Le Support comme limite et les limites du support

Odile Le Guern

Université Lumière-Lyon 2,
UMR 5191 ICAR (CNRS / Lyon 2)

https://doi.org/10.25965/as.3196

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : figure, fond, medium, support

Auteurs cités : Isabelle Cahn, Nicole EVERAERT-DESMEDT, Louis MARIN, Meyer SCHAPIRO, Claude ZILBERBERG

Plan
Texte intégral
Note de bas de page 1 :

 Nous posons provisoirement que l’opposition Dire / montrer correspond à l’opposition « énonciation (énoncée) » / « énoncé ».

La présente communication se propose de revenir sur le rôle du support comme limite de l’image, en tant qu’objet d’une part et fait de représentation d’autre part, sur l’autonomie qu’il lui donne par rapport à l’espace qui la reçoit (hors-cadre spectatoriel) et par rapport à la présentation de son contenu comme fiction Mais elle se propose également de l’envisager dans sa relation avec une autre forme de limite, le cadre, et en relation avec le fond comme deuxième zone d’inscription de la figuration. Nous espérons souligner ainsi toute l’ambiguïté du support, qui peut devenir à son tour fait de représentation (montrer) et signe de son énonciation (dire)1, ce que nous tenterons de montrer, en fin de parcours, sur quelques œuvres d’Yves Klein.

De la transparence à l’opacité : du support au cadre

Partons de la lecture d’un texte célèbre, premier chapitre de Style, artiste et société de Meyer Schapiro, dans lequel l’auteur observe, concernant le support, une mutation importante de la pratique de l’image dans le passage du paléolithique au néolithique.

Note de bas de page 2 :

 Meyer Schapiro, Style, artiste et société, Gallimard, Coll. « Tel », 1982, pp. 7-8.

« Il nous paraît aujourd’hui aller de soi que la forme rectangulaire de la feuille de papier et sa surface lisse, clairement définie, sur laquelle on écrit et dessine, sont un médium indispensable. […] Le spécialiste de l’art préhistorique sait que le champ régulier est un artefact élaboré qui présuppose un long développement de l’art. Les peintures rupestres du paléolithique ont lieu sur un fond non préparé, la paroi rugueuse d’une grotte ; les irrégularités de la terre et du rocher se montrent à travers l’image. L’artiste travaillait alors sur un champ sans limites établies, […].

Le champ lisse préparé est une invention datant d’une période plus tardive de l’humanité. Il est associé au développement des outils polis durant le néolithique et l’âge de bronze, et à la création […] d’une architecture aux assises de maçonnerie régulières. Cela s’est peut-être produit en utilisant ces artefacts comme porteurs de signes. L’imagination inventive reconnut leur valeur de fond et plus tard donna à la peinture et à l’écriture tracées sur un support poli et symétrique une régularité en harmonie avec la forme de l’objet, dans la direction, l’espacement et le regroupement ; […]. Par la clôture et l’égalité de la surface picturale préparée, l’image, s’enlevant souvent sur un fond de couleur distincte, acquit un espace défini bien à elle, en contraste avec les images murales de la préhistoire ; […]L’invention d’une surface lisse et fermée rendit possible l’ultérieure transparence du plan pictural, sans laquelle la représentation de l’espace tridimensionnel n’aurait pu s’accomplir. »2

Les peintures rupestres du paléolithique étaient donc réalisées sur un support non préparé, avec toutes les irrégularités de la roche dont elles s'accommodaient ou qu’elles utilisaient. Transparence des motifs et irrégularité d’un support qui reste visible semblent aller de pair avec l’absence de limites concrètement et visiblement assignées à la représentation.

Note de bas de page 3 :

 Alberti, De pictura, Voir encore Meyer Schapiro, p. 8 : « L'invention d'une surface lisse et fermée rendit possible l'ultérieure transparence du plan pictural, sans laquelle la représentation de l'espace tridimensionnel n'aurait pu s'accomplir ».

Note de bas de page 4 :

 On peut l’envisager aussi comme faisant simplement partie des conditions matérielles (matière) de réception.

