Le projet architectural comme texte d’une genèse
Statut sémiotique des traces

Olfa Meziou Baccour

https://doi.org/10.25965/as.3018

Partant du fait que la génétique ante-projectuelle réinterprète les acquis de la génétique avant-textuelle pour reconstruire la genèse de l’œuvre architecturale et présuppose donc un certain nombre de similitudes entre projet d’architecture et texte littéraire, l’auteure examine les limites de ce présupposé à travers la définition des modalités d’interprétation des traces que le chercheur doit engager.
Prenant comme point de départ la notion peircienne d’interprétant, elle établit deux distinctions : d’une part, elle montre les différences qui existent entre la relation qu’entretient le chercheur avec le document « trace » et celle de l’architecte avec le (même) document « de travail », d’autre part, elle compare le matériau génétique « architectural » et le matériau génétique « scripturaire » en considérant leur rapport en tant que trace à leur signifié.
Bien que cet écrit propose différentes attitudes permettant d’étiqueter le projet architectural comme texte, c’est en fait une contribution à la reconstruction de la conception architecturale –dans sa dimension laborieuse– comme langue. Cette reconstruction apparaît ici à la fois comme un instrument d’analyse nécessaire à l’établissement de la génétique ante-projectuelle comme discipline scientifique et un de ses objectifs.

Index

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Mots-clés : ante-projet, architecture, génétique, interprétant, sémiose

Auteurs cités : Pierre-Marc De Biasi, Michel Contat, Umberto Eco, Nicole EVERAERT-DESMEDT, Annie Weil Fassina, Daniel Ferrer, Carlo Ginzburg, Jean-Charles Lebahar, Jean-Louis Le Moigne, Jean Pailhous, Charles Sanders PEIRCE, Jean Piaget, Alain Renier

Texte intégral

L’étude de la genèse des œuvres architecturales à travers l’analyse des pièces qui ont servi à son élaboration est une discipline en cours d’élaboration ; elle suppose doublement le projet architectural comme texte. Le nom que nous lui avons donné : la génétique ante-projectuelle, reste fragile comme en atteste la juxtaposition de l’italique et du romain. Mais il rend compte de ses origines : la génétique des textes.

Note de bas de page 1 :

 Le lecteur pourra se rapporter à l’article de P.-M. de Biasi, « Pour une approche génétique de l’architecture », Genesis (14), 2000, pp.13-64, et à ma thèse de doctorat (Tunis, 2005),  De l’ante-projet au processus de conception – Etude de genèse d’une œuvre architecturale, sous la direction d’Alain Rénier.

Emprunter les concepts et dispositifs méthodologiques d’une discipline conçue pour le texte littéraire pour les appliquer au projet d’architecture implique nécessairement le fait que projet architectural et texte présentent des similitudes.1

Les spécialistes de cette discipline distinguent le texte –qui est la production finale d’un processus d’écriture– de l’avant-texte qui désigne toutes les productions intermédiaires réalisées entre le moment où l’écrivain entame l’écriture et celui où il appose son « Bon à tirer » rangées dans un ordre supposé chronologique. Cette distinction donnera lieu à deux spécialités au sein de la discipline : la génétique des manuscrits ou génétique avant-textuelle et la génétique de l’imprimé ou génétique du texte.

Pour éviter toute confusion, l’analogue architectural de l’avant-texte a été nommé ante-projet et non avant-projet. La discipline qui a pour objet la connaissance de l’œuvre architecturale dans son devenir par le biais de l’interprétation de l’ante-projet s’est « naturellement » trouvée nommée « génétique ante-projectuelle ».

L’ante-projet, comme l’avant-texte, n’est pas une réalité matérielle apparue avant le projet ; elle est le réordonnancement, dans l’ordre chronologique supposé de leur production, de l’ensemble – en principe mais jamais exhaustif - d’entités matérielles fabriquées ou utilisées afin que le projet parvienne à cet état qualifié de « Bon à construire ». Cette mise en ordre permet ainsi de comprendre le processus par lequel le projet est arrivé à cet état.

Note de bas de page 2 :

 J.-C. Lebahar, Le dessin d’architecte – simulation graphique et réduction d’incertitude, Roquevaire, Parenthèses, 1983, p. 27.

Considérer l’ante-projet comme une image du projet, c’est considérer que cette succession de « photographies », soit les traces laissées par le processus de conception architecturale, sont des entités signifiantes, manifestant des actes qui les ont causées. Le « dessin d’architecte » est en effet, comme l’écrit Lebahar,« en même temps l’image de l’objet et celle de la pratique de l’architecte ».2

Si on considère que les brouillons, esquisses et autres documents, le plus souvent graphiques, sont des signes à interpréter, on ne peut pas faire l’économie d’une définition de leur statut sémiotique.

Note de bas de page 3 :

 La sémiose est le processus par lequel de la signification se produit, pour un interprète, dans un contexte donné.

Dans l’étude de genèse d’une œuvre architecturale, les représentations produites au cours du processus de conception, qu’on appellera (de manière réductrice) les dessins d’architecte, participent à la fois comme signe dans le processus de conception qu’on assimile pour simplifier à une sémiose3 projective où le signe produit l’objet,mais également comme signe dans l’étude génétique assimilable alors à une sémiose informative où le signe fournit des indications sur l’objet qui est sa cause. Autrement dit, l’étude génétique pourrait se définir comme une sémiose de sémiose faisant toutes deux intervenir le même signe selon des interprétations différentes et à des fins tout à fait distinctes.

