’ordre et santé, luxe, palme et volupté ! Le kitsch est superficiel, certes, mais c’est tellement reposant et amusant ! En jouant sur les mots nous pourrions dire que kitschen est kitzeln, ça gribouille et ça chatouille. « Rien que du bonheur » comme dit Arthur sur TF1. Une guimauve molle et sucrée facilement consommée. Cet art de l’effet et du bonheur ne peut être qu’un art de la superficie satisfait de sa facilité : tout se passe au niveau du visible, sans qu’on se prenne la tête à chercher quelque dimension invisible et encore moins intelligible. Nous sommes au niveau de l’immanence, sans quête de transcendance. Pas d’arrière-plan, pas d’arrière monde, pas de double sens. De l’hic-nunc, immédiatement accessible : pas de négativité, pas d’aspérités, ça glisse au pays des merveilles, comme sur les eaux réglées de la Rivière enchantée du Jardin d’Acclimatation.

Le spectacle du paradis : un univers hors du temps, insouciant. Un monde lisse, serein, souriant, jeune qui n’est pas frappé par les rides du temps, les cernes de la détresse, les cicatrices de l’histoire. Un monde édénique d’avant le péché originel : ni doute ni soupçon, aucune présence de la dualité. Un monde strictement positif en parfaite coïncidence de soi avec soi-même. Un monde sans histoire(s). Le monde de l’Un retrouvé, non pas au plan métaphysique d’une affirmation moniste de l’être, mais dans le bibelot proliférant, dans l’ère de la marchandise radieuse, spectacle risible de notre volonté d’oublier notre dérisoire condition.

Note de bas de page 23 :

 Piero Manzoni , Merde d'artiste (n°22) – 1961, Sculpture, boîte de conserve, sérigraphie sur papier, diamètre 6,5 x h 5 cm.  © Piero Manzoni - Collections de Saint-Cyprien - 2006

Si l’on en restait à cette intuition de Kundera le kitsch serait tenu en respect par son contraire, l’authentique. Or il nous semble qu’il soit un aspect envahissant de la modernité. Il affecte tout son environnement. En effet, le kitsch étant l’envers possible de toute situation, aucune ne peut y échapper. Ainsi la « merde » même devient un spectacle. Non pas l’excrément tragique d’un Nebreda, mais la « merde d’artiste » de Manzoni23, propre sur soi, bien emballée et conservée, prête à consommer. Autant Nebreda prend des risques en souillant son visage avec ses excréments, engageant son corps dans la négation de lui-même, autant Manzoni se joue d’un marché de l’art, puisque l’œuvre est réduite à une denrée (ware), l’inspiration aplatie au niveau de la flatulence, les ressorts de la création se logeant dans l’ampoule rectale, pour peu qu’on ait un régime alimentaire approprié et la juste dose de laxatifs…

Ambivalence et réversibilité

Grâce au kitsch, mon petit pavillon de banlieue n’est plus l’expression de ma triste condition sociale, déterminée par la lutte des classes. A l’intérieur je peux décorer mon salon de papier vinyle Vénillia, simili boiseries, un trompe-l’œil à s’y méprendre, qui métamorphosera mon séjour en bibliothèque Grand siècle. Dans ma chambre du papier peint Pompadour fera de ma pièce une alcôve royalement libertine. Dans mes toilettes, un choix de publications du Reader’s digest et du Savour club permettra à mes invités qui s’y attarderont d’avoir des lectures d’une grande élévation. A l’extérieur je décorerai mon jardin avec des nains, ce qui me permettra, avec un petit moulin et une fausse rivière, de produire une scène au charme tout bucolique. Que demande le peuple ? Quelques secondes de douceur dans un monde de brutes !

Le kitsch est donc ambivalent. Déprécié par les gens de « bon ton » au XIXè siècle qui y voient le comble du mauvais goût, il devient au XXè siècle le chic « tendance ». Sommes-nous simplement dans les effets de mode, dans ce jeu de distinctions sociales qui pousse une classe élevée à revendiquer comme attribut de sa hauteur ce qui fut le goût passé d’une classe sociale plus basse, celle-ci assimilant enfin les goûts de la classe élevée à laquelle elle voulait s’agréger ?

Comment interpréter une telle inversion de la valeur du kitsch ?

S’agit-il d’une relativité des valeurs selon les milieux sociaux, la petite et moyenne bourgeoise, devenant la plus nombreuse et la plus pugnace, imposant son goût, contre une aristocratie devenue rare et impuissante ? Nous voyons plutôt un conversion du statut de l’œuvre. L’art se conçoit dorénavant à l’aune de l’industrie. Il est compris, comme l’ont vu Broch et Adorno, dans une industrie de la culture, voire une industrie du divertissement, l’art devenant une marchandise : un produit dit culturel. De même qu’il y a de la musique de variété il y a de l’art de variété.

S’agit-il d’une relativité historique qui fait que le mauvais goût d’hier devient le bon goût de demain ? Ce n’est pas si simple. D’abord, parce que le bon goût d’hier reste de bon goût. Le Parthénon, Versailles, le Bolchoï restent des valeurs sûres, comme dit le Guide Michelin. Ensuite parce que le mauvais goût d’hier reste souvent de mauvais goût. Il convient de ne pas confondre mauvais goût et goût méconnu. Schiele, Klimt, Kokoschka furent accusés d’être des peintres de mauvais goût alors que leur art n’était pas reconnu. Une prostituée peinte par Schiele peut choquer les bonnes mœurs d’une époque parce qu’il s’agit d’une femme de « mauvaise vie », mais l’infinie détresse qui se dessine dans son regard vaut toutes les Marie-Madeleine convenues pour un public bigot.

Nous pensons que cette réversibilité est inhérente à l’objet kitsch. Comme plate coïncidence avec lui-même et narcissique manifestation de lui-même il est autodéictique. Les aristocrates et gens de culture le croient décadent, quand il signale la décadence de la culture aristocratique. Inversement le kitsch est la certitude d’une « belle vie » qui jouit de l’amélioration de ses conditions en masse, et qui en perd (au sens actif et passif) les références dont elle est la contrefaçon. Il est le signe d’une référence de soi à soi dans un bonheur simple : sans ombre, sans la dualité du doute, de la critique, de la mauvaise conscience. En ce sens il n’est pas problématique. La dépréciation qu’il suscite a pour effet retour de lui conférer la particularité d’être apprécié en tant que mauvais goût reconnu, assumé. Pourtant cette réaction critique ne le complique pas et ne le trouble pas. Comme bonheur simple le kitsch ne voit rien de grave dans cette critique. Elle est enrobée par son monde lénifiant, et le confirme bien au contraire dans l’idée qu’il est bien, lui, une unité heureuse. Ce bonheur simple renvoyé à lui-même prend donc la forme d’un jeu amusant. Médiocre, plat, trivial, faux – rien n’entame son autosatisfaction. Du coup il fait de sa propre réflexivité une mise en scène kitsch. L’art kitsch est cette exhaustion du mauvais goût des objets kitsch en goût du jeu. Il devient une valeur en lui-même, et devient du faux faux : un vrai qui a toutes les allures du faux.

Avec le kitsch le mauvais goût devient un jeu avec les normes et les formes. Il devient de « bon ton » de la part d’une classe sociale qui décline ses amusements (faire peuple, être rétro, être glamour, etc.), comme de la part d’artistes qui exposent ce bonheur simple d’une consommation pour tous. Pour que le kitsch reste drôle, on doit continuer de le tenir pour du mauvais goût, mais « sous contrôle », le plaisir étant moins dans la transgression des normes que dans le ridicule de l’objet, aimé pour son ridicule même. Ainsi le kitsch est de bon ton, comme il est de bon ton de savoir rire de soi pour montrer que l’on est clair avec soi-même. Le kitsch est ainsi la pitrerie que s’accorde une classe sociale pour s’amuser d’elle-même dans une sorte de carnaval où elle va s’attribuer des goûts petits bourgeois, le temps d’une divertissante inversion des valeurs. Il est une sorte de rafraîchissement mondain où l’on fait sembler d’aimer ce qui n’a aucune valeur. En cela il contamine toutes les classes sociales, de la ménagère qui s’attarde au rayon décoration de Castorama au capitaine d’industrie qui vient faire ses emplettes à la FIAC.

Dès lors le kitsch est une prise de conscience dialectique.

Il signifie l’euphorie de la bourgeoisie triomphante qui interprète les productions sociales au diapason de son travail, i.e. la compréhension de toute activité comme devant être à l’échelle d’une industrialisation, et comme devant être définie comme une marchandise négociable. Ce divertissement culturel se rit de l’art ancien, de sa gravité. En effet, si cet art célébrait le monde et requalifiait l’existence humaine, il devient superflu et passéiste dans une ère de la transformation industrielle du monde et des bouleversements sociaux. En réponse, les critiques d’art regrettent cette dévaluation de l’art et confèrent au kitsch une connotation péjorative, le rangeant ans la catégorie de la décadence, du mal, tels Adorno, Benjamin ou Broch. Mais le fait est que l’art occidental moderne ne fait plus couple avec Dieu, le monde, mon intériorité. Il fait couple avec le fourmillement et le scintillement social dont il se veut le réflecteur. Dès lors, que ce miroir soit fidèle, déformant ou brisé importe peu, car l’industrie de la culture est suffisamment puissante et récupératrice pour inverser toute négation d’elle-même en modalité du divertissement universel. De même que Che Guevara devient un motif pour tee-shirts bon marché, de même la critique des valeurs traditionnelles devient un marronnier très vendeur. Du coup des artistes représentent cet art du divertissement, avec des images chromos, très « tendance » et très fun.

Ainsi Jeff Koons qui s’amuse à faire de l’art avec des marchandises bon marché, des ballons gonflables, des petites fleurs, des petits chiens-chiens en plâtre. Made in heaven nous semble être, sur ce point, le comble du kitsch. Jeff Koons l’a compris : le kitsch est une sorte d’enjoliveur universel qui convertit l’enfer en Eden. Ainsi la pornographie devient kitsch : alors que la fusion sexuelle est une sorte d’oubli fugace de son ego dans le mélange à l’autre, Eden retrouvé le temps d’un éclair, la pornographie est la marchandisation de ce rêve d’oubli édénique par la mise en scène de son trait d’union le plus visible. D’où une rhétorique de la répétition, de la prolifération, de l’enflure qui exhibe des formes au mieux de leur forme, dans l’exaltation la plus criarde. D’où un univers d’appositions qui multiplie les accessoires sans nécessité. D’où un univers qui combine des liaisons accidentelles mais jamais dangereuses.

Cependant, contrairement aux apparences, il ne reprend pas des stéréotypes de l’iconographie chrétienne qu’il détournerait en les pervertissant (ce que fait Bettina Rheims par exemple avec une femme crucifiée), mais il reprend les clichés les plus éculés de l’industrie pornographique (fellation, cunnilingus, masturbation féminine, pénétration vaginale ou anale en gros plans) dont il atténue l’aspect hard et trash, qu’il rend soft et fun par un décor de première communiante ou de jeune mariée. En cela il ne fait que reprendre un scénario porno parmi d’autres (« communiante mais salope » ou « vierge mais experte », pour pasticher la riche dialectique des titres porno) qu’il travestit par une photographie et une décoration de qualité, et une mise en scène prétendument au second degré. Du coup, si je puis dire, la Cicciolina joue la Cicciolina. Jeff Koons ne détourne donc rien : il plagie l’imagerie pornographique. Il ne dérange rien : tous les must pornographiques y sont : éjaculation haut-débit sur une vulve proprement épilée. Il ne choque que celui qui joue à être choqué. Il n’investit pas, par exemple, le sang menstruel comme peuvent le faire des artistes féminines contemporaines. Il ne change rien du rapport entre l’homme et la femme. Ses poses affectées n’affectent aucune existence. Même pas mal ! –comme disent les enfants !