Dès le néolithique et l’âge du bronze, les contraintes liées, entre autres, à l’architecture, « aux assises de maçonnerie régulières », s'imposent à la réalisation de toute représentation. Le support se présentera alors comme une surface lisse et fermée, qui devra se faire oublier derrière l’opacité du motif, comme si s'opérait un transfert de ce caractère de transparence évoqué plus haut, du motif au support, afin que l'image devienne cette « fenêtre ouverte sur le monde » évoquée par Alberti3. Devenant invisible, le support devient du même coup inopérant comme marqueur de limite. Ainsi, il semble bien que la distinction de la figure et du fond, ou entre le « motif » et le « support », distinction assurée essentiellement par l’opacité de la figure, soit en partie à l'origine de l'apparition du cadre et de sa nécessité. On assiste alors à la substitution d’une limite par une autre. Il en va comme si la disparition de la limite que constitue le support sur l’axe de la profondeur, lorsqu’il s’efface derrière l’opacité de la représentation sur un espace plan, en générait une autre, limite de surface celle-ci, liée paradoxalement à la représentation de la profondeur. Mais il est clair qu’il ne s’agit pas de la même profondeur : l’une concerne le plan de l’expression, si tant est que le medium que constitue le support appartienne à l’expression4, l’autre est fictive et opère sur le plan du contenu.

Note de bas de page 5 :

 Ou permettrait au spectateur de se faire de l’image une « idée de chose » pour reprendre les termes de la Logique de Port-Royal.

Note de bas de page 6 :

 La figure n’existe que dans le rapport fond / figure. La forme est le relais nécessaire entre figure et motif.

Du point de vue des modes de présence de la grammaire tensive, la transparence des motifs, l’absence de limites de surface et la visibilité du support correspondraient à l’actualisation d’une mise en présence du spectateur avec l’image objet5, alors que la disparition du support derrière l’opacité des motifs et la fermeture de l’espace bidimensionnel de la représentation virtualisent la présence de l’image objet au profit de la mise en présence de l’image signe. La figure s'impose alors sur un fond, que nous ne distinguons pas encore du support proprement dit. C’est un point sur lequel il nous faut revenir tout comme il nous faut remettre en cause l’assimilation de la figure et du « motif », le motif étant susceptible d’être lexicalisé puisqu’il renvoie à un objet du monde, la figure pouvant exister indépendamment de tout investissement sémantique (Hjelmslev)6.

Support et fond : inscription et figuration

Note de bas de page 7 :

 Cette distinction, entre le fond et le support, nous permet de rechercher aussi dans la représentation elle-même, et non plus seulement dans la relation qu'elle entretient avec son support, un facteur conjoint de la nécessité du cadre. Il s’agit de l’échelle des plans, dont on ne saurait dire d’ailleurs si elle engendre le cadre et la nécessité d’assigner des limites à la représentation, ou si elle en est une conséquence, le cadre comme limite venant à son tour optimiser la lecture de la profondeur qu’elle est chargée de suggérer.

Note de bas de page 8 :

 Nous appelons « représentation figurative » un agencement de figures, sans qu'il soit nécessaire que ces figures soient investies de valeurs sémantiques particulières qui leur donneraient le statut de motif.

Note de bas de page 9 :

 Le fond relève d’un montrer dont la visée réalisante est un dire dont il nous reste à préciser l’objet (contenu ou expression). Production / réception.

Note de bas de page 10 :

 Autre forme de présence de la profondeur ou présence d’une autre profondeur.

Note de bas de page 11 :

 Le montrer et l’intelligible / le dire et le sensible.