Ce constat nécessite le recours à la notion peircienne d’interprétant -modalité d’interprétation mise en place par l’interprète- et au dispositif conceptuel qui la sous-tend. Peirce définit le processus sémiotique comme un rapport triadique entre un representamen, un objet et un interprétant. En réalité, le representamen, chose-signe considérée dans le cadre de l’analyse triadique comme élément du processus d’interprétation, est distinct du signe en tant que chose donnée ; tout comme est distinct l’objet immédiat(l’objet tel que le representamen le représente) de l’objet dynamique, c’est-à-dire l’objet tel qu’il est dans la réalité ; comme est distinct enfin l’interprétant, moyen utilisé pour effectuer l’interprétation, de l’interprète qui choisit et utilise ce moyen.

Note de bas de page 4 :

 N.Everaert-Desmedt, Le processus interprétatif. Introduction à la sémiotique de Ch.S. Peirce, Liège, Mardaga, p. 52.

Par ailleurs, un representamen peut renvoyer à son objet de trois façons : « selon la priméité, la secondéité ou la tiercéité, c’est-à-dire par un rapport de similarité, de contiguïté contextuelle ou de loi. Suivant cette trichotomie, le signe est appelé respectivement une icône, un indice ou un symbole. »4

Note de bas de page 5 :

 Idem., p.53.

Note de bas de page 6 :

 Idem., pp. 61-62. Ainsi, une maladie cause un symptôme qui, en retour, est son indice. Le vent « cause » la position de la girouette qui, en retour est son indice, etc.

Note de bas de page 7 :

Idem., p. 65.

Un signe renvoie à son objet de façon iconique lorsqu’il ressemble à son objet. Il ne peut y avoir, en effet dans la priméité, que de la similarité : la priméité n’admet pas de deuxième terme, pas d’ « autre » ; elle est de l’ordre du « même », de la totalité.5
L’indice, étant de l’ordre de la secondéité, suppose la distinction d’un premier (le representamen) et d’un second (l’objet), en relation contextuelle. Un signe renvoie à son objet de manière indicielle lorsqu’il est réellement affecté par cet objet. (…) Il y a une sorte de retour en arrière dans le fonctionnement indiciel, un retour de l’effet vers la cause.6
La tiercéité fait intervenir un troisième terme entre le representamen et l’objet : la règle. Un signe est un symbole lorsqu’il renvoie à son objet en vertu d’une règle, d’une loi, d’une association d’idées générales. (…) La règle symbolique peut avoir été formulée a priori, par convention, ou s’être constituée a posteriori, par l’habitude culturelle.7

Note de bas de page 8 :

Idem., p. 66.

Cependant, le representamen d’un symbole « ne peut réellement agir qu’en se matérialisant dans une réplique, et le symbole implique dès lors un indice. »8

Si on revient à la distinction qu’établit Peirce entre representamen et signe, entre objet immédiat et objet dynamique et entre interprétant et interprète, on voit qu’il s’agit en fait d’une sorte de plan de réalité duquel se dégage un plan sémiotique distinct mais indissociable de la réalité qui le meut et à laquelle il renvoie. Soit le schéma,

Fig.1 : Plan de réalité vs Plan sémiotique.

Fig.1 : Plan de réalité vs Plan sémiotique.

Représenter la situation sémiotique de l’étude génétique en utilisant ce schéma aboutit à un schéma doublement triangulaire. En haut, l’étude génétique, sémiose informative que nous appelons « Sémiose B ». En bas, la conception architecturale, sémiose projective que nous appelons « Sémiose A ».

Fig.2 : L’étude génétique : une sémiose de sémiose.

Fig.2 : L’étude génétique : une sémiose de sémiose.

Note de bas de page 9 :

 J.-C. Lebahar, Le dessin d’architecte…, idem, p.19.

L’objet dynamique de la sémiose B est le processus de conception de l’œuvre étudiée. L’objet immédiat de cette sémiose est ce que le chercheur construit à partir de l’interprétation du signe ; en l’occurrence ici, il s’agit du texte de la genèse de l’œuvre, présentation à nouveau, re-présentation du processus de conception. Le signe est l’ante-projet, cette trajectoire du projet que le chercheur reconstruit à partir des brouillons d’architecte et dont la cause est la conception architecturale en question. En retour, l’ante-projet devient l’indice de l’objet immédiat, ici le projet en tant que processus, en tant que texte d’une genèse. Cette sémiose est informative dans la mesure où le signe fournit des indications sur l’objet qui est sa cause. Il est donc nécessaire comme l’écrit J.-C. Lebahar de connaître « le rapport qui s’établit entre la pensée et l’acte graphique. »9 Autrement dit, il est nécessaire de connaître les mécanismes qui président à la sémiose A.

L’objet dynamique de la sémiose A –le processus de conception architecturale– est le projet, et plus précisément le projet d’un objet. En effet, le concepteur, en regardant ses dessins, construit son projet mais ces dessins renvoient aussi à un objet futur absent qu’il tente de rendre présent, de présentifier. Par ailleurs, l’ante-projet que le chercheur construit ne permet pas directement d’écrire le texte de la genèse de l’œuvre. Il faut d’abord que le chercheur fasse une première interprétation lui permettant de reconnaître les différentes opérations accomplies par l’architecte. Le dessin, tant dans la sémiose A que dans la sémiose B, est le support de multiples interprétations. C’est en cela que la notion peircienne d’interprétant est précieuse ainsi que celle de sémiose en tant que processus illimité.

Note de bas de page 10 :

 N. Everaert-Desmedt, idem., p.43.

Note de bas de page 11 :

 Idem, p. 40.

