Le risque du sens dans la sémiotique de Lotman et celle de l’école de Greimas

Kestutis Nastopka

Université de Vilnius

https://doi.org/10.25965/as.2903

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Mots-clés : histoire, structure

Auteurs cités : Epicure, Algirdas J. GREIMAS, Eric LANDOWSKI, Youri LOTMAN, Ilya PRIGOGINE

Texte intégral
Note de bas de page 1 :

Yuri Lotman, Trudy po znakovym sistemam, 25, 1992, p. 3.

Le structuralisme traditionnel (sémiotique standard) considère le texte comme un système immanent et clos. La sémiotique contemporaine introduit dans la description des structures de la signification la flèche du temps. Dans la préface au dernier volume des Travaux sur les systèmes sémiotiques, revue dont il était le rédacteur, Youri Lotman écrivait : «La sémiotique a changé durant les dernières décennies. Un des résultats de ce changement est son union avec l’histoire. Le processus de l’apprentissage de l’histoire a reçu des traits sémiotiques, et la pensée sémiotique a pris un caractère historique»1.

Note de bas de page 2 :

 Algirdas Julien Greimas, Du sens, Paris, Seuil, 1970, p. 115.

Algirdas Julien Greimas a posé la question du rapport entre la structure et l’histoire dès Sémantique structurale. Dans « Structure et histoire » (1966), il écrivait : «La tâche d’intégrer l’histoire dans la méthodologie des sciences sociales ne pourra être menée à bien que si la science historique montre un empressement égal à accueillir, parmi ses concepts de base, celui de structure»2. Selon Greimas, l’histoire de longue durée peut être posée comme un invariant, les « durées moyennes » étant considérées comme des variables, les « courtes durées » comme des variations stylistiques . L’histoire se transforme ainsi en permanence. La structure achronique se révèle capable de produire des événements historiques prévisibles.

Note de bas de page 3 :

 Yuri Lotman, Kultura i vzryv, Moskva, Gnozis, 1992, p. 233.

Pour Lotman, cette position n’était pas suffisamment pertinente car le modèle proposé ignorait le rôle de l’être humain dans les processus historiques. Tout en reconnaissant le caractère déterminant de la structure dans le monde des « noms communs », Lotman croyait que dans l’espace des « noms propres » le développement progressif est constamment perturbé par des « explosions ». Selon lui, en passant de la sphère des noms communs à celle des noms propres, l’homme contribue à augmenter la part de liberté et d’indétermination mais aussi celle du risque3.

Note de bas de page 4 :

 Eric Landowski, «Les interactions risquées », Nouveaux Actes Sémiotiques, 101–103, 2005, pp. 16-18.

Note de bas de page 5 :

 Algirdas Julien Greimas, Du sens II, Paris, Seuil, 1983, pp. 213–223.

Note de bas de page 6 :

 Eric Landowski, « Les interactions risquées », idem, pp. 22-23.

La sémiotique greimassienne, dite standard, reconnaît deux types distincts de l’activité signifiante : l’opération et la manipulation. Le premier présente l’action programmée sur les choses (faire être), le deuxième met en relation des sujets sur la base d’un principe d’intentionnalité (faire faire). Le régime de programmation offre une grande sécurité : il permet de prévoir la réaction du partenaire, de l’adversaire ou de l’objet sur lequel on opère4. Dans le cas de la manipulation (cf . Le défi de Greimas5), le manipulateur « attribue à son partenaire un statut sémiotique de sujet identique à celui qu’il se reconnaît à lui-même ». La compétence modale partagée entre les sujets « les rend manipulables les uns par les autres » mais « elle ne peut, dans l’interaction, être le garant, pour aucun des ‘interactants’, d’aucune certitude face à autrui »6 .

Note de bas de page 7 :

 Algirdas Julien Greimas, Du sens II, idem, pp. 178, 191, 196, 205, 210.