En effet, nous avons repris, à la suite des psychologues de la perception, le terme de fond, pour l'opposer à la figure, sans le distinguer du support. Sur le plan esthétique, le fond n'est cependant pas assimilable au support. La distinction s'impose dès l'instant où le support est recouvert d'une couche, même uniforme, de couleur. Il y a là plus qu'un objet, une véritable image qui, dans un mouvement réflexif, « prédique » au moins la couleur qu'elle (re)présente.Si d'autres motifs viennent recouvrir partiellement cet espace de couleur, ils ne peuvent réduire sa fonction à celle d'un simple support qui viendrait doubler le premier (toile, papier, etc.), en niant cette affirmation de la couleur, ils viendront seulement introduire la notion d'échelle des plans7 qui structure toute représentation figurative8 dès lors qu'il y a agencement, chevauchement de plusieurs figures. Le support est donc seulement surface d'inscription de la figuration, alors que le fond est déjà un fait de figuration, un acte d’énonciation9. À l’opacité de la figure s'ajoute alors celle du fond, qui doit faire oublier la présence du support par un double mouvement de recul, derrière le motif puis derrière le fond. Il y a disjonction des fonctions d’inscription et de figuration que pouvait cumuler la paroi rocheuse des peintures du paléolithique dont les bosses et les creux pouvaient par exemple représenter (montrer) la musculature d’un animal. Du point de vue de la deixis spatiale et de la première catégorie tensive qui la concerne, la profondeur, le support passe du proche, pour une présence réalisée, au lointain, pour une présence virtualisée. Ou plus exactement, ce mouvement de recul du support va permettre d’actualiser une présence de la profondeur fictive de l’espace représenté sur le plan du contenu10 en virtualisant une présence de la profondeur sur le plan de l’expression, ou en tout cas, dans le hors-cadre de l’espace de réception. Tout ceci afin que la représentation puisse éventuellement créer l'illusion de réalité ou de référentialité, qui vise moins un contact sensible du spectateur avec l’œuvre, ce que réalise l’image objet, qu’une implication dans l’intelligible d’une situation représentée par l’image signe (montrée)11.

Support et cadre : entre nécessité et ornement

À la limite sur l’axe de la profondeur que constituait la visibilité du support, se substitue donc une limite de surface par le relais du cadre rapporté. Est-ce à dire que cadre et support, qui semblent appartenir au même paradigme fonctionnel, comme forme de médiation entre l’espace du spectateur et l’espace représenté, soient des équivalents sémiotiques ?

Note de bas de page 12 :

 Louis Marin, « Du cadre au décor ou la question de l’ornement dans la peinture », Hors-cadre, 2, 1984.
Voir aussi : « Le cadre de la représentation et quelques-unes de ses figures », Les Cahiers du musée national d’art moderne,1988.

Note de bas de page 13 :

 La marquise en bois doré comme héritière inattendue de la tradition byzantine du fond d’or. Isabelle Cahn, dans Cadres de peintres, Réunion des musées nationaux, Hermann, 1989, p. 9, indique qu’à l’origine, le cadre n’était pas une pièce rapportée mais qu’il était le résultat d’un travail de préparation du support : « au treizième siècle, les panneaux de bois peints, de petites dimensions, étaient creusés au centre, laissant en réserve sur le pourtour une bordure en relief. Ils étaient uniformément passés au gesso et dorés avant de recevoir la couche picturale ».

Note de bas de page 14 :

 Voir Van Gogh, Pommes, raisins blancs, citrons et poires, 1887, Huile/toile, 48,5 X 65, Musée Van Gogh, Amsterdam, où le cadre jaune prolonge la palette dominante du tableau, ou encore Seurat, Embouchure de la Seine, soir, Honfleur, 1886, Huile/toile, 65,4 X 81,1, New York, The Museum of Modern Art, où le cadre reprend pour lui-même le pointillisme de la scène représentée.

Si le cadre peut hésiter entre dispositif nécessaire (c’est le sens premier du mot anglais « frame », comme le fait remarquer très justement Louis Marin12) et ornement, le support ne semble relever que de la nécessité. Le cadre devient le lieu d’un discours particulier lorsqu’il se fait l’écho ou le prolongement du tableau à l’instar de ces cadres en bois doré qui semblent prolonger, dire la pratique du fond d’or de l’icône byzantine qui est une caractéristique du support13. C’est ce que font Van Gogh et Seurat qui disentainsi une pratique de la toucheouune couleur, composants formels du tableau14.

Note de bas de page 15 :

 À titre d’exemple, on peut citer les œuvres de Lucio Fontana. Certaines sont visibles sur le site du Centre Georges Pompidou.