Le processus sémiotique est, théoriquement, illimité. Jamais un signe n’a de rapport transparent avec son objet. Un signe se représente d’abord lui-même, dans un interprétant (il s’y reflète comme dans un miroir), pour tendre vers la représentation d’une chose qui constitue son objet.10
L’interprétant n’est pas l’interprète, mais le moyen que celui-ci utilise pour effectuer son interprétation. Ainsi, plusieurs interprètes peuvent donner de la même chose-signe des interprétations différentes s’ils se réfèrent à différents interprétants.11

Dans la sémiose A, les dessins fonctionnent surtout comme des icônes du projet vu selon un certain point de vue. L’icône est, selon Peirce, pourvue d’un pouvoir heuristique :

Note de bas de page 12 :

 Ch.S. Peirce, Collected Papers, traduit par G. Deledalle, V. 2, §.279. Cité par N. Everaert-Desmedt, Le processus interprétatif, opus cité, p.59.

Note de bas de page 13 :

 Ch. S. Peirce, idem, V.2, §.281, p.151. (N.E.-D: p.61)

Une des grandes propriétés distinctives de l’icône est que par son observation directe peuvent être découvertes concernant son objet d’autres vérités que celles qui suffisent à déterminer sa construction.12
Un autre exemple de l’usage d’une ressemblance est le dessin que trace un artiste d’une statue, d’une composition picturale, d’une élévation architecturale ou d’un élément de décoration, par la contemplation duquel il peut découvrir si ce qu’il projette sera beau et satisfaisant.13

Peirce définit par ailleurs trois types de fonctionnement du representamen de l’icône. Le representamen peut être un qualisigne iconique, un sinsigne iconique ou un légisigne iconique.

Note de bas de page 14 :

 N. Everaert-Desmedt, Le processus interprétatif, idem, p.48.

« Le qualisigne est un signe dont le fondement est une qualité »14. On peut raisonnablement penser que les premiers dessins, qu’ils soient exploratoires, générateurs d’idées ou « topologiques » comme les décrit Lebahar, relèvent du qualisigne iconique.

Par ailleurs, Peirce distingue trois types de sinsignes iconiques qu’il assimile à des degrés : les images, les graphes et les métaphores.

Note de bas de page 15 :

Idem, p.51.

Comme son nom l’indique (la syllabe sin est prise comme signifiant « étant seulement une fois », comme dans singulier, simple, en latin semel, etc.), un sinsigne est une chose ou un événement réel, spatio-temporellement déterminé, qui fonctionne comme signe. Ce sont les circonstances particulières dans lesquelles se situe la chose ou l’événement, qui constitue le fondement du signe.15

Note de bas de page 16 :

 Ch. S. Peirce, Collected Papers, idem, V.2, §.282, p. 152. (N.E.-D: p. 56)

Note de bas de page 17 :

 N. Everaert-Desmedt, Le processus interprétatif, idem, p.56.

Les images représentent une similarité avec leur objet au niveau des qualités ou des propriétés. Les graphes présentent une « ressemblance [qui] consiste seulement dans les relations de leurs parties »16 Les métaphores « représentent leur objet par un parallélisme avec quelque chose d’autre. »17

Ainsi, les maquettes, les croquis, plans, élévations, vues en perspective et autres sont considérés comme des images. Les organigrammes sont eux considérés comme des graphes. Tous les dessins attestant de procédures de référenciation peuvent être considérés à la fois comme des images et des métaphores.

Note de bas de page 18 :

Idem, p. 51.

Note de bas de page 19 :

Idem, p. 58.

« Le légisigne est un signe dont le fondement est une loi. »18 Toutefois, cette loi peut être établie soit par convention soit par habitude. Ils relèvent donc du signal. Les légisignes sont iconiques lorsqu’ils « représentent lestraits pertinents dela situation à communiquer. »19

On peut considérer que la plupart des documents échangés entre collaborateurs dans une agence sont des légisignes iconiques dont le fondement est une loi établie par habitude (de ses collaborateurs) ou par une convention explicite. Les documents que le concepteur échange avec les intervenants extérieurs sont des légisignes iconiques dont le fondement est une convention établie à l’extérieur de l’agence.

Note de bas de page 20 :

 J. Piaget, cité par J.-C. Lebahar, Le dessin d’architecte, idem, p.27.

Note de bas de page 21 :

 J. Pailhous, « The operative image of a controlled object in man-automatic systems », XVIIIe Congrès international de psychologie, 1966. Cité par J.-C. Lebahar, Le dessin d’architecte, idem, p. 27.

Cette typologie fonctionnelle de l’icône permet d’aborder une part essentielle du fonctionnement des représentations produites par l’architecte pendant le processus de conception. Il nous semble cependant qu’elle ne donne que les outils qui permettent de rendre compte de leur dimension d’image visuelle, c’est-à-dire, au sens de J. Piaget, en tant qu’elle « résume l’objet réel ou virtuel à travers certains de ses aspects. »20 Elle ne permet pas, par contre, de rendre compte d’une autre dimension du fonctionnement du « dessin » d’architecte, non moins importante, celle de son opérativité. Jean-Charles Lebahar décrit en effet le dessin d’architecte comme une image opérative, c’est-à-dire, « « l’image d’un objet qui réfléchit adéquatement les caractéristiques importantes de l’objet et est, en même temps, adéquate pour l’action humaine ». »21

Note de bas de page 22 :

 J.-C. Lebahar, Le dessin d’architecte, idem, p.25.