Dans « Des accidents dans les sciences dites humaines », Greimas décrit les procédures de la manipulation dans les sciences humaines en mettant en relief le rôle de l’accident. A la conception du discours scientifique programmé (les livres sont écrits comme des « réponses » à des « questions ») se trouve opposée celle du discours scientifique comme une aventure cognitive. L’accident cognitif – « un don du destinateur X, remis de manière brusque et inattendue » – interrompt le récit de l’échec et transforme le « chercheur malchanceux » en sujet  du savoir vrai. Peu importe qui occupe la position du destinateur X (« la science se faisant elle-même » ou le « destinateur-texte » qui modalise le faire du destinataire-sujet). En tout cas, des ruptures accidentelles articulent le parcours d’une science humaine en discontinuités. La discontinuité crée le sens et la non-nécessité (opposée à la programmation) devient  une forme objectivée de la liberté. « Les accidents sont des modes de production du savoir, ils ne remettent en question ni le savoir ni l’intelligible qu’il vise », constate Greimas7.

La théorie de la manipulation élaborée par les sémioticiens de l’école de Paris a rempli les lacunes du structuralisme traditionnel auxquelles Lotman prêtait son attention. A côté de l’intervention de la conscience humaine, ce chercheur soulignait le rôle du hasard dans le processus historique. Il a trouvé une impulsion méthodologique pour ses réflexions dans les travaux d’Ilya Prigogine sur les processus thermodynamiques déséquilibrés. Aux processus dynamiques ayant lieu dans les conditions d’équilibre correspondent les courbes chères aux représentants de la sémiotique tensive. En s’éloignant des points d’entropie et d’équilibre, le mouvement s’approche des points critiques que Lotman appelle les points de bifurcation. Dans ces points de bifurcation, il est impossible de prédire l’avenir car le hasard (l’aléa) y joue le rôle déterminant.

Lotman montre le rôle de l’accident dans le comportement de l’individu à travers un exemple du chant XXIII de l’Iliade. Après l’enterrement de Patrocle a lieu la course entre Ulysse et Ajax. Ce dernier était le Grec le plus rapide et Achille, seul, pouvait le surpasser à la course. Ulysse prie Athéna : « Entends-moi, déesse, sois bonne pour moi et viens en aide à mes jambes! » La déesse l’a entendu. Ulysse court tout près d’Ajax jusqu’au moment où ce dernier glisse sur du fumier de taureau, ce qui donne à Ulysse la possibilité d’arriver le premier.

Note de bas de page 8 :

 Yuri Lotman, Kultura i vzryv, idem., pp. 92-93.

Selon Lotman, Homère donne deux explications de cet épisode : sans l’aide d’Athéna qui intervient dans les événements comme le destinataire de la manipulation, Ulysse n’aurait pas gagné, mais il n’aurait pas non plus gagné sans le fumier de taureau. Lotman voit ici une synthèse entre le pouvoir divin et le caractère imprévisible des événements : dans l’Iliade les dieux et les hommes sont en état de lutte constante et si l’issue de la lutte entre les hommes s’explique par la volonté divine, en revanche, l’issue de la lutte entre les dieux est imprévisible8.

Note de bas de page 9 :

 Yuri Lotman, Izbrannyje statji, 3, Tallinn, Aleksandra, 1993, pp. 113-116, 122-126.

Cet épisode de l’Iliade fait penser à l’opposition entre honneur et gloire dans les textes du Moyen Age. Selon Lotman, l’honneur, attribut du vassal, est le don du suzerain, manifesté sous forme matérielle. La gloire, au contraire, est l’expression des valeurs qui relèvent du souverain ou de Dieu. Si le chevalier reste fidèle aux principes de son éthique, la gloire peut être apportée par des échecs aussi bien que par des victoires. L’honneur dépend de l’accident mais la gloire relève du destinateur épistémique. L’échec du guerrier qui agit avec justice ne diminue pas sa gloire, de même que le succès ne justifie pas la présomption. Au Moyen Age, l’honneur est lié à l’échange social et se manifeste à travers les signes matériels. La gloire est un signe aussi, cependant, c’est le signe attribué à l’autorité supérieure : à la divinité, au chantre mythique, à la mémoire collective. D’habitude la diffusion de la gloire se manifeste à travers une communication verbale9.