Ambiguïté du cadre qui se fait alors le support d’un autre discours, non pas transitif, mais réflexif ou méta iconique. Quant au support, il peut afficher lui aussi d’autres fonctionnalités que celles qui lui sont conventionnellement reconnues : de simple support d’une représentation derrière laquelle il s’efface (montrer) ou d’une énonciation énoncée à travers la représentation des composants formels (dire), il peut paradoxalement devenir objet de la représentation. La toile n’est plus seulement support, mais devient le matériau même, trituré, déchiré, lacéré, perforé de la représentation15. Montrer, exhiber la toile ou dire un usage particulier de la toile, ce qui revient à dire une pratique esthétique particulière.

Note de bas de page 16 :

 Cornelius Norbertus Gijsbrechts, Tableau retourné, vers 1670-75, H/T, 66X86,5, Copenhague, Musée de l’État.

Note de bas de page 17 :

 Victor I. Stoïchita, L’Instauration du tableau, Genève, Droz, 1999, p. 364.

À l’autre bout de ces cas extrêmes, il nous faut évoquer le fameux Tableau retourné de Gijsbrechts16. Il s’agit pour Gijsbrechts de cacher la toile, non pas pour mieux la montrer, mais pour mieux la dire et ceci jusqu’au trompe-l’œil. La visée du peintre étant réflexive et non transitive, « L’objet de ce tableau est le tableau comme chose », écrit Stoïchita17, dans son livre L’instauration du tableau, l’image objet et non l’image signe. Le dire se définirait donc comme la manifestation d’une énonciation par opposition au montrer qui relève de l’énoncé. Ici, on peut même parler d’une double énonciation, puisque s’ajoute à celle du peintre, celle du spectateur qui, convoqué par le peintre et se croyant devant un tableau à l’envers, va le retourner pour en voir le sujet et se trouve devant le vrai châssis, passant ainsi, non de l’image objet à l’image signe, mais de l’image objet à l’objet révélé de la médiation qu’est le support.

Et le spectateur ?

Note de bas de page 18 :

 Ainsi, plus le motif est placé haut, entre la ligne de sol et la ligne d'horizon, plus l'objet auquel il renvoie est loin du spectateur.

Revenons aux peintures rupestres. Elles se présentent à nos yeux comme des juxtapositions ou superpositions de motifs, sans que s’imposent de manière évidente des relations topologiques, dictées par les normes modernes de la composition et de l’organisation d'un espace de représentation. Autrement dit, à la vue de ces faits de représentation, il nous est parfois difficile de définir les relations spatiales qu’entretiennent les motifs, ou plutôt leur référent, d’interpréter en termes de contenu (devant / derrière, proche / lointain, etc.) des oppositions topologiques (haut / bas, gauche / droite, position centrale / position périphérique) qui, sur le plan de l'expression, structurent l'image et guident son interprétation, surtout depuis que lui ont été assignés des supports aux formes closes et régulières. L’échelle des plans (forme du contenu) n'est perçue que par le repérage de ces points cardinaux autour desquels s’organise la représentation et dans la mesure où la perspective en a codifié la signification18. On pourrait avancer que ces points n’existent véritablement, ou n’agissent efficacement, et d’autant plus efficacement, sur la lecture que nous faisons de la représentation, qu’à la condition que celle-ci soit pourvue de limites, et de limites de surface puisque l’échelle des plans opère ce recul du support jusqu’à le virtualiser totalement.

Note de bas de page 19 :

 Celles-ci étant, par nature, floues et notre champ visuel, soumis à la mobilité du corps et du regard.

Note de bas de page 20 :

 Qui ne sera pas stable puisqu’elle dépendra des mouvements de la tête et du corps.

Note de bas de page 21 :

 M. Schapiro, Style, artiste et société, idem, p. 15.

Si l’on admet qu’à l’absence de limites assignées à la représentation, se substituent les limites de notre champ visuel19, pour l’opposition position centrale / position périphérique par exemple20, on peut émettre l’hypothèse que l’absence de cadre, pour une représentation de type pariétal, crée une conjonction des espaces, iconique et spectatoriel et que la localisation de ces positions et des points cardinaux de la représentation est déictique, entièrement soumise au point de vue du sujet percevant. En revanche, le cadre impose une disjonction des espaces, une objectivisation de cette même localisation, qui devient relative à la position des objets entre eux et par rapport au cadre. En fait, si le champ de la représentation est délimité, « le centre est prédéterminé par les limites ou le cadre, et la figure isolée est caractérisée (de manière interne) en partie par son emplacement dans le champ »21, écrit encore Meyer Schapiro. Autrement dit, si le cadre ne crée pas ces repères nécessaires à la reconstruction d’un espace représenté que sont les points cardinaux de l’espace de représentation (ils le sont par l’orientation du corps dans un espace de réception), il les rend en tout cas plus efficaces au moment de l’interprétation de l'image.