(…) « l’opératoire » désigne la logique qui permet d’organiser un problème, aux niveaux de ses données et de leur traitement, de manière adéquate aux besoins du raisonnement (un organigramme est opératoire pour mettre en place un schéma de circulation entre les parties d’un bâtiment compliqué) (…) ; l’ « opératif » désigne non seulement ce qui est opératoire mais aussi l’enchaînement pragmatique d’une suite d’actes imaginés en pensée. (…).
Le dessin d’architecte est manifestement opératif. Il exprime des opérations géométriques (…). Il exprime aussi des actions, ces enchaînements d’actes reliant des moyens (n’imaginer que des sections carrées) (…) à des fins (pour pouvoir placer des toitures carrées placées au départ).22

Note de bas de page 23 :

 Ibidem.

L’utilisation du calque peut être considérée comme un exemple de la dimension opérative de la pratique graphique en architecture. En effet, superposer un calque sur un dessin (qu’il soit réalisé sur un calque ou non) équivaut à faire fonctionner celui-ci à la fois comme une mémoire (qui conserve les figures déjà établies) et comme un système de précorrections graphiques dans la mesure où ces figures « guident et territorialisent le geste graphique dans les directions et les limites de leurs propres traits »23.

Note de bas de page 24 :

 J. Pailhous, La représentation de l’espace urbain, Paris, PUF, 1970. Cité par J.C. Lebahar, idem., p.27.

Note de bas de page 25 :

 A. Weil Fassina, Points de vue et hypothèses sur la représentation spatiale des données de travail et le traitement de l’information, Rapport du laboratoire de psychologie du travail de l’EPHE, Paris, 1978. Cité par J.C. Lebahar, idem., p.28.

Si l’on admet à l’instar de J. Pailhous que l’image opérative « sert de support aux actions intellectuelles de l’opérateur avant les opérations effectives sur l’objet »24 ou comme A. Weil Fassina qu’on ne peut en parler « « (…) que dans le cas d’un objet bien déterminé représenté par un dessin donné (…) d’une tâche déterminée exécutée par un type d’utilisateur du dessin » »25, on s’aperçoit que cette opérativité du dessin d’architecte permet aussi d’expliquer les raisons des différents types de langage (du non conventionnel au très conventionnel) qui jalonnent la production graphique de l’architecte en situation de conception de projet. C’est cette opérativité des représentations produites par les architectes qui induit leur haut degré de représentativité en tant qu’indices d’une pratique architecturale déterminée. C’est donc d’une certaine façon, l’hypothèse fondamentale qui fait que la génétique ante-projectuelle permet d’accéder à la connaissance du processus de conception architecturale.

Note de bas de page 26 :

 On pourra regretter la confusion inhérente à l’utilisation du mot propriété qui reste très général ; il semble selon N. Everaert-Desmedt interprétant Peirce, ne pas comprendre la qualité.

Le troisième pôle de la sémiose A, l’interprétant, est cet ensemble de « moyens » utilisés par l’architecte (ou l’instance qui conçoit) pour interpréter le dessin. Lorsque le concepteur produit le dessin, il essaie de représenter le projet sous l’un de ses aspects. Nous avons vu qu’il pouvait s’agir d’une qualité « incarnée » par le dessin ou d’une image représentant des propriétés26, ou de façon plus restrictive, un graphe ne représentant que les relations entre les différents éléments ou encore une métaphore ne rendant compte que d’une similitude avec quelque chose d’autre. Il interprète ce dessin en fonction de sa perception d’une situation donnée, c’est-à-dire l’état de l’énoncé du problème au moment de la production du dessin, de ses objectifs, des spécificités de son travail (c’est-à-dire de ce qui structure sa pratique) et de ce que lui fera découvrir le pouvoir heuristique de l’icône. Il va alors produire un autre dessin qui lui permettra de se rapprocher d’un état de consensus entre ses finalités en tant qu’individu et la structuration du contexte. Cet autre dessin sera lui-même interprété et évalué selon le même mécanisme et ainsi de suite. La sémiose A est donc constituée d’une succession de micro-sémioses a, a’, a’’, etc. qui s’accumulent dans le temps.

L’architecte, évidemment, ne travaille pas selon un seul point de vue. Les icônes successives qu’il va produire et interpréter ne montrent pas le projet sous le même aspect. Améliorer une situation par le biais de la transformation de l’état du projet, c’est aussi aborder le projet selon un autre point de vue. En étant par exemple satisfait de l’implantation de son projet et en s’attaquant à une façade ou à une volumétrie (en admettant que l’architecte puisse conduire son projet de cette façon) dont la représentation sera par la suite jugée insatisfaisante, l’architecte, à l’évidence, ne s’éloigne pas de ce consensus qu’il cherche à réaliser ; il s’en rapproche. Toutes les situations peuvent être ramenées au schéma décrit plus haut. Si une représentation est jugée insuffisante pour montrer quelque chose et qu’elle est complétée par un autre dessin, c’est parce qu’un projet doit produire une quantité et une qualité d’information minimale. Si un dessin (ou une représentation écrite) doit être adressé à un intervenant extérieur, il peut contenir des ambiguïtés qui nécessiteront une autre représentation complémentaire ou utilisant un langage graphique plus conventionnel. C’est deux derniers exemples montrent bien que la structuration du travail de l’architecte détermine l’interprétation que fait l’architecte de ses dessins et les représentations qu’il produit, qui sont donc une conséquence de ces interprétations.