Pour avoir battu Ajax à la course, Ulysse gagne l’honneur du vainqueur et le plus beau vase d’argent. Mais il ne peut pas égaler Achille dont la gloire est insurpassable. Ulysse gagne grâce à un accident mais la gloire d’Achille dépend du destinateur transcendantal.

Note de bas de page 10 :

 Algirdas Julien Greimas, De l’imperfection, Périgueux , Fanlac, 1987, pp. 13-16, 27.

Note de bas de page 11 :

 Eric Landowski,« Les interactions risquées », idem., pp. 62-71.

L’opposition de l’événement esthétique à une quotidienneté programmée fait la base de la conception de l’esthésis développée dans De l’Imperfection de Greimas. L’auteur propose deux interprétations possibles de la « fusion momentanée de l’homme et du monde ». D’un côté, il parle de « l’éblouissement » inattendu, d’un autre, de « l’ajustement » entre le sujet et l’objet10. Eric Landowski voit ici deux régimes de sens différents : l’accident fondé sur l’aléa et l’ajustement fondé sur la sensibilité. Selon lui, la position du hasard est celle de l’actant joker du jeux de cartes. Il est capable de bouleverser ou de faire réussir n’importe quel programme en cours et n’importe quelle manipulation11.

Note de bas de page 12 :

 E. Landowski, « Les interactions risquées », idem, pp. 42-43.

Entre le régime de l’accident et celui de l’ajustement existe une relation complémentaire. Dans les rapports d’ajustement, comme aussi dans le cas de la manipulation, il s’agit d’une interaction entre égaux, où la réaction du partenaire est non prévisible. L’ajustement demande une compétence particulière : celle de se sentir réciproquement. La distance qui sépare le sujet de son objet (dans la programmation), ou le manipulateur de son partenaire, cède la place à un contact direct entre corps sentant et corps senti12.

Landowski présente les quatre régimes du sens sous la forme d’un schéma en ellipse :

image

Note de bas de page 13 :

 Ibid, p. 71

Le parcours de la production du sens peut s’effectuer dans deux directions. L’un mène de l’accident à la programmation en passant par la manipulation, soit du risque pur à la sécurité maximale. L’autre va dans le sens inverse : de la programmation à travers l’ajustement vers l’accident13. C’est ce deuxième parcours que Greimas analyse dans De l’imperfection,  mais aussi Lotman dans son dernier livre, L’explosion et la culture.

Les termes contraires du schéma nous ramènent 2500 ans en arrière vers le problème de la détermination et de l’aléa posé par les Présocratiques. Selon Epicure, pour conserver notre liberté dans un monde déterminé d’atomes, les gens feraient mieux de croire aux dieux que de devenir les esclaves du destin tel que les physiciens l’interprètent : la foi nous donne l’espoir de mériter la bienveillance des dieux en faisant des promesses et des sacrifices ; en revanche, le destin vu par les physiciens est une fatalité. Il n’est pas difficile de reconnaître dans cette alternative les deux régimes susmentionnés : la manipulation, jeu de rapports entre intentionnalités et la programmation, enclenchement de régularités nécessaires. Epicure a aussi relevé l’importance du hasard, ayant inventé le terme clinamen,lequel désignait une déviation des objets qui tombent dans le vide. Comme le hasard a toujours été considéré comme un élément étranger dans la philosophie occidentale, ce n’est que dans la théorie de Prigogine que le clinamen a reçu le statut d’un terme scientifique, sous le nom de fluctuation. En ce qui concerne le régime d’ajustement, on peut l’interpréter comme une contribution originale de la sémiotique greimassienne dans la problématique du déterminisme de la volonté humaine.