Et il n’y a pas exclusion entre les deux formes de localisation. Si le cadre semble opérer une disjonction des espaces, espace de réception et espace représenté, il souligne aussi la profondeur que réalise la construction perspective dont il est clair que le rôle essentiel est d’assigner au spectateur en réception, et parfois jusqu’au trompe-l’œil, le point de vue du peintre à la production. Il actualise une mise en présence du spectateur avec l’espace représenté, et une implication de celui-ci dans l’espace représenté, en créant une forme de contiguïté fictive les espaces, représenté et spectatoriel.

Prenant le relais du support pour dire les limites de l’image objet tout en soulignant les artifices de la perspective pour construire une image signe qui implique le spectateur dans la scène représentée, le cadre nie et affirme à la fois la ségrégation des espaces, représenté et spectatoriel, et le caractère fictionnel de l’image. Et s’il peut entretenir l’ambiguïté au profit le plus souvent de la conjonction des espaces et de l’implication du spectateur, c’est parce qu’il est le lieu d’ancrage de la possible métaphore avec la fenêtre, ce que ne peut être le support.

Tout aussi paradoxalement, l’absence de cadre liée à la visibilité du support semble témoigner, de manière réflexive, de l’image objet au détriment de l’image signe alors que n’offrant aucun repère stable elle laisse le spectateur forcément impliqué dans une exploration et une organisation déictique des différents composants de l’image.

Le projet de Klein

Poursuivons notre lecture de Meyer Schapiro pour en venir à l’objet que nous nous sommes donné, le travail des monochromes de Klein, qui nous fait assister à une sorte de retournement de situation, à une redistribution des rôles entre la figuration et son support :

« Le tableau moderne sans cadre éclaire en un sens les fonctions du cadre dans l’art du passé. On put se passer du cadre quand la peinture cessa de représenter la profondeur et s’intéressa aux qualités expressives et formelles des traits non mimétiques plus qu’à leur transformation en signes. Si le tableau reculait jadis à l’intérieur de l’espace encadré, la toile maintenant ressort du mur comme un objet à part entière, avec une surface où la peinture est sensible, qu’elle propose des thèmes abstraits ou une représentation essentiellement plate qui montre l’activité de l’artiste dans les lignes et touches marquées, ou dans le caractère largement arbitraire des formes et couleurs choisies. » (p. 1)

Note de bas de page 22 :

 Ce tassement est plus spectaculaire et participe encore plus efficacement au creusement de l’espace spectatoriel lorsque le mur est lui-même support (fresques) et que l’opacité des motifs traités selon l’échelle de l’espace spectatoriel le fait disparaître au profit des effets d’une rhétorique du trompe-l’œil.

Meyer Schapiro constate en fait un jeu de forces contraires, ou plus exactement des dynamiques perceptives orientées en sens inverse, selon que l’on envisage une représentation figurative, transitive ou un tableau abstrait dont le projet est plus réflexif. Dans le premier cas, la présence du cadre liée à l’invisibilité du support pictural (toile, papier, etc) semble creuser le support immobilier (le mur, lieu d’accrochage du tableau), dans le deuxième, la visibilité du support pictural et l’absence de cadre lui permettent au contraire de venir au devant du spectateur. Au tassement des supports22 engendré par le creusement fictif mais perceptivement sensible de l’espace spectatoriel s’oppose la mise à distance de l’un par rapport à l’autre.

Note de bas de page 23 :

 Nicole Everaert-Desmedt, Interpréter l’art contemporain, De Boeck, 2006, p. 100.