On comprend alors que l’interprétant puisse, comme l’affirme Peirce, être un signe lui-même. Il est ici le signe de la règle qui permet à l’icône de renvoyer à son objet, c’est-à-dire le projet en tant qu’état d’une opposition entre une individualité chargée d’une intentionnalité et donc orientée et une structuration en mouvement constituée de régularités et d’occurrences. L’icône qui succède à cette icône est l’indice de l’interprétant utilisé pour interpréter ce dessin et transformer le projet. C’est en considérant ce « mécanisme » que le généticien, interprète dans la sémiose B, aborde deux dessins successifs comme un signe permettant de renvoyer à l’interprétant utilisé par le concepteur qui renverra d’une part à sa propre individuation et d’autre part, à la structuration -en général et en particulier- de la pratique analysée.

Note de bas de page 27 :

 J.-C. Lebahar, Le dessin d’architecte, idem, p.25.

Note de bas de page 28 :

 D. Ferrer, « Le matériel et le virtuel. Du paradigme indiciaire à la logique des mondes possibles », dans M. Contat et D. Ferrer (dir), Pourquoi la critique génétique ? Méthodes et théorie, Paris, CNRS éditions, 1998.

Note de bas de page 29 :

 Pour Daniel Ferrer, le recours aux indices est une partie essentielle de la critique génétique et constitue même un critère d’appartenance à une classe de disciplines relevant toutes de ce que Carlo Ginzburg appelle « le paradigme indiciaire ». Ces disciplines relèvent en effet toutes « du même modèle épistémologique, caractérisé par un déplacement d’accent vers des détails considérés comme indignes d’attention ou tout à fait périphériques, ce qui se traduit par une promotion du rebut de l’observation, de la « gangue » des faits, et corrélativement par un même type d’opérations sémiologiques, le décryptage d’indices ». Idem, p.14.

Note de bas de page 30 :

Idem., p.16.

Retour donc à la sémiose B, l’étude génétique. Le dessin y fonctionne pour le généticien comme un indice de la pratique architecturale qui en est la cause. Chaque paire de dessins consécutifs forme un couple d’intrant-extrant qui permet de constater une transformation renvoyant, elle, à un interprétant « opératif » c’est-à-dire, rappelons-le, qui « permet d’organiser un problème (…) [et] indique une suite d’actes imaginés en pensée ».27 Par ailleurs, comme nous l’avons dit, un indice relève de la secondéité et renvoie à son objet en raison d’une relation fondée sur la contiguïté contextuelle. De quel type de contiguïté contextuelle s’agit-il ?
Dans son article « Le matériel et le virtuel… »28, Daniel Ferrer propose d’établir une distinction au sein même des disciplines relevant du paradigme indiciaire29 –du moins du point de vue sémiotique– en se fondant sur le type d’indice qu’elle utilise : « La génétique a-t-elle affaire à des symptômes comme la médecine ou à des empreintes comme la chasse ? »30

Note de bas de page 31 :

 U. Eco, A Theory of Semiotics, Bloomington, Indiana University Press, 1979.  Cité par D. Ferrer, ibidem.

Se fondant sur une analyse proposée par Umberto Eco31, il identifie trois caractéristiques de la contiguïté qui peut relier le signe –en tant qu’indice– à son corrélat. Il essaie de préciser la relation de contiguïté qui existe entre le manuscrit, matériau génétique par excellence et l’écriture. Les conclusions qu’il tire mettent l’accent sur la complexité du matériau génétique qui ne relève strictement ni de l’empreinte ni du symptôme. Elles peuvent être résumées par le tableau suivant :

Contiguïté au corrélat

Empreinte

Symptôme

Matériau génétique

(manuscrit)

1-Ressemblance

Isomorphisme

OUI

NON

OUI, moyennant certaines règles de projection

2-Matérialité

Hétéromatérielle

Homomatérielle

Homomatérielle

3-Renvoie à …

L’absence

Ca a été

La présence

C’est

L’absence

Ca a été

Mode de contiguïté au corrélat des différents types de traces

La ressemblance

Note de bas de page 32 :

 Idem., p. 17,Puis en note de bas de page, à propos de l’isomorphisme :
A condition d’admettre qu’il ne s’agit pas d’une ressemblance directe, mais d’un rapport se matérialisant à travers un certain nombre de règles de projection, plus ou moins complexes. Ainsi, pour s’en tenir à un exemple d’une grossière simplicité, un manuscrit surchargé indique une genèse laborieuse – mais un manuscrit limpide ne prouve pas nécessairement un engendrement fluide

Qu’en est-il du matériau génétique ? Si l’on peut constater que l’œuvre ne ressemble souvent pas à sa genèse (ni à ses manuscrits), il est impossible de nier qu’il existe, à plusieurs niveaux des rapports d’isomorphisme entre la genèse (le processus d’écriture) et les traces matérielles qui en subsistent (les manuscrits) bien que ces traces soient pour une large part constituées de lettres et de mots, signes immotivés.32

Note de bas de page 33 :

 J.-L. Le Moigne, La théorie du système général, théorie de la modélisation, Paris, PUF, 1984, p. 77. L’isomorphisme est quant à lui décrit comme une « correspondance bijective, telle qu’à tout élément de l’ensemble d’arrivée (le modèle) correspond un élément et un seul de l’ensemble de départ (l’objet) ; et réciproquement ».