Qu’y a-t-il de kitsch alors, et d’artistique ? Cet air de bonheur donné par le décor (les papillons, les plumes, les couleurs pastels), les visages maquillés, et surtout cette apparente joie que Jeff et Ilona ont l’air d’avoir à s’activer mutuellement, contrairement à une imagerie pornographique qui semble renvoyer à une tristesse de fond, à la demande de soulagement d’une frustration sexuelle. Le porno simule la jouissance ; le porno kitsch jouit de son spectacle, voulant transgresser, non pas les interdits moraux, mais notre mortelle condition.

Mais le kitsch n’est pas le dernier mot de notre modernité. Bien des artistes n’en restent pas à cet art consommable. Comme découvreurs de l’inouï, ils ne se laissent pas réduire à leur propre statut décoratif dans une société de grands flux. Ils réfléchissent cette « kitschisation » du monde en faisant du kitsch l’objet même de leur dérision. Alors que par le kitsch l’art tourne au ridicule, l’art fait de cette dérision l’expression pathétique de son époque.

Je prendrai pour conclure deux exemples forts différents.

Note de bas de page 24 :

 Boltanski, La Réserve du Musée des enfants, 1989, vêtements et photographies, Paris, Musée d’art moderne.

Tout d’abord une installation de Boltanski, La Réserve du Musée des enfants24. Nous retrouvons certains attributs du kitsch relevés par Moles : accumulation d’objets ordinaires, déclassés, recyclés, aux couleurs vives. Tout est propre et en ordre. Pourtant ici cet amas d’accessoires n’est pas le caprice arbitraire d’un bonheur, mais la tragédie du XXè siècle. Cette installation est un vaste diptyque, déséquilibré. D’un côté nous avons des rayonnages de vêtements d’enfants, de l’autre, une galerie de portraits d’enfants. Sommes-nous dans un décor de cinéma, qui reproduirait le rayon « enfants » d’un grand magasin de vêtements ? Non : nous sommes dans la fourrière de l’horreur, dans le stock de vêtements prélevés sur les enfants envoyés à la mort. Si le XXè siècle est celui de l’industrie triomphante, il n’est pas le siècle de l’industrie du bonheur comme pourrait le faire croire le kitsch, mais de l’industrie du génocide. De ces enfants, quels qu’ils soient, d’où qu’ils soient, il ne reste aucune mémoire, si ce n’est un mauvais cliché qui les arrache à l’oubli mais pas à l’anonymat. D’où une sorte de métonymie : ces accessoires vestimentaires, qui alimentent la « réserve » anonyme signifie la personne qu’ils ont réchauffée. Cette réserve, malgré elle, garde ces êtres de chair, ces âmes en réserve.

Note de bas de page 25 :

 Gilbert et Georg, Good, 183, 241x151cm

Puis une œuvre de Gilbert et George, Good25. Nous retrouvons des éléments kitchs : l’imagerie pieuse de la Croix et des chérubins, une accumulation de fleurs, des couleurs vives. Revoyons la. Les couleurs dominantes sont le rouge et le noir, couleurs de l’enfer. Les « ailes » de ces Chérubins sont des feuilles de roses et des épines. Ces angelots ne sont pas des enfants nimbés de lumière, mais des adolescents marbrés d’ombres. Leur horizon n’est pas l’empyrée, mais un mur gris et sale qui bouche la vue. Ce qui devrait être une Ascension, selon une symbolique de la joie, est un marquage au sol. En cela Gilbert et George font de leur « photo-message » un engagement : l’art pour tous doit affecter le spectateur en lui parlant de sa condition humaine. Ce peusdo-kitsch ne consiste donc pas à refléter un rêve de bonheur, ni à déplorer une prétendue « ère du vide », ni même à être un memento mori, mais à penser autrement : admettre sa part d’ombre, non pas pour voir un monde impeccable de légèreté dans une Rédemption béate, mais pour soutenir notre insoutenable peccabilité.