Note de bas de page 24 :

 Celui du Centre Georges Pompidou (IKB 3, 1960) est cependant un peu moins grand (199 X 153) que celui de Munich.

Note de bas de page 25 :

 Dans L’Atelier rouge, 1911, huile / toile, 181 X 219,1 cm, New York, Museum of Modern Art, ou encore dans le beaucoup plus tardif Grand intérieur rouge, 1948, huile / toile, 146 X 97 cm, Paris, Musée national d’art moderne, Centre Georges Pompidou.

Les monochromes de Klein sont accrochés au plafond et non pas sur les murs et à une vingtaine de centimètres de ceux-ci. Nicole Everaert souligne que la couleur déborde jusque sur les tranches de la toile tendue sur le châssis et que les coins sont arrondis afin de neutraliser tout effet de rupture trop brutale entre cet espace peint et l’espace du spectateur. « la couleur s’avance ainsi dans l’espace pour atteindre et imprégner le spectateur » écrit Nicole Everaert23. Débordement latéral et envahissement du champ visuel du spectateur également par le format généralement assez vaste24 des panneaux peints constituent le socle d’une dynamique perceptive centrifuge que tout oppose au caractère centripète du tableau figuratif encadré. Pourtant ce n’est pas l’image objet que veut mettre en valeur le travail de Klein, mais bien la couleur qui, étalée au rouleau, fait oublier la texture de la toile. Les effets de texture visibles sur la toile sont, à la rigueur, ceux laissés par le rouleau. Occultant le support, cette couleur ne constitue pas un fond car si le fond est acte de prédication (dire la couleur), il est aussi en attente de recevoir la figure. C’est ce qui le définit comme fond et c’est ce que l’on observe dans certains tableaux de Matisse25, où les figures, éléments de mobilier par exemple, simplement dessinées, permettent au fond d’assumer sa fonction de surface d’inscription tout en lui laissant la possibilité de dire la couleur, également dite très explicitement par la fonction d’ancrage des titres.

La couleur des monochromes de Klein est elle-même figure dont le fond serait la salle d’exposition qui reçoit le tableau et intègre le spectateur, l’impliquant dans une expérience sensorielle qui joue de la tension entre la planéité de l’œuvre et le caractère tridimensionnel du hors-cadre de réception envisagé comme fond, ce que suppose la proposition que nous venons de faire, distribuant les rôles du fond et de la figure respectivement entre l’espace spectatoriel et le tableau lui-même. On sait que pour l’une de ses expositions (Le Vide, qui s’ouvre à Paris le 28 avril 58), Yves Klein avait repeint l’intérieur de la salle en blanc avec le même liant que pour ses monochromes.

Note de bas de page 26 :

 Voir Klein, Sculptures-éponges, 1960-62, Pigment pur bleu et résine synthétique sur éponges, tige de métal et socle en pierre, Paris, Musée National d’Art Moderne, ou encore L’Arbre, grande éponge bleue, sculpture de 1962 visible sur le site du Centre Georges Pompidou.

Note de bas de page 27 :

 Le dire est envisagé comme événement.

Par ailleurs, et par rapport à une approche traditionnelle de l’opposition fond / figure (motif), il y a, avec les sculptures éponges26, une inversion des rôles, déjà amorcée avec les reliefs éponges, entre un bleu qui pourrait servir de fond pour des figures, mais ce qui pourrait faire figure, les éponges lisibles comme des arbres par exemple, s’imprègnent de la couleur et deviennent le support de la couleur qui devient elle-même figure. Cette inversion qui crée l’événement27, sur le mode du survenir de Zilberberg, vise l’imprégnation sensible de l’observateur par la couleur.

Note de bas de page 28 :

 L’éponge illustre la faculté « d’imprégnation de toute chose avec de la sensibilité picturale » dit Klein. Voir Hannah Weitemeir, Klein, Le Monde/ Taschen, 2006, p. 28.

L’éponge devient une sorte de métaphore du spectateur28 et de l’absorption dont il est l’objet. D’un dire la couleur où la couleur n’est que l’objet de la prédication, Klein parvient à faire de la couleur le sujet d’une expérience sensible à la réception, qui joue de la tension entre la concentration liée à la figure de l’absorption (intensité) et de l’étendue (extensité) par le format des supports choisis pour les monochromes. Ce n’est pas « l’éponge, l’arbre, le spectateur est bleu » mais « le bleu atteint, touche et imprègne le spectateur ».

Note de bas de page 29 :

 Même si « Pour Klein, le bleu restera toujours lié […] à certaines associations avec le ciel et la mer, où la nature vivante et concrète peut être saisie de la façon la plus abstraite. » Hannah Weitemeir, Klein, Le Monde/ Taschen, 2006, p. 28.

La couleur représente toujours « quelque chose » pour Klein, et elle représente d’abord elle-même. On est dans l’iconicité pure d’une expérience sensible relevant de la priméité peircienne. Le representamen est qualisigne puisque la couleur est envisagée indépendamment de tout objet29 dont on pourrait dire qu’il est bleu, pas même (surtout pas) le support que constitue la toile. S’il est rhème dans la terminologie peircienne, échappant à tout jugement en termes de valeur de vérité, le qualisigne est posé comme thème et non comme prédicat ou rhème au sens traditionnel du terme : ce n’est pas « le ciel est bleu », mais présentification, sur le mode du dire, du bleu à l’intention du spectateur, tout au plus sur le moule de la fonction f(x) « X est bleu », sorte de proposition faite au spectateur invité peut-être à profiter de la disponibilité sémantique de la variable pour la transformer lui-même en constante. Mais l’on atteindrait là une secondéité orientée vers les objets du monde dont il n’est pas sûr qu’elle fasse partie du projet de Klein. En revanche, on peut envisager une autre sorte de secondéité, celle qui met en relation l’œuvre avec les instances de production et de réception. Par l’intermédiaire des éponges, cet instrument devenu matière première, ou des traces que laisse leur passage (rouleau) sur la toile. La relation du representamen à son objet serait alors indicielle, en relation de contiguïté avec l’acte créateur, par l’instrument devenu matériau (pour l’éponge) ou la trace plus ou moins granuleuse qu’il a laissée sur la toile (pour le rouleau), mais aussi par rapport à la réception de l’œuvre par le spectateur, dont l’éponge serait une sorte de métaphore sur la base d’une propriété commune, celle du pouvoir d’absorption.

Note de bas de page 30 :

 Voir Klein, Vénus Bleue, sans date, Pigment pur bleu et résine synthétique sur copie en plâtre de la Vénus de Milo, hauteur : 69,5 cm., coll. particulière, Portrait relief d’Arman, 1962, Pigment bleu pur et résine synthétique sur bronze, monté sur bois doré, 175,5 X 94 X 26 cm., Paris, Musée d’Art Moderne, Centre Georges Pompidou.

Par les monochromes comme par les reliefs ou sculptures éponges, Klein semble nous dire un processus, mais il nous montre aussi son achèvement par ces œuvres où le corps, corps cités ou corps de ses plus proches amis comme Arman, devient à son tour support de la couleur30. Il s’inscrit également ainsi dans une histoire, celle des traditions picturales et plus généralement esthétiques, par le jeu de la citation, par l’utilisation du fond d’or de la tradition byzantine pour Arman. Tradition qu’il revisite en termes de tension perceptives : le bleu en relief concentre et absorbe toute lumière alors que le fond d’or, tout en planéité, la réfléchit. Il y a ici aussi inversion des rôles si l’on considère qu’en général le fond est plutôt un faire valoir de la figure qui s’y déploie. S’inscrire dans des pratiques, dire sa pratique aussi et le rôle que le corps a pu jouer dans les anthropométries, « pinceau vivant » dont l’œuvre n’est que la trace, l’empreinte de son passage, le corps étant indissociable d’un mouvement, d’un geste qui n’est autre que l’acte d’énonciation. Par ces jeux sur le support, qui n’est plus limite pas plus qu’il n’est limité, par cette inversion des rôles où le support se fait figure pour mieux supporter et dire la couleur, Klein nous donne parfois l’impression de nous trouver devant une énonciation sans énoncé, c’est un peu le cas pour les monochromes, mais il parvient aussi à manifester une énonciation sans cesse énoncée.