Cette relation de correspondance est en réalité plus complexe qu’un simple isomorphisme et il convient, comme l’écrit Ferrer, d’examiner ces règles de projection. Jean-Louis Le Moigne distingue au moins trois relations de correspondance : l’isomorphisme, l’homomorphisme et le polymorphisme. Il semble que ce soit l’homomorphisme qui s’applique le mieux à la relation qui existe entre l’ante-projet et le processus de conception étudié dans la mesure où en effet « à tout élément de l’ensemble d’arrivée (…) [l’ante-projet] correspond un élément de l’ensemble de départ (…) [le processus de conception], sans que la réciproque soit vraie »33. Ce que contient l’ante-projet n’est pas l’intégralité du processus de conception ; il en constitue néanmoins une image dans la mesure où il le représente selon certains de ses aspects.

La relation de polymorphisme est décrite comme « telle qu’à tout élément de l’ensemble de départ corresponde un élément au moins de l’ensemble d’arrivée (pas réciproquement) » Cette relation peut permettre de spécifier, du point de vue génétique, le statut de l’œuvre finale. En effet, celle-ci constitue pour le généticien le dernier indice mais également le but, le telos du processus de conception. Il semble bien qu’il soit soumis au régime « polymorphique ». L’étude génétique montre qu’on y trouve, en principe, pour chacun de ses éléments, au moins un élément correspondant dans l’ante-projet mais qu’on trouvera dans l’ante-projet des éléments qui n’existeront pas dans l’édifice construit ou dans le projet en son ultime état. Cela montre aussi, si besoin est, combien il peut être vain de connaître la genèse d’une œuvre à travers son analyse seule, fut-elle approfondie.

Mais quel type de correspondance peut exister entre le projet architectural (effectif) et le texte de la genèse (reconstitué) ? La génétique ante-projectuelle est fondée sur le principe fonctionnel suivant : l’observation de la succession des états permet de reconstruire une succession de micro-processus qui, enchaînés les uns aux autres, annulent les conjectures impossibles et constituent une représentation du processus de conception étudié. A partir de cette « unité minimale de signification » que représente la paire de dessins successifs, le généticien construit plusieurs conjectures et celles qu’il écarte ou retient ne correspondent pas forcément à ce qui s’est effectivement passé ; elles relèvent d’un possible.

La matérialité

Note de bas de page 34 :

 D. Ferrer, « Le matériel et le virtuel… », idem, p.17.

Deuxième critère de distinction : l’empreinte est généralement hétéromatérielle (elle est faite de sable et non de la chair de l’animal) alors que le symptôme est homomatériel, c'est-à-dire qu’il fait partie de la maladie, du tableau clinique. L’écrit fait-il partie de l’écriture ? (…) il paraît impossible de dire que le manuscrit ne fait pas partie du processus d’écriture, à moins d’entretenir une conception idéaliste de la genèse, qui verrait dans le manuscrit un support neutre, simple déversoir d’une production mentale se déployant sur une autre scène. Toute l’expérience de la génétique prouve au contraire que l’écriture interagit fortement avec son support.34

Dans la mesure où nous avons déjà affirmé que le dessin d’architecte est opératif et que l’icône possède des pouvoirs heuristiques qu’utilise l’architecte lors de la conception, il est impossible de nier une certaine homomatérialité entre les dessins et le processus de conception. Le dessin d’architecte fait partie du processus de conception. Par contre, le processus de conception étant aussi constitué de pensées, il est impossible de parler d’une homomatérialité absolue. Les représentations de l’architecte apparaissent pour le généticien, du point de vue de la contiguïté matérielle, à la fois comme des traces et des symptômes.

Le mode de contiguïté

Note de bas de page 35 :

 R. Barthes, La chambre claire. Notes sur la photographie, Paris, Editions de l’Etoile, Gallimard, Le Seuil, 1980, p. 13 : « J’étais saisi à l’égard de la photographie d’un désir « ontologique » : je voulais savoir à tout prix ce qu’elle était « en soi », par quel trait elle se distinguait de la communauté des images. »

Il est évident que le matériau génétique, comme l’empreinte, renvoie à l’absence, à un ça a été. Ce qui ne manque pas de renvoyer D. Ferrer à La chambre claire où Roland Barthes, l’auteur, saisi d’un désir de connaissance « ontologique »35 pour la photographie, identifie trois instances « impliquées » dans cette image.

J’observai qu’une photo peut être l’objet de trois pratiques (ou de trois émotions, ou de trois intentions) : faire, subir, regarder. L’Operator, c’est le photographe. Le Spectator, c’est nous tous qui compulsons, dans les journaux, les livres, les albums, les archives, des collections de photos. Et celui ou celle qui est photographié, c’est la cible, le référent, sorte de petit simulacre, d’eidôlon émis par l’objet, que j’appellerais volontiers le spectrum de la photographie, parce que ce mot garde à travers sa racine un rapport au « spectacle » et y ajoute cette chose un peu terrible qu’il y a dans toute photographie : le retour du mort. 

D. Ferrer applique les trois instances identifiées par Barthes au seul écrivain en relation avec son manuscrit.

Note de bas de page 36 :

 D. Ferrer, « Le matériel et le virtuel… », idem, p. 20.

« Balzac » est d’abord l’Operator : il prend une sorte de photographie du monde avec l’appareil qu’est son manuscrit ou plutôt son texte en devenir (et ce n’est pas parce qu’il est un écrivain « réaliste » - on pourrait dire la même chose d’un écrivain de science-fiction, de Mallarmé ou de Hegel rédigeant sa logique…). Mais « Balzac » est aussi le Spectrum (le photographié), dans la mesure où la surface du papier enregistre une image –peut-être même un film– de « lui » en état d’écriture, le travail du généticien consistant à révéler cette pellicule sensible, à développer ce film. Et enfin, « Balzac » est aussi le Spectator, celui qui contemple la photographie, car le regard de l’écrivain sur son manuscrit s’incarne dans ses révisions et ses ratures.36

Cet emprunt terminologique est intéressant à double titre. D’une part, il évoque justement ce caractère de sémiose de sémiose, de sémiose au carré de l’analyse génétique et d’autre part, il trahit la pensée de Roland Barthes, il la détourne. Dans ce détournement, il soulève une caractéristique essentielle de cette sémiose de sémiose, celle de sa temporalité, c’est-à-dire de son mode d’existence dans le temps ou, plus précisément de ses temporalités.

Note de bas de page 37 :

 Au cours d’une table ronde sur le thème « Archive et brouillon », Michel Contat rappelle que « Julia Kristeva, pour ce qui concerne l’écriture de fiction, a proposé d’appeler pré-brouillon cet état qui précède l’écriture, l’écriture au sens graphique du terme, et qui se situe dans l’expérience psychique et la pratique de l’écriture ; ce serait une sorte de modalité pré-syntaxique, de rêverie, de plongée dans laquelle l’inconscient est encore très vivant, extatique au sens pratique, alors que, dans le brouillon, l’inconscient est déjà brouillé, mais plus ouvert que dans la version finale où domine l’impression culturelle ». Le discours des architectes montre que cet état de pré-brouillon existe bien dans la conception architecturale et le dessin, dans ce cas, peut effectivement représenter une mise à mort de l’inconscient. « Archive et brouillon. Table ronde du 17 juin 1995 », dansM. Contat et D. Ferrer (dir), Pourquoi la critique génétique ? Méthodes,  théories, Paris, Editions CNRS, p.189.

Note de bas de page 38 :

 R. Barthes, La chambre claire…, idem, p. 120.

Si l’ante-projet est bien une succession de photographies pour le généticien, les dessins constituent, pour l’architecte, des représentations qu’il opère (étant l’Operator) avec comme cible, comme spectrum, le projet. Par contre, il ne s’agit pas d’un retour du mort (à moins qu’on ne parle de cet inconscient mis à mort par le projet)37 … mais d’une genèse. S’il fallait rester dans la logique terminologique de Roland Barthes, il faudrait trouver un mot qui admettrait deux suffixes en même temps : le « spec » de spectaculum et le « pro » de projicio. Il pourrait alors rendre compte du statut du dessin pour l’architecte (et donc dans la sémiose A), celui d’un spectacle dirigé vers l’avant. La vie du projet est bien le spectrum pour le généticien qui observe l’ante-projet et peut parler d’un retour du mort) ; il ne l’est ni pour l’écrivain, ni pour l’architecte qui, acteurs du projet, sont tournés vers une naissance. Nous avons déjà précisé que la sémiose A était constituée d’une accumulation de micro-sémioses a, a’, a’’, etc. qui fonctionnent un peu comme l’interprétation du dernier dessin articulé aux dessins qui le précèdent en vue d’une situation qu’on prévoit et d’une situation qu’on désire. Le dessin d’architecture est anticipateur, tourné vers un « ce sera ».Si on admet donc, comme Roland Barthes, que « le nom du noème de la photographie sera donc : « Ça a été » »38, il est aisé de comprendre que le brouillon d’architecte ne relève pas, pour l’architecte, de la photographie.

Ceci nous amène à conclure que le schéma bi-triangulé de cette sémiose de sémiose qu’est la génétique ante-projectuelle est un schéma achronique qui ne rend pas compte des temporalités différentes des dessins d’architecte à l’intérieur de chacune des deux sémioses.

Note de bas de page 39 :

 P.-M. de Biasi, La génétique des textes,Paris, Nathan, 2000, p.60.

Après la constitution du dossier de genèse, le généticien doit s’attacher à effectuer une opération délicate : le classement des brouillons. Au cours de ce classement, il s’applique certainement à reconstituer la succession de micro-sémioses a, a’… et tente de « regarder avec les yeux de l’architecte » replaçant les dessins dans une temporalité très proche de celle de la sémiose A. Il le fait cependant de manière rétrospective, c’est-à-dire selon le principe téléologique : « le manuscrit définitif du texte sera conçu comme « but » ou « finalité » (telos) des brouillons, comme si la rédaction était orientée par le résultat final »39. Si on considère que le projet d’architecture dans son état final représente un consensus entre l’objectif de l’architecte et tout ce qui relève de son environnement, que l’architecte lui-même a visé ce consensus sans envisager au préalable le détail de sa forme, on peut admettre que le généticien, même observateur d’un « ça a été » tente de retrouver le « Ce sera » du dessin observé. D’une certaine façon, s’il se place bien derrière l’architecte et regarde avec ses yeux, il lève quand même son regard plus loin pour comprendre sa pensée anticipatrice. Il posera aussi son regard sur la périphérie, cet ensemble d’éléments distincts des brouillons mais véritablement morphogènes du projet.

Une fois classés et mis en rapport avec cette périphérie constitutive. Le statut des brouillons change. L’ante-projet redevient une photographie, la photographie d’un moment, le moment d’une genèse, structurée par un temps déjà passé. Et c’est alors que débute l’étude de genèse, la sémiose B.

L’ « unité minimale de signification » pour un généticien est une paire de dessins successifs qui d’ailleurs ne peut espérer pleinement signifier que mise dans son contexte : l’ante-projet. Autrement dit, le généticien ne considère pas l’ante-projet comme une accumulation d’indices mais comme un indice qu’il fragmente selon l’information qu’il espère obtenir.

Note de bas de page 40 :

 Idem., p. 86.

(…) le plus petit geste d’écriture (le choix d’un mot, une rature, un ajout, un déplacement) est toujours déterminé par la coexistence de plusieurs exigences simultanées, exigences hétérogènes qui, séparées, pourraient alimenter autant d’interprétations distinctes ou même divergentes, mais qui, dans l’œuvre à l’état naissant, sont strictement solidaires et doivent étudiées comme telle. Pour la génétique, c’est cette solidarité qui constitue la « réalité » structurale de l’écriture.40

Si la sémiose B peut théoriquement commencer, ce n’est qu’à partir du choix des présupposés d’une approche spécifique qu’elle peut pratiquement se faire.

Note de bas de page 41 :

 P.-M. de Biasi, La génétique des textes, idem, p. 31.

L’avant-texte est le dossier génétique devenu interprétable tandis que l’étude de genèse est le discours critique par lequel le généticien donne son interprétation et son évaluation des processus à travers les présupposés d’une méthode spécifique : poétique, sociologique, psychanalytique, etc.41

Ainsi, à moment donné, avant de commencer son interprétation, le chercheur doit déclarer ses présupposés. Il constitue une batterie de notions à examiner de manière systématique. Ce sont ces notions qui stratifieront son interprétation. Au vu de ce qui vient d’être écrit, on comprend bien que cette représentation doit rendre compte de ces deux modes de structuration de la sémiose. Une sémiose A structurée par l’accumulation dans le temps de micro-sémioses a1, a2, a3, etc. qui ont agi de manière patente dans la conception du projet et sa morphogenèse et une sémiose B structurée par la stratification de micro-sémioses b’, b’’, b’’’, etc. qui agiront de façon simultanée sur l’interprétation de l’ante-projet. L’interprétant a qui intervient dans la micro-sémiose a est un interprétant projectif ; il permet une évaluation et induit une transformation. L’interprétant b est informatif. Il est cependant plus difficile à définir. Nous avons en effet déjà répété que l’unité minimale de signification était le couple de dessins consécutifs. Autrement dit, le généticien, même s’il considère l’ante-projet dans son ensemble, interprète chaque paire de dessins. Et l’interprétant, le moyen qu’il utilise pour l’interpréter, est constitué par tous les interprétants qui caractérisent les micro-sémioses b’, b’’, b’’’, etc constituant la sémiose B. On peut alors écrire qu’un interprétant qui s’applique à la paire (Dn, Dn+1) est toujours le même :

Image3

Si on essaie de schématiser ce qui vient d’être dit, si on essaie d’introduire une temporalité au schéma de l’étude ante-projectuelle en tant que sémiose de sémiose, on obtient le schéma suivant.

Fig. 5 : Sémiose stratifiée (B) de sémioses accumulées (A).

Fig. 5 : Sémiose stratifiée (B) de sémioses accumulées (A).

Ainsi, pour pouvoir écrire le texte d’une genèse à travers la construction et l’interprétation de son ante-projet, le généticien doit constituer le dossier de genèse selon un système de classement défini, classer les brouillons dans l’ordre supposé de leur apparition chronologique, « lire » les dessins et tous les vides qui les séparent, noter toutes les transformations et identifier les entités morphogènes qui semblent être à leur origine.

En se fixant pour objectif de faire de la génétique ante-projectuelle une discipline scientifique, c’est-à-dire notamment fondée sur une méthodologie spécifiée et des présupposés identifiés et produisant des résultats réfutables, écrire le texte d’une genèse ne se réduit plus à la description d’un projet mais permet voire exige la construction d’une connaissance de la conception architecturale en général et des pratiques individuelles et singulières en particulier. Cette nécessaire précision du statut sémiotique des traces du projet architectural montre bien que, par cet « effort de scientificité », il ne s’agit plus seulement de considérer le projet architectural comme un texte mais bien aussi de contribuer à construire la conception architecturale comme une langue.

Pour citer ce document

Baccour O. M., (2008). Le projet architectural comme texte d’une genèse. Actes Sémiotiques, (111). https://doi.org/10.25965/as.3018

Auteur
Olfa Meziou Baccour
Olfa Meziou Baccour est diplômée de l’Ecole Nationale d’Architecture et d’Urbanisme (ENAU) de Tunis et y est actuellement maître-assistant. Docteur en architecture, elle enseigne la méthodologie de projet et intervient dans le cadre du séminaire de critique architecturale. Elle est également coordinatrice des travaux de l’Equipe de Recherche sur les Ambiances (ERA) dépendant du Centre de Recherche et des études Doctorales (CREDA) de l’ENAU et y assure la direction de mémoires de mastère.
Son principal domaine d’étude est la genèse du projet et la modélisation du processus de conception architecturale. Olfa Meziou Baccour a réalisé une thèse de doctorat sous la direction d’Alain Rénier intitulée « De l’ante-projet au processus de conception. Etude de genèse d’une œuvre architecturale » et un mémoire de DEA sous la direction de Daniel Guibert portant le titre « Exercice de systémographie de la conception architecturale. Prémices d’une modélisation pour le développement de la CAO. » Elle a exposé ses travaux dans plusieurs colloques par des communications qui sont pour la plupart publiées ou en cours de publication. Elle mène actuellement une étude sur la représentation des ambiances dans la conception architecturale.
Membre de l’Association Tunisienne de Poïétique et d’Esthétique (ATPE), Olfa Meziou Baccour entretient des liens de collaboration avec l’Institut des Textes et Manuscrits Modernes (ITEM/CNRS) dans le cadre d’une recherche plus vaste sur les actes de la création en général (littérature, peinture, architecture etc.) à partir de l’analyse des traces (brouillons).
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