Kitsch et dérision

Denis BERTRAND

Université Paris 8-Vincennes-Saint-Denis

En assumant une des propriétés de la dénomination « kitsch », qui est d’intégrer dans la désignation même une modalité de jugement, on s’attache à dégager la composition sémiotique et énonciative de ce jugement, ainsi que ses implications quant à la « réalité » fluctuante de l’objet qu’il désigne ainsi. Ce jugement relève du discours de la dérision dont on cherchera à mettre en évidence le composé d’humour et d’ironie qu’il manifeste. La distinction entre ces deux formes de dérision repose sur les deux régimes de déformation d’une règle qui les caractérisent : déformation d’un ordre syntagmatique dans le cas de l’humour, générant des valeurs extrémales d’hyper-qualification, déformation d’un ordre paradigmatique dans celui de l’ironie, générant des valeurs de disqualification. Quel en est le régime dans le cas du jugement de kitsch ? Et surtout comment se positionnent les instances appelées à participer à la scène kitsch du sens ? La ronde énonciative des instances en jeu dans cette scénographie, victimes consentantes de la praxis et de l’esthésis discursives, est envisagée notamment à partir d’un texte kitsch par excellence, Le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert.

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Mots-clés : dérision, humour, ironie, kitsch

Auteurs cités : Jean-François BORDRON, Herman Broch, Gilles DELEUZE, Jean Duvignaud, Umberto Eco, Wladimir Jankélévitch, Claude LEVI-STRAUSS, François Lyotard, Violette Morin, Paul VALÉRY

Plan

Texte intégral

Le texte de présentation du colloque en dessine avec clarté et fermeté les objectifs : guide précieux. Je me permets d’en citer pour commencer un extrait : « Kitsch et Avant-garde seront tenus pour des formes cohérentes dont il convient de mettre à jour les fondements (…) et les principes génératifs qui s’expriment (…) surtout par des principes d’emphase, de saturation et de dramatisation produisant l’emballement aspectuel propre au kitsch » (je souligne). Ce sont surtout ces derniers éléments, rhétorico-narratifs, que je retiendrai dans les réflexions qui suivent sur les rapports entre « kitsch et dérision ». C’est dire qu’on se limitera ici au seul « kitsch » en cherchant surtout à comprendre ce qui se passe sous l’énoncé fluctuant et modulable de l’interjection « kitsch », et qu’on n’évoquera par conséquent que de manière très marginale ses liens avec ce qui paraît à bien des égards comme son antonyme – mais c’est un statut qu’on peut aisément remettre en question –, l’Avant-garde. Si en effet, comme cela a déjà été amplement montré, le propre de la dénomination « kitsch » est d’incorporer un jugement à la désignation de l’objet, d’ériger un écran axiologique devant ce qu’il nomme, il nous appartient de mieux comprendre le fonctionnement de cet énoncé judicatif et de dégager l’étrange structure énonciative qu’il recèle.

1. Le jugement incorporé dans la désignation

Dans L’insoutenable légèreté de l’être, Milan Kundera propose une large série de propositions définitionnelles. En voici quelques unes, glanées au fil du texte : « La vraie fonction du kitsch : le kitsch est un paravent qui dissimule la mort. » (p. 367) ; « Quel que soit le mépris qu’il nous inspire, le kitsch fait partie de la condition humaine. » (p. 372) ; « A l’instant où le kitsch est reconnu comme mensonge, il se situe dans le contexte du non-kitsch. » (p. 372) ; ou encore : « La source du kitsch, c’est l’accord catégorique avec l’être. » (p. 373) ; et enfin : « Le kitsch, c’est la station de correspondance entre l’être et l’oubli. » (p. 406). Pourquoi, en dehors des définitions étymologiques ou des acceptions les plus ordinairement socio-historiques du terme, commentées par exemple et développées par Jean Duvignaud, le mot kitsch se prête-t-il comme chez Kundera à des définitions sous forme d’aphorismes, non pas seulement axiologiques mais, pourrait-on dire, d’emblée ontologiques ? En remontant de ces propositions kunderiennes aux acceptions plus ordinairement doxologiques, on peut analyser la composition sémiotique du jugement à différents niveaux.

Note de bas de page 1 :

 Umberto Eco, La guerre du faux, Paris, Grasset & Fasquelle, 1985, p. 23. Le « Palace » dont il s’agit est le « Palace of Living Arts de Buena Park, près de Los Angeles » (p. 22), haut-lieu de la copie.

En termes modaux, le kitsch (j’entends toujours ici le jugement qu’il intègre) présente un syncrétisme qui articule de  manière tensive une dimension aléthique (le kitsch est de l’ordre du contingent), une dimension épistémique (il exprime une certitude catégorique qui pose une frontière entre kitsch et non-kitsch) et une dimension véridictoire (le kitsch est de l’ordre de l’illusion et du mensonge). On pourrait même parler de la catastrophe véridictoire du kitsch, si absolue qu’elle fascine en retour parce qu’elle s’ouvre sur l’abîme du sens et du non-sens : le nihilisme n’est jamais loin. « La guerre du faux » d’U. Eco peut, de ce point de vue, être compris comme un traité du kitsch. On peut y lire : « La philosophie du Palace n’est pas “ Nous vous donnons la reproduction pour que vous ayez envie de l’original ”, mais “ Nous vous donnons la reproduction pour que vous n’ayez plus besoin de l’original ” »1.

Mais, poursuit Eco, « pour que la reproduction soit désirée, il faut que l’original soit idolâtré, et voici la fonction kitsch des inscriptions et des voix diffuses qui rappellent la grandeur de l’art du passé. » (ibid.) C’est dire qu’il y a une exaltation esthétique particulière dans le jugement de kitsch. Il présuppose une assomption préalable du beau. Or, en y regardant d’un peu plus près, on peut considérer que ce jugement manifeste de manière corrélée une appréciation hyper-esthétique et une perception hypo-esthésique. Appréciation Hyper-esthétique, parce que le beau est littéralement incrusté, incarcéré dans l’objet, et donné par conséquent comme une de ses propriétés matérielles inhérentes. La variété de beauté qu’il référentialise ainsi va jusqu’au sublime, elle est peut-être même par excellence celle du sublime, mais un sublime désormais figé, enfermé dans l’écorce d’une doxa. Comme l’écrit François Lyotard dans ses Moralités postmodernes : « Il n’y a pas d’objet sublime. Quand le commerce s’empare du sublime, il le mue en ridicule. » (p. 34). D’où la perception hypo-esthésique, par laquelle s’affaiblit et s’apprauvrit le sentir.

Note de bas de page 2 :

 Paul Valéry, « Variété », « La notion générale de l’art », Œuvres complètes, La Pléiade, T.1, pp. 1406-1407. Valéry conclut : « Organiser un système de choses sensibles qui possède cette propriété, c’est là l’essentiel du problème de l’Art. » (p. 1407).

Note de bas de page 3 :

 François Lyotard, Moralités post-modernes, Paris, Galilée, p. 196.

Note de bas de page 4 :

 Hermann Broch, Quelques remarques à propos du kitsch, (1955) Paris, Editions Allia, 2001, pp. 25-26.

Pour préciser cette hypo-esthésie, on peut rappeler ici ce que j’appellerai le « schéma esthésique » tel que le décrit Valéry lorsqu’il analyse l’expérience sensible comme préfiguration de l’expérience esthétique. Il écrit, dans « Notion générale de l’art » : « Parmi nos impressions inutiles, il arrive que certaines toutefois s’imposent à nous et nous excitent à désirer qu’elles se prolongent ou qu’elles se renouvellent ». Ainsi, à l’inverse du schéma narratif de l’action où le manque se satisfait de sa liquidation, le schéma esthésique du sensible impose une satisfaction là où il n’y avait pas manque préalable (c’est la « révélation », l’« éblouissement »), mais il génère le manque par cet accomplissement même : « la satisfaction fait renaître le désir,écrit Valéry ; la réponse régénère la demande ; la possession engendre un appétit croissant de la chose possédée : en un mot, la sensation exalte son attente et la reproduit, sans (…) qu’aucune action résolutoire puisse directement abolir cet effet de la réciproque excitation. »2 Si un tel parcours est possible, c’est en vertu d’une propriété de la sensibilité qui est que sa puissance ou sa potentialité excèdent toujours son acte et que l’incomplétude – ou l’inadéquation aux choses mêmes –  est sa condition. Or, voilà le mouvement auquel le kitsch renonce. En lui se trouve réduite l’expérience de l’aisthesis, ainsi comprise, et ceci pour deux raisons : d’une part l’esthétique y précède l’esthésie qui se met en quelque sorte sous sa dictée, et d’autre part la relation d’incomplétude avec l’objet qui fonde l’expansion indéfinie de l’expérience, cet excès de la potentialité sur l’actualisation, est abolie. Tout est dans l’objet et le beau est sa nature. Cela s’exprime dans le kitsch, en raison de sa répétition mécanique, par le retour et la simple réitération d’un jugement calcifié. On pourrait aller plus loin en reprenant l’image de François Lyotard à propos de la sensation, qui prolonge en quelque sorte le schéma esthésique : « Ce qui entre par le blason du corps, la sensation, l’aisthésis, ce n’est pas seulement la forme d’un objet, c’est l’angoisse d’être troué. »3 Eh bien, le kitsch ne « troue » pas le blason du corps, mais donne une autre réponse : celle de l’anesthésie. Et cette anesthésie se réalise pour la raison même que « la déesse de la beauté » est descendue dans l’« œuvre », et qu’il n’y a plus, par l’acte créateur, à l’en libérer. Je fais ici référence aux fines analyses d’Hermann Broch dans ses Quelques remarques à propos du kitsch, lorsqu’il étudie l’émergence du kitsch au XIXe siècle, dans la foulée du Romantisme, à partir de cette hypostase de la beauté qui consiste à prendre son idée pour un fait, pour une réalité et conclut : « La déesse de la beauté dans l’art est la déesse du kitsch. »4

Note de bas de page 5 :

 Hermann Broch, Quelques remarques à propos du kitsch, idem., pp. 34-35.

Prolongeant en quelque sorte cette configuration pour des raisons sur lesquelles il n’est pas utile d’insister, le jugement de kitsch est enfin, plus radicalement, politique. C’est bien le sens que lui attribue Hermann Broch, lorsqu’il parle du « caractère malfaisant du kitsch », en précisant : « Ce n’est pas par hasard que Hitler (comme son prédécesseur Guillaume II) a été un partisan absolu du kitsch. »5 C’est bien aussi ce qu’on peut lire chez Kundera, au moins indirectement, dans L’insoutenable légèreté de l’être.

D’autres éléments pourraient naturellement être invoqués dans cette approche définitionnelle : par quels liens cette hypervisibilité, cette figurativité de l’ordre de l’hypotypose, cet « emballement aspectuel » (texte de présentation) qui offre l’image du sur-accompli, se trouvent-ils corrélés à un horizon totalitaire du pouvoir sur le sensible ? Les quelques paramètres constitutifs du jugement de kitsch que nous avons identifiés ne disent cependant rien des actants sur ou sous la scène, ni, en arrière-plan, des instances alors en jeu dans le discours. Quelles sont donc ces positions instantielles impliquées, induites, désignées et tramées dans l’expression d’un tel jugement ? La question se déplace alors. Elle ne porte plus seulement sur les contenus du jugement, mais elle se demande comment se localisent et se dessinent ses sources et ses cibles. Dans quel jeu énonciatif prend-il forme ? On en vient alors à la question de la dérision, sous-jacente au jugement et qui explique en partie, à mes yeux, la labilité des emplois du terme, la liberté de ses affectations, son caractère si difficilement assignable.

2. Le dérisoire, entre humour et ironie

Note de bas de page 6 :

 Cf. Denis Bertrand, « Ironie et humour : le discours renversant », in D. Bertrand, M. Abramowicz et T. Stroziynski, éds., L’Humour européen, 2 volumes, Lublin : Wydawnictwo Umcs, 1993, T. 1, pp. 175-191.

Or, si le kitsch comporte comme une de ses composantes la dérision, il convient de préciser ce qu’on entend par ce terme. Je me permettrai de revenir ici en quelques mots sur une ancienne distinction, alors inspirée par des remarques de G. Deleuze, que j’avais cru pouvoir établir entre l’humour et l’ironie, en postulant que ces deux pratiques de discours constituaient les voies royales, clairement distinctes, de la dérision6. Toutes deux assurent, par des moyens qui leur sont propres, une déformation et une détérioration de la loi. Je me souviens avoir évoqué cette hypothèse avec Greimas et il m’avait dit : « Mais, qu’est-ce que la loi ? » Jean-François Bordron a apporté dans ses récents travaux une réponse sémiotique à cette question, à travers la tripartition du processus de la sémiose en trois moments : le moment indiciel, le moment iconique et le moment symbolique. La conversion de l’icône en symbole présuppose la construction d’une règle, seule à même d’assurer le partage et la communication du sens éprouvé (dans l’indice) et identifié (dans l’icône). L’humour et l’ironie se situent de ce point de vue dans l’espace du symbole, et s’attaquent aux règles fondamentales d’organisation de tout langage, dont l’économie globale est rapportée aux deux modes d’arrangement des formants, arrangement paradigmatique et arrangement syntagmatique.

Ma proposition était la suivante : l’ironie est d’essence paradigmatique et l’humour est d’essence syntagmatique. Ou, plus précisément : le schème de formation des discours ironiques relève de l’ordre paradigmatique du langage, alors que celui des discours humoristiques relève de son ordre syntagmatique. Ce n’est pas le lieu ici d’entrer dans le détail de l’argumentation, concernant en particulier la constitution de la « règle » ou de la « loi » par l’effet de la sédimentation de l’usage dans la praxis énonciative qui n’a de cesse d’en convoquer les formes et de les figer. Dans la perspective de cette praxis, du reste, l’objet qu’on qualifiera de kitsch est ainsi identifié parce que sa production repose bien sur un processus de convocation qui normalise et « grammaticalise » des formes antérieures, lesquelles pouvaient bien, à l’origine, résulter d’un acte créateur de révocation des usages établis. Mais, entre temps, la praxis sociale du discours a fait son œuvre, sédimentant dans ces formes la règle du beau.

Sur cet horizon, la destitution ironique de la règle opère selon la logique élémentaire des contraires, alors que la destitution humoristique opère sur celle des enchaînements. L’ironie joue sur les catégories sémantiques axiologisées sans affecter la valeur investie dans la dimension syntagmatique du discours, qu’elle respecte, tandis que l’humour, lui, s’en prend délibérément à cette ordonnance syntagmatique. Bien entendu, ces catégories concernent l’organisation générale des formes sémiotiques, quel que soit le langage qui les manifeste. La scène de l’arroseur arrosé, qui détériore les rapports actantiels attendus entre la source et la cible, ou entre le sujet et l’objet, brise une prévisibilité syntagmatique et relève ainsi du régime humoristique.

Le régime ironique destitue un principe ou une règle en inversant la valeur qui est supposée l’exprimer et la valider. Il repose d’une manière générale sur un renversement sémantique opéré au sein d’un paradigme axiologique. L’ironiste sélectionne un terme en le substituant à un autre qu’on était en droit d’attendre à la même place, en vue d’une disqualification. Le « qu’on était en droit d’attendre » est fortement éclairé par les propositions de la rhétorique tensive. Je fais ici allusion au numéro 137 de la revue Langages (J.-F. Bordron et J. Fontanille, dir.), « Sémiotique du discours et tensions rhétoriques » où, dans l’introduction qui présente le modèle desdites tensions entre les significations co-occurrentes et concurrentes au sein d’un même énoncé – tensions propres au fonctionnement rhétorique du discours –, ce phénomène est rapporté aux modes d’existence des significations en jeu. L’interprétation se doit alors d’actualiser ce qui était virtuel dans l’énoncé, et de virtualiser – ou de potentialiser – ce qui était réalisé. Cela implique des régimes d’assomption énonciative du sens, qui peut dans certains cas, en raison de l’inadéquation foncière du langage à son objet, rester en suspens. C’est la fameuse déclaration de Flaubert, à propos de Bouvard et Pécuchet : « J’écris de manière à ce que le lecteur ne sache jamais si on se fout de lui ou non. » Mais cette analyse tensive ne contredit pas, loin de là, la proposition beaucoup plus rustique selon laquelle le champ de manœuvre de l’ironie est et reste celui d’un paradigme. Elle la précise et l’enrichit.

Note de bas de page 7 :

 Claude Lévi-Strauss, Mythologiques, « Finale », Paris, Plon, 1971, T. 4, p. 587.

Le comique d’humour, quant à lui, s’attache à bouleverser l’ordre fixé des régulations syntagmatiques : il perturbe les ordonnancements de la signification pré-établis par l’usage, jusqu’au fin fond de la grammaire, indépendamment de toute visée substitutive. Il s’attaque à la doxa figée dans l’organisation immanente du langage, depuis la syntagmation syllabique (dans le calembour, le mot-valise, le palindrome, etc.) jusqu’aux normes de comportement (comme la belle syntaxe de la démarche déformée par la peau de banane inopinée), en passant par tous les niveaux de régulations intermédiaires, d’ordre narratif ou énonciatif (le quiproquo par exemple). A quoi il faut ajouter, et c’est plus intéressant, que ces déformations sont aussi liées à l’aspectualité du tempo. Lévi-Strauss considère ainsi que l’effet comique de la peau de banane sous les pieds du marcheur tient à l’économie des séquences intermédiaires prévisibles (pour passer de la position debout à la position allongée) et au court-circuit narratif que la banane impose, comprimant en quelque sorte en un éclair l’enchaînement logique7.

Cela nous mène à une ultime considération, avant de revenir au kitsch sous cet éclairage. Le dévoiement syntagmatique dans le comique d’humour tient largement à ce caractère intensif de position extrême, à laquelle l’interprète est soudainement convié à souscrire, qui sature brutalement le sens, selon le régime de l’éclat (cf. Cl. Zilberberg), à la limite du non sens, seuil qui conduit aux frontières du langage et de ses fonctions. Cet effet extrêmal est bien entendu présent dans le kitsch, compris par exemple comme manifestation du mauvais goût jusqu’au dégoût, étant entendu que ce qu’on nomme le goût est une affaire de médiété doxologique. C’est par là sans doute que le kitsch et l’avant-garde trouvent un chemin de connexion. Mais remontons plus haut, pour nous demander comment le kitsch, comme interjection évaluative, peut avoir affaire à l’ironie et/ou à l’humour, ou plus probablement aux deux.

3. Le kitsch, mixte d’humour et d’ironie

Pour cela, il faut abandonner l’analyse immanente des structures, ou plutôt en examiner les implications du côté du discours en acte. Quels sont les statuts des sujets dans leurs interactions subjectives au sein de ces deux régimes d’ironie et d’humour ? Un fonds commun les caractérise : une hypertrophie du débrayage. Une mise à distance radicale de l’événement sensible qui les suscite. Un détachement émotionnel conduisant à une désimplication du sujet. On rejoint ici le rejet du schème esthésico-esthétique valéryen que j’ai évoqué en commençant. Mais l’affaire est en réalité plus complexe, surtout si on maintient notre position initiale qui consiste à ne pas considérer une supposée réalité du kitsch, et par conséquent à ne pas séparer son énoncé du jugement qui est proféré à travers lui. Or, les implications de ce débrayage énonciatif dans l’ironie et dans l’humour sont diamétralement opposées.

Note de bas de page 8 :

 Citée par Wladimir Jankélévitch, dans L’ironie, Paris, Flammarion, 1964, p. 174.

Note de bas de page 9 :

 Gilles Deleuze, Claire Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1977, p. 84.

Note de bas de page 10 :

 Wladimir Jankélévitch, L’ironie, idem,  p. 16 et 17.

Note de bas de page 11 :

 Jean Duvignaud, B.-K. Baroque et Kitsch. Imaginaires de rupture, Arles, Actes sud, 1997, p. 81.

Dans le cas de l’ironie, ce débrayage consenti permet de jouer avec la position directrice de l’énonciation, mais ne conduit pas à l’abandonner. Si l’ironiste instabilise la position énonciative de celui qui est supposé adhérer aux valeurs réalisées, c’est pour instaurer la sienne à la place. Sa stratégie consiste à venir occuper la position du détenteur des valeurs, par un détour qui vaut comme une épreuve et conduit à une hyper-assomption. L’ironiste vient supplanter l’autre et son jugement, en disqualifiant l’énoncé qu’il mentionne. Il opère une permutation dans le paradigme énonciatif. C’est le fameux « Affirmant pour nier et niant pour affirmer » de Jean-Paul Sartre. Quand Stendhal écrit, au début de La Chartreuse de Parme, que « les moines criaient au bon peuple de Milan, qu’apprendre à lire ou quelque chose au monde était une peine fort inutile », l’interprétation du dénigrement ironique consiste bien à installer l’énonciateur dans la position doxologique que sont supposés occuper les moines (ils « criaient », ce n’est pas rien), en assumant non seulement la valeur inverse mais en l’intensifiant, en la dirigeant vers l’extrême opposé (apprendre à lire est une activité plus qu’utile, essentielle !). On peut comprendre ainsi les observations si fréquentes sur la position autoritaire et même tyrannique de l’ironiste, son « dogmatisme raisonnable » (selon Violette Morin8) ou plus encore sa « prétention insupportable d’appartenir à une race supérieure » (G. Deleuze9), cette « ivresse de la subjectivité » d’un esprit qui « ne cesse de se gonfler, de s’enivrer pour ainsi dire de lui-même »10, selon W. Jankélévitch. Loin d’un simple renversement de positions, la machine énonciative de l’ironie condense en un point la position de l’instance sujet, et lui imprime par cette condensation même cet effet de souveraineté. Il en va bien ainsi avec les modalités du jugement de kitsch, on l’a vu. La certitude épistémique, la dénonciation véridictoire, la contingence aléthique forment le matériau d’un énoncé dont la visée est de renverser ironiquement, sur le fond d’un paradigme de l’art, de l’Art avec un grand A devrait-on dire, la manifestation dévoyée qu’on a sous les yeux. « Interminable débat entre l’art et la camelote, la consommation et la création, s’insurge Jean Duvignaud. Mais d’où, de quel mirador esthétique, moral, politique, parlent Marcuse, Goldmann, Barthes ? »11, et autres critiques ironistes du kitsch.

Mais cela ne suffit pas à comprendre les effets de dérision. Car il y a aussi sur cette scène le régime d’humour. Or, on l’a vu, les implications énonciatives de ce régime sont d’un tout autre ordre. En bonne obédience benvenistienne, on peut affirmer qu’« est ego qui dit ego » ; mais en obédience greimassienne, on peut considérer à une autre échelle qu’est sujet ce qui résulte de l’itération d’énonciation tout au long du discours et donc de son ordre même. Dans le premier cas, l’identité du sujet résulte d’une position syntaxique ; dans le second, elle résulte d’une chaîne syntagmatique. Or, l’humour détériore l’une et l’autre. Institué par le discours (et ne lui préexistant pas), le sujet ne saurait survivre à la dégradation de son ordre. L’humour langagier de Raymond Devos est bien connu. Il me semble qu’il illustre bien ce phénomène. Empêtré dans ses dérives sémantiques et discursives, le sujet, figure cardinale de la syntaxe, se trouve emporté dans la dérive généralisée de son ordre fondateur. Il se dissémine et se pulvérise en myriades d’instances éperdues, en quête de prédicats pour prendre racine. En jouant précisément avec ce qui lui permet de se constituer comme sujet, celui de l’humour révèle sa précarité et sa béance, avec une belle indifférence à soi-même. La logique déformante de l’humour nous projette ainsi en amont des catégorisations, des segmentations et des architectures narratives ou thématiques qui déterminent la discontinuité ordonnée des significations. Elle nous renvoie, comme en un milieu imaginaire, dans l’en deçà des formes stabilisées par l’usage qui déterminent la lisibilité du sens et l’identification du sujet. En ce lieu fluctuant et incertain où s’égarent les instruments de mesure de nos valeurs, se rejoignent l’humoriste intentionnel, qui se joue de ces abolitions de soi-même en nous révélant la nôtre, et la victime innocente de la peau de banane, risible malgré elle parce qu’elle a perdu la syntaxe de sa démarche.

Note de bas de page 12 :

 Hermann Broch, Quelques remarques à propos du kitsch, idem., p. 36.

Cet effondrement du sujet dans la déformation humoristique est bien celui que l’on retrouve dans le kitsch. L’amateur authentique des nains de jardin est risible lui aussi, aux yeux de celui qui considère qu’il y a là une manifestation du kitsch, parce qu’il révèle ce vide qui est le nôtre et qu’il consent, à ses dépens, à incorporer. Car le kitsch, par une mécanique comparable à celle de l’humour, a pour effet de désingulariser, de faire disparaître et le créateur et le créé et le spectateur dans le dévoiement des formes. Dans l’objet, parallèlement, on peut reconnaître une hypertrophie de l’image, une figurativité intensifiée par la sélection de traits et de couleurs saillantes. Elles participent également à la logique d’humour, car ce sont elles qui sont converties en dérision au sein de l’interprétation. Et c’est pourquoi le kitsch affiché, assumé et paradoxalement mis en scène (dans les bureaux, dans les demeures, sur soi) se donne comme un effet d’humorisme, effet lui-même rapidement si convenu que le paradoxe s’estompe, et que l’humorisme retourne à son tour, inexorablement, au kitsch qu’il entendait détourner. Car un des effets les plus contraignants de cette forme, et c’est encore une raison de son caractère si difficilement assignable, est sa dissémination contagieuse, dont les prégnances sont imperceptibles mais pourtant agissantes. On imagine Hermann Broch proférer, avec un doigt menaçant : « Si vous vous demandez dans quelle mesure vous avez été vous-mêmes contaminés par cela ou si vous êtes restés exempts de cette contamination, vous trouverez – moi, tout au moins, je le trouve pour ma propre personne – que bien moins rarement qu’on le pense on est très favorablement disposé à l’égard du kitsch. »12 Ce qui est en définitive en jeu dans tout cela, et que le kitsch manifeste avec éclat, c’est à mes yeux la fragilité des instances de discours et leur pluralisation potentiellement explosive, que révèle précisément au grand jour le régime d’humour.

4. Les définitions flaubertiennes dans le Dictionnaire des idées reçues

Y a-t-il un genre kitsch dans la littérature ? La réponse à cette question n’est pas évidente, tant le kitsch semble avoir attaché son destin aux arts visuels et à leur reproduction mécanique. Et si l’opéra peut être considéré comme un « étalage de kitsch » (selon la formule de Broch), c’est sans doute largement dû à la manière dont sa manifestation visuelle spectaculaire régit le syncrétisme de ses langages. Toutefois, en littérature, il me semble que le Dictionnaire des idées reçues de G. Flaubert fournit une bonne illustration de ce « genre ».

On y trouve une définition très acceptable du kitsch à celle de l’entrée « Arts » : « Arts – Sont bien inutiles, puisqu’on les remplace par des machines qui fabriquent même plus promptement. » Tout est dans le « même », qui fait surgir l’instance du discours, évaluative et passionnelle, celle d’un sujet d’émerveillement impatient. Et par ailleurs, cette promptitude qui nous renvoie au tempo caractéristique du kitsch, évoqué plus haut, fait elle aussi partie de la définition de notre objet. Toutes les définitions du Dictionnaire sont sous son signe : lapidaires, immédiates, spontanées, mécaniques, non pas irréfléchies, mais réfléchies ailleurs que chez le sujet qui les profère et les convoque en aveugle. Mais du reste, qui les profère ? Où est l’énonciation dans cette œuvre ? Où sont les instances du discours et comment se manifestent-elles ? La réponse à ces questions nous permettra de mieux voir les effets dévastateurs du régime d’humour sur une base d’ironie, et peut-être aussi de déceler ce qui fait de ce Dictionnaire une œuvre, faite « avec du rien ».

Car ce qui ne peut manquer de frapper le lecteur, ce sont les extraordinaires variations énonciatives des « définitions », multipliant les registres et les foyers de référence possibles, dessinant ainsi la population des locuteurs supposés comme une scénographie des absents. Il faudrait bien entendu mener à ce propos une enquête exhaustive, mais on peut esquisser une petite typologie provisoire des sujets, suffisante pour notre propos. Ils résultent des séries de prédicats qui gouvernent l’essentiel des définitions :

  • Prédicat prescriptif et déontique : « Anglaises – s’étonner de ce qu’elles ont de jolis enfants. » ; « Fugue – On ignore en quoi cela consiste, mais il faut affirmer que c’est fort difficile et très ennuyeux. » Et souvent, pour « Impie, cuisine du Midi, Philippe d’Orléans-égalité, Sybarites, Baccalauréat , Duel  et autres – Tonner contre.  »

  • Prédicat descriptif : « Antiquités – Sont toujours de fabrication moderne. »

  • Prédicat qualificatif : « Facture – Toujours trop élevée. », « Idéal – Tout à fait inutile. »

  • Prédicat citationnel : « Omnibus – après « On n’y trouve jamais de place » et « Ont été inventés par Louis XIV », on a cette citation « Moi, monsieur, j’ai connu des tricycles qui n’avaient que trois roues ! »

  • Prédicat définitionnel : « Bas-bleu ­– Terme de mépris pour désigner toute femme qui s’intéresse aux choses intellectuelles. », « Djinn – Nom d’une danse orientale. »

  • Prédicat contradictoire : « Cognac – Très funeste. – Excellent dans plusieurs maladies. – Un bon verre de cognac ne fait jamais de mal. »

  • Prédicat génériquement sexualisé : « Docteur – Toujours précédé de « bon », et, entre hommes, dans la conversation familière, de « foutre » : « Ah ! foutre, docteur ! »

  • Etc.

Cette simple liste, très incomplète, suffit à rendre sensible le problème. Les positions de parole sont en elles-mêmes inassignables. Dans leur flux successif, une mosaïque de locuteurs, de situations, d’acteurs potentiels se dessinent, mais dont aucun ne s’incarne, ne serait-ce qu’un instant. On a affaire à des instances, au sens où j’entends ce concept, c’est-à-dire de présences imminentes qui réclament leur droit à occuper et à régir la scène du discours, puis se résorbent au terme de chaque définition du Dictionnaire, avant de reprendre une nouvelle position ensuite, tantôt celle du prescripteur, tantôt celle du descripteur, tantôt celle du lexicographe, tantôt celle du mâle, tantôt celle, brouillée, d’une population contradictoire.

Ce qui se dissout alors, c’est le lieu d’une parole. Celui-ci se perd dans les trajectoires multiples de l’inassignable. Le discours est celui de la masse parlante, si l’on veut, mais cet actant collectif n’apparaît pas comme un totus compact, rapporté à une instance unique, un sujet d’autorité par exemple. Il se présente plutôt comme une totalité aux contours indistincts, modulable, pluralisée et atomisée en positions diverses, rapportant des bribes thématiques, des fragments de savoir éclatés, des jugements inaboutis faute d’arguments. Bref, incarnant, dans une sorte de brouillard énonciatif, l’impersonnel de l’énonciation. De quelle nature est la jubilation cruelle qui en résulte ?

Elle est bien dans le pouvoir dissolvant de l’énonciation ainsi rapportée et mise en scène. Ce ne sont donc pas tant les stéréotypes eux-mêmes ni leur contenu qui suscitent la dérision du discours, mais très précisément le kitsch énonciatif de leur profération. Je veux dire par là que l’effet kitsch, et le risible qui lui est propre, se situe moins ici dans les énoncés-objets que dans les variations de leur énonciation, dans l’abandon de toute identité subjective capable de porter, d’assumer et de maintenir une parole axiologique. Le Dictionnaire des idées reçues, et c’est en cela qu’on peut le considérer comme un texte kitsch par excellence, présente la ronde énonciative des instances en jeu, victimes consentantes de la praxis et de l’esthésis figées dans le discours social, émues par cette canonicité même où le sujet, voluptueusement, se